CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Maman Julie

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Fou de joie, Paul Desson ouvrit la porte de la mansarde.

— Julie, ça y est ! j’ai gagné !… Ma série, la finale, tout ce que j’ai voulu ! Chaltier battu d’une roue ! Henrion de trois longueurs !… Hein, qu’en dis-tu ? trois cents balles…

Il s’abattit dans les bras de sa femme, et ils pleurèrent tous deux, longtemps.

Trois ans auparavant, Paul, commis de magasin dans une petite ville de province, tout jeune, frais, naïf, s’était épris de Julie, caissière à l’Estaminet Royal. Quoique vieille déjà — plus de quarante ans — et flétrie, elle sut se l’attacher à force de douceur et de tendresse. Après dix-huit mois de liaison il l’épousait.

Paul Desson était un passionné de la bicyclette. Quelques succès remportés aux courses de l’endroit le grisèrent. Un jour, ayant pour toute fortune une machine gagnée dans un championnat régional, il résolut de tenter la gloire sur les vélodromes parisiens. Le ménage vint s’établir à Levallois-Perret.

Et voici-qu’après d’obscurs débuts, après une existence de privations et de misère où Julie avait dû se mettre au travail pour permettre à Paul un entraînement régulier et du repos, voici que tout à coup Paul se révélait.

— C’est fini, la débine, s’écria-t-il ; on va lâcher la mansarde et s’offrir un palais du côté d’Auteuil. Et puis toi, tu sais, plus de travail, tu t’esquintes à la fin.

Elle sourit.

— Je m’ennuierai à ne rien faire.

— J’ai un emploi : tu surveilleras mon entraînement. Pourquoi pas ? Personne ne connaît comme toi mes forces, mon tempérament, personne ne me soignera. mieux… Et à toi je t’obéirai… tandis qu’aux autres…

Deux jours plus tard, et tous les jours qui suivirent, les fidèles du Parc-aux-Princes auraient pu remarquer, un peu à l’écart, appuyée contre la balustrade qui entoure la piste, une femme à cheveux grisonnants, habillée de façon plus que simple, et qui cherchait à passer inaperçue. Il eût fallu une certaine attention pour noter les petits signes qu’elle échangeait avec Desson. Elle arrivait toujours seule, s’en allait, et ne paraissait jamais au quartier des coureurs.

Ainsi l’avait-elle voulu.

— Tu comprends bien, mon Paul, que ma place n’est pas là… tous ces jeunes gens m’intimident… je suis gênée…

Et c’est ainsi, discrètement et de loin, qu’elle assista et contribua aux progrès de son mari. Sévère, méthodique, minutieuse, devinant par instinct de femme tout ce qu’il pouvait supporter d’efforts, les plaisirs, les distractions, la dose de liberté qu’il lui fallait, elle l’amena peu à peu au plus haut point de sa forme. La veillr du match bruyamment annoncé qui devait le mettre aux prises avec Harden, ses partisans étaient presque aussi nombreux que ceux du célèbre Américain.

Quant à lui, il n’avait pas confiance. Et Combien de fois, au cours de la semaine qui précéda ce match, elle dut le remonter et lui imposer la certitude de la victoire ! On la vit alors, à diverses reprises, en compagnie de son mari, et l’on sut que la dame d’un certain âge qui se tenait si exactement à son poste d’observation était là pour Desson et qu’elle dirigeait son entraînement.

Et la course eut lieu devant une foule énorme. L’Américain gagna de peu la première manche, Paul la seconde, et facilement.

La belle fut, si l’on peut ainsi parler, écoutée dans le plus grand silence. À deux cents mètres du but Paul démarra. l’Américain le rejoignit, le dépassa, mais Paul, en un effort suprême, bondit, sembla laisser son rival sur place et le battit d’une longueur et demie.

Une ovation formidable accueillit son triomphe. Il dut faire deux fois le tour de à piste. En traversant le pesage il fut acclamé par une bande de fanatiques et porté jusqu’à sa cabine.

Julie s’y trouvait déjà. Surprise, elle voulut se lever, mais elle ne le put et retomba sur sa chaise en sanglotant. Paul la serra contre lui. On les regardait avec émotion. Quelqu’un dit à voix basse :

— C’est Mme Desson.

Mme Desson ?

— Oui, sa mère.

Un reporter se détacha des groupes et, s’adressant à Julie :

— Vous devez être contente, Madame ; voici votre fils au premier rang.

Elle leva la tête, ne comprenant pas. Il insista :

— Au tout premier rang. Et pour une mère…

Cette fois Paul entendit, 11 allait protester. Julie lui serra la main brusquement et répondit :

— En effet, Monsieur, je suis très contente.

Le soir, lorsqu’ils furent seuls, Paul lui demanda la raison de sa conduite. Elle balbutia :

— Oui, n’est-ce pas, c’est drôle… J’ai eu honte… Moi, ta femme, avec mes cheveux gris ! On m’aurait trouvée ridicule… Me vois-tu répliquer d’un air pincé : « Je ne suis pas la mère, je suis la femme de Paul Desson. »

Le lendemain le journaliste rapporta dans son article la scène touchante qui s’était passée entre la mère et le fils. Paul voulut écrire. Julie n’eut pas de mal à l’en dissuader.

Et c’est ainsi que la chose s’accrédita.

Personne aujourd’hui, dans le monde des coureurs, n’admettrait le moindre doute sur la nature des liens qui réunissent Paul et Julie.

D’ailleurs comment en serait-il autrement ? Est-ce qu’une femme laisserait à son mari l’indépendance que Julie laisse à Paul ? Est-ce que celui-ci, célèbre maintenant, ne répond pas souvent — trop souvent, hélas ! pour le cœur douloureux de son amie — aux billets doux qu’elle reçoit ?

« Maman Julie », comme il l’appelle. Et ce nom lui est resté. Moins timide depuis qu’elle peut s’effacer derrière le rôle de mère, elle ne craint plus de se montrer avec Paul aux séances d’entraînement. Elle connaît tous ses camarades. Elle leur parle. Pour eux aussi, c’est « Maman Julie », et beaucoup envient Desson d’avoir cette « maman » si prévenante, si attentive, si courageuse et si réconfortante.

Quelquefois Paul a des remords. Elle le prend dans ses bras.

— Tais-toi, mon Paul, tout est mieux ainsi. Tu es jeune, on te recherche, on t’adule… Vrai, cela te ferait du tort d’être le mari d’une vieille femme comme moi. Mais oui, crois-moi… tu comprends que tes succès n’auront qu’un temps… Un jour tu feras comme les autres… On t’offrira une place à la tête de quelque maison de cycles ou d’automobiles. Eh bien, je serais un embarras dans ta vie… Peut-être aurais-tu honte de moi… tu me renierais… tandis que tu ne renieras jamais « maman Julie »… Et puis, je t’assure, je suis plus heureuse…

Maurice LEBLANC.