bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1904-05-09ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1212-215
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE BON CITOYEN
Lorsque M. Redoré, après avoir cédé
avantageusement son fonds de commerce,
cannes et parapluies, se fut installé
à Gourel, la vie de ce petit village
changea du tout au tout.
M. Redoré avait, lui aussi, des idées
sportives. Il aimait le sport passionnément,
en homme qui n’en à jamais fait,
mais qui brûle d’en faire, non pas pour
lui-même — il était trop tard — mais par
l’intermédiaire d’instruments plus souples
et plus jeunes.
Au fond il y a deux manières d’aimer le
sport : le pratiquer ou en développer la
pratique chez les autres. M. Redoré
adopta celle-ci. Il sert l’initiateur Sportif
de la jeunesse de Gourel.
Tout de suite il s’aboucha avec l’instituteur,
homme de progrès et d’action, qui
comprit merveilleusement tout le parti
qu’on pouvait tirer de ce généreux initiateur.
Il fut entendu que M. Redoré
donnerait chez lui des conférences
auxquelles l’instituteur presserait ses
élèves d’assister. Au besoin même il les
y conduirait.
Ces conférences furent très suivies, du
moins dès le jour où il fut alloué la
somme de cinq centimes à tout enfant
qui s’y rendait. M. Redoré traitait là des
plus hautes questions : amélioration de
la race, relèvement de la patrie, ennoblissement
de l’individu et de l’humanité.
Pour passer de la théorie à la pratique,
l’ancien commerçant était plus embarrassé.
En fait il ne connaissait comme
sports que la marche et la bicyclette. Il
n’y avait pas une seule bicyclette à Gourel.
Il se rabattit sur la marche.
Il organisa des promenades dominicales
à entraînement progressif. Il les
suivait lui-même en petite voiture. La
progression consistait à aller de plus en
plus vite. Tous les quarts d’heure, une
minute de pas gymnastique. « Une, deux,
une, deux ! » scandait M. Redoré d’une
voix impérieuse.
Il suait, soufflait, s’épongeait le front,
et, à l’étape, tout en offrant aux enfants
des brioches et des sirops à l’eau de seltz,
leur disait :
— Hein, on s’est démené aujourd’hui.
J’en ai un point de côté !
Son ambition ne se borna pas là. L’adolescence
aussi est un terrain favorable
aux éclosions sportives. Il voulut faire de
la propagande dans une usine dont les
bâtiments étaient proches. Le directeur,
homme de réaction et de routine, lui défendit
l’entrée des établissements. Alors,
chaque jour, il s’installa devant la grand’porte,
à l’heure de la sortie, et il racola
les plus jeunes d’entre les ouvriers. Il les
prenait sous le bras, et les commères du
village saisissaient des bouts de phrases
ou des mots qu’il prononçait plus haut,
avec des gestes de conviction.
— L’exercice prolonge la vie… Quoi de
plus beau que l’animal humain quand il
est sain, agile et puissant ?… Faire rendre à
ses muscles le maximum de leur
énergie avec un minimum d’effort… thorax…
biceps… pas gymnastique…
On se moquait de lui. Il subit des affronts.
Que lui importait ? Il se sentait la
foi et l’entêtement d’un apôtre. Chargé
par le destin de la régénération physique
de Gourel, il irait jusqu’au bout de sa
tâche, malgré les obstacles, malgré les
humiliations.
Il réunit quelques adeptes. Avec quelle
tendresse il les choyait ! Avec quelle générosité,
pour se les attacher plus complètement,
il arrosait les conférences de bouteilles de bon vin, et égayait les promenades
d’entraînement de longues stations
au cabaret ! Il est vrai que le sport
ne perdait jamais ses droits. Au cabaret,
par exemple, les « poulains » de M. Redoré
— il les appelait ainsi — devaient alternativement
tenir leurs verres à bras
tendu le plus longtemps possible, quatre,
cinq, six minutes…
Raffinement fort ingénieux, il faut
l’avouer, et qui stimulait les fécondes rivalités,
le vainqueur ayant droit sur-le-champ
à une nouvelle rasade.
Et vraiment, de la sorte, le village de
Gourel finit par prendre des apparences
sportives qui tranchaient sur la torpeur
retardataire des villages avoisinants. On
y voyait des troupes de gamins manœuvrer
au pas gymnastique, des adolescents
franchir à toute vitesse la distance qui séparait
leur logis de l’usine.
Pour affirmer le plein succès de ses efforts
et montrer chaque année à quoi l’on
peut prétendre avec l’esprit de méthode
et la patience, M. Redoré décida la création
d’une fête annuelle. La première aurait
lieu le 15 septembre. On eut deux
mois pour se préparer, ce qui n’était pas
trop, vu importance des prix et l’éclat
que l’on voulait donner à cette fête.
Ce fut un instant solennel que celui où
M. Redoré passa sous la banderole de
calicot blanc qui portait en lettres noires :
« Honneur à M. Redoré, l’initiateur sportif
de Gourel ». Au premier rang sur
l’estrade le maire, les adjoints, le curé,
puis le conseil municipal, le conseil de
fabrique, enfin toutes les notabilités que
l’annonce d’un buffet copieux avait attirées.
À l’entour, la foule.
Et cela se passa merveilleusement.
D’abord une courte conférence sportive par
M. Redoré, sur les jeux Olympiques, sur
la tentative méritoire qu’il faisait pour les
restaurer à Gourel, et sur les dimensions
du stade choisi pour la circonstance. Ensuite
ouverture des jeux.
Ils commencèrent par une course à
cloche-pied (pied droit à l’aller, pied gauche
au retour), meilleur moyen de fortifier
les jambes en les utilisant alternativement
(système Redoré).
Course à reculons, meilleur moyen de
développer le sens de la direction, chose
si importante, et de fortifier la hardiesse
du coureur (système Redoré).
Course avec obstacles, saut en hauteur
et en largeur, luttes athlétiques ; le programme
se déroula dans l’ordre le plus
parfait. Il n’y eut point d’accrocs, ou du
moins que peu d’accrocs. Ainsi, au numéro
du « grimpement accéléré aux arbres »,
le jeune Vêtu tomba d’un sapin
et se cassa une jambe.
Au numéro de la « lutte olympique »,
les deux athlètes Duramé et Fessard,
éblouis par le lot de cannes et parapluies
qui constituait l’enjeu de leur match, témoignèrent
d’une ardeur si cupide, d’une
rage si déloyale, que Duramé eut une
épaule démise et Fessard un œil crevé.
M. Redoré expliqua que c’étaient là de
ces petites misères inhérentes à toute manifestation
sportive sérieuse. On grogna
bien un peu, on lui lança bien quelques
cailloux, dont l’un lui fracassa le nez.
Mais il ne sentit rien. Il était radieux. Un
orgueil légitime le gonflait. Somme toute,
cette journée avait-été le couronnement
de son labeur, une véritable apothéose.
Il n’estima point qu’il l’avait payée
trop cher quand, après quelques mois de
procès terminés par une transaction définitive,
il dut verser 2 000 francs au jeune
Vêtu pour ses jambes, 1 000 à Duramé pour
son épaule, 3 000 à Fessard pour son œil,
et cinq mille à la veuve Lebouteux, dont
le fils, au numéro du « passage de la rivière
après quatre cents mètres d’emballage »,
attrapa une fluxion de poitrine
dont il mourut.
Il n’y eut évidemment pas de seconde
fête annuelle, et plus jamais M. Redoré
ne s’occupa de l’amélioration sportive de
Gourel. Mais enfin il y avait consacré une
année de sa vie et un bon morceau de sa
fortune. Une telle conduite méritait d’être
citée en exemple.