bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1182-185
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
L’AGRESSEUR
La nuit était douce et sereine, sans
lune, mais toute claire d’étoiles, et la
route blanche apparaissait distinctement
entre la double ligne des peupliers et
dans la masse sombre des grandes plaines
désertes.
Je roulais sans aucun effort, poussé
par cette force mystérieuse qui semble,
à certains moments de pleine santé et
d’allégresse, inépuisable comme une
source, invincible comme un élément.
Sensation adorable que la nuit et le silence
exaltent jusqu’à la volupté !
Pour arriver au gros bourg d’Évrecy
il me restait à faire quatre-vingts kilomètres.
J’étais en forme, reposé par le train
régulier que je menais depuis mon départ.
Je comptais donc toucher au but
vers cinq heures du matin, une heure
après le lever du soleil.
Et j’allais ainsi dans la paix des choses,
bercé de rêves vagues, pénétré des
émotions que donne à ceux qui l’aiment
la bonne nature amicale. Tout à coup
trois ombres surgirent d’entre les arbres.
Une d’elles bondit sur la route en criant :
« — Halte ! »
Je fis un écart brusque pour éviter les
bras tendus de l’homme, et passai sans
encombre, mais je l’entendis qui hurlait :
— Vite, vite, vous le rattraperez.
Je me retournai et vis que ses deux
compagnons me poursuivaient à bicyclette.
Je leur criai :
— Imbéciles ! Je n’ai pas cent francs
sur moi.
— Va toujours, prononça l’un d’eux,
et pile ferme… sans quoi tu écopes.
Au même moment un juron lui
échappa, et il alla rouler sur l’herbe.
J’éclatai de rire, mais l’autre m’avait rejoint.
Je me courbai sur mon guidon et
partis dans un élan. Au bout d’une minute,
ayant tourné la tête, j’aperçus
l’homme derrière moi, collé à ma roue.
Je ne suis pas peureux. J’en vaux un
autre, comme force et comme souplesse,
et je fus sur le point de descendre de
machine et d’accepter le combat. Mais la
crainte d’un arrêt brutal ou d’un saut,
dangereux à la vitesse à laquelle nous
marchions, m’en empêcha. D’ailleurs,
j’avais un revolver dans la sacoche qui
pendait à ma selle.
J’en avertis mon agresseur.
— Si ça l’amuse de me faire la chasse,
à ton aise, mais si tu t’avises de monter à
ma hauteur, je te brûle la cervelle. Tu es
prévenu, mon garçon.
Il ne répondit point, mais la menace,
quoique vaine, puisque je n’avais pas
l’arme en main, fut salutaire, car il ne
tenta point de me dépasser.
Dès lors son but était visible : il espérait
me réduire par la fatigue. Et le calcul
était juste, puisque, lui, pendant ce
temps, se contentait de me suivre. J’activai
l’allure pour connaître la mesure
de sa résistance, au besoin pour le lâcher.
J’échouai. Il resta dans le sillage de ma
roue.
« Nous verrons bien », pensai-je, un
peu énervé, inquiet malgré tout de sentir
cet homme dans mon dos.
Et j’adoptai un train régulier, sévère,
un train qu’il m’était facile, étant donné
l’état de mon entraînement, de garder
pendant deux heures, c’est-à-dire jusqu’à
mon arrivée à Évrecy. D’ici là, mon
bonhomme finirait bien par se lasser.
Et je roulai consciencieusement,
mathématiquement, déployant comme des
bielles d’acier les muscles solides de mes
jambes. La machine fonctionnait à merveille.
En vérité, cela ne manquait pas de
charme, et il se passa une heure dont
l’agrément se compliquait de l’étrangeté
de la situation.
Mais soudain quelque chose m’étreignit
le cœur : je me souvenais… La veille
au soir, à l’instant où j’allais placer mon
revolver dans la sacoche, j’en avais été
empêché par je ne sais plus quel incident,
de sorte que le départ s’était effectué
et que j’avais oublié l’arme précieuse.
Pourquoi cette constatation agit-elle de
façon si immédiate et si profonde sur
mon système nerveux, sur mon énergie
physique ? Après tout, que j’eusse ou
non ce revolver, cela n’avait aucune importance,
puisque je n’avais pas l’occasion
de m’en servir, Oui, mais il se pouvait
que j’en eusse l’occasion, il se pouvait
que l’individu essayât enfin de m’attaquer,
il se pouvait que mes forces me
trahissent…
Et de fait, rien qu’à l’idée qu’il ne le
fallait point, je les sentis peu à peu décroître,
s’user, s’évanouir. Vainement je
me raidis ; mes jambes fléchissaient,
ma poitrine haletait, mes yeux devenaient
troubles et mes bras amollis se
cramponnaient au guidon.
La seconde heure fut lamentable. J’allais
cependant, mû par une volonté inflexible.
Mais la peur me gagnait. Oui,
une peur irraisonnée, sournoise, méchante,
qui achevait de m’épuiser. J’avais
beau me dire que l’homme devait être
aussi las que moi, puisqu’il ne se livrait
aucune agression, je tremblais malgré
tout. Il me semblait à chaque coup de
pédale que j’étais sur le point de tomber.
Et alors quelle proie facile je serais pour
lui ! C’était cela qu’il attendait. Il guettait
la défaillance suprême. Comme il devait
se réjouir !
Et voilà que des exclamations frappèrent
mon oreille, tout un bruit de foule,
un véritable tumulte. Je levai la tête. Et
dans la blancheur de l’aube, à cent pas
devant moi, j’aperçus un groupe de maisons,
et des gens qui gesticulaient. Je reconnus
Évrecy. J’étais sauvé. Mais pourquoi
cette foule, cette animation ?
On me barra le passage, on me pressa de questions que je ne compris pas, tellement
le sang bourdonnait à mes
oreilles. Cependant une grande affiche
balafrait le pignon d’une auberge. Et je
lus : « Course Bordeaux-Besançon. Contrôle
d’Évrecy ».
Au même moment quelqu’un me prit
la main et me dit, non sans ironie :
— Merci, camarade. Ça n’allait pas
aussi bien à la fin. N’importe, vous
m’avez donné un rude coup d’épaule. Un
peu crevé, peut-être ? »
On vint le chercher. Il signa sur un
registre, but un verre de lait et repartit,
à la suite d’entraîneurs, des vrais, cette
fois.
Moi, j’en eus pour une semaine de
courbature et de bourdonnements.
Et je n’ai jamais su le nom du coureur
que j’avais assisté avec tant d’obligeance
et de bonne grâce…