CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Le Jaguar et Frisson-de-Lune

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— Moi aussi j’ai été enlevée, s’écria la comtesse de Frécigny.

Tous les regards se portèrent vers la châtelaine, la paisible et vertueuse comtesse, si jolie encore avec ses cheveux gris et son doux visage sans rides.

— Oui, enlevée de ce château, et, vous le dirai-je, par quelqu’un qui n’est pas loin d’ici, peut-être même dans ce salon. Mais qu’il ne craigne rien. Je ne le nommerai point.

La plaisanterie amusa ; il n’y avait là, en dehors du très vieil oncle de la comtesse, du curé et de la dame de compagnie, que des jeunes femmes et des jeunes gens.

Et la châtelaine commença :

— J’avais dix ans et demi, mes deux frères treize et douze. Vous les connaissez, ces deux aventuriers magnifiques, ces pourfendeurs de sauvages, ces découvreurs de continents, Jean l’Africain et Robert l’Asiatique, comme nous les appelons en souvenir de leurs explorations. Déjà les enfants qu’ils étaient annonçaient les hommes qu’ils sont. Les jeux et les exercices qu’ils préféraient faisaient prévoir leurs exploits futurs.

D’études grecques ou latines, de leçons à apprendre, ils n’avaient souci. Ils n’eurent jamais d’autres livres que ceux de Fenimore Cooper, Gabriel Ferry et Gustave Aymard. Jean c’était Œil-de-Faucon, Robert Cœur-Loyal.

Et moi je fus Frisson-de-Lune.

Cette année-là nos cousins de Croixdalle vinrent passer les vacances avec nous. La petite troupe des Mohicans se compléta donc des trois frères Balle-Franche, Bois-Rosé, Bas-de-Cuir, et de ma cousine Brise-du-Soir. N’oublions pas le fils du valet de chambre, dit le Rat-Musqué, qui portait nos munitions de guerre et surveillait l’ennemi du haut du donjon.

L’ennemi, c’était la bande d’Apaches que nous avions formée avec les gamins du village. Il y avait là le Ruisseau-Fuyant, Sabot-d’Antilope, Fil-de-Serpette, et combien d’autres héros ! Comme femmes, Églantine-des-Bois et Douce-Lumière.

Le grand chef des Apaches avait nom le Jaguar. Celui-là, vraiment, ma cousine Brise-du-Soir et moi, nous en avions peur, et les hommes le redoutaient. Dans les assauts que l’ennemi livrait aux Mohicans fortifiés sur la butte qui est au bout du parc, il arrivait que les Mohicans avaient le dessous, non qu’ils cédassent au nombre, mais tellement le Jaguar avait de fougue, d’audace, de ruse, d’invention, de coup d’œil.

Petit pâtre des environs, à figure plutôt placide, il n’était pas plus fort que mes compagnons, mais il les dominait par une énergie en quelque sorte fanatique. Entre ses mains le sabre de bois peint et la hache en carton recouvert de papier d’argent prenaient des flamboiements d’acier, En outre, le Jaguar avait de la rancune, des haines violentes, et un besoin farouche de se venger quand on l’avait offensé.

Or, nulle offense ne pouvait lui être plus sensible que celle qui fut faite à sa petite amie Douce-Lumière. Un matin, Douce-Lumière fut ravie par les Mohicans, attachée solidement sur le dos d’une énorme truie et lâchée à travers le village.

Le Jaguar jura que les représailles seraient terribles. « Œil pour œil, dent pour dent ! s’écria-t-il. Que les Mohicans gardent bien leurs femmes ! »

La menace épouvanta Brise-du-Soir et Frisson-de-Lune, c’est-à-dire ma cousine et moi.

Le sort de nos chevelures surtout nous inquiétait. Il n’y avait point de doute que, faites prisonnières, nous serions inexorablement scalpées, et que notre cuir chevelu s’ajouterait aux dépouilles de brebis dont le Jaguar se drapait fièrement.

Nos hommes affectèrent l’insouciance, Mais nous vîmes bien qu’ils multipliaient les précautions. Défense à l’une de nous de sortir sans escorte. À la moindre alerte, coup de sifflet. Une bague, dont le chaton renfermait un peu d’eau en guise de poison, nous fut donnée pour le cas où notre honneur serait en jeu.

Mais que pouvait-on contre le Jaguar ?

Une après-midi que j’avais eu l’imprudence de m’aventurer le long de l’étang, trois démons surgirent d’un taillis, masqués, effrayants, me saisirent, me bâillonnèrent et m’entraînèrent malgré ma résistance.

Frisson-de-Lune était captive.

Demain nous irons, si vous voulez bien, jusqu’aux rochers d’Aprestou, et je vous ferai voir, sur la pente d’un ravin, la petite grotte où je dus subir les lois de la guerre. Il y avait pour tout mobilier une botte de paille et une grosse pierre. Comme nourriture, des fruits, du pain et du lait.

Je ne sais vraiment comment ces détails ont pu me frapper au milieu de l’épouvante folle qui bouleversait mon cerveau de petite fille, Je ne pensais même plus à crier, et toute idée de fuite m’était étrangère. Pourtant deux de mes agresseurs avaient disparu, et le Jaguar seul montait la garde à l’entrée de la grotte. Mais comme il me terrifiait, celui-là !

Certaine d’être scalpée, j’avais fait le sacrifice de ma chevelure. Quant au reste — je n’aurais su dire de quoi se composait ce reste — j’étais résolue à le défendre. D’ailleurs, n’avais-je pas le poison de ma bague ?

La vérité m’oblige à dire que le Jaguar se conduisit, pour un Apache, en vrai gentilhomme. Pas une fois il ne franchit le seuil de la grotte. Si bien qu’à la longue je finis par me rassurer. Et même, épuisée de fatigue, je m’endormis en rêvant que mes amis les Mohicans ne pouvaient tarder à me délivrer et que Balle-Franche, Œil-de-Faucon et les autres, armés jusqu’aux dents, devaient être déjà sur la piste de Frisson-de-Lune.

Et, de fait, au petit matin, je fus réveillée en sursaut par des éclats de voix. Je me précipitai vers l’entrée. Le Jaguar était là, un fusil, un vrai fusil à la main. En face, à quelque distance, je reconnus mon père qui s’avançait à la tête des Mohicans.

— Un pas de plus, hurla le Jaguar, et je tire !

Il épaula. Les assaillants s’arrêtèrent, mais soudain, de leur groupe, quelqu’un se détacha, une petite forme frêle qui vint en courant vers la grotte, C’était Douce-Lumière. Et je l’entendis qui disait à son ami le Jaguar :

— Allons, laisse-la partir, on ne rira plus de moi maintenant au village. Tu m’a vengée. C’est moi qui les ai conduits ici.

Il sembla hésiter, puis murmura :

— Tu as raison, d’autant plus que mon fusil n’est pas chargé.

Alors Douce-Lumière prit le Jaguar par la main. Ils s’en allèrent tranquillement. Et c’est ainsi que Frisson-de-Lune, après une nuit de captivité, fut rendue à la liberté.

La comtesse se tut.

Quelqu’un demanda ;

— Et les Apaches, que sont-ils devenus ?

— Ma foi, répondit-elle, la vie les a un peu dispersés. Cependant vous pouvez admirer à son comptoir Sabot-d’Antilope, aujourd’hui épicier,

Fil-de-Serpette n’est autre que mon jardinier.

— Et Douce-Lumière ?

— Douce-Lumière vient au château deux fois par semaine. C’est la marchande de fromages.

— Et le Jaguar, le terrible Jaguar, votre ravisseur ?

— Ah ! pour le Jaguar, j’ai promis le silence, et à moins qu’il ne m’y autorise…

— Allez donc, madame la comtesse, dit le curé, tout cela est si loin !

On le regarda avec stupéfaction. L’abbé Trousseau a certes la figure la plus bonasse que l’on puisse voir. Il est gras, petit, débonnaire et timide. Était-il possible ?…

— Eh mon Dieu, oui, s’écria la comtesse, mon ravisseur, le chef des Apaches, le terrible Jaguar, c’est monsieur le curé.

Nous n’en revenions pas. L’abbé Trousseau transformé en Peau-Rouge !

Le Jaguar huma une prise de tabac et soupira :

— Madame la comtesse a dit vrai. J’ai été le pire des garnements. Et si la Providence ne m’avait pas accordé la grâce d’y voir un peu clair dans ma conscience vers l’âge de dix-huit ans, je ne sais trop ce que je serais à l’heure actuelle.

— Un véritable Apache, peut-être, hasarda Frisson-de-Lune.

Maurice LEBLANC.