bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/193-96
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LES DISGRACIÉS
Entre Lucien Darsy et Hervé Jalibert la
rivalité s’affirmait chaque jour plus nette
et plus ardente : ils aimaient tous deux
Geneviève Agérolle, gracieuse créature
dont la beauté fière et l’âme très douce
les avaient conquis dès la première rencontre.
Et Geneviève était fort embarrassée.
Elle le leur avait dit naïvement :
— Comment voulez-vous que je me décide ?
Si encore vous aviez entre vous
quelque point semblable, je pourrais
comparer. Mais vous différez en tout.
Vous, Lucien, vous ne vivez que par
le cerveau, vous Hervé, presque toutes
vos heures, sont consacrées à l’exercice,
au culte de la force. Qu’est-ce que
j’aime le mieux, moi, de la vie intérieure
et des occupations de l’esprit, ou
bien de la vie active et violente ? Je ne
sais pas. Et tant d’autres choses vous
divisent, physiquement et moralement !
Et elle ajoutait en riant :
— Ah ! vous devriez bien ne faire
qu’un à vous deux ! Je n’hésiterais pas
une heure à vous épouser.
Lucien et Hervé ne pouvant pas ne
faire qu’un commençaient à se détester
cordialement, et les relations devenaient
assez difficiles.
En réalité, il devait bien y avoir au
fond du cœur de Geneviève une préférence
secrète. L’indécision absolue n’est
pas possible. On penche toujours, si peu
que ce soit, d’un côté où de l’autre. Elle-même
s’en rendait compte sans pouvoir
déterminer de quel côté elle penchait.
Et Lucien et Hervé n’en doutaient
pas non plus, bien qu’ils fussent incapables
de discerner davantage ce qui se
passait en Geneviève.
Lucien qu’un amour profond disposait
à l’humilité ne pouvait s’imaginer
qu’il l’emportait sur son rival. Il regardait
dans les miroirs son teint trop pâle
et ses yeux fatigués par les veilles, et
songeait à sa taille exiguë, à ses poumons
insuffisants et à l’usure précoce de
son corps.
Hervé, plus vaniteux et plus sûr de lui,
avait cependant l’intuition de son infériorité
intellectuelle. Il ne pouvait suivre
Geneviève et Lucien dans les conversations
qu’ils tenaient parfois, il lui semblait
que celle qu’il aimait vivait en un
monde de pensées où il lui était interdit,
à lui, de pénétrer, et cela le décourageait.
Et puis, tous deux aussi, par moments,
se reprenaient à l’espoir, l’un oubliant
de sa noblesse morale, l’autre débordant
de vigueur et d’énergie.
— Choisissez vous-mêmes, disait Geneviève,
moi, j y renonce.
— Comment, choisir ? Mais c’est
demander à l’un de nous de se sacrifier.
— De se sacrifier à mon bonheur, oui,
et c’est bien cela que je demande. Vous
m’aimez tous les deux, et j’en aime un
davantage, ou je suis destinée à l’aimer ;
faites la lumière en mon cœur. Que votre
amour vous indique vers qui va mon
amour et auprès de qui je trouverai le
plus de bonheur.
Ils approuvaient sans conviction, et
nulle envie héroïque ne les soulevait.
Il semblait à chacun d’eux que le sacrifice
qu’on lui demandait profiterait beaucoup
plus au bonheur de son rival qu’au
bonheur de Geneviève. Et cela ils ne l’admettaient
point.
Tout un été se passa de la sorte, au,
bord de la mer. En septembre on se
sépara.
Aucune résolution n’avait été prise et
rien ne faisait prévoir qu’il en pût être
autrement.
⁂
Le mois suivant, Lucien fut appelé pour
une période de vingt-huit jours, deux
années de suite il avait obtenu un sursis
Par raison de santé. En serait-il de même
cette fois-ci ?
À la caserne où il se présenta un
dimanche soir, on lui enjoignit de revenir le
lendemain. Le lendemain dès son
arrivée, il fut expédié à la visite.
Les hommes étaient entassés dans
l’escalier et dans le couloir, attendant
leur tour. Une heure s’écoula. Le sous-officier
de service fit alors entrer Lucien
et une vingtaine de ses camarades
dans une grande salle où il reçurent
l’ordre de se déshabiller. Puis, par groupes
de trois, ils passaient à côté, devant le
major qui les examinait un à un.
Or, Lucien se trouva le dernier de sa
série, et au moment où le major allait
s’occuper de lui, trois hommes furent
introduits, nus également. Et l’un de
ces hommes était Hervé Jalabert.
Il tressaillit et baissa la tête, sans répondre
au petit signe d’intelligence que
lui adressait Herve. Il eût voulu disparaitre,
ou du moins se couvrir de quelque
vêtement. Tous deux nus, l’un en
face de l’autre, cela le gênait horriblement.
Cependant le médecin, avant de l’examiner,
lisait les mots du dossier qui
le concernait. Et malgré lui Lucien leva
les yeux et regarda celui qu’il détestait.
Grand, puissant, le buste un peu fléchi
sur une de ses jambes, les bras croisés
Sur sa large poitrine, Hervé était vraiment
beau à voir. Il donnait cette impression
que l’on éprouve devant tout
ce qui est harmonieux et noble, l’impression
de la perfection. Cela se dégageait
de lui comme d’une statue antique.
Et Lucien qui avait un âme d’artiste ne
put s’empêcher de l’admirer.
Alors, par une association d’idées dont
il souffrit cruellement et à laquelle il eût voulut se soustraire, il évoqua l’image
de Geneviève, de Geneviève, grande
et puissante, elle aussi, harmonieuse et
parfaite, de Geneviève, créature de luxe
et de beauté. Et au fond de lui, une voix
murmura :
— Ils sont faits l’un pour l’autre,
l’union de ces deux êtres est juste et
naturelle.
On l’interrogeait maintenant, et Lucien
dut énumérer ses tares, la déchéance
de son corps, son souffle trop
court, ses organes épuisés. Il parlait bas,
mais l’autre, l’autre entendait, il en avait
la certitude, et c’était son supplice.
On l’ausculta, on palpa ses membres
fluets, sa poitrine étroite, son dos voûté,
et tout cela longuement, sous les yeux de
l’autre. Quelle honte ! Il avait envie de
pleurer comme un enfant.
Puis le major lui dit :
— Il faut vous présenter au conseil de
réforme, mon ami. Rhabillez-vous.
Le soir, Lucien, libéré, rentrait chez
lui, fiévreux et grelottant. Il s’enferma
durant deux jours, ne voulant voir personne.
Il lui semblait que rien ne réussirait
jamais à effacer l’humiliation affreuse
qu’il avait subie.
Il se trompait. Quelque chose au contraire
pouvait le relever à ses propres
yeux, c’était d’écouter la voix intérieure
qui l’avait tellement bouleversé, et de lui
obéir.
Il le comprit peu à peu. Il comprit
que la force et que la bonté sont les deux
grandes lois du monde. L’amour les doit
respecter. Geneviève et Hervé, types
d’humanité supérieure, formeraient un
de ces couples où se perfectionne la noblesse
de la race. Nul n’avait le droit de
s’interposer entre eux.
Quant aux disgraciés et aux souffreteux,
leur devoir est de s’incliner devant
les privilégiés, de disparaître et de
s’isoler.
Lucien écrivit à Geneviève qu’il renonçait
à sa main.