bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/136-39
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Sur la Piste
Il n’est personne qui ne se rappelle
l’effroyable accident qui fit tant de bruit
cette année, vers le milieu de la saison
sportive. Une épreuve de cinquante kilomètres
se disputait entre trois des premiers
champions du demi-fond. Au dernier
tour l’un d’eux tomba, entraînant
dans sa chute ses concurrents et leurs
entraîneurs. Il y eut deux hommes de
tués, un troisième se cassa les deux jambes,
un quatrième est devenu fou.
On en parla beaucoup, les causes de
la catastrophe, dont tous les spectateurs
du reste avaient pu se rendre compte,
furent minutieusement expliquées.
C’est hier seulement qu’un hasard
étrange m’a fait voir ce drame — le mot
n’est pas trop fort — sous un jour tout
nouveau et si imprévu que je doute
encore de la vérité.
Dans un de ces restaurants de la Porte-Maillot
que fréquentent les coureurs, je
me trouvais assis près d’une table où
quelques-uns d’entre eux finissaient de
dîner. C’est une aubaine que je recherche
volontiers, rien n’étant plus amusant et
plus pittoresque que ce petit monde où
l’on potine comme dans toutes les coteries,
où l’on se vante, où l’on se jalouse,
où l’on se hait, où l’on est plein de fiel et
d’envie, mais de jeunesse aussi, d’entrain,
d’insouciance et, souvent, de véritable
bonté.
de connaissais de vue tous mes voisins :
l’illustre Craquelin, Jacques Lambert,
Bonjour, Domince, Marie Houstay
etc. Ils étaient fort gais et fort bruyants,
riant, pérorant et buvant en toute joie.
Seul se tenait à l’écart, taciturne et distrait,
quoique buvant sec, le fameux Bartissol,
celui-là précisément dont la chute
provoqua l’accident que je viens de rappeler,
Bartissol que la mort de son ami
Redeuil a laissé sans concurrent dans le
demi-fond.
— Eh bien vrai, lui dit un de ses camarades,
tu n’es pas drôle. Quel air de
croque-mort ! Et voilà plus de six mois
que ça dure.
— Oui, fit un autre, depuis la grande
pelle du vélodrome.
Je remarquai le regard irrité de Bartissol.
Un troisième continua :
— Ce pauvre diable de Redeuil ! Je
comprends, vous étiez deux copains, unis
comme les deux doigts de la main, mais
enfin, il faut se faire une raison !
— Voulez-vous que je vous dise le fin
fond de ma pensée ? reprit le premier. Eh
bien, s’il se fait des idées noires, ce n’est
pas tant pour cela, ça vient d’autre
chose.
— D’autre chose ?
— Oui, une histoire de femme. Eh ! tu
dresses l’oreille ? Bah ! tout le monde sait
bien qu’elle ne veut pas de toi.
— Qui ? demanda-t-on.
— Adrienne Aubrée, parbleu, la fille
d’Aubrée, le directeur du grand garage ;
c’était aussi la cousine de Redeuil.
Bartissol frappa violemment la table
d’un coup de poing.
— Assez ! cria-t-il.
On se tut, sans que personne cependant
parût prêter grande importance à
sa colère. La conversation changea.
Au bout de dix minutes, il se versa
deux pleins verres de rhum et les avala
coup sur coup. Il recommença dix minutes
après, emplissant aussi à chaque
fois le verre de son voisin, Alfred
Hédouin, qui lui tenait tête.
Quelqu’un lui dit :
— Heureusement que tu n’es plus à
l’entraînement.
Les autres s’étaient levés, car l’heure
s’avançait. Ils partirent. Hédouin et Bartissol
restèrent. Celui-ci proposa :
— Encore un verre ?
— Encore un.
Une demi-heure se passa. De temps à
autre ils échangeaient des phrases quelconques
d’une voix pâteuse. Leurs yeux
avaient cette expression vague des gens
dont l’ivresse est intérieure. Puis Hédouin
dit :
— C’est vrai, ton histoire avec la fille
d’Aubrée ?
— Oui, elle ne veut pas.
— Pourquoi ?
— Ah ! est-ce qu’on sait !
Un quart d’heure encore. Visiblement
Hédouin ne pensait plus à sa question.
Ce fut Bartissol qui reprit, comme s’il
cédait à la nécessité de parier de ce qui le
préoccupait :
— Redeuil l’aimait aussi.
— Ah ! fit l’autre, tout à fait désintéressé.
— Oui, nous voulions l’épouser tous
deux.
— Et elle voulait vous épouser tous
deux ? articula Hédouin stupidement.
— C’est cela… ou plutôt non… elle ne
savait pas… elle hésitait entre lui et moi.
Je te parle, du temps où Redeuil vivait
encore.
— Je suppose bien.
Bartissol remplit son verre, le vida et
continua dans un besoin de confidences
qu’encourageait la torpeur béate de son
auditeur.
— Ça ne nous empêchait pas d’être bons
amis… on avait toujours été comme deux
frères… donc c’était décidé : celui dont
elle ne voudrait pas lèverait le camp
sans protester. Au fond, j’étais sûr
qu’elle me choisirait… Redeuil aussi…
Mais elle ne savait pas, elle, et c’était
diablement ennuyeux, tu l’admettras…
— Si je l’admets !
— Alors, pour en finir, la veille de
notre grand match sur cinquante avec
Sampiéri, elle nous dit : « Ça sera demain
que je ferai mon choix… Oui, le
premier des deux qui passera la ligne
d’arrivée. Ça vous va-t-il ? » Si ça nous
allait !
J’étais sûr d’arriver.
— Redeuil aussi.
— Redeuil aussi. Et le lendemain on
s’alignait… Ah ! je te jure que j’avais
froid au cœur. Pense donc, Adrienne
était là, au premier rang… et tu sais
combien j’étais pincé !… pour la vie ! Le
coup de pistolet… je file comme une
flèche… me voilà le premier derrière
ma moto…
— Celle à Marie Houstay ?
— Juste. Alors tu vois d’ici si je les ai
lâchés… Eh bien non, je n’avais pas
fait un tour que la moto de Redeuil était
dans mon dos. J’étais fichu… Ainsi moi,
je sens ça dès le début… Au premier
tour je peux dire si je passerai le poteau
en tête ou si je resterai en route.
— Et ça t’a démoli ?
— Non, Adrienne était là. J’ai forcé
l’allure, Redeuil est revenu, j’ai forcé encore,
et puis encore, mais il revenait
toujours. Alors, j’ai ragé. Adrienne battait
des mains… pour lui évidemment.
Ah ! je lui ai mené un rude train… vingt
kilomètres, trente… les records tombaient…
quarante… quarante-cinq… il
était toujours dans mon dos, et je savais
bien qu’il n’avait qu’à vouloir pour me
dépasser… Alors, je me dis : « Eh bien,
si ce n’est pas moi, ça ne sera pas lui
non plus ! » Tout cela, vois-tu, c’est la
faute d’Adrienne… Si elle n’avait pas applaudi…
— Parbleu !
— J’ai eu l’idée en passant devant elle,
quand il n’y avait plus que trois tours.
Ah ! Il m’en a fallu du courage ! Pense
donc ! J’avais derrière moi la moto de
Redeuil, et puis Redeuil, et puis la moto
de Sarmpieri, et puis Sampieri. Et on
marchait à près de soixante-quinze !
J’en ai froid, vois-tu, c’est que c’est brutal,
ces machines-là… Non, j’avais trop
peur… Plus que deux tours… Le souffle,
les jambes me manquaient..… C’était
fini… La cloche… Il me sembla entendre
Redeuil qui criait de passer… Alors…
nom de Dieu ! comment ai-je pu ? un petit
coup au guidon à droite, et tu vois
d’ici… la culbute…
Il vida son verre. Hédouin n’avait pas
bronché. Il dit simplement avec un
accent vague d’admiration :
— Vrai, il t’en a fallu du courage.
— Un rude, affirma Bartissol, flatté.
Ils trinquèrent de nouveau. Puis Hédouin
demanda :
— Et Adrienne ?
— Eh bien quoi ? Redeuil s’était tué
sur le coup, moi je me cassais la clavicule,
personne ne passait le poteau…
alors elle n’était pas obligée de me
prendre.