bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/127-30
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Les Deux Monstres
Ce fut, certes, le match le plus étrange,
le plus macabre et le plus passionnant…
Au bas de la grand’route qui descend
de la ville de Saint-Jores à la rivière, il y
a une vieille église romane, Notre-Dame-sur-l’Eau,
célèbre dans le pays comme
lieu de pèlerinage. Criquioche, cul-de-jatte,
était mendiant attitré à la porte de
cette église.
Chaque matin, Criquioche arrivait
bruyamment dans un superbe sans-ressort
attelé en poste de deux magnifiques
lévriers russes mâtinés de roquet. Il conduisait
à double corde et d’une main,
l’autre tenant par prudence un frein automatique
composé d’un sabot à garniture
de clous. Tout cela était de bonne tenue
et sentait l’aisance, le bien-être du monsieur
dont le lendemain, tout au moins,
est assuré. De fait, la place était excellente,
tous les fidèles devant passer par
là. Il leur souriait et les saluait du buste,
les sous pleuvaient.
Or, il advint un beau jour qu’à trois
mètres de Criquioche, sur la marche inférieure
du parvis, un concurrent s’installa,
et qui plus est, un cul-de-jatte. Il
est vrai que l’intrus ne jouissait, pour
tout attelage, que d’une boîte à roues de
fer traînée par un misérable caniche.
Mais, outre que cela lui donnait un air
bien propre à inspirer la pitié, n’avait-il
pas choisi sa place de manière à ce que
l’on passât d’abord devant lui ! Criquioche
en fit la dure expérience : sa recette
du matin diminua des trois quarts,
Furieux, il apostropha le nouveau
venu. Vitcoq — c’était son nom — exhiba,
sans mot dire, une autorisation
signée de l’archevêché.
⁂
Le lendemain Criquioche, au lieu de
venir à sept heures, selon son habitude,
vint une heure plus tôt et prit la place de
Vitcoq. La recette fut bonne, mais, le
surlendemain, quand il arriva, Vitcoq
était là. La récolte fut dérisoire.
Dès lors, ce fut un duel de chaque
jour. Qui arriverait le premier ? Cinq
heures et demie, cinq heures, quatre
Heures et demie, quatre heures… il n’y
eut pas de limites. Et, il faut bien le
dire, dans cette lutte acharnée, c’était
Vitcoq, plus matinal et plus résolu, qui
remportait les avantages les plus fréquents.
Criquioche enrageait. Il n’y avait point
1à qu’une question de gros sous, et Dieu
sait cependant si les conditions matérielles
de sa vie avaient changé — on le
voyait assez à sa tenue moins soignée, à
ses chiens moins gras — il y avait aussi
une question d’amour-propre. Il lui semblait
qu’on l’avait délogé d’un poste en
quelque sorte officiel. Il n’était plus rien.
Vitcoq prenait sa place et le narguait.
Situation intolérable qui provoquait
des querelles incessantes et un duel d’injures
presque ininterrompu. Cela ne pouvait
durer. Les deux hommes en seraient
tombés malades. D’un commun accord,
ils prirent comme arbitre Malatiré, le
manchot qui exerçait en face, à la porte
du marchand de cierges.
Malatiré conseilla, un match (il prononçait
metch, comme les Anglais, disait-il).
— Oui, un metch. Vous habitez tous
deux au haut de Saint-Jores. Eh bien, une
supposition : demain matin, à cinq heures,
vous vous alignez sur la place, et le
premier museau de chien qui s’amène
ici décidera du gagnant. Moi, je serai
juge à l’arrivée, ça vous va-t-il ?
Criquioche accepta d’emblée. Il avait
dépassé bien souvent Vitcoq dont le lamentable
caniche s’arrêtait tous les cent
mètres, exténué, et se couchait à terre.
Pourtant Vitcoq accepta aussi, en riant.
Et le lendemain, à six heures, les deux
culs-de-jatte s’alignaient sur la place de
Saint-Jores.
⁂
Une, deux, trois !… Sur cent mètres,
Criquioche en prit vingt à Vitcoq. Cinq
minutes après, il gagnait le haut de la
côte et l’attaquait hardiment. Ce fut
vraiment beau de le voir descendre à
fond de train, sans aucun souci de prudence.
Dressé sur la pointe extrême de
son derrière, il avait l’air d’un Romain
sur son char de course.
Le premier tournant s’effectua à merveille,
le second aussi ; au troisième, il
aperçut les clochetons de l’église, distingua
le porche, Malatiré. De Vitcoq il
n’était plus question. Heureusement,
car ses chiens commençaient à faiblir…
Et, tout à coup, ayant tourné la tête, il le
vit à ses côtés !
Vitcoq près de lui ! Une seconde, il
voulut douter. Pourtant, c’était bien
Vitcoq, mais un Vitcoq incroyable,
courbé en deux, les mains armées de
pointes de fer, et les agitant à tours de
bras, et si vite qu’on aurait dit deux
mécaniques d’une agilité et d’une adresse
miraculeuses.
Un grand coup de fouet à ses lévriers
russes, et Criquioche, dépassé, le rejoignit.
Et ce fut le dernier effort, les foulées
suprêmes. Déjà on entendait la voix
de Malatiré qui excitait les concurrents.
Vitcoq passa, puis Criquioche, puis
Vitcoq. Tous deux hurlaient. Encore
cent mètres… Criquioche en tête… puis
Vitcoq… puis tous deux nez à nez…
Et soudain un effondrement, les roues
qui se sont accrochées, les voitures, les
chiens, les hommes pêle-mêle, des cris
de rage, des aboiements, deux êtres qui
se prennent à bras-le-corps, des bêtes
furieuses qui se mordent… Et puis, de
ce tourbillon de poussière, voici qu’il
sort deux choses étranges, informes, innomables, deux moitiés d’hommes qui
se mettent à rouler vers l’église. Et cela
se démène, se traîne, rampe, gesticule,
s’efforce, sautille, dégringole, tombe, se
relève et repart avec des airs de monstres
inachevés et qui ne savent pas se
mouvoir, d’oiseaux sans ailes, d’animaux
sans pattes, de poissons sortis de
l’eau, de larves…
— Criquioche !… Vitcoq !… vocifère
Malatiré, hors de lui. Criquioche dans
un fauteuil… non, Vitcoq sur un sofa…
Hourrah pour Vitcoq !… Bravo, Criquioche…
Criquioche comme il veut…
Criquioche tout seul… je prends Criquioche !…
Et de fait Criquioche, dont la course
au début avait été moins pénible, semblait
sur le point de gagner. Il touchait
au but. Mais un chien lui sauta à la
gorge, le caniche de Vitcoq, l’arrêta un
instant. Vitcoq passa, gagna.
Il y eut contestation. Les deux choses
humaines furent près de s’empoigner à
nouveau. Mais Malatiré s’interposa. Il
exultait :
— Un metch splendide, comme il n’y
en a jamais eu !… Ah ! mes enfants, à
la bonne heure ! Quels gaillards vous
faites ! En voilà des lapins ! de vrais pur-sang…
ce que vous détallez !… Un vainqueur ?
un vaincu ? Allons donc ! Dead-heat,
oui, je vous proclame dead-heat.
C’est mon droit, je suis juge. Vous entendez,
chacun son tour aura la bonne place,
un jour l’un, un jour l’autre… Ah !
mes fistons, quel beau metch !…