Contes du lit-clos/La Nuit des âmes

Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 71-80).

La nuit des âmes


LA NUIT DES ÂMES




Soyez graves ce soir, nous dit grand’maman Lise.
          Plus recueillis qu’aux soirs passés,
Car c’est demain matin que l’on prie à l’Église
          Pour le salut des Trépassés.

Voici l’une des nuits où les Âmes en peine
          Lèvent les dalles des couvents,
Désertent les charniers pour, visibles à peine,
          Revenir parmi les vivants,

Où les pauvres Défunts, en longues théories,
          Entrechoquant leurs bras osseux,
Vont passer l’échalier des vieilles métairies
          Pour revoir leurs anciens « chez eux ».

Comme au temps, qui n’est plus, des joyeuses années,
          Chacun d’eux faisait, chaque soir,
Dans le coin préféré des vastes cheminées
          Ils vont s’en revenir s’asseoir.


Laissez dans le foyer la cendre chaude encore,
          Qu’ils se puissent chauffer un peu,
Car ils sont nus, livrés au ver qui les dévore,
          Au fond des sépulcres sans feu !

Ils pourront réchauffer leurs grands yeux sans paupières,
          Leurs pauvres mains, leurs pauvres pieds :
Pour qu’ils n’y touchent pas, retirez les crêpières,
          Retirez les brûlants trépieds.

Enfin, laissez dehors de la crème caillée,
          Des crêpes chaudes, du pain bis,
Pour que les pauvres morts, au cours de leur veillée,
          Goûtent aux choses de jadis…

Puis, avant de dormir, enfants, hommes et femmes,
          En chœur, nous allons, coup sur coup,
Chanter à demi-voix la « Complainte des Âmes »
          Et la « Ballade de l’Ankou » :








LA COMPLAINTE DES ÂMES





Vierge Marie, ô bonne Mère,
Ô bonne Mère de Jésus !
C’est ici la Complainte amère
Que chantent ceux qui ne sont plus !

Nous venons en ce soir d’Automne,
Frapper aux portes des Amis :
C’est Jésus-Christ qui nous ordonne
De réveiller les endormis !

C’est Jésus qui rouvre la tombe
Où, Lui-même, un jour est venu !
Holà ! bien vite, que l’on tombe
À genoux-nus sur le sol nu !

Dans vos lits-clos, couverts de laine,
Vous dormez, vous, les bienheureux ;
Les pauvres Âmes sont en peine,
Qui rôdent par les chemins creux !

Cinq morceaux de bois, vite, vite
Cloués sur quelques linceuls blancs :
Voilà, quand il faut qu’on les quitte,
Ce que nous laissent les vivants !

Vous, qui dormez dans la nuit noire,
Ah ! songez-vous de temps en temps
Qu’au feu flambant du Purgatoire
Sont, peut-être, tous vos parents ?

Ils sont là vos pères, vos mères,
Feu par-dessus, feu par-dessous,
Espérant, en vain, les prières
Qu’ils ont droit d’espérer de vous !

Songez-vous qu’ils disent peut-être
A tous les Chrétiens d’ici-bas :
« Priez pour nous sans nous connaître,
« Puisque nos gâs ne le font pas !


« Dans le Purgatoire on nous laisse,
« Priez pour ceux qui ne prient pas !
« Priez pour nous ! priez sans cesse
« Puisque nos gâs sont des ingrats !…

Allons ! la Nuit n’est pas finie !
Priez tous au pays d’Armor,
Hormis les gens à l’agonie
Ou déjà surpris par la Mort !




L’ANKOU[1]




— Allez dire de proche en proche
Au cœur-de-sable, au cœur-de-roche,
Au « trop brave » comme au « tremblant »
Que l’
Ankou terrible s’approche
Avec son grand char noir et blanc !…

En me voyant chacun demande :
« Quel est ce vieux qui, par la lande,
S’en vient avec sa grande faulx ?
Il n’a pas une once de viande,
Non, pas une once sur les os ! »

C’est moi, l’Ankou ! … L’Ankou qui brise
Un os de mort dont il aiguise
Sa vieille faulx sur son genou…
Moi ! qui puis te faire, à ma guise,
Le sang plus froid que le caillou !

Lorsque à le frapper je m’apprête
L’homme riche s’écrie : « Arrête !
Laisse-moi vivre un jour encor
Et je remplirai ta charrette
De mes grands coffres tout pleins d’or !… »

Un jour !!! pas même une seconde !
Car si j’acceptais, à la ronde,
Ne fût-ce qu’un demi-denier,
Nul ne serait riche en ce monde :
J’aurais tout l’Or du monde entier !

Qu’à sa tête on allume un cierge,
Qu’avec l’eau bénite on l’asperge
Et que l’on jette un drap dessus :
Je n’ai pas fait grâce à la Vierge,
Je n’ai pas fait grâce à Jésus !

Au temps du Déluge et de l’Arche,
On a vu plus d’un Patriarche
Vivre huit et neuf fois cent ans…
Pourtant à chacun j’ai dit : Marche !
Tous m’ont suivi… depuis longtemps !


Tous ! malgré prière ou blasphème :
Abel premier, Caïn deuxième,
Tous ceux de l’Ancien Testament !
Ceux du Nouveau : Sainte Anne même,
Monsieur Saint Jean pareillement ;

Car je n’épargne pas un Homme :
Pas plus le Saint Père, dans Rome,
Que ses grands Cardinaux mîtrés :
Je prendrai les Évêques comme
Les Cloarecs et les Curés !

J’ai pris les Rois avec les Reines,
Les grands Seigneurs dans leurs Domaines,
Les Sabotiers au fond des bois,
Les Soldats et les Capitaines,
Les Artisans et les Bourgeois…

Ami, tu vas grossir leur nombre !…
Dans le Soir de plus en plus sombre
Entends-tu grincer un essieu ?
C’est Moi qui m’avance avec l’Ombre,
N’attendant que l’ordre de Dieu !

Ce que tu prends, dans ta démence,
Pour un Rayon de Sa clémence
C’est la grande Faulx de l’
Ankou
Qui peut, d’une envolée immense,
Faucher tous les Hommes…
d’un coup !!!




Il existe, pour l’Ankou, une musique de scène de Ch. de Sivry. — G. Ondet, éditeur

  1. L’Ankou est, en Bretagne la personnification masculine de la Mort ; c’est l’ouvrier de la mort, le dernier défunt de l’année qui, dans chaque paroisse, revient sur terre chercher les trépassés.
    (A. Le Braz. — Légende de la mort).