Contes du lit-clos/À la mémoire de mon père

Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 9-11).


À LA MÉMOIRE DE MON PÈRE,

JE DÉDIE CE LIVRE[1]



Voici donc qu’il vient de paraître
Ce livre que tu désirais :
Sous ma plume il venait de naître
À l’heure même ou tu mourais !
 
J’en ai corrigé chaque épreuve
Ici, dans notre humble logis,
Près de ta fille et de ta veuve,
Pauvres femmes aux yeux rougis !

Hé ! las ! ma Doué ! quel prophète
A dit, avec tant de raison :
« Sitôt que la maison est faite
La mort entre dans la maison ? »

Vingt ans et plus, au joug des Villes
Courbant docilement ton front,
Tu connus les labeurs serviles,
Toi, l’ancien maître-forgeron !


Tu finissais ta rude tâche,
Tu riais aux Demains vainqueurs :
L’Ankou s’en vint, jaloux et lâche,
Broyer ton corps… broyer nos cœurs !…

J’ai pu, du moins, voir ton martyre ;
Tes maux, j’ai pu les apaiser…
Tu reçus mon premier sourire :
J’ai reçu ton dernier baiser.

Par un pieux et cher mensonge
T’écartant l’éponge de fiel,
J’ai pu, de doux songe en doux songe,
T’amener de la terre au ciel…

Ta raison s’était envolée
Loin de Paris — là-bas — « chez nous » :
Tu demandas une bolée
« De cidre breton, pas trop doux… »

Après quoi, sans râle et sans fièvres,
Vers ton Dieu qui te rappelait
Tu t’en fus, le sourire aux lèvres,
En égrenant ton chapelet…

. . . . . . . . . . . . . . .


Tu n’eus pas le bonheur sur terre,
Mais tu l’as — plus parfait — là-haut :
Dors en paix, digne et solitaire,
Dors ! nous te rejoindrons bientôt !

Ô père ! à la Vierge bénie
Demande en grâce pour les tiens
Qu’ils meurent, leur tâche finie,
En vrais Bretons, en vrais Chrétiens.


D’ici-là, comme de coutume,
Sois le conseil de mes travaux
Et reçois l’hommage posthume
De tous ces poèmes nouveaux ;

Ce sont des fleurettes bretonnes
Que je sème sur ton cercueil ;
Ce sont des Contes monotones,
Des Chants discrets et sans orgueil :

Que ton âme vienne les lire
Au long des soirs silencieux
Et puis s’en aille les redire
Aux Bretons qui sont dans les Cieux !


(Port-Blanc, Décembre 1899)

  1. Et j’ai supprimé toutes autres dédicaces : mes amis me comprendront et m’approuveront, j’en suis certain. (N. de l’A.).