Contes du jongleur/Aucassin et Nicolette

(traduction)
Édition d'Art H. Piazza (p. 93-172).


Aucassin
et Nicolette

c’est l’histoire
d’aucassin et de nicolette
qui tantôt se chante et tantôt
se conte


I


Si vous voulez ouïr un adroit poème,
chef-d’œuvre d’un conteur de jadis,
c’est l’histoire de deux beaux jeunes gens,

Nicolette et Aucassin,

des grandes peines qu’il souffrit,
et des hauts faits qu’il accomplit
pour son amie au clair visage.
Doux est le chant et beau le conte,
plein d’élégance et de raison.


Nul homme n’est si ahuri,
mélancolique, endolori,
vaincu des pires maladies,
qu’à l’entendre il ne soit guéri,
et que la joie ne revienne en son cœur,
tant il a de douceur.



II


En ce temps-la, Bougar, comte de Valence, faisait au comte de Beaucaire, qui avait nom Garin, une guerre épouvantable. Le soleil ne pouvait se lever sans le retrouver tournant autour des portes, des murs et des barrières de Beaucaire, avec cent chevaliers et dix mille sergents tant à pied qu’à cheval. Il brûlait, il ravageait, il massacrait. Le comte Garin était vieux et frêle, il avait fait son temps. Il n’avait pour tout héritier qu’un garçon du nom d’Aucassin. C’était un tout jeune homme, beau, élégant, fort bien fait de corps et de membres ; les cheveux blonds, à petites boucles serrées, les yeux brillants et rieurs, le visage ouvert et régulier, le nez assez long mais parfaitement droit. Nul vice ne gâtait les vertus dont il était orné. Mais Amour, le maître du monde, s’était saisi de lui, et avait si bien énervé son courage qu’il ne voulait ni être fait chevalier, ni porter les armes, ni aller aux tournois : bref rien de ce qui appartient aux fils de comtes.

« Beau fils, lui disaient souvent son père et sa mère, il faut prendre tes armes, monter à cheval, aider à tes hommes. S’ils te voient parmi eux, ils en seront plus ardents a défendre leur avoir et leur terre, qui est aussi la nôtre.

— Mon père, mon père, à quoi bon en parler encore ? Je vous l’ai déjà dit : que Dieu ne me fasse jamais une grâce, si je monte à cheval et si je vais à la bataille donner et recevoir des coups, tant que vous ne m’aurez octroyé Nicolette, ma douce amie tant aimée.

— Enfant, laisse là ta Nicolette : une captive, que le vicomte de la ville a ramenée d’on ne sait quel pays ! Il l’avait achetée aux Sarrasins ; il l’a fait baptiser, élever ; c’est sa filleule, et il la donnera, un de ces jours, à quelque petit bachelier qui s’évertuera pour lui gagner son pain. Tu n’as que faire de cela. Si tu penses déjà a prendre femme, nous te donnerons une fille de roi, ou de comte pour le moins. Il n’est si grand seigneur en France qui ne t’accueille pour son gendre quand tu voudras.

— Oui-da, mon père ? Mais est-il donc sur terre grandeur qui messiérait à Nicolette, ma très belle amie ? Non, quand elle serait impératrice de Constantinople ou d’Allemagne, reine de France ou d’Angleterre, ce serait encore trop peu pour elle, pour sa noblesse, pour sa finesse, pour sa fierté, et pour la multitude de ses vertus ! »



III


Aucassin était de Beaucaire,
beau château, plaisant séjour.
De Nicolette au corps joli

personne ne peut le détacher :
le père le tracasse,
la mère le menace.
« Hé bien, fol, que prétends-tu ?
Cette Nicole est gentillette,
oui, mais cela a été chassé d’on ne sait
quelle Carthage,
achetée a des mécréants !
Puisque tu penses au mariage,
prends du moins femme de haut parage. »
— « Ma mère, je n’y saurais manquer.
Nicolette est de grande race :
son beau corps, son visage,
toute sa beauté me le persuade.
Il est trop juste que je l’aime
pour tant de charmes. »



IV


Quand le comte Garin eut compris qu’il ne pourrait tirer son fils de l’amour de Nicolette, il fit appeler le vicomte de la ville, qui était son vassal.

« Sire vicomte, il faut me faire disparaître la nommée Nicolette, votre filleule : et maudit soit le pays d’où on nous a amené cela ici ! Elle me perd mon fils, qui à cause d’elle ne veut plus être chevalier, ni rien faire de ce qu’il doit. Sachez que si je la trouve encore, je la ferai brûler vive, et vous-même aurez tout à craindre.

— Seigneur, répond le vicomte, je suis en vérité fort marri que messire Aucassin la voie et lui parle. Je l’avais achetée de mes deniers, élevée, baptisée, et je comptais la donner à quelque bachelier qui lui eût gagné honnêtement son pain. Ce n’était pas affaire à monsieur votre fils. Mais puisqu’il vous plaît ainsi, Seigneur, je retirerai cette enfant en tel pays que jamais plus messire Aucassin ne la verra de ses yeux.

— Faites donc, et encore une fois prenez garde ! »

Le vicomte se retire. Il était riche et habitait un palais entouré de jardins. Il fit mettre Nicolette en une chambre du haut, avec une vieille femme pour toute compagnie. On leur passait du pain, du vin et des viandes, tout ce qu’il fallait, mais la porte fut scellée, et il n’y avait endroit par où elles eussent pu entrer ou sortir, hormis une assez petite fenêtre qui donnait sur les jardins et sur quelque peu de ciel.



V


Dans une chambre aux belles voûtes,

toute peinte et décorée,
Nicole est en prison.
À la fenêtre de marbre
elle va s’accouder ;
avec ses cheveux blonds,
ses sourcils d’un juste trait
son teint clair et son fin visage,
vous ne vites jamais rien de si joli.
Elle a regardé dans le parc,
et voyant la rose épanouie,
et les oiseaux dont les chants se répondent,
elle sent son malheur et s’écrie :
« Hélas ! pauvre captive,
pourquoi m’a-t-on mise en prison ?
Aucassin, mon galant seigneur,
je suis pourtant votre amie,
et vous ne me haïssez point.
C’est pour vous que je suis en prison
en cette chambre voûtée
où je traîne une vie misérable.
Mais par Dieu le fils de Marie,
je n’y resterai pas longtemps
si je m’en puis tirer. »



VI


Cependant, par toute la ville et le comté, le bruit allait courant que Nicolette était perdue. Les uns disaient qu’elle avait quitté le pays, d’autres que le comte l’avait fait mettre à mort. Aucassin courut chez le vicomte.

« Sire vicomte, qu’avez-vous fait de Nicolette, ma très douce amie, la chose du monde qui m’était le plus chère ? Vous me l’avez prise ! Sachez que si j’en meurs, il vous en sera demandé compte ; et ce sera justice, car c’est vous qui m’aurez tué de votre main, en me volant la chose du monde qui m’était le plus chère.

— Mon cher seigneur, répond le vicomte, vous devriez laisser cela. Nicolette est une simple captive, née je ne sais où, et que j’ai achetée de mes deniers aux Sarrasins. Je l’ai fait élever, baptiser, elle est ma filleule, et je comptais la donner un de ces jours à quelque petit bachelier qui lui eût gagné honnêtement son pain. Ce n’est pas là votre affaire : il vous faut une fille de roi, ou de comte pour le moins. Et puis, quand vous l’auriez prise a votre plaisir et mise en votre lit, seriez-vous donc tant avancé ? Vous en seriez damné, mon cher seigneur, tout simplement, et jamais n’entreriez en paradis.

— En paradis ? Qu’ai-je a faire du paradis, pourvu que j’aie Nicolette, ma très douce amie ? Le paradis, c’est pour les vieux prêtres, pour les estropiés, bancroches et manchots qui jour et nuit rampent autour des autels, dans les cryptes moisies ; c’est pour les vieilles capes râpées, les guenilles crasseuses, pour les va-nu-pieds, sans bas ni chausses, pour les meurt-de-faim et les claque-dents ! Voilà ce qui va dans votre paradis : qu’ai-je a faire avec ces gueux ? C’est l’enfer qu’il me faut ! Là vont les clercs élégants, les beaux chevaliers morts dans les tournois et les grandes guerres magnifiques ; là vont les francs hommes et les sergents sans peur. Avec ceux-là je veux aller ! Et là-bas vont les jolies filles, les belles dames fines qui ont deux ou trois amants, outre leurs maris ; là-bas va l’or et l’argent, et le vair et l’hermine, et les harpeurs et les jongleurs, toutes les grâces et toutes les royautés du monde ! Là-bas je veux aller, pourvu que j’aie avec moi Nicolette, ma très douce amie.

— Mon cher seigneur, ce beau discours est inutile : vous ne la verrez plus. Vous ne savez donc pas que si vous lui disiez seulement un mot, et que votre père le sût, il nous ferait brûler vifs, elle et moi, et que vous-mêmes auriez tout a craindre ?

— Ah ! soupira Aucassin, quel ennui ! »



VI


Aucassin s’en est allé
tout dolent, désespéré,
pour son amie au clair visage ;
nul ne peut lui donner conseil ni réconfort.
Au palais il est retourné,
il a gravi les degrés
en une chambre s’est jeté ;
et là il commence à pleurer

et lamenter le deuil de son amie :
« Nicolette, si belle quand ta taille se
dresse,
et soit que ton pas vienne ou s’éloigne,
ou que tu ries ou que tu parles,
belle joyeuse, belle joueuse,
et soit que tu me baises ou que je t’enlace
si belle,
pour toi j’ai cette douleur,
et suis au point que je m’en vais
mourir d’amour. »



VII


Tandis qu’Aucassin dans sa chambre pleurait sur son amour, le Bougar ne perdait pas son temps. Il avait rassemblé ses hommes de pied et de cheval, et il donnait l’assaut. Cri d’alarme, appels, fracas. Chevaliers et sergents s’arment, se jettent aux portes et aux murs du château. Et bourgeois de courir au chemin de ronde des remparts, d’où l’on peut lancer aux assaillants les grosses flèches d’arbalète et les pieux aiguisés. Au fort de l’attaque, le vieux Garin entra chez Aucassin.

« Eh bien ! mon fils, te voilà fort mal en point ! Tu vois qu’on donne l’assaut à ton château, le plus fort et le plus riche de nos biens ; tu sais que si tu le perds c’est le dénuement, la misère pour toi. Allons, debout ! Prends tes armes, ton cheval, va défendre ta terre, va aider nos hommes. Quand même tu n’échangerais pas un coup, s’ils te voient avec eux, ils s’en battront mieux, pour sauver leurs biens et les nôtres. Va donc, tu es assez grand et fort, et c’est ton devoir.

— Mon père, a quoi bon en reparler encore ? Je vous l’ai dit : que Dieu me refuse toute grâce si je monte à cheval et si je vais me mettre dans la bataille a donner et recevoir des coups, tant que vous ne m’accorderez pas Nicolette, ma douce amie tant aimée.

— Elle ? Impossible. J’aime mieux perdre jusqu’au dernier arpent et jusqu’au dernier sou que de te la voir pour femme. »

Il s’en allait là-dessus.

« Père, appela Aucassin, revenez : je veux vous proposer un pacte.

— Quel pacte ?

— Je m’armerai et j’irai au combat à cette condition : si je reviens sain et sauf, vous me laisserez voir Nicolette, ma douce amie, juste le temps de deux mots et d’un seul baiser.

— Cela, je le veux bien. »

Voilà Aucassin ravi d’aise : il ne pense déjà qu’au baiser du retour, et cent mille marcs d’or pur ne payeraient pas sa joie.



IX


Il a demandé ses plus belles armes,
vêt le haubert double et lace le heaume,
prend l’épieu, prend l’écu, l’épée & pommeau
d’or ;
il est monté sur un beau destrier,
il a assuré ses deux étriers.
« Suis-je pas ainsi un beau chevalier ?
Que ne me voit-elle ? »
Au penser de l’amie, il pique de l’éperon,


et le bon cheval bondit et l’emporte
tout droit a la bataille.



X


Dieu ! que c’était beau cet écu pendant au col, ce heaume sur la tête, et ce baudrier tombant sur la hanche gauche ! Le gaillard était grand, fort, joli, équipé à miracle ; son cheval avait le galop puissant : il le lance fièrement par le milieu de la porte. Mais n’imaginez pas qu’il pensât à aller enlever des troupeaux, bœufs, vaches ou chèvres, ni à donner et recevoir des coups ! Rien moins ! Il avait tout oublié et ne pensait qu’à sa chère Nicolette. Il ne se souvint même plus qu’il avait des rênes dans les mains : cependant son cheval, qui avait senti l’éperon, l’emportait parmi la presse et se trouva soudain au beau milieu des ennemis.

Des bras s’allongent de tous les côtés, on vous l’empoigne, on lui arrache lance, écu, et incontinent on vous l’emmène prisonnier. II ne s’était encore aperçu de rien, que déjà les soudards autour de lui discutaient de quel genre de mort ils se divertiraient à le faire périr.

Leurs propos réveillèrent Aucassin.

« Hé ! Dieu ! se dit-il, ne sont-ce pas là mes ennemis qui m’emmènent ? Ils vont pour le moins me couper la tête. Et quand j’aurai la tête coupée, je ne pourrai plus rien dire à Nicolette, mon doux amour ! Mais j’ai encore une bonne épée, un bon cheval tout frais : je veux qu’Elle ne m’aime jamais si je ne me défends ici pour l’amour d’Elle. »

Le gaillard était grand et fort, son cheval était vif. Il tire l’épée et se met à frapper de droite et de gauche, à trancher les heaumes, les nasals, les poings, les bras. Autour de lui il fait un cercle de carnage, comme le sanglier que dans la forêt les chiens assaillent. Une dizaine de chevaliers gisaient plus ou moins morts, sept autres étaient blessés : il en profita pour se tirer hors de la mêlée et retourner au galop vers les murs.

Or le Bougar de Valence, ayant appris qu’on menait pendre son ennemi, arrivait pour voir. Aucassin, en le croisant, le reconnut et lui donna de l’épée sur le heaume si rudement qu’il lui enfonça la tête dedans. L’autre, étourdi, tombe ; Aucassin se penche, l’attrape par le nasal et le traîne jusqu’aux portes, jusqu’au palais.

« Mon père, voici l’ennemi qui vous a tant harcelé : il y avait vingt ans que durait cette guerre sans que personne pût l’achever !

— Voilà, mon beau fils, voilà des prouesses, et qui vous conviennent mieux que vos folies !

— Mon père, s’il vous plaît, gardez vos sermons, et tenez notre pacte.

— Hé ? Quel pacte, mon fils ?

— Quoi ? mon père, l’avez-vous déjà oublié ? Pour moi, par Dieu ! je n’en ai garde, tant il me tient au cœur. Or ça, quand j’ai pris les armes et suis parti en guerre, ne m’avez-vous pas promis que si j’en revenais vous me laisseriez voir Nicolette, juste le temps de deux mots et d’un baiser ? Vous avez promis, il faut tenir.

— Moi ? Dieu m’abandonne si jamais je te tiens pareille promesse ! Si elle était ici, ta Nicolette, je te la brûlerais toute vive, et toi-même n’aurais qu’à prendre garde à toi !

— Est-ce votre dernier mot ?

— Par Dieu ! oui.

— Certes, ce m’est une grande tristesse de voir mentir un homme de votre âge. Comte de Valence, ajoute Aucassin, êtes-vous mon prisonnier ?

— Oui, mon seigneur !

— Donnez-moi votre main.

— Volontiers, mon seigneur. »

Et il met sa main dans celle d’Aucassin.

« Jurez-moi que tant que vous vivrez, vous ne manquerez pas une occasion de faire honte ou dommage à mon père, en sa personne ou dans ses biens.

— Par grâce, seigneur, ne vous jouez pas de moi ! Mettez-moi plutôt à rançon : demandez de l’or, de l’argent, chevaux, palefrois, fourrures de vair et de gris, chiens et oiseaux, il n’y a rien que je ne sois prêt à vous livrer.

— Comment ? Êtes-vous mon prisonnier, oui ou non ?

— Eh oui ! certes, mon seigneur.

— Alors jurez-moi ce que j’ai dit, ou je vous fais voler la tête !

— Ah bien ! mon seigneur, je vous jure tout ce qu’il vous plaira. »

Il jure ; Aucassin aussitôt l’emmène, le met sur un cheval, en prend un autre, et escorte le Bougar jusqu'à ce qu’il l’ait mis en sûreté. Puis il le laisse, tout ébahi, et rentre.

Mais à peine avait-il repassé les portes que les hommes de son père se saisissaient de lui et le descendaient en un cellier souterrain. Là Aucassin eut loisir de se lamenter.



XI


Aucassin dans son cachot
jamais ne fut si dolent.
Écoutez comme il se lamente.
« Nicolette, Fleur de lis,
amoureux et clair visage,
raisin savoureux, coupe de breuvage
aux lèvres qui ont soif
Il fut un jour un pèlerin,
un pèlerin de Limousin,

qui gisait malade en son lit
du grand mal de la folie,
malade jusqu’à en mourir.
Tu passas devant son lit,
relevant ta traîne
et ta pelisse d’hermine,
relevant ta tunique de lin…
Le pauvre pèlerin
vit ta jambe et fut guéri ;
se leva et s’en alla,
s’en alla dans son pays,
et jamais plus ne souffrit.
Amoureuse, Fleur de lis,
si belle que ton pas vienne ou s’éloigne,
belle joueuse, belle joyeuse,
douce parole, doux plaisir,
ô parfum, ô baisers,
qui pourrait ne vous pas chérir ?
Pour vous je suis en prison
en ce cachot souterrain
où je me démène en vain.
Il m’y faudra pour vous, amie,
mourir d’amour. »



XII


Aucassin était donc emprisonné en une cave et Nicolette sous les combles. C’était en la saison d’été, au mois de mai où les jours sont longs, clairs et chauds, les nuits calmes et sereines. Or, une nuit, Nicolette, étendue sur son lit, vit le clair de lune entrer par la fenêtre ; elle entendit le rossignol chanter d’amour au jardin, et il lui ressouvint d’Aucassin, son ami tant aimé. Elle pensa aussi au comte Garin, qui la haïssait à mort, et se dit qu’il ne faisait pas bon rester là, car si jamais on la jugeait, le vieux la ferait périr de male mort. S’étant aperçue que sa vieille gardienne dormait, elle se leva, passa une belle tunique de drap de soie qu’elle avait, prit des draps de lit, des toiles, noua les uns aux autres, attacha un bout de cette corde au meneau de la fenêtre et se laissa glisser tout du long jusqu’au jardin.

Il y avait dans le jardin grande rosée sur l’herbe, et Nicolette allait retroussant des deux mains sa vêture. Jamais elle ne fut plus gracieuse. Ses cheveux d’or brillaient sous la lune, ses yeux changeants riaient ; et riaient aussi ses lèvres plus vermeilles que cerise, entr’ouvertes sur de petites dents blanches et menues. Et sous la tunique de soie se soulevaient ses petits seins ronds et fermes comme deux noix gauges. Légère, et si fine qu’on eût pu enclore sa taille dans les deux mains, elle allait parmi les fleurs du jardin, et les blanches marguerites se reployaient, moins blanches, sur ses pieds nus. Parvenue à la petite porte du jardin, elle l’ouvrit et se trouva dans la rue.

La lune étant fort claire, elle marchait du côté de l’ombre ; le hasard la mena juste au pied de la tour où était Aucassin. C’était une vieille tour flanquée de piliers, fendue et crevassée en maint endroit. Comme elle passait là, Nicolette entendit par une fente une voix qui pleurait. Elle se blottit contre un pilier, se serra dans son manteau et passa la tête dans la fente, pour écouter Aucassin.



XIII


Nicolette s’appuie au pilier ;
elle écoute la voix qui la pleure,

Aucassin lamentant son amour.
— « Aucassin, gracieux et vaillant,
plein d’honneur, de fierté, d’élégance,
à quoi bon tant de pleurs ?
Vous ne jouirez pas de ma beauté :
votre père me hait, et tous les vôtres.
Pour vous je m’en irai en lointain pays,
je passerai la mer. »
Elle coupe de ses cheveux,
les lui tend par la fente ouverte.
Aucassin les baise, les presse,
les cache en son sein,
et puis se reprend a pleurer.



XIV


Quand il entendit que Nicolette s’en voulait aller en étrange pays, Aucassin fut tout a son chagrin.

« Non, ma douce amie, dit-il, vous ne partirez pas, ce serait me tuer. Car le premier qui vous rencontrerait vous enlèverait, vous mettrait dans son lit, ferait de vous sa maîtresse. Et moi, quand vous auriez couché avec un autre que moi, ne croyez pas que j’attendrais même d’avoir trouvé un couteau pour m’en percer le cœur. Non, je n’attendrais pas : la première muraille, la première pierre grise que je verrais, je me jetterais dessus pour m’éclater le crâne, faire jaillir ma cervelle et mes yeux ! Cette mort horrible, je l’aimerais mieux que de vous savoir dans le lit d’un autre.

— Ah ! dit-elle, je ne crois pas que vous m’aimiez autant que vous le dites, mais je vous aime davantage.

— Non, ma très douce, ce n’est pas possible. La femme ne peut pas aimer autant que l’homme. Car l’amour de la femme est dans ses yeux, dans le petit bout du sein, dans les doigts menus de son pied et… Mais l’amour de l’homme est planté au fond de son cœur et n’en peut sortir. »

Tandis que les amants discouraient, par une rue voisine approchaient les archers du guet. Sous leurs capes ils tenaient des épées nues, car le comte Garin leur avait ordonné, s’ils trouvaient Nicolette, de la tuer sur place. Or le guetteur, qui était au sommet de la tour, les vit venir et entendit qu’ils parlaient entre eux de Nicolette et de mort.

« Oh ! se dit-il, quel dommage s’ils allaient massacrer une si jolie fille ! Messire Aucassin, notre jeune maître, en mourrait aussi. Certes, ce serait une belle charité si je pouvais l’avertir de se cacher d’eux ! »

Ce guetteur était bon homme, hardi, courtois et de beau savoir. Il se mit donc à chanter une plaisante chanson.



XV
(Le guetteur chante.)


Jeune fille aux yeux ardents
Et riants,
Corps joli et cheveux d’or,
Je t’entends parler d’amour
Sous la tour
Ou l’amant attend la mort ;

Écoute et comprends ma voix :
Garde-toi
Des soudards brutaux qui viennent !


Car sous les capes l’épée
Est tirée,
Ils te tueront s’ils te prennent.



XVI


« Hé ! fait Nicolette, que l’âme de ton père et de ta mère soit en joie céleste, ô toi qui si bellement et finement m’avertis ! Avec l’aide de Dieu je me garderai bien d’eux. »

Elle se serre dans son manteau et se blottit dans l’ombre du pilier, — la ronde passe. Alors elle jeta vite son adieu à Aucassin et s’enfuit. Elle fut bientôt aux murailles du château.

À ces murailles il y avait des brèches qu’on réparait. Nicolette passa par là et se trouva entre le mur et le fossé. Mais quand elle regarda a ses pieds et qu’elle vit ce fossé si profond et si roide, elle eut fort grand’peur.

« Ô Dieu ! ô pauvrette ! fait-elle. Si je me laisse tomber là, je me romprai le col ; et si je reste ici, au jour je serai prise et brûlée ! Eh bien ! mieux vaut mourir a cette heure que d’être demain un spectacle pour la populace ! »

Elle se signe, et puis se laisse glisser dans le fossé. Quand elle fut au fond, ses jolis pieds, ses jolies mains, qui n’avaient pas appris de tels coups, étaient froissés, écorchés, et le sang en sortait en plus de douze endroits. Cependant elle ne sentait pas la souffrance, tant la peur la hâtait. Mais s’il était pénible de descendre dans ce fossé, il l’était plus encore d’en sortir. Par bonheur, elle découvrit un de ces pieux aiguisés que les défenseurs du château avaient lancés sur les assaillants ; elle s’en aida pour remonter la pente, pas à pas, à grand’peine.

Or à deux portées d’arbalète de là commençait la forêt, qui était longue d’au moins trente lieues, large d’autant, et pleine de bêtes féroces et de serpents. Elle avait peur, si elle y entrait, d’être mangée ; mais elle repensait que si on la trouvait là, on la ramènerait à la ville pour la brûler.



XVII


Au haut du fossé, Nicolette au clair visage
se désespère, et se confie a Dieu.
« Père, Roi de majesté, où aller ?

En ce bois touffu les loups me mangeront,
et les lions et les sangliers…
Mais si j’attends le jour clair,
je serait découverte,
et le grand feu brillera
qui brillera toute ma chair !
Ah ! Dieu ! plutôt me dévorent
les loups, lions et sangliers
que ce grand feu dans la ville ! »



XVIII


En se recommandant fort à Dieu, Nicolette s’en fut vers la forêt. Mais elle n’osa y pénétrer bien avant, à cause des bêtes féroces et des serpents. Elle se tapit dans un épais buisson ; là le sommeil la prit, et elle dormit jusqu’au lendemain.

Vers l’heure de prime, les petits bergers sortaient de la ville et poussaient leurs bêtes entre le bois et la rivière. Ils s’arrêtèrent auprès d’une belle fontaine qui sourdait à la lisière de la forêt ; ils étendirent à terre une cape et y posèrent leur pain. Tandis qu’ils mangeaient, leurs voix mêlées au chant des oiseaux éveillèrent Nicolette. Elle alla à eux.

« Beaux enfants, que Dieu vous garde !

— Et qu’il vous bénisse ! répondit l’un des bergerots, plus hardi que les autres.

— Beaux enfants, connaissez-vous pas Aucassin, le fils au comte de Beaucaire ?

— Si nous le connaissons ? Eh ! que oui !

— Eh bien, mes amis, dites-lui qu’il vienne chasser en cette forêt, qu’il s’y trouve une bête dont il ne donnerait pas un des membres pour cent marcs d’or, ni pour cinq cents, ni pour tout l’or du monde. »

Les petits bergers la regardent et la voient si belle qu’ils en sont tout ébaubis.

« Lui dire cela ? fait celui qui était plus hardi que les autres. Au diable qui le dira ! D’abord ce n’est pas vrai : il n’y a pas de bête dans cette forêt, cerf, sanglier ou lion, dont le quartier vaille plus de deux deniers, ou trois tout au plus. Et vous parlez de tas d’or ! Au diable celui qui vous croira ! Vous êtes quelque fée ; nous n’avons cure de votre compagnie ; passez votre chemin, madame la Fée.

— Beaux enfants, vous direz encore à Aucassin que la bête a en soi une vertu qui le guérira du mal dont il souffre. Et puis, j’ai ici cinq sols dans ma bourse : prenez-les, et parlez-lui. Il faut qu’il vienne chasser la bête avant trois jours : et si dans ces trois jours il ne la trouve, jamais il ne guérira de son mal.

— Eh bien ! nous prendrons les sols, et s’il vient par ici nous le lui dirons, mais nous n’irons pas le chercher.

— Pour l’amour de Dieu ! » fit-elle.

Et elle s’éloigna.



XVII


Elle s’en va par le bois touffu,
la jeune fille aux yeux clairs,
Elle suit un ancien sentier,

aussi longtemps qu’il dure.
Elle arrive enfin à un carrefour
où s’étoilent sept chemins
qui s’en vont vers des pays…
Elle pense a son ami :
l’aime-t-il comme il le dit ?
Elle a pris des fleurs aux touffes des lis,
et de l’herbe de la garrigue,
et des feuillages aussi ;
puis elle en a fait un petit abri,
le plus doux logis qui se puisse voir.
Et jure le Dieu de vérité
que si son Aucassin par là vient à passer
et pour l’amour d’elle ne s’y arrête,
jamais plus elle ne l’aimera.



XX


Bien jolie était la petite logette, toute tapissée de fleurs au dehors et au dedans. Il y avait tout auprès un fourré : Nicolette s’y cacha, pour guetter ce que ferait Aucassin.

Cependant, par tout le pays de Beaucaire, le bruit allait courant que Nicolette était perdue. Les uns contaient qu’elle s’était enfuie, les autres assuraient que le comte Garin l’avait fait mettre à mort. Le vieux comte se réjouissait de ces nouvelles autant qu’Aucassin s’en lamentait. Il crut le danger passé et fit tirer son fils de prison. Puis, pour le consoler, il invita a une grande fête tous les chevaliers et toutes les dames de ses domaines.

Mais, au fort des réjouissances, Aucassin restait accoudé a une balustrade, l’âme dolente et le corps sans force. Il se détournait de cette joie où n’était rien de ce qu’il aimait. Un chevalier s’approcha de lui.

« Aucassin, dit-il, du mal qui vous tient j’ai souffert jadis. Accepteriez-vous un conseil ?

— Ah ! seigneur, un bon conseil me viendrait bien à point.

— Montez donc à cheval et allez vous divertir le long de la forêt. Vous verrez les fleurs, les verdures, vous entendrez le chant des oiseaux, et, qui sait ? peut-être apprendrez-vous quelque nouvelle qui vous fera du bien.

— Seigneur, grand merci, j’y vais. »

Il sort aussitôt de la salle, descend le degré, va aux écuries, fait seller son cheval et part. Il eut vite atteint la lisière de la forêt et se mit à la longer. À l’heure de none, il se trouvait du côté de la fontaine. Les petits bergers étaient là, assis autour d’une cape étalée à terre, et mangeaient en jouant.



XXI

Ils sont là, les bergerets :
l’Éveillé et Martinet,
et Fruélin et Jeannot
Petit-Robert, Aubriot.
« Hé ! les amis ! s’écrie l’un,
Dieu garde Messire Aucassin,
oui-da ! car il est beau garcon !
et qu’il garde aussi
la jeune fille au beau corsage
qui avait des cheveux d’or,
le visage clair et les yeux brillants,
qui nous a donné des sous
pour acheter des gâteaux,
des couteaux dans leurs fourreaux,

des flûtes, des cornets,
des bâtons et des pipeaux.
Que Dieu la protège ! »



XXII


Aucassin entend quelque peu la chanson et se doute aussitôt qu’elle lui parle de Nicolette : il approche vivement son cheval.

« Dieu vous garde, les enfants ! Dieu vous bénisse ! répond celui qui était plus hardi que les autres.

— Beaux enfants, redites un peu la chanson que vous chantiez.

— Non, on ne la redira pas, répondit celui qui était plus hardi que les autres, nos chansons ne sont pas pour vous, beau Sire.

— Mes amis, me connaissez-vous bien ?

— Qui, par Dieu ! Nous savons fort bien que vous êtes Aucassin, le fils de notre maître ; mais nous ne sommes pas à vous, nous sommes à Monsieur le comte.

— Chantez pourtant, je vous en prie.

— Non, je vous dis ; par le corbleu, pourquoi chanterais-je pour vous, si cela ne me convient pas ? Quand il n’y a si riche homme en ce pays, hormis Monsieur le comte, qui, venant à trouver mes bêtes dans ses prés, et même dans son froment, oserait les en chasser, pourquoi chanterais-je pour vous si cela ne me convient pas ?

— Beaux amis, faites-le pourtant, au nom de Dieu ! Et tenez, prenez donc ces dix sols que j’ai là dans une bourse.

— Messire, nous acceptons l’argent ; mais je ne vous chanterai pas ma chanson, je l’ai juré. Je peux vous la raconter, si vous voulez.

— Hé par Dieu ! raconte ! J’aime mieux cela que rien.

— Sachez donc, Messire, que nous étions ici tout à l’heure, entre prime et tierce, et que nous mangions notre pain au bord de la fontaine, tout comme maintenant. Une jeune fille parut, la plus belle du monde, si belle que toute la forêt en fut illuminée, et nous pensâmes que c’était une fée. Elle nous donna sa bourse et nous fit promettre de vous dire, si vous veniez par ici, d’aller chasser dans la forêt, où il y a une bête dont vous ne donneriez pas un membre pour cinq cents marcs, ni pour tout l’or du monde, si vous pouviez la prendre. Car telle est la vertu de cette bête que si vous la pouvez prendre, vous serez incontinent guéri de votre mal ; mais il vous faut la prendre avant trois jours, ou bien vous ne la verrez jamais. Et maintenant allez-y si vous voulez, si vous voulez n’y allez pas, je suis quitte envers elle.

— Mon enfant, tu en as assez dit ; et Dieu veuille que je la trouve ! »



XXXIII

Aucassin entend, et les mots
qui lui parlent de son amie
s’enfoncent dans sa chair.

Il s’enfuit, entre au bois profond ;
son destrier l’emporte,
l’emporte au galop.
« Nicolette au corps joli,
parmi la forêt où l’Amour m’a mis
cerfs ou sangliers je ne vais chassant,
je cherche vos pas.
Vos yeux ardents, votre corps gracieux,
votre joli rire et votre doux parler
ont blessé mon cœur à mort.
Mais s’il plaît à Dieu, le Père puissant,
Je vous reverrai,
ô ma douce amie ! »



XXIV


Aucassin poussait donc son cheval de chemin en chemin a travers la forêt. Et quoiqu’il allât vers sa bien-aimée, n’imaginez pas que les ronces et les épines s’écartaient d’elles-mêmes de lui. Bien au contraire, elles s’acharnaient contre lui, et vous le mettaient proprement en lambeaux. Il n’avait plus un pan de vêtement intact assez long pour faire un nœud ; le sang lui sortait des jambes, des bras, des flancs, en quarante endroits, ou en trente sans mentir. On aurait pu le suivre a la trace de sang qu’il laissait sur l’herbe. Mais il pensait à Nicolette, et ne sentait rien.

Toute la journée, il courut la forêt avec cette ardeur. Mais quand il vit que le soir tombait sans qu’il eût rien trouvé, il se mit a pleurer. Il suivait un ancien chemin tout envahi d’herbe ; soudain il y vit quelqu’un devant lui. Il allait l’aborder et faillit choir de peur. Car c’était un grand vilain, merveilleusement hideux : grosse hure plus noire que charbon, les deux yeux écartés de la longueur d’une main, un énorme nez aplati, aux narines béantes, de grosses lèvres découvrant des dents jaunes. II avait des souliers de cuir de bœuf et des houseaux ficelés d’écorce de tilleul jusqu’au-dessus du genou ; enfin il était affublé d’une cape qui n’avait ni envers, ni endroit, et s’appuyait sur un gros gourdin.

« Beau frère, lui dit enfin Aucassin, Dieu te garde !

— Dieu vous bénisse ! répond l’autre.

— Que fais-tu ici ?

— Cela vous regarde ?

— Non, mais je ne le demande pas pour vous fâcher.

— Et vous, pourquoi pleurez-vous et faites-vous si triste mine ? Si j’étais riche comme vous, le monde entier ne me tirerait pas une larme.

— Tu me connais donc ?

— Oui, je sais bien que vous êtes le fils de Monsieur le Comte. Et si vous me dites pourquoi vous pleurez, je vous dirai ce que je fais ici.

— Bien volontiers. Sache donc qu’hier matin je suis venu chasser dans cette forêt, que j’avais un lévrier blanc, le plus beau du monde, et que je l’ai perdu. Voilà pourquoi je pleure.

— Oh ! par le cœur et le ventre Dieu ! pleurer pour un chien puant ! C’est à vous dégoûter ! Mais les plus riches seigneurs du pays, si votre père leur en demandait un, s’empresseraient de lui en envoyer quinze ou vingt, et seraient encore trop heureux de l’honneur qu’on leur ferait ! Non, les vraies larmes, la vraie souffrance, c’est pour moi.

— Pourquoi, frère ?

— Écoutez. Je m’étais loué à un riche campagnard, et je conduisais sa charrue. J’avais quatre bœufs. Or, il y a trois jours, un malheur m’est arrivé : j’ai perdu le meilleur de mes bœufs, Rouget, le plus fort au labour. Depuis, je le cherche. Il y a trois jours que je n’ai ni mangé, ni bu ; je n’ose pas entrer en ville, on me mettrait en prison, puisque je n’ai pas de quoi payer. Pour tout bien en ce monde, je n’ai que ce que vous me voyez sur le dos. Ma pauvre mère ne possédait de bon qu’un matelas : on le lui a tiré de dessous les reins, et elle gît à même la paille. J’en ai plus deuil que de moi-même : car l’argent va et vient ; j’ai perdu aujourd’hui, je gagnerai demain ; je payerai mon bœuf quand je pourrai, et je ne vais pas pleurer pour cela. Vous, vous pleurez pour une saleté de chien ! Tenez, fils de comte, je vous méprise.

— Ah ! frère, ta leçon est bonne, et tu me rends du cœur : béni sois-tu ! Que valait ton bœuf ?

— On m’en demande vingt sols, et on n’en rabat pas une maille.

— Je les ai là dans ma bourse ; tiens, prends-les et va payer ton bœuf.

— Ah ! messire, grand merci, et Dieu vous fasse trouver ce que vous cherchez ! »

Le vilain s’éloigne, Aucassin continue d’aller. La nuit était calme et belle ; il erra tant qu’il finit par passer au carrefour des sept chemins. Et là il vit la petite logette que vous savez, toute tapissée de fleurs au dehors et au dedans. Un rayon de lune l’éclairait justement : Aucassin s’arrêta net.

« Ô Dieu ! s’écria-t-il, Nicolette a passé par ici ! Ses jolies mains seules ont pu entrelacer ces fleurs ! Pour la grâce de cet abri et pour l’amour d’elle, je veux m’y reposer cette nuit. »

Ce disant, il mit le pied hors de l’étrier. Mais le cheval était haut, et le galant rêvait si fort à sa belle qu’il tomba lourdement sur une grosse pierre et se démit l’épaule. Malgré la douleur, il parvint à attacher son cheval à une épine et a se glisser sous la logette, où il s’arrangea de son mieux sur le côté. Par une ouverture, il apercevait le ciel semé d’étoiles. Il lui sembla en distinguer une plus claire que les autres, et il lui adressa ces folles paroles :



XXV

« Étoile, petite étoile, l’une
du chœur serein que mène la lune,
n’as-tu pas auprès de toi ce soir
ma bien-aimée aux longs cheveux d’or ?
Je vois la clarté de son regard…
Oh ! là-haut fuir avec toi ! t’enlacer !
Et qu’importerait, après, la chute !
Si j’étais fils de roi,
vous seriez bien ma reine, ô douce amie ! »



XXVI


De son fourré, Nicolette entendit Aucassin déclamer. Elle accourut, lui jeta ses bras autour du col.

« Bel ami, soyez le bien retrouvé !

— Et vous, belle amie, soyez la bien retrouvée ! »

Ils s’étreignent, leurs lèvres se joignent, et leur joie est belle.

« Ah ! douce amie, dit Aucassin, j’étais fort blessé à l’épaule, et voici que je ne sens plus ni mal, ni douleur, parce que vous êtes là. »

Elle tâte l’épaule démise, la manie de ses jolies mains blanches, la tire, la pousse, à la grâce de Dieu. Dieu aime les amants : il consentit que épaule se remit en place. Alors Nicolette cueillit des fleurs, quelques herbes bien fraiches et des feuilles vertes, les lui appliqua avec un morceau qu’elle déchira de sa chemise, et Aucassin ne manqua pas d’être aussitôt guéri.

« Aucassin, lui dit-elle, mon doux ami, réfléchissons. Si votre père fait chercher demain dans la forêt, on nous trouvera ; et je ne sais ce qu’on fera de vous, mais ma mort est certaine.

— J’en aurais tout le chagrin du monde ; mais, petite enfant, s’il me reste quelque force, ils ne vous tiennent pas encore. »

Là-dessus il remonte sur son grand cheval, la hisse devant lui ; et toujours se baisant et se caressant, ils s’en vont vers les campagnes découvertes.



XXVII

Bel Aucassin aux blonds cheveux,
le noble prince amoureux,
sort de la forêt profonde ;
devant lui sur son arçon

il tient en ses bras ses amours.
Baisers sur les yeux, sur le front,
baisers sur le menton,
baisers sur les lèvres.
Mais elle, plus sage :
« Doux ami,
en quelle terre allons-nous ?
— Que sais-je, ô mon amour, que sais-je
où nous emporte
notre destin, et que m’importe ?
Forêts ou déserts,
Qu’est-ce que tout cela i
peut me faire, pourvu que je sois avec vous ? »
Ils passent des monts, des vallées,
et des villes et des bourgs ;
mais quand revint le jour
ils atteignirent les plages de la mer.



XXVIII


Lorsqu’ils eurent atteint le rivage, les deux amants mirent pied a terre. Il prit son cheval par la bride, son amie par la main, et ils se mirent à longer la grève. À quelque distance ils virent une troupe de marchands qui appareillaient leur navire. Aucassin les appela, les pria, et obtint d’être pris a bord, lui, son cheval et son amie.

On leva l’ancre aussitôt ; mais, tandis qu’ils naviguaient, survint une grande tempête qui les ballotta longtemps de-ci de-là. Enfin ils purent entrer en un port inconnu, sous les murs d’un château. Les gens du pays, qu’ils interrogèrent, leur apprirent qu’ils étaient sur les terres du roi de Turelure, et que ce seigneur soutenait alors une terrible guerre.

Aucassin prit congé des marchands, monta à cheval, et, tenant toujours Nicolette devant lui, se dirigea vers le château.

« Ou est le roi ?

— Il est au lit, car il vient d’être père.

— Eh bien, et sa femme ?

— La reine est a l’armée, où elle conduit les barons du pays. »

« Merveille ! » se dit Aucassin ; et il poussa vers le palais royal. Là il descendit de cheval, laissa les rênes à Nicolette et, l’épée battant la cuisse, pénétra jusqu’à la chambre où était couché le roi.



XXIX

De chambre en chambre il est allé tout droit,
il est allé jusqu’au chevet du roi.

« Sire le roi, que faites-vous ici ?
— Mon bon ami,
je viens de mettre au monde un fils
et me rétablis
petit a petit.
Dans un mois on me lèvera,
à l’église on me conduira
selon l’usage antique.
Et puis j’irai faire la guerre,
la grande guerre,
je n’y manquerai pas. »



XXX


Aucassin, ayant entendu ces propos, empoigne les draps qui couvraient le roi et les tire à travers la chambre ; puis il saisit un bâton et vous le bat à tour de bras :

« Eh ! là ! beau sire, eh là ! gémissait le roi, êtes-vous fol ? Et que voulez-vous enfin, vous qui venez chez moi me battre ?

— Ah ! monsieur du roi vient d’accoucher ! criait Aucassin toujours battant, Par le cœur Dieu ! ah ! fils de garce ! je te tue si tu ne me jures que jamais plus un homme en tes terres ne fera semblant d’accoucher.

— Je le jure !

— Bien ; et maintenant debout ! Et conduis-moi à l’armée où est ta femme.

— Seigneur, très volontiers. »

Ils partent à cheval, laissant Nicolette dans les appartements de la reine. Ils furent bientôt au champ de bataille. Les deux armées faisaient rage, mais c’était avec des pommes pourries, des œufs et des fromages mous. Aucassin se mit à contempler cette bataille avec une grande stupéfaction.



XXXI

Aucassin s’appuie à son arçon
et regarde la grand’ bataille :
les deux camps avaient à foison
fromages mous, pommes pourries,
et gros champignons de prairie ;
celui qui mieux trouble les gués
est le grand vainqueur proclamé.
Le preux Aucassin les regarde et s’en rit.



XXXII


Aucassin revint vers le roi.

« Sont-ce là vos ennemis, Sire ? dit-il.

— Oui, seigneur.

— Vous plairait-il que je vous en délivrasse ?

— Oh ! bien volontiers. »

Aucassin tire l’épée, lance son cheval au milieu des rangs ennemis, et se met à frapper à droite et à gauche. Il en abattait des monceaux. Quand le roi vit qu’il y avait des morts, il courut à Aucassin et saisit la bride du cheval.

« Eh ! là, Seigneur, ne les tuez pas tant !

— Comment ? Vous ne voulez plus qu’on vous défende ?

— Oui, mais vous allez un peu loin, monseigneur. Nous n’avons pas coutume de nous entr’égorger. »

Les deux armées s’étaient enfuies ; Aucassin et le roi rentrèrent au château de Turelure. Mais les gens du pays vinrent supplier leur roi de chasser de ses terres ce forcené ; quant à Nicolette, qui semblait bien de haute naissance, il pourrait la retenir pour le prince son fils. Nicolette les entendit sans plaisir, et se prit a dire ceci :




XXXIII

Sire roi de Turelure,
pour qui me prend-on chez vous ?
quand mon doux ami m’embrasse,
quand il sent toute ma chair
grasse à point et abandonnée,
il n’est danse ou fête de cour,
harpe, viole ou jeu de tables
qui vaillent nos plaisirs.



XXXIV


Aucassin resta donc en ce château de Turelure, faisant l’amour à grand’joie avec sa chère Nicolette. Mais un jour, au milieu de ces plaisirs, une troupe de Sarrasins surgit de la mer et s’empara du beau château. Ils firent main basse sur les trésors et emmenèrent en captivité tout ce qu’ils trouvèrent de femmes et d’hommes. Nicolette ni Aucassin n’échappèrent, Aucassin saisi, pieds et mains liés, fut jeté en une nef et Nicolette en une autre.

Mais à peine les pirates avaient-ils remis à la voile, qu’une violente tempête dispersa leurs vaisseaux. Celui où était Aucassin dériva, bourlingua tant et si bien qu’il finit par s’échouer sous les murs de Beaucaire. Les gens du pays, accourus au pillage de l’épave, y découvrirent Aucassin et le reconnurent. Grande fut leur joie de retrouver leur jeune seigneur, car il y avait bien trois ans qu’il avait disparu, et ses père et mère étaient morts. Ils le menèrent au château des comtes et lui rendirent aussitôt hommage.




XXXV

Aucassin s’en est allé,
à Beaucaire, en sa cité ;
très paisiblement il règne
sur la ville et le comté.
Mais la perte de Nicolette,
de Nicolette au clair visage
l’endolorit bien plus, il le jure par Dieu,
que ne ferait la mort de toute sa famille,
« Douce amie au clair visage,
je ne sais où te chercher !
Il n’est pas sous le ciel de royaume
ou, a travers terres et mers

je n’allasse te conquérir,
si je pensais t’y retrouver ! »



XXXVI


Mais laissons Aucassin, pour parler de Nicolette.

Le vaisseau où elle avait été jetée était celui du roi de Carthage, qui avait douze fils, tous princes ou rois. Quand ils virent Nicolette, ils la trouvèrent si belle qu’ils pensèrent bien qu’elle était de haute naissance, et lui firent honneur. Ils lui demandèrent qui elle était ; mais elle ne sut que dire, car elle avait été enlevée par des pirates en sa prime enfance.

Apres avoir longtemps navigué, on arriva enfin sous les murs de Carthage. Quand Nicolette aperçut le rivage et les murs du château, bien quelle eût été enlevée fort petite, elle ne laissa pas de les reconnaitre pour les lieux où jadis elle avait été nourrie.




XXXVII

Nicolette, vaillante et sage,
abordant à ce rivage,
voit les murs, les hautes maisons,
et les palais, et les salles.
« Hélas ! dit-elle, à quoi bon
être dame de haut parage,
et fille du roi de Carthage,
et cousine du Calife !
Je suis prise par les sauvages !
Aucassin, généreux et sage,
gentil seigneur, franc chevalier,

l’amour de vous est mon tourment,
et me harcèle et me torture.
Puissé-je vous tenir encore entre mes bras,
sentir sur mon visage,
sur mes yeux, sur mes lèvres,
vos baisers, ô doux maître ! »



XXXVIII


Le roi de Carthage entendit que Nicolette retrouvait chez lui des souvenirs : il l’attira doucement près de lui.

« Ma belle amie, lui dit-il, apprenez-moi donc qui vous êtes, et n’ayez de moi aucune crainte.

— Seigneur, répondit-elle, je suis la fille du roi de ce pays ; des pirates m’enlevèrent il y a bien quinze ans, j’étais alors fort petite. »

Tous les assistants furent aussitôt convaincus qu’elle disait vrai : ils lui firent fête et la menèrent au palais avec tous les honneurs dus à une fille de roi. Bientôt même on songea à la marier. On lui proposa un roi païen fort riche ; elle répondit qu’elle ne se souciait point de mariage. Cependant elle rêvait au moyen de retrouver son cher Aucassin ; elle y passa bien trois ou quatre jours.

Elle se procura une viole et apprit à en jouer. Enfin, comme on s’obstinait à la vouloir marier a quelque prince infidèle, elle s’enfuit de nuit, descendit au port et se fit héberger chez une pauvresse qui logeait sur la grève. La elle se frotta le visage avec des herbes qui la rendirent toute noire, se fit tailler une cotte, un manteau, une chemise, des chausses, et s’accoutra à la façon d’un jongleur. Puis elle prit sa viole, alla vers les gens de mer, et obtint de l’un d’eux qu’il la prit à son bord. Il mit a la voile, gagna le large, et toucha enfin terre en Provence. Une fois débarquée, Nicolette s’en alla jouant de la viole par les pays, jusqu’à ce qu’elle atteignit la cité de Beaucaire.



XXXIX

À Beaucaire au pied de la tour,
Le bel Aucassin tient sa cour ;
il siège au plus haut d’un perron,
autour de lui sont ses barons.

Il voit les fleurs, les herbes qui florissent,
il entend le chant de mille oiselets :
alors lui revient le penser d’amour,
« — Nicolette, la tant aimée » —
et de soupirer, de verser des larmes.
Un jongleur paraît au bas du perron ;
il porte l’archet avec la viole ;
il parle, et commence ainsi sa chanson :
« Écoutez-moi, nobles barons,
ceux de la plaine et ceux du mont !
Vous plairait-il d’ouïr une chanson
de Nicolette et d’Aucassin ?
Leur amour était fort ;
il chercha son amie au profond des forêts ;
dans le donjon de Turelure
ils furent pris par les païens.
Aucassin est perdu ; où est-il ? on ne sait…
Mais Nicolette est à Carthage,
dans le palais du roi son père,
qui l’aime fort et veut la marier,
la marier au Sarrasin félon.
Elle dit : « Non ! »
car elle aime encor le beau jeune prince

qui jadis portait le nom d’Aucassin,
et jure que jamais elle ne sera
qu’a celui que son cœur désire. »



XL


Cette chanson ravit Aucassin ; il appela à part le prétendu jongleur, et lui dit :

« Mon ami, savez-vous rien de plus de cette Nicolette dont vous chantez si bien ?

— Seigneur, j’en sais que c’est la créature la plus loyale, la plus noble qui soit au monde, et la plus sage. Enlevée par les pirates en même temps que son ami Aucassin, elle fut emmenée à Carthage, et le roi connut qu’elle était sa fille. Depuis il la tient fort chère, lui fait grand’fête ; et il n’est pas de jour où on ne la presse de prendre pour mari quelqu’un de ces rois opulents qui règnent en Espagne. Mais, Seigneur, elle se laisserait pendre ou brûler plutôt que d’y consentir.

— Ha ! bel ami, si vous acceptiez de retourner là-bas pour lui dire de venir vers moi, je vous donnerais tout ce que vous oseriez me demander. Car, pour l’amour d’elle, moi aussi je me refuse à l’épouser aucune femme, si riche et noble qu’elle soit. Je n’en veux d’autre qu’elle, et je l’attends. Et si j’avais su où la trouver, je n’en serais plus a l’attendre.

— Eh bien ! seigneur, pour l’amour de vous et d’elle, j’irai. »

Il lui fit donner vingt livres, et elle allait s’éloigner quand elle vit qu’il pleurait. « Ne vous affligez pas, Seigneur, je ne serai pas long à vous la ramener ici, et vous la verrez. »

Elle alla en ville, à la maison du vicomte son parrain. Il se trouva qu’il était mort, mais la vicomtesse la reconnut et l’accueillit. Elle la fit laver, baigner, la frotta d’une herbe qui rend le teint clair et la fit reposer. Au bout de huit jours, Nicolette était plus belle que jamais. Elle se para de riches vêtements de soie, dont la vicomtesse avait quantité, s’arrangea dans la chambre parmi des tapisseries, des broderies de soie et d’or, et pria son hôtesse d’aller chercher Aucassin.

Dès que la vicomtesse eut franchi le seuil du palais où Aucassin se lamentait que Nicolette tardât tant, « Seigneur Aucassin ! s’écria-t-elle, seigneur Aucassin, ne vous désolez plus, et venez. Je vous montrerai la personne du monde qui vous est le plus chère, et qui de lointains pays est venue vers vous ! »



XLI


Quand il entend ainsi parler
de son amie au clair visage,
Aucassin jamais ne fut si heureux :
jusqu’à la chambre il a bondi.
Mais quand elle a vu son ami,
Nicolette jamais ne fut si heureuse :
Jusqu’en ses bras elle a bondi.
Aucassin tendrement la saisit,
baise les yeux et le visage.
La nuit passe dans ces plaisirs…


Puis au matin il l’épousa
et la fit Dame de Beaucaire.
Et puis ils vécurent heureux.
Puisqu’ils ont tous deux le bonheur,
mon histoire est finie,
et je n’ai plus que dire.