Contes du Sénégal et du Niger/Chapitre 7

Ernest Leroux (p. 85-98).


LA VIEILLE JUMENT[1]


Un roi avait une fille d’une grande beauté et beaucoup de jeunes gens la demandaient en mariage, mais elle avait décidé de n’épouser qu’un homme n’ayant aucune ouverture, même pas un anus. Aussi quand un garçon l’avait demandé à son père et que celui-ci la consultait elle envoyait sa petite sœur visiter le prétendant. Celle-ci se transformait en mouche, pénétrait dans les vêtements et rendait compte à sa sœur qui refusait le jeune homme.

Un jour le Boa entend parler de cette fille et veut l’épouser : il se transforme en homme, s’habille avec recherche et va voir le roi. La fille qui l’avait vu dit à son père :

« Voilà le mari que je veux : qu’il ait ou non des ouvertures, je l’épouse ». Le roi répond simplement : « Nous verrons ». Le Boa lui demande sa fille. La petite sœur se transforme en mouche, et l’inspecte sans trouver aucune ouverture, même pas d’anus. La fille du roi déclare à son père qu’elle veut épouser le prétendant. Le roi y consent, tout en disant : « Je me méfie de cet homme : je crois qu’il n’est pas pareil aux autres ».

Le Boa resta donc trois jours chez le roi : chaque jour la fille lui fait à manger et c’est la petite sœur qui l’apporte. Mais le Boa ne mange rien en réalité : quand il est seul, il donne une partie de la nourriture au chien ou au chat ou bien l’enterre dans un coin. Après quoi il dit à la petite sœur d’emporter la calebasse : elle lui dit : « Tu n’as pas tout mangé ». Le Boa répond : « C’est que je n’ai plus faim ».

Au bout de trois jours le Boa veut emmener sa femme chez lui et lui dit : « Si ton père veut que tu emmènes des captifs, des chevaux, une escorte, n’accepte rien, et dis que tu as tout cela chez moi ». Le lendemain il dit au roi qu’il voulait retourner dans son pays avec sa femme : le beau-père y consentit et veut lui donner une escorte : il la refuse. Le roi dit la même chose à sa fille qui déclare ne rien vouloir, ni captifs, ni chevaux, ni escorte. Or le roi avait un troupeau de plus de cinquante chevaux tous fils de la même jument.

Le roi dit à sa fille : « Je veux absolument que tu ailles te choisir une monture dans le troupeau de chevaux : mets du mil dans une musette ; va la secouer à la porte du parc où sont les bêtes, et prends le premier cheval qui se présentera ». La fille obéit et qu’est-ce qui arriva ? la vieille jument. Elle se met à pleurer et s’en va se plaindre au roi qui lui dit : « Cette bête sera ta monture, si tu n’en veux pas, tu resteras ici ».

La fille fait laver et panser la jument, lui fait donner à manger et à boire, puis se met en selle. Son père et sa mère parlent à la jument et lui recommandent leur fille. La petite sœur veut partir, mais on la force à rester.

Le Boa part donc avec sa femme. Au bout de quelque temps, il lui dit : « Connais-tu cet endroit ci ? ». « Comment ne le connaîtrais-je pas, répond la fille, ce sont les champs de mon père ».

Plus loin il lui demande encore : « Connais-tu cet endroit-ci ? ». « C’est ici que les captifs de mon père viennent chercher du bois », dit-elle.

Une troisième fois il lui dit : « Et cet endroit-ci, le connais-tu ? ». Elle lui répond : « Je ne connais rien et je t’ai menti, car jamais je ne suis sortie de la case de mon père ».

Ils vont plus loin encore, et le Boa dit à la fille : « Attends-moi ici, je vais satisfaire un besoin et je reviens ».

La fille met pied à terre et aussitôt la jument se met à parler et dit : « Tu as de la chance que j’appartienne à ton père depuis si longtemps et qu’il m’ait toujours bien traité et qu’il t’ait confié à moi ainsi que ta mère. Tu as voulu un homme sans ouverture et pourtant tu sais bien qu’un homme n’arrive pas à l’âge du mariage sans cicatrices, et tu sais aussi qu’il faut une ouverture pour pouvoir satisfaire les besoins naturels. Ton mari n’est pas un homme, c’est un boa, il est allé reprendre sa forme naturelle et va te manger. Quand tu le verras venir monte sur moi et rappelle-toi de ne me donner sous aucun prétexte des coups d’éperon, même si le Boa va t’attraper, car alors je m’envolerai avec toi et jamais tu ne reverras tes parents. Prends aussi ces trois cailloux ».

À ce moment elles voient s’élever une grande poussière, la fille se met en selle et la jument part de toute sa vitesse. Le Boa ne la trouvant plus se met à la poursuite de sa femme. Au moment où il allait l’atteindre, la jument dit : « Jette à terre un caillou ». La fille obéit, et aussitôt il y a derrière elle un grand fleuve que le Boa a de la peine à traverser. Il y arrive néanmoins et reprend la poursuite : au moment d’atteindre sa femme, elle jette le second caillou, et il se forme derrière elle une grande montagne.

La jument dit alors : « Surtout rappelle-toi de ne pas m’éperonner ». Le Boa se rapproche encore. La fille jette le dernier caillou, et il pousse une brousse si épaisse qu’un homme n’eut pas pu la traverser, mais le serpent y arrive. La jument allait vite et déjà on voyait la maison du roi, mais voyant qu’elle n’avait pas de caillou à jeter, la fille a peur : la jument lui répète : « Surtout pas de coup d’éperon, sinon je m’en vais, et tu ne verras plus tes parents ». Mais le serpent arrive si près que la fille affolée, éperonne la jument, qui s’envole en l’air avec elle.

Quand elle redescend elle se trouve dans un pays où règne un roi qui fait tuer les femmes étrangères qui viennent dans la région.

La jument s’en va en un endroit où il y avait des grosses fourmis qui vivaient dans la terre et dit à leur chef : « Je me confie à toi ». Le chef lui dit : « Qui as-tu là avec toi ». « C’est une femme ». « Tu sais que notre roi n’en veut pas dans le pays : je te donnerai des vêtements d’homme pour l’habiller ».

Alors on lui donne un pantalon, un petit boubou, un grand boubou, des souliers, un turban, et même un sabre. Quant à la vieille jument, le chef la transforme en une jolie jument de deux ans, bien grasse et bien propre.

La jument dit à la fille : « Allons au village où est le roi de ce pays : dans ce moment, il est assis sous un arbre sur la place. Quand nous approcherons, lâche-moi la bride, j’arriverai au galop, je danserai, tu passeras pour un bon cavalier, le roi te donnera une maison ».

Les choses se passent comme il était dit, tous les gens admirent le cavalier. La fille va trouver le roi et lui dit : « Je suis venu auprès de toi parce que j’ai entendu parler de toi ». Le roi dit à un de ses hommes : « Conduis ce cavalier dans telle maison ».

On mène donc la fille dans une case, on lui apporte de la nourriture, et de l’eau pour se laver. La jument est attachée devant la porte et on lui donne de l’herbe et de l’eau. La fille se lave dans la cour qui n’était séparée que par un paillasson de la cour voisine, où vivait une vieille femme.

La jument appelle la fille : « Sale putain » ! La fille dit : « Que dis-tu, ma petite jument ? » La jument répond. « Ne m’appelle pas comme ça, sale putain ! Écoute, le chef du pays va t’envoyer un bœuf, ne le garde pas, tue-le, distribue la viande aux gens du village et donne une grosse part à la vieille femme de la cour voisine ». Elle exécute la prescription de la jument : la vieille femme vient la remercier, et lui dit « Le roi donne toujours un bœuf comme présent aux voyageurs, mais jamais personne ne m’a donné autant de viande ».

La fille mange et se couche. Pendant la nuit, la jument crie. La fille demande : « Qu’as-tu, ma petite jument ? » « Ne m’appelle pas comme cela, sale putain ! Fais attention au paillasson : derrière il y a une vieille femme : quand tu iras uriner demain matin, elle verra que tu n’es pas un homme ».

La fille dort, elle oublie la recommandation de la jument : la vieille la voit uriner, oublie la viande qu’elle lui a donnée et va dire au roi que celui qu’il prend pour un homme est une femme. Elle avait un petit-fils qui demeurait chez elle : elle le prend en passant.

La vieille demande : « Le roi est-il réveillé ? » On lui dit que oui, et elle pénètre auprès de lui pour lui annoncer la nouvelle. Le roi dit : « C’est impossible ». La vieille dit : « Si je mens, casse-moi la tête ainsi qu’à mon petit-fils ». Mais celui s’écrie : « Je ne veux rien avoir à faire dans cette histoire : parle seulement pour ta tête ».

Alors la vieille dit au chef : « Fais donner à tous les hommes du village, même aux étrangers, l’ordre d’aller demain matin te chercher une pintade dans la brousse : comme les femmes ne peuvent pas en prendre, tu verras bien si c’est un homme ».

La jument entend cela et appelle la fille qui dit : « Qu’y a-t-il, ma petite jument » ? « Ne m’appelle pas ainsi, sale putain ! Tu n’as pas écouté mon conseil, tu as uriné sans te méfier de la vieille qui a été prévenir le roi : maintenant il va te faire casser la tête ». Alors la fille pleure.

Le roi la fait appeler et lui ordonne d’aller chercher des pintades. Quand elle rentre la jument lui dit : « Sale putain ! demain matin, selle-moi de bonne heure et lâche-moi les rênes ».

La fille, le lendemain, fait comme il était dit et arrive à un endroit où sur un arbre se trouvaient prises deux pintades. Elle les prend, et les porte au roi. Les gens du pays n’en avaient pas encore pris une seule. Le roi la remercie, fait appeler la vieille et lui dit : « Il m’a apporté deux pintades ». La vieille dit : « Si ce n’est pas une femme, fais-moi casser la tête ainsi qu’à mon petit-fils ». « Je ne suis pas dans l’affaire », dit celui-ci. Alors la vieille dit au roi : « Dis à tous les hommes d’aller te chercher du poisson dans le marigot ; comme tout le monde enlève son pantalon et se couvre d’un chiffon seulement, on verra bien si c’est un homme ».

Les gens du village rentrent : aucun n’avait pris de pintades. Le roi donne l’ordre d’aller chercher du poisson dans le marigot.

Comme la fille rentre, la jument lui dit : « Sale putain ! selle-moi demain matin : prends un grand chiffon : quand nous serons arrivé au rendez-vous des pêcheurs, laisse-moi et écarte toi en disant que tu vas te couvrir avec ton chiffon : alors moi je courrai sur les chevaux des gens du pays, je les mordrai et leur donnerai des coups de pied. Pendant que tout le monde s’occupera à nous séparer, cours jusqu’à un grand arbre qui est dans l’eau. Un poisson est pris dedans, et ne peut en sortir. Tu reviendras avec lui et tu m’appelleras, je me calmerai et tu t’en iras ».

Les choses se passent ainsi. La fille donne le poisson au roi, qui fait appeler la vieille et lui montre le poisson. Elle répond : « Si ce n’est pas une femme, casse-moi la tête ainsi qu’à mon petit-fils ». Celui-ci s’écrie : « Ne me mets pas là-dedans ».

La vieille dit au roi : « Il y a encore un moyen : tu as une fille : donne-la lui en mariage : une femme ne peut en déflorer une autre, alors tu seras fixé ».

Le roi fait appeler la fille et lui dit qu’il lui donne sa fille en mariage. La fille rentre chez elle et la jument lui dit : « Sale putain ! maintenant tu es perdue, parce ce que je ne peux faire de toi un homme ». La fille pleure toute la journée. Le mariage est fixé pour le surlendemain.

Le soir où on amène la fiancée, la jument appelle la fille : « Sale putain ! voici ce qu’il faut faire quand on amènera la fiancée, je me changerai en serpent cracheur[2], je la mordrai et elle mourra ».

Les gens du village font tam-tam, tirent des coups de fusil, crient et chantent. La fiancée est amenée : quand elle est entrée dans la case, le serpent cracheur la mord et disparait.

La fiancée meurt : tout le monde se lamente.

Le matin, la jument dit : « Sale putain ! Je vais te donner un médicament, tu vas aller trouver le roi et lui dire : « Ta fille est morte mais c’est moi que cela regarde puisque c’est ma femme. Je vais montrer à tous que je ne suis pas un imbécile. J’ai fait un médicament qui va guérir ta fille, mais il me manque pour le terminer un ingrédient que tu peux me donner : c’est de la cervelle de vieille femme ».

La fille exécute l’ordre : le roi est bien étonné mais il dit : « Si tu n’as besoin que de la cervelle d’une vieille femme ce sera vite fait. C’est justement une vieille qui a mis en train cette affaire » Il envoie chercher la vieille et on lui casse la tête : le roi veut faire casser aussi la tête du petit-fils, mais celui-ci proteste et dit : « Toutes les fois que ma grand’mère a voulu me mêler à cette affaire, j’ai protesté : tu ne peux pas me faire casser la tête ». « C’est juste », dit le roi.

Alors la fille fait un médicament avec la cervelle, le met sur sa fiancée qui se réveille et dit : « Qui m’a porté là » ?

Tout le monde est très content : le roi donne des présents à la fille, qui rentre très contente dans sa case. La jument lui dit : « Sale putain ! Il faut absolument que tu partes d’ici avant jeudi. Va trouver le roi et dis-lui que tu retournes chez toi et que tu enverras chercher ta femme ».

Le roi consent. La fille selle la jument qui la mène chez les fourmis et dit à leur chef : « Nous voici ». Le chef s’étonne que le roi n’ait pas reconnu l’artifice. La fille rend les vêtements et le sabre qu’on lui avait prêtés et reprend ses vêtements féminins. La jument redevient une vieille jument. Elles disent au revoir aux fourmis et les remercient.

La fille va pour rentrer chez elle, mais c’est loin : il y a plus de trente ans de marche, et au milieu de la route un désert infesté de toute sorte de bêtes féroces et qu’il faut traverser.

Voilà que les lions, les panthères, les hyènes arrivent sur eux. La vieille jument s’arrête au milieu de la brousse. La fille la presse de marcher, mais elle répond : « Ton père et ta mère t’ont confiée à moi : seulement je ne puis pas aller plus loin : je vais mourir ici ».

La fille pleure et lui dit : « Mieux valait me laisser dans le village plutôt que de me laisser manger par des bêtes féroces ». La jument lui répond : « Quand je serai morte, ouvre-moi le ventre avec ton sabre. Tu y trouveras un vase rempli d’eau : lave-toi les yeux avec cette eau ».

Les bêtes féroces se rapprochent. La fille pleure et dit : « Ma petite jument ». Mais la jument meurt. Elle n’a pas le courage de lui ouvrir le ventre.

Enfin les bêtes sont si près qu’elle éventre la jument, trouve le pot, l’ouvre vite et se lave les yeux. Quand elle les ouvre, elle est assise sur le lit de sa mère.

Elle est toute étonnée et court voir dans le troupeau si la vieille jument y est toujours. La vieille jument s’y trouve et vient au devant d’elle : la fille l’emmène dans la case de ses parents à qui elle raconte tout. Tout le monde est content. La vieille jument reste avec la fille : elle est traitée comme une personne et toutes les fois qu’on mange quelque chose, on lui en donne.



  1. M’a été raconté, en français, par un Malinké des environs de Bamako, Zagné Taraoré.
  2. Naja nigricollis, espèce très venimeuse.