Contes du Sénégal et du Niger/Chapitre 1

Ernest Leroux (p. 1-36).

LA LÉGENDE DE SOUNDIATA


Sangaran Madiba Konté, roi du Sangaran, avait neuf filles très jolies appelées Sougoulongkoutoukononto, et une dixième, très laide, appelée Sougouloukotouma, qui avait partout des Koutou (maladie de peau).

Il avait aussi une sœur, qui allait dans la brousse, se transformait en buffle et tuait les cultivateurs : aussi pendant sept ans on n’avait plus cultivé les champs. Sangaran Madiba Konté appelle un jour tous les chasseurs du pays et promet une de ses jolies filles à choisir à celui qui tuerait le buffle, sans exiger de dot. Tous les chasseurs sont venus : un jour le buffle en tue cinquante, un autre jour soixante.

Deux frères entendent parler de l’affaire : l’aîné s’appelait Oualanmansa Ouolimba Dembelé et son frère Oualanmansa Ouolindi ; c’étaient de bons chasseurs. Quand ils annoncent à leur mère qu’ils veulent aller tuer le buffle, celle-ci, qui était sorcière, leur dit : « Avant d’entrer dans le Sangaran, vous verrez un champ à côté de la route, et une vieille femme : il faut demeurer chez elle ». Elle leur donne des kortémoungou (charmes) et dit : « Tout le gibier que vous tuerez, vous lui enlèverez le foie et le cœur, vous les ferez sécher et les mettrez séparément avec du kortémoungou dans des peaux de bouc. Avec la viande du gibier, vous achèterez des œufs, que vous ferez cuire durs, et mélangerez de kortémoungou, puis vous les mettrez dans une peau de bouc. Quand vous aurez tué le buffle, le roi vous offrira une de ses jolies filles, refusez-la et prenez la dixième, car celle-ci aura un fils qui commandera le Manding. »

Ils s’en vont et trouvent la vieille femme dans son champ et lui disent : « Bonjour, mère ! nous venons loger chez toi, à cause des nouvelles qui sont venues du Sangaran : nous voulons que tu nous aides à tuer le buffle. »

Elle leur dit : « Logez chez moi. » Ils lui donnent les trois peaux de bouc : celle avec le cœur, celle avec le foie, celle avec les œufs, le tout mélangé de kortémoungou. Elle a goûté à toutes les trois.

Le plus jeune donne son arc et ses flèches à son frère et va chercher du bois pour la vieille. Le kortémoungou force la personne qui l’a avalé à dire tout ce qu’elle pense. La vieille se rassasie et ne peut rien cacher. Les frères partent chez Sangaran Madiba Konté et lui demandent si c’est vrai ce qu’on raconte. Le roi dit : « C’est vrai : si vous tuez le buffle vous choisirez une femme ». Ils disent : « Nous ne voulons pas des jolies filles, donne-nous la dixième si nous tuons la bête ». Le roi dit : « Ne parlez pas de la dixième ! j’ai envie de la tuer tant elle est laide ». Ils insistent : le roi accède à leur désir.

La vieille leur dit : « Demain, partez de bonne heure dans le Dendiennafouroto ». C’était une brousse sans arbres. Elle donne aux deux frères trois œufs sur lesquels elles avait fait des grigri. « Le matin quand vous regarderez le soleil levant, si vous voyez un tourbillon tout noir, ne croyez pas que c’est une tornade, c’est le buffle qui fait çà, ne tirez pas. Quand le tourbillon sera rouge en haut, ne vous pressez pas de tirer vos flèches. Tirez seulement quand il y aura du blanc entre le noir et le rouge. Vous pouvez tirer trois flèches mais si vous le manquez le buffle vous tuera. Un seul de vous peut tirer. Quand il viendra sur vous jetez un œuf par terre, trois fois de suite ».

Ils remercient et partent de bonne heure. L’aîné tire deux flèches quand le tourbillon est noir et quand le haut devient rouge : mais il a peur et manque les deux flèches. Le cadet prend la flèche restante et tire dans le blanc : il touche. C’était la préparation du changement de la vieille femme en buffle. Le buffle, alors complètement formé, leur court sus : il saigne beaucoup.

Ses yeux sont rouges comme le soleil couchant. Le grand frère a peur : le petit prend un œuf et le jette à terre ; il en sort sept montagnes qui les séparent du buffle (siguidango). Le buffle brise les montagnes avec ses dents, et les attaque. Le petit frère jette un œuf, qui fait sept fleuves. Le buffle boit les sept fleuves, voit les frères et leur dit : « Je ne cherche que vous ». Le petit frère jette le troisième œuf, qui forme sept sibi ou rôniers qui ont leurs sommets réunis, sur lesquels les frères se trouvent assis. Le buffle les regarde avec ses yeux rouges. Le grand frère a peur : le petit l’attache avec son turban à l’arbre. Le buffle essaye de renverser les palmiers l’un après l’autre, mais comme il heurte le septième il tombe mort, sa corne droite devient de l’or, la gauche de l’argent. Les sabots de droite deviennent de l’or, ceux de gauche de l’argent. La queue est mélangée d’or et d’argent.

Les frères coupent les cornes, les sabots et la queue, et laissent la viande. Le roi Sangaran Madiba Konté a rêvé qu’on tuait le buffle. Les frères rentrent dans le Sangaran, et chacun d’eux pendant la nuit met un de ses souliers devant la porte du roi, qui les trouve et les garde. Il fait jouer du simbingo (guitare que jouent les griots des chasseurs) et rassemble les chasseurs. Un chasseur vient, danse, brandit son arc, et dit qu’il a tué le buffle. « D’abord c’était une antilope, puis un rat, enfin un buffle et c’est alors que je l’ai tué ». Sangaran Madiba Konté lui dit : « Ce n’est pas toi qui l’as tué ». Les deux frères étaient assis à côté. Un autre vient et dit : « C’est moi qui l’ai tué, d’abord c’était un bœuf, puis un chat, et je l’ai tué ».

Le roi lui dit : « Ce n’est pas toi qui l’as tué ! ». En tous dix hommes viennent se vanter, de six heures à onze heures du soir.

Sangaran Madiba Konté tire les souliers et dit : « Celui qui peut mettre ces souliers est celui qui a tué le siguidango : il faudra qu’il me montre les cornes, les sabots et la queue ». Les hommes mesurent leurs pieds dans les souliers, cinquante d’entre eux les essayent, mais les souliers ne leur vont pas.

Les frères viennent, prennent chacun leur soulier, le mettent et donnent les cornes, les sabots, la queue du buffle au roi qui leur dit : « C’est bien vous qui avez tué le buffle. Demain, je vous amènerai mes neuf jolies filles et vous en choisirez une ». Les frères répondent : « Nous voulons la dixième ». Le roi dit « Demain nous verrons ! »

Le lendemain, il amène les neuf jolies filles, couvertes d’or : les frères les refusent et veulent la dixième. Le roi répond : « Je ne veux pas vous donner la dixième, elle est trop laide ». Enfin il consent la leur donner.

Cette fille a les poils du pubis comme des piquants de porc-épic.

Les deux frères, pour rentrer chez eux, devaient traverser le Manding. Dans le premier village où ils couchent, le cadet dit à l’aîné. « Cette fille est pour toi. » Le grand frère veut coucher avec elle, mais les poils de son pubis se redressent et le blessent.

Le roi du Manding, Nareng Mahan Keïta, était gardé par deux diables, Manding Koubélo (celui qui connaît tout), et Manding Koumabéfo (le bavard). Simangourou Kanté, le forgeron, avait déjà tué cinquante rois du Manding, mais quand il s’attaquait à Nareng Mahan, Manding Koumabéfo l’avalait, en sorte que Simangourou ne le trouvait pas : ensuite il le rendait.

Les deux diables disent au roi Nareng Mahan : « Ne laisse pas passer cette fille, qui accompagne les deux frères : épouse-là ». Il tue un bœuf pour leur donner à manger, et en buvant le dolo[1] il leur dit : « Voulez-vous me céder cette fille ?» L’aîné accepte, le petit refuse en disant : « Si tu as vu cette femme, moi aussi je l’ai vue ».

L’aîné dit : « Moi je te la donne parce qu’elle ne vaut rien ; je ne pourrai coucher avec puisqu’elle m’a blessé. Combien m’en donnes-tu ? ». « Cinq captifs », dit le roi Nareng Mahan. Le petit trouve que c’est trop peu. Le roi en offre dix. Le petit ne veut pas du marché. Le roi en donne vingt et ajoute : « Si vous ne voulez pas je vais tabalé (tamtam de guerre), je rassemblerai mes guerriers et la prendrai de force ». L’ainé dit : « Inutile de faire agir la force : prends la femme et donne-moi mes captifs ». Le roi les donne, l’aîné les prend et s’en va : le petit est très mécontent.

Nareng Mahan avait une femme, Koutouyoro Boula: « Si tu épouses Sougoulong Kotouma, dit-elle, je ne veux pas rester avec elle, elle est trop laide : fais faire une maison à part pour elle. » On lui fait une grande case derrière le village. Il veut l’épouser un jeudi. La femme Koutouyoro Boula dit au roi : « Quand tu auras couché avec Sougoulong Kotouma, va te baigner sept fois avant de rentrer chez moi ». Le roi : « Je coucherai tout de même avec elle ce soir ». Il a couché avec elle, et la rend enceinte. Il revient chez Koutouyoro, se baigne sept fois, et la rend enceinte dans la même nuit.

Le roi dit ensuite : « Je n’ai jamais eu de garçon : la première personne qui m’annonce la naissance d’un fils, je lui donne dix captifs, dix vaches et dix moutons ». Sougoulong Kotouma accouche la première d’un fils : on envoie un homme, Moussa Kamara, annoncer la nouvelle au roi : celui-ci mangeait avec dix personnes. Il attend pour l’annoncer qu’ils aient fini de manger. Koutouyoro accouche aussi d’un garçon. On envoie Fodé Sissokho l’annoncer, qui dit : « bonjour » ; le roi dit : « Viens manger avec nous ». Fodé répond : « D’abord je vais te donner une nouvelle puis nous mangerons ». « Quelle nouvelle ? » dit le roi. « Ta femme Koutouyoro est accouchée d’un garçon ». « Non ! dit Moussa Kamara : c’est Sougoulong Kotouma qui est accouchée la première ». « Pourquoi ne l’avoir pas dit ? dit le roi : puisque c’est la nouvelle de Koutouyoro que j’ai entendu la première c’est son fils qui est mon premier fils ». Il donne à Fodé ce qu’il avait promis. Moussa est fâché et dit : « C’est le fils de Sougouloug Kotouma qui me paiera quand il sera grand ».

Quand Sougoulong Kotouma a accouché, sept vieilles femmes l’assistaient : le fils était si grand que toutes s’écrièrent « Ah ! » Le nouveau-né, Soundiata, se met en colère, écrase les vieilles femmes et n’en fait plus qu’une.

Le diable Manding Koumabéfo arrive et lui dit : « Tu viens de naître et tu fais déjà de pareilles choses ? » Soundiata répond : « Pourquoi ont-elles fait : Ah ! quand je suis né ». Le diable dit : « Il ne faut pas faire de pareilles choses sans quoi tu ruineras le pays et personne ne t’aimera ». Soundiata dit « Puisque tu me dis ça, je vais réparer le dégat ». Alors il sépare chacune des sept vieilles femmes, qui sont comme avant.

Nareng Mahan prend dix taureaux et ordonne d’aller les tuer devant la porte de Koutouyoro. Il prend neuf taureaux avec un mouton pour tuer devant la porte de Sougoulong Kotouma, et ajoute « Tuez ces bêtes pour celui-là aussi !»

Soundiata entend ces mots et se fâche : « Pourquoi a-t-il dit ça ? »

Quinze vieilles femmes viennent pour laver l’enfant. Soundiata se fâche devant elles ; il devient très grand : elles se sauvent.

Manding Koumabéfo parle à Soundiata : « Il ne faut pas se mettre ainsi en colère ». Celui-ci répond : « Pourquoi mon père a-t-il dit : pour lui aussi ; ne suis-je pas son premier fils ? » Le diable lui dit : « Calme-toi ». L’enfant s’apaise, on vient le laver.

Nareng Mahan dit : « Jeudi, je vais raser la tête de mes deux fils et leur donner un nom ». Tous les gens du Manding viennent ce jour-là pour voir l’enfant de Sougoulong Kotouma, même les aveugles et les estropiés.

Le roi donne douze taureaux pour tuer à la fête du fils de Koutouyoro et le nomme Mansadangarasouma : il donne onze taureaux et un mouton pour faire fête au fils de Sougoulong Kotouma, « Je l’appelle Sougoulongbouréma » dit-il. Le petit l’entend et se fâche devant toute la foule. Une femme de forgeron, Niarhalé Mbomou, vient lui raser la tête : il se fâche et dit : « Pourquoi vient-elle me raser sans m’avoir dit mon nom ». Les rasoirs se cassent sans qu’on puisse le raser. Manding Koumabéfo lui dit : « Ne fais pas cela ». Le petit répond : « Pourquoi n’a-t-elle pas dit mon nom ? » Le diable dit : « Tu es né jeudi et tu fais déjà cela ? tu vas faire peur aux gens. Manding Koubélo et moi sommes les seuls à te connaître : il ne faut pas que les gens te connaissent ». Il se laisse raser.

La vieille Niarhalé se penche à son oreille pour lui dire son nom, mais elle ne le lui dit pas : alors il mélange son nez et sa bouche à son oreille et la vieille ne peut respirer.

La vieille se débat mais ne peut s’en aller : la foule rit : elle fait ses excréments dans son pagne.

Les deux diables arrivent et lui disent : « Il faut lui pardonner . Pour qu’on ne te connaisse pas. Tu dois nous écouter parce que nous avons bien conseillé ton père ». Le petit laisse aller la femme, qui se sauve.

La sœur de la vieille femme vient pour lui dire son nom, et dit : « Tu es un solide gars, Keïta ! Je vais crier ton nom pour que tout le monde le connaisse ». Elle crie Sougoulongbouréma, dans son oreille.

Le roi Nareng Mahan passe avec quinze hommes pour voir la fête du fils de Koutoyoro : il n’y avait que sept vieilles femmes avec elle. Il dit : « Où sont les gens du Manding ?» « Nous n’avons vu personne », disent les vieilles. Il va à la maison de Sougoulong Kotouma, et dit : « Je viens voir aussi Sougoulong Kotouma ». Le petit l’entend et se fâche : « Pourquoi mon père dit-il aussi ? » On le couvre avec une couverture. Le roi vient : le petit, fâché, a grandi beaucoup. Le roi veut voir sa figure et lève la couverture : le petit le regarde en colère, et le père a peur et fait trois pets devant la foule, qui rit. Le roi rentre chez lui, honteux. Le petit se fâche parce qu’on se moque de son père, et il leur fait un sortilège qui les empêche de lever leur séant du sol. Avant midi, personne n’a pu bouger, depuis sept heures du matin. Quand une personne avait envie de partir, elle disait à son voisin : « Je ne peux soulever mon séant » : le voisin disait : « Moi non plus, » et tout le monde parlait ainsi doucement.

Les deux diables lui disent : « Ne fais pas peur aux gens ». « Bon, dit-il, pourquoi ont-ils ri de mon père ? » Il les laisse partir.

Il est reste dix-neuf ans sans marcher : son frère Mansa marchait bien, lui marchait à quatre pattes. Il était grand comme un grand taureau.

Tous les malheureux, les mendiants, et les jeunes gens de son âge le suivaient : il y en avait soixante en tout. La nuit il courait à quatre pattes voler du bétail et le donnait à sa suite. Personne n’osait se plaindre. Il allait aussi voler l’or et les bijoux que les gens avaient et les donnaient aux gens qui le suivaient. Après qu’il eut fait beaucoup de choses pareilles, au lieu de l’appeler Sougoulongbouréma, on l’a appelé Soundiata (voleur comme un lion).

Un jour Sougoulong Kotouma envoie un messager à Koutoyoro Boula pour lui demander des feuilles de baobab pour le couscous. Soundiata envoie un messager chez son père pour qu’on le circoncise : Koutouyoro répond : « Mon fils marche bien, c’est lui qui va me chercher des feuilles de baobab : dis à ton fils d’en faire autant ». Le roi répond à l’envoyé de Soundiata : « Il sera circoncis quand il pourra marcher ».

Les messagers rapportent la réponse. Soundiata est fâché et dit à sa mère : « Ne dis rien ». Il envoie un messager à son père pour qu’il lui fasse faire par les forgerons une canne en fer, afin qu’il puisse se tenir droit. Le père fait appeler les forgerons et leur commande la canne.

Ils la font : quinze personnes ne la soulevaient pas. On l’a roulée jusque chez Soundiata : il la prend d’une main, la frappe contre le sol, et la casse. Il dit : « Il n’y a donc plus de forgerons dans le Manding : allez dire à mon père que je veux une vraie canne ». Une autre est faite : trente hommes ne la soulevaient pas : il la casse. Une troisième, trois fois plus forte que la deuxième : cent hommes la roulent jusqu’à lui. Il s’appuie dessus, elle se courbe, mais avant qu’elle soit pliée, il était debout.

Au moment où il se lève il y avait un baobab, à l’orient du village qui portait en haut un seul fruit et les devins avaient prédit que celui qui le cueillerait serait roi du pays. Tous les hommes avaient cherché à le prendre. Soundiata le cueille, et l’avale sans l’éplucher. Sa taille était de sept empans pour le pied, sept pour la jambe, sept pour la cuisse, sept pour la main, l’avant-bras, le bras. Nareng Mahan était le plus grand homme du pays et Soundiata avait deux coudées de plus que lui. Il casse les branches du baobab, les porte à sa mère et lui dit : « Fait piler ces feuilles par tes esclaves, et n’en demande plus jamais à personne ».

Il commence à chasser avec l’arc et les flèches. Un jour il tue douze éléphants : il en met dix attachés sur son épaule : les deux autres, il les fait cuire, les attache à son arc et pendant qu’il marchait dans la brousse il en mangeait des morceaux. Il donne à sa mère les dix éléphants et dit : « Maintenant tu ne manqueras de rien, et tu ne demanderas rien à personne ». Pendant un an il tue des éléphants tous les jours, il les donne à sa mère et n’en garde que deux. Tout le monde parle de lui. Les fils des anciens rois tués par Simangourou et son frère Mansa sont jaloux de lui. Ils appellent toutes les sorcières, une trentaine, pour tuer Soundiata. Elles prennent un taureau et elles mettent en lui la respiration[2] de Soundiata ; elles le tuent à l’occident du village : on le coupe en trente morceaux. Soundiata était dans la brousse à chasser : il savait ce qu’il se passait, mais ne faisait pas semblant. Il tue quinze éléphants, en fait cuire trois, et les mange sur la route. Il revient et trouve les sorcières avec les trente morceaux du taureau. Il les salue : les sorcières ne répondent pas.

Une vieille femme de griot était de ces sorcières et s’appelait Dialimoussoundi Toumbou Mania. Elle dit aux autres : « Pourquoi ne répondez-vous pas à un bon gaillard comme Soundiata ? » Celui-ci dit : « Les sorcières ne répondent pas parce qu’elles n’ont pas assez de viande : voici cinq éléphants que je leur donne pour ajouter. Si elles veulent de la viande, elles n’ont qu’à m’en demander chaque jour ». Diali dit aux sorcières : « Croyez vous qu’il y ait quelqu’un d’autre qui puisse donner autant de viande que Soundiata ?» « Certes non », disent les sorcières. « Alors pourquoi le tuer pour faire plaisir à ses gens qui sont méchants envers lui ? » dit Diali. Vous n’êtes pas des sorcières très fortes puisque, après avoir tué le taureau vous ne pouvez pas le ressusciter ». L’une des sorcières dit : « Tous les os qui ont été cassés, je me charge de les remettre en place ». Une autre : « Je remettrai en place tous les nerfs ». Une autres : « Toute la viande coupée, je la remettrai en place ». Une autre : « Je mettrai la peau en place ». Une autres : « Je mettrai la respiration en place ». Diali chante un chant de sorcier. On frappe le taureau : il se lève, court jusqu’au baobab et mugit trois fois. La mère de Soundiata était enceinte, elle accouche d’une fille Kilidioumasourho, qui était sorcière : elle s’en va retrouver son frère Soundiata qui était encore avec les sorcières, et lui dit : « Les sorcières vont te dire trois choses : il ne faut pas les leur refuser ». Elle retourne chez sa mère.

Les sorcières lui disent : « Personne de ta famille ne t’aime. Il faut quitter le Manding ». Soundiata dit : « Je veux bien, mais il faut que j’aille chercher ma mère ». « Inutile de l’aller chercher, disent les sorcières, nous allons l’appeler avec une tabatière de bambou[3]».

La mère vient. Soundiata dit : « Et ma petite sœur, je veux aller la chercher ». « Non, disent les sorcières, nous allons la faire venir ». Kili vient. « Et mon chien Ouloubandio, qui a mal aux pieds ? » dit Soundiata. On l’appelle aussi et il vient. « Et mon petit esclave Dionfisico qui porte toujours ma calebasse Bathacagnarathi, dans laquelle je mets l’hydromel ? ». On fait venir le tout par la tabatière. « Il me manque mes quatre marabouts qui sont à mes côtés, Touré, Cissé, Bahayoro, Silla ». On les appelle avec la tabatière et ils viennent. « Il me manque mes quatre forgerons Bomou, Sambahé, Diombana, Mangara ». On les appelle aussi : ils viennent. Soundiata dit aux sorcières : « Maintenant, je pars ». Elles lui disent : « Nous voulons te dire trois choses. Il y a trois choses dont tu ne dois pas te venger si on te les fait. Si tu ne te venges pas, tu seras plus tard roi du Manding : si non tu ne le seras pas ». Il part avec tous ses gens.

Il trouve deux routes qui bifurquaient. Il demande à l’une où elle va : Elle dit : « Je vais chez Sangaran Madiba Ivonté ». « Je n’y vais pas, dit-il, parce que c’est mon grand-père : si mes oncles disent du mal de ma mère je ne pourrai y faire la guerre, puisque c’est son pays ». Il demande à l’autre route : « Où vas tu ?» « Je vais chez Setta Magadiondinkia ». (C’est le premier de la famille des Dabo, son pays s’appelait Tabou). « J’y vais », dit Soundiata.

Tous ceux des Dabo qui n’ont jamais eu peur faisaient tam-tam. On avait mis au milieu de la place un grand canari plein de bouse de vache et d’eau qu’on a fait bouillir. On a jeté dedans un bracelet d’argent. Ceux qui le peuvent prendre sans être brûlés sont les gens qui n’ont jamais eu peur.

Un homme s’avance et dit : « Quand ma mère était enceinte de moi, elle n’a jamais eu peur, ni du diable (djiné), ni des lions, ni du tonnerre. Depuis que je suis né, je n’ai jamais eu peur, même de cinquante hommes armés ». Il plonge son bras dans l’eau bouillante et sort le bracelet : son bras n’a pas de brûlure. Quatre autres l’imitent.

Soundiata dit : « Me permettez vous d’essayer ?» « Oui », disent les Dabo. Il dit : « Ma mère n’a eu peur ni des lions, ni du diable, ni du tonnerre ». Il plonge sa main dans l’eau et ressort, mais une petite place était brûlée : il se tourne vers sa mère et lui dit : « Que signifie cela ? » La mère dit : « Pourquoi ne m’as tu pas prévenue ? Un jour ton père m’a appelée en criant : en même temps, il tonnait : je ne sais pour lequel des deux j’ai eu peur ». Il demande aux Dabo : « Est-il vrai que toutes les femmes ont peur de leur mari ?» « Oui », lui répondent-ils.

Il refait l’épreuve, en mettant à part cette peur de sa mère, et ressort son bras non brûlé.

Mais les Dabo ont peur et veulent se débarrasser de Soundiata : on apporte cinq vases contenant de l’hydromel mélangé de poison et on les lui donne pour boire. La petite Kili dit « Permets moi d’essayer l’hydromel je te dirai s’il est assez fort ». « Bien », dit Soundiata. La petite boit tout et lui dit : « C’est de l’hydromel pour les femmes : ce n’est pas assez fort pour lui ».

Soundiata dit à Dionfisico. « Apporte-moi ma calebasse Bathacagnarathi ». Quand on l’ouvre, cela sent mauvais : tous les Dabo qui l’ont senti voient leurs testicules enfler.

Soundiata dit : « Votre hydromel ne vaut rien : le mien est bon, voulez-vous y goûter ? » Le roi du pays Tamagadiondikia dit : « Je ne goûterai pas parce que cela sent mauvais ». Soundiata dit : « Il ne sent pas mauvais, il est seulement trop fort pour vous ». Le roi se fâche et dit : « Il sent mauvais ». Soundiata se fâche, et un grand fromager qui était là manqua tomber par terre : le roi crie et le fromager se redresse. Les deux crient ensemble l’arbre plie, et le bout casse. Le roi donne à Soundiata un coup de poing et lui casse une dent.

Celui-ci met sa main sur la tête du roi pour l’écraser mais la vieille sorcière Diali lui dit : « Rappelle-toi que les sorciers t’ont recommandé de ne pas te venger de trois choses ». Soundiata dit au roi : « Si Diali ne m’avait pas dit cela, je t’aurais écrasé : tes os mêmes n’auraient servi à rien. » Alors les griots disent : « Tamaga est le plus fort, il casse une dent à un homme comme celui-là qui ne lui répond pas ». Mais à la place de la main de Soundiata chez aucun Dabo pur les cheveux n’ont poussé.

Soundiata dit : « Je veux aller plus loin. » Il demande à une route « Où vas-tu ? » La route dit : « Je vais jusqu’au bord du fleuve ». Soundiata dit : « De l’autre côté y a-t-il une route ? » Il arrive au fleuve. Un crocodile faisait passer le monde sur son dos, pour de l’argent, Soundiata lui demande : « Fais moi passer avec mes gens ». « Oui, dit le crocodile, mais il faut que tu me donnes un de tes gens à manger. » « Quoi, dit Soundiata un de mes gens ?» « Ou bien ton chien », dit le crocodile. « Mon chien ? Jamais ! »

Il étend une couverture, y met sa mère, sa sœur, son esclave, son chien, ses marabouts, ses forgerons, la vieille sorcière et attache le tout, puis avec une corde il attache le crocodile et le met sur une épaule, sur l’autre la couverture. Il traverse l’eau, et sort les gens de la couverture.

Il voulait faire sept pas avec le crocodile, c’est la distance entre Kayes et Médine[4] : alors le crocodile aurait été loin de l’eau. Mais la vieille sorcière lui dit : « Rappelle-toi que tu ne dois pas te venger de trois choses. » Le crocodile dit : « Je te demande pardon et je promets de ne pas boire d’eau ». Il le remet dans le fleuve et lui défend de boire de l’eau.

Il demande à la route : « Où vas-tu ? » « Je vais à Méma, le pays de Farignebirama Tounkara. » Il dit : « Allons-y ». Il y arrive et demande la permission de se reposer dans le pays. Le roi répond : « Tu peux te reposer, mais si quelqu’un de tes gens meurt, tu ne pourras l’enterrer sans me payer ». Soundiata se fâche et veut se disputer avec le roi. La vieille sorcière lui dit : « N’oublie pas les recommandations des Sorcières. » Soundiata se tait. La vieille lui dit : « C’est la troisième chose qu’il fallait pardonner, tu seras roi du Manding » !

Il chasse dans le pays et tue comme au Manding des éléphants, et y reste jusqu’à la mort du Nareng Mahan Keïta.

Nareng Mahan avait un bonnet, un boubou, un pantalon. Le bonnet était fait avec dix-sept pagnes, le pantalon avec cinquante, le boubou avec cent cinquante : tous les gens du Manding avait dit que celui à qui le bonnet du roi ne serait pas trop grand serait roi. Les esclaves du roi disent : « Il faut aller chercher Soundiata qui s’est sauvé dans la brousse ».

On a envoyé un homme le chercher. La petite Kili dit : « Il est sorti ». Le messager dit : « Son père est mort, on ne sait qui sera roi ». « Sa mère est bien malade, » répond Kili.

Kili veut bien traiter le messager : elle va dans la brousse et par sorcellerie, entre dans les éléphants, leur enlève le cœur et le foie et les porte à la maison. Les éléphants restent dans la brousse et Soundiata les tue. En les ouvrant, il ne leur trouve ni foie ni cœur. Il dit aux trois hommes qui l’accompagnait : « Vous ne comprenez pas çà ? » « Non » disent-ils. « C’est ma petite sœur Kili qui l’a fait. Une grave nouvelle est venue ». Il part au village, trouve le messager, et veut partir, mais sa mère est trop malade, et ne peut marcher. Il dit : « Si je ne dois pas être roi du Manding, que ma mère guérisse ! Si je dois être roi, qu’elle meure à l’instant ! » Aussitôt la mère meurt.

Il envoye un messager au roi Faringbirama Tounkara et lui dit que sa mère est morte. Le roi lui dit que sans payer, il ne peut l’enterrer dans son pays. Soundiata dit : « Je payerai ». Il prend une poignée de poudre et la met dans une calebasse, puis dans une autre calebasse il met une poignée de graines de coton, puis dans une autre le fruit rouge de la liane fanto : dans une autre une balle : dans une autre un tesson de poterie : dans une autre une poignée de vieille paille et une poignée de charbon :

Il envoie tout cela au roi en disant que c’est le prix qu’il paye pour enterrer sa mère. Le roi dit : « Que signifie tout çà ? » Il envoie chercher Kémorokoubéhotolon (celui qui connaît les secrets) et lui montre les présents de Soundiata en lui demandant ce que cela signifie. Le vieux répond : « Le fruit rouge du fanto signifie que si tu ne le laisse pas enterrer sa mère, il coupera ton cou et ton sang rouge coulera : la poudre et la balle signifient qu’il te tirera un coup de fusil : la paille et le charbon qu’il brûlera tout le Méma : il ruinera ton village sur lequel pousseront les graines de coton, et on n’y trouvera que des tessons de poterie ».

Le roi s’étonne de voir le nouveau venu parler ainsi et lui fait dire de ne pas enterrer sa mère dans le pays. Soundiata répond : « Fais ce que tu voudras : moi j’enterre ma mère ».

Soundiata était aimé des gens de Méma, car il leur donnait de la viande. Le roi frappe le tabalé : les gens se rassemblent. Soundiata rassemble aussi ses amis, attaque Faringbirama, le tue et détruit le village ; il prend le pays, en détruisant cinquante villages, en coupant le cou aux chefs de village et en prenant leurs fils aînés.

Les esclaves de son père, qui lui avaient envoyé le message, ne voyant pas venir Soundiata, décident d’essayer le bonnet, le pantalon, le boubou à tous les fils du roi. Le vendredi matin à l’aube on commence. On essaye le pantalon à Mansadangaratouma. Il met les deux jambes dans une seule jambe du pantalon, qui monte plus haut que sa tête : On lui dit : « Tu es trop petit ». On lui essaye le boubou qui traînait par terre. Le bonnet pendait jusqu’à la ceinture. On essaye à vingt-trois fils du roi sans succès. Vers huit heures Soundiata frappe son tabalé à l’endroit où les sorcières avaient causé avec lui. Ses amis voulaient le proclamer roi de suite : le chef des esclaves dit : « D’abord essayons lui le pantalon, le boubou, le bonnet ». Quand Soundiata arrive avec sa troupe, il lui dit « Essaye tout cela ». En mettant le pantalon, qui était trop petit pour lui, il déchire sept pagnes sur le devant, sept sur le derrière. De même pour l’autre jambe. Tout le monde crie : « C’est lui le roi ! » Il déchire le boubou devant et derrière en le mettant. Le bonnet également se déchire devant et derrière. Les quatorze chefs d’esclaves commandaient chacun à douze mille esclaves armés de fusils. Soundiata remercie tout le monde : « Si vous ne m’aviez pas choisi comme roi j’aurai pris la royauté, parce que c’est Dieu qui me l’a donnée ».

Il dit encore : « Simangourou a tué déjà cinquante rois du Manding : je vais lui faire la guerre : il ne faut pas en parler dans le village. Je veux marier ma petite sœur avec Simangourou ». Il dit cela à sa petite sœur Kili qui lui dit : « Avant de commencer je vais aller voir comment Simangourou va se défendre ».

Soundiata a un griot Balafaségué Konaté, qui joue du balafon[5] ; il lui dit d’accompagner Kili. Ils partent. Simangourou est content de Kili et du balafon. Balafaségué lui dit : « Soundiata est mécontent de la façon dont tu t’es conduit avec les autres rois : il t’envoie sa sœur pour femme parce qu’il veut vivre en bonne harmonie avec toi ». Kili a beaucoup de parfums, et de colliers et de galli[6]. Simangourou vient coucher avec Kili pendant la nuit. Il met la main sur les gallis, mais Kili lui dit : « Avant de m’avoir il faut me dire comment il faut s’y prendre pour détruire ton armée ». Simangourou lui dit : « Je te le dirai parce que je t’aime beaucoup. Pour mettre mon armée en déroute, il suffit de lui tirer une flèche armée avec un ergot de coq blanc ». Kili retient bien cela ; Simangourou en devient plus pressant.

Soundiata dormait et voit en rêve ce qui allait arriver à sa sœur : il l’envoie chercher par un captif qui s’appelait Tiramahan fils de Oulamansaouolindi. Il lui donne un sifflet de sorcier. Tiramahan souffle près du village dans le sifflet. Kili dit à Simangourou : « Il faut que j’aille satisfaire un besoin pressant ». Elle sort. Tiramahan la met en croupe et l’emporte. Simangourou bat son tabalé.

Il y avait un homme appelé Sakounfoulafarhabarha (celui qui a tué le serpent à deux têtes). Les gens de Simangourou poursuivent Tiramahan.

Il disait à Kili : « Penche-toi de côté » ! et sans arrêter le cheval, tirait une flèche en arrière : il a tué dix hommes ainsi. Kili : « Je n’ai peur que de Sakounfoula : c’est un homme brave ». Sakounfoula selle son cheval, serre bien les sangles, et poursuit Tiramahan. Kili se retourne et s’écrie : « Voilà Sakounfoula ! » Tiramahan lui lance cinquante flèches sans le blesser. Sakounfoula lui envoie cinquante flèches sans le toucher. Tiramahan essaye de lui porter un coup de sabre, mais le sabre se casse en deux. Le sabre de Sakounfoula se casse aussi. Ils mettent pied à terre et s’abordent au couteau, mais ceux-ci se brisent. Ils luttent et se roulent par terre longtemps. Ils sont fatigués et s’assoient et crachent l’un sur l’autre, en se défiant.

Sakounfoula est tellement fatigué qu’il se trompe et monte sur le cheval de Tiramahan, et Tiramahan sur le sien : celui-ci amène Kili à Soundiata.

Kili révèle le secret de la force de Simangourou à son frère. Il frappe le tabalé et dit : « Je fais la guerre à Simangourou ». Ils partent : mais Simangourou a un diable à dix-sept têtes ; c’est Sousoufengoto. Soundiata arrive à Dahadiala. Des quatorze chefs de colonne il y en avait quatre plus forts que les autres : Souroubandémahan Kamara ; Koli Sisorho ; Faganda Kanoté ; Tiramahan Dembélé. Ils sont habillés de peaux de biche. Soundiata leur dit : « Savez-vous pourquoi je suis arrêté ici ? J’ai autant de bons guerriers que Simangourou, mais un seul me manque : je n’ai pas de diable à dix-sept têtes ».

Le premier dit, en colère : « C’est moi qui vais attaquer Sousoufengoto ». Soundiata lui dit : « Tu es brave, mais tu n’es pas assez sorcier ».

Le second vient : il veut attaquer le diable. Soundiata ne veut pas. Le troisième de même.

Enfin Faganda Kanoté pose son arc à terre, et il se met à pousser des racines et du feuillage : il prend une flèche, la met sur l’arc : l’endroit où il a posé les doigts commence à fumer. La pointe de la flèche s’allume. Il dit : « C’est moi qui vais combattre Sousoufengoto ». Soundiata dit : « Oui : tout le monde sait que tu peux le faire ».

Les deux armées se rencontrent à Kankégnan. Faganda lance vers Sousoufengoto une flèche qui n’avait qu’une seule barbelure ; elle s’est séparée en dix-sept flèches qui ont volé chacune vers l’une des têtes de Sousoufengoto. Celui-ci a peur, et rassemble toutes ses têtes en une seule. Aussitôt les flèches se reforment en une seule. Le diable sépare de nouveau ses dix-sept têtes : de nouveau la flèche se divise en dix-sept parties. Ainsi de suite trois fois : la troisième chacune des flèches casse une tête. Sousoufengoto meurt.

Soundiata alors lance une flèche munie d’un ergot de coq blanc sur l’armée de Simangourou, et donne ordre à ses gens de tout tuer. Simangourou se sauve jusqu’à Koulikoro. Il demande à Dieu de le tuer ainsi que les soldats qui l’accompagnaient : ils ont été transformés en pierres.

Quand elle a tué Sousoufengoto la flèche de Faganda passe par un village appelé Mourou, un autre Mourou-Mourou, un autre Niokho : un autre Nioko-Nioko. Elle trouve à Tabou le père de tous les Maures et entre dans son bras : on ne peut l’extraire, et elle continue à trembler. Le Maure pleure et crie. Le griot de Soundiata vient attiré par le bruit et demande au Maure pourquoi il est blessé. Le Maure répond : « Je n’en sais rien mais cette flèche ne veut plus me quitter ». Le griot dit à la flèche « Si c’est le brave guerrier qui s’appelle Souroubandé Mahan Kamara qui t’a lancée, lâche ce Maure ». La flèche remue pour montrer que ce n’est pas lui, le griot dit : « Si c’est Koli Sisorrho, laisse le Maure qui ne t’a rien fait ». La flèche remue encore. « Si c’est Tiramahan Dembelé laisse le Maure ». La flèche refuse. « Si c’est Faganda Kanoté quitte le Maure ». La flèche sort de la blessure et retourne dans le carquois de son maître.

Depuis ce temps les Maures ne s’approchent jamais de gens armés de flèches.

Soundiata est donc roi du Manding : le jour où il entre dans le village, il fait faire un grand trou, le fait remplir d’eau et y jette dix-sept moules d’or[7] et dit aux griots : « Maintenant prenez-en autant que vous voudrez ». Tous les mois il faisait la même chose.

Pendant la guerre tous les chevaux sont morts ; il n’en reste que trente : Soundiata envoie cinquante captifs s’appelant tous Nomorho chez le roi du Diolof, Diolofosoninké manso, lui porter dix-sept moules d’or pour acheter des chevaux. Le roi garde l’or. Au bout de deux mois les envoyés lui disent : « Donne-nous les chevaux pour Soundiata, nous voulons partir ». Le roi leur fait donner à chacun un paquet fait d’une peau de bœuf et dit : « Portez ça à votre maître. Vous lui direz que son or je l’ai mangé, et que je lui envoie non pas des chevaux mais du cuir pour se faire des sandales : c’est bien suffisant pour un Malinké ».

Ils portent cela à Souroubandémahan Kamara, un des chefs de captifs et lui expliquent le message. Celui-ci dit : « Jamais je ne pourrai dire ça à Soundiata. Allez trouver Koli Sisorho ».

Ils vont chez Koli Sisorho et racontent l’affaire : il ne veut pas dire ça à Soundiata. Ils vont chez Faganda Kanoté.

Faganda dit : « Je ne peux dire cela au roi : allez chez Tiramahan Dembélé ». Tiramahan dit : « Je ne veux pas dire cela au roi mais je vais vous montrer quelqu’un qui peut le dire : Allez chez le griot Balafaségué Konaté, et chez Dialimoussoundi Toumbou Mania, la vieille sorcière ».

Le griot prend son balafon, et va trouver Soundiata qui était couché sur un tara[8] en or. Trente jeunes filles se relayaient par groupes de dix pour l’éventer.

Il lui dit : « Soundiata, lève ta grosse tête, tu dors comme une femme : lève ton gros ventre : lève tes grands pieds : lève ta main droite qui est plus grande que la gauche. Tu es un imbécile : tu crois que tu es le seul roi du pays. Mais il y a un roi, Diolofosoninké Manso, qui a pris ton or et t’a envoyé en échange des peaux de bœuf ».

Soundiata se lève furieux : ses yeux sont rouges : il regarde le griot, qui lui dit : « Ne te mets pas en colère contre moi parce que je t’ai dit que tu as une grande tête : une tête comme la tienne ne doit pas porter des paquets de peaux. Ton ventre est grand parce que tu es très malin. Tu as des grands pieds parce que tu ne t’es jamais sauvé. Fâche-toi plutôt sur le roi Diolofosoninké Manso ».

Soundiata fait appeler Souroubandémahan Kamara : « Veux-tu aller saluer le roi Diolofosoninké Manso ? ». « Non, dit-il, c’est un sarakolé et un trop petit adversaire pour moi. Parle à Koli Sisorho ». Il dit la même chose à Koli qui répond : « Il est trop petit pour moi : vois Faganda Kanoté ». Il demande à celui-ci s’il veut y aller. Faganda lui dit : « J’aurais honte de me battre avec des Soninké : demande à Tiramahan Dembélé ». Celui-ci dit : « Je vais aller le saluer de ta part ». Il part, fait la guerre, lui coupe le cou et prend sept mille chevaux, dix-sept mille captifs. Il épouse des femmes dans le pays qui est maintenant à Moussa Molo (près de Sierra Leone), le Tilidjigui. Tous les enfants qui en sont nés s’appellent Ouali, ils sont devenus nobles dans le pays.

Il revient chez Soundiata, lui apporte la tête du roi, les chevaux et les captifs.

Soundiata a été transformé par Dieu en un oiseau, appelé Kiriné Konoba, qui vit au village de Kiriné dans le Manding, entre Bamako et Siguiri. Il demeure dans une case et n’en sort qu’une fois par an. Alors tous les griots se rassemblent et commencent à chanter les louanges de Soundiata : l’oiseau sort de la case et se met à danser. D’abord il est gros comme un moineau, mais il augmente progressivement au point de devenir gros comme une case. Quand le chant est fini, il reprend sa dimension première, rentre dans sa case et n’en sort qu’un an plus tard. Il demeure chez le chef des griots qui lui donne à manger. Quand l’oiseau connaît que celui-ci va mourir, il va se loger chez celui qui doit lui succéder[9].

  1. Bière de mil.
  2. nio, la respiration, l’âme.
  3. Dans laquelle il suffit de dire le nom d’une personne pour qu’elle vienne.
  4. Douze kilomètres.
  5. Xylophone en usage au Soudan.
  6. Ceintures de perles portées par les femmes sur les hanches.
  7. Trente-quatre kilos environ : la valeur du moule, ou Mouddo, varie dans de grandes proportions suivant les lieux.
  8. Lit de repos en branches, couvert de nattes.
  9. La légende de Soundiata été reproduite, avec plus ou moins de variantes par :

    R. Arnaud : L’Islam et la politique