Contes des landes et des grèves/La fille du Sarrasin

Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 95-103).

VIII

LA FILLE DU SARRASIN[1]


Il y avait une fois un prince qui était à la chasse ; comme il tuait beaucoup de gibier, il se laissa entraîner hors du pays qu’il connaissait, et il s’égara. Il se mit à chercher s’il ne trouverait pas quelqu’un pour le remettre dans sa route, et il finit par arriver près de la demeure d’un Sarrasin, qui était marié à une vieille fée.

Celle-ci, qui se promenait près de sa maison, demanda au prince :

— Tuez-vous beaucoup de gibier, beau chasseur ?

— Oui, répondit-il.

— Si vous voulez me suivre, je vais vous conduire dans un endroit où il y a de belles perdrix.

Le prince accepta, et suivit la vieille, qui paraissait avoir plus de mille ans, tant elle était ridée. Il tua beaucoup de perdrix, et quand sa chasse fut finie, il alla chez la vieille fée et lui offrit une partie de son gibier. Elle accepta, mit les perdrix à cuire et ils firent un bon repas.

Mais quand elle pensa que son mari allait revenir, elle dit au chasseur de se cacher dans un trou qui était creusé sous terre.

En entrant, le Sarrasin dit : « Je sens la chair fraîche » !

— Bah ! répondit la femme, ce sont nos cochons que tu sens.

— Non, dit-il, je sens la chair fraîche, et si tu ne me dis pas où elle est, je vais te tuer.

Elle eut peur et finit par avouer qu’elle avait donné asile à un beau chasseur. Mais elle le supplia de ne pas le manger, et il consentit à le laisser vivre.

La vieille sorcière de fée était soupçonneuse ; elle voulut savoir si le prince n’avait pas quelque secret magique. Le lendemain, elle lui dit :

— J’ai obtenu votre grâce ; mais je veux que pour ma peine vous abattiez tous les arbres de la forêt avec cette hache.

La hache était en bois : le jeune homme la prit et se rendit dans la forêt ; mais au premier coup elle se cassa, et il se mit à pleurer, ne sachant comment faire.

Le Sarrasin avait une fille qui trouvait que le jeune homme avait bonne mine ; elle vint à l’endroit où il était et lui dit : « Hé bien, fils de roi, comment vas-tu faire ? Si tu veux me promettre de m’aimer toujours et de ne m’abandonner jamais, je vais te sauver la vie ».

— Je le promets, répondit le prince.

Alors elle prit la hache et, d’un seul coup, elle abattit tous les arbres, et s’en alla, après avoir fait promettre de nouveau au prince de l’épouser.

La vieille vint peu après, et fit compliment au jeune homme, mais elle pensa que sa fille l’avait aidé.

Le lendemain, elle lui donna un paquet de plumes et lui dit :

— Voici pour construire un pont.

Le prince se rendit au bord de la rivière, et il essaya de mettre les plumes bout à bout ; mais il ne put y réussir : elles tombaient à l’eau, et il ne lui en resta plus que quelques-unes.

La fille du Sarrasin dit à sa mère :

— Voici l’heure du déjeuner ; il faut que j’aille porter à manger à ce jeune homme.

— Non, répondit-elle, je ne veux pas.

La fille envoya à sa place un petit oiseau qui vint trois fois voleter autour du prince, et lui dit :

— Jette le reste de tes plumes.

Dès que le garçon eut jeté ce qui lui restait de plumes, le pont fut achevé.

La fée lui fit encore des compliments. Le soir, quand il rentra à la maison, la fille lui dit :

— Fils de roi, je t’ai déjà tiré deux fois d’embarras, mais prends garde, car ma mère a envie de te manger. Veux-tu me promettre de m’aimer toujours et de ne m’abandonner jamais, je vais te sauver la vie ?

— Je te le promets, répondit le prince.

— Alors nous allons partir cette nuit même.

La jeune fille, avant de quitter son lit, y laissa trois gouttes de sang qui devaient parler à sa place si sa mère l’appelait. Le matin, la fée croyant parler à sa fille, dit :

— Jeanne, lève-toi.

— Oui, répondit la première goutte de sang.

Un peu après la mère dit :

— Jeanne, lève-toi.

— Me voilà qui me lève, répondit la seconde goutte de sang.

Alors, tout en fuyant, la jeune fille dit au prince :

— Il ne reste plus qu’une goutte de sang ; mon père et ma mère vont bientôt se mettre à notre poursuite.

Un peu après la mère dit :

— Jeanne, est-ce que tu ne veux pas te lever ?

— Je suis levée, répondit la troisième goutte de sang.

Mais la mère, ne voyant point sa fille, alla à son lit, et ne l’y trouvant pas, elle dit à son mari de se mettre à sa poursuite.

Il monta sur un bon cheval, et ne tarda pas à approcher du prince et de sa fille. Quand celle-ci vit son père, elle se changea en lavandière et transforma le prince en un homme qui portait un paquet de draps. Le Sarrasin leur demanda s’ils n’avaient pas vu un garçon et une fille qui se sauvaient.

— Non, répondirent-ils.

Le Sarrasin retourna à la maison, et dit qu’il n’avait vu qu’une lavandière et un homme qui lui apportait du linge.

— Gros sot ! lui cria-t-elle, c’étaient eux ; retourne bien vite.

Il se remit en route, et quand la jeune fille sentit qu’il approchait, elle se transforma en rose et son compagnon en rosier. Le Sarrasin en passant par là dit : « Voilà un joli rosier et une rose qui sent bon. »

Le soir, il rentra à la maison, et dit à sa femme qu’il n’avait vu qu’un rosier et une belle rose.

— Vieil imbécile ! s’écria-t-elle, c’étaient eux. Vite, donne-moi le cheval ; je parie bien que je les trouverai !

Comme elle arrivait près d’eux, ils étaient sur le bord de la mer. La fille se changea en cane et le prince en canard. La sorcière de fée voulut les attraper ; mais elle se noya avec son cheval.

La cane et le canard continuèrent à nager sur la mer, et quand ils furent arrivés au pays du prince, ils reprirent leur forme naturelle.

Le jeune homme demanda alors à la fille du Sarrasin de le laisser aller voir ses parents ; elle y consentit, mais elle lui dit que, s’il embrassait une femme, il perdrait le souvenir de tout. Le prince lui promit de prendre garde, et il lui assura qu’il reviendrait bientôt l’épouser.

En attendant son retour, elle fit venir au bord de la mer un château aussi beau que celui du roi, et elle s’y installa ; les chasseurs et les pêcheurs étaient émerveillés quand ils passaient devant le château, et ils admiraient encore plus la beauté de la jeune fille, et elle permettait aux voyageurs attardés de coucher dans le château.

Le prince en arrivant au palais n’embrassa personne ; mais, pendant qu’il dormait un jour, sa marraine l’embrassa, et il oublia aussitôt la fille qui l’avait délivré. Il retourna voir une dame à laquelle il avait fait autrefois la cour, et bientôt on ne parla dans tout le royaume que du prochain mariage du prince.

La veille des noces, la fille du Sarrasin envoya trois marionnettes, qui, pendant tout le jour et même pendant la nuit ne firent que danser autour du prince. Le lendemain, la mémoire lui revint, et il se souvint de la fille du Sarrasin ; il déclara que c’était elle qui était sa fiancée ; il alla la chercher à son château, et il l’épousa.


(Conté en 1884 par Louis Rabasté, de Gouray, laboureur, âgé de 35 ans.)




  1. En Haute-Bretagne Sarrasin est souvent synonyme d’ogre ou de sorcier puissant.