Contes des landes et des grèves/L’ombre

Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 297-300).

XL

L’OMBRE


Il y avait une fois à Saint-Cast un homme, qui était plus connu sous le nom de Polon, sa signorie[1], que par son nom de famille.

Polon, qui n’était pas le plus fin du pays, allait à ses journées, et mangeait beaucoup quand il revenait le soir : ses sœurs l’appelaient gourmand, et souvent elles le battaient. Polon, qui aimait la tranquillité, les laissait le frapper et l’insulter, et ne répondait mot.

Un soir qu’il faisait un beau clair de lune,

Polon sortit de chez lui pour aller faire la cour aux filles ; en passant près du pignon d’une maison, il vit son ombre sur le mur ; il crut que c’était un homme vivant qui suivait la même route que lui, et il lui dit en bégayant :

— Al’, allez-vous du cô, côté du, du bourg de, de Saint, Saint-Cast, l’homme ?

Ne recevant aucune réponse, Polon se mit à courir sur la route, mais l’ombre courait aussi fort que lui.

— Pour l’amour de Dieu, dit Polon qui commençait à avoir peur, parlez-moi !

Et Polon s’arrêta ; l’ombre s’arrêta aussi, et Polon effrayé se hâta de rentrer chez lui.

Le lendemain, il raconta à tous ses voisins ce qu’il avait vu, et il leur disait :

— Je crois bien que c’était le diable qui venait pour me chercher, car j’avais beaucoup juré après lui. Mais ce qui me faisait le plus de peur, c’est que quand je marchais, il marchait, quand je m’arrêtais, il s’arrêtait ; quand je lui parlais, il ne me répondait point ; je crois vraiment que c’était le diable.

Les voisins se moquaient de lui, mais ils lui faisaient peur de l’homme qu’il avait vu, si bien que Polon n’osait plus sortir le soir, pas même dans sa cour, et il n’allait plus voir les filles.

Il en était très contrarié, et il se dit : « Il faut que j’aille à Matignon acheter de la poudre et un revolver à six coups ; si le soir, je vois encore ce maudit homme, je le tuerai. »

Un soir, quelque temps après avoir acheté son revolver, il se décida à retourner voir les filles. Il mit des cartouches dans son revolver, et sortit. Pendant qu’il était en route, la lune sortit des nuages, et aussitôt il vit l’ombre qui marchait à côté de lui.

— Ah ! s’écria Polon ; ce soir je ne veux point de votre compagnie ; quittez-moi de suite, ou je vous tue.

Mais l’ombre continua sa route avec Polon. Tout à coup, il rencontra sa sœur qui revenait de coudre, et quand il la croisa, l’ombre passa sur elle.

— Coquin, dit Polon, tu sautes sur ma sœur ! c’est fait de toi.

Il tira un coup de revolver, mais ce fut sa sœur qu’il atteignit, et elle tomba raide morte.

Il s’en alla bien content, car la lune étant cachée sous les nuages, il ne voyait plus l’ombre, et il croyait avoir tué l’homme qui le poursuivait. En entrant il dit à ses sœurs :

— Ce soir, j’ai encore rencontré l’homme que j’avais vu l’autre jour, mais je l’ai tué, et il est tombé sur la route auprès de Virginie.

Les sœurs allèrent à l’endroit qu’il leur indiquait, et au lieu d’un homme, elles virent leur sœur, étendue morte. Quelques jours après, les gendarmes menèrent Polon en prison, et s’il n’est pas mort, il y est encore.


(Conté en 1882, par François Marquer, de Saint-Cast.)




  1. Sobriquet.