Contes des landes et des grèves/L’homme qui vendit sa peau au diable


XXVIII

L’HOMME QUI VENDIT SA PEAU
AU DIABLE


Il y avait une fois un homme qui avait deux fils ; il donna de l’éducation à l’aîné, qui entra au séminaire et devint prêtre. Mais comme le bonhomme n’était pas riche, il avait dépensé tout son argent, et il se désolait de n’avoir pas le moyen d’envoyer son second fils à l’école ; car il l’aimait tout autant que son aîné.

Un soir qu’il s’en revenait des champs tout rêveur, car il pensait à son enfant, il rencontra un monsieur qui lui demanda pourquoi il avait la mine aussi triste que s’il venait d’enterrer sa mère.

— Ah ! répondit-il, c’est que j’ai bien du chagrin ; j’ai fait un prêtre de mon fils aîné ; mais j’ai dépensé tout mon argent à le pousser[1], et il ne m’en reste plus pour envoyer le second à l’école ; pourtant je voudrais pouvoir le traiter comme l’autre et faire de lui un prêtre.

— N’est-ce que cela ? dit le monsieur ; je puis vous tirer d’inquiétude : si vous voulez me donner votre peau quand vous serez mort, je vous fournirai de l’argent à discrétion et vous pourrez aussi pousser votre second fils.

— Ma foi, dit le bonhomme ; que ferai-je de ma peau quand je serai mort ? rien du tout ; je peux bien vous la donner, car en le faisant, je ne ferai du tort qu’aux vers.

Le monsieur, qui était le diable, lui donna aussitôt de l’argent. Le bonhomme envoya son fils à l’école, où il fit promptement ses études, puis il fut ordonné prêtre.

Cependant les années se passaient, et le bonhomme sentit la mort approcher. Alors il se rappela qu’il avait vendu sa peau au diable, et il commença à avoir de l’inquiétude. Il fit appeler son fils aîné, et il lui raconta le marché qu’il avait fait, en lui demandant ce qui lui arriverait après sa mort.

— Mon cher père, répondit le prêtre ; le diable aura votre peau, et il n’est pas en mon pouvoir de la lui arracher.

Le bonhomme fit appeler son second fils, qui était un saint prêtre, bien charitable aux pauvres gens, et il lui raconta que pour faire de lui un prêtre, il avait vendu sa peau au diable.

— Ne craignez rien, mon père, dit le fils ; avec l’aide de Dieu, je vous débarrasserai de Satan.

Le bonhomme mourut tranquille et on l’enterra. Ceux qui revenaient après la cérémonie virent sur le bord de la route un homme qui émondait un chêne. Il leur demanda d’où ils venaient ainsi en habits des dimanches.

— Ah ! répondirent-ils, nous venons de l’enterrement du bonhomme un tel.

— Et où est-il enterré ?

— Dans un bon endroit ; il est en face du confessionnal de son fils.

L’émondeur, qui était le diable, descendit de son arbre, prit une hache, une bêche et un couteau qu’il avait déposés au pied, et il se rendit à l’endroit où était enterré le bonhomme. À son arrivée, les portes de l’église s’ouvrirent avec un bruit épouvantable : le diable y entra, et avec sa bêche, il se mit à ôter la terre qui couvrait la chasse ; puis il l’ouvrit et en ôta le corps qu’il commença à écorcher.

Mais le prêtre s’était caché dans son confessionnal, où il avait son Asperges-me (goupillon) et une poële remplie d’eau bénite. Il se mit à en jeter au diable, qui poussa des cris à faire trembler l’église ; le prêtre ne cessa de l’arroser que quand il lui eut promis de renoncer à la peau du défunt. Et il força le diable à recoudre le mort dans son linceul et à remettre sur le cercueil la terre qu’il avait ôtée.


(Conté en 1883, par J.-M. Comault, du Gouray.)




  1. Expression employée à la campagne pour dire : donner de l’éducation.