Contes des fées (Aulnoy, 1825)/Serpentin vert

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Contes des FéesCorbet, Ainé (p. 305-349).

SERPENTIN
VERT.


CONTE.



Il y avait une fois une grande reine, qui étant accouchée de deux filles jumelles, convia douze fées du voisinage de les venir voir, et de les douer comme c’était la coutume en ce temps-là, coutume très commode, car le pouvoir des fées raccommodait presque toujours ce que la nature avait gâté : mais quelquefois aussi, il gâtait bien ce que la nature avait le mieux fait.

Quand les fées furent toutes dans la salle des festins, on leur servit un repas magnifique. Chacun allait se placer à table, lorsque Magotine entra : c’était la sœur de Carabosse, qui n’était pas moins méchante qu’elle. La reine à cette vue frissonna, craignant quelque désastre parce qu’elle ne l’avait point priée de venir à la fête ; mais cachant son inquiétude avec soin, elle fut elle-même querir un fauteuil de velours vert en broderie de saphirs ; comme elle était la doyenne des fées, toutes les autres se rangèrent pour lui faire place, et chacune se disait à l’oreille : « Dépêchons-nous, ma sœur, de douer les petites princesses, afin de prévenir Magotine. »

Lorsqu’on lui présenta un fauteuil, elle dit rudement qu’elle n’en voulait point, et qu’elle était assez grande pour manger debout ; mais elle se trompa ; car la table étant un peu haute, elle ne la voyait seulement pas, tant elle était petite ; elle en eut un dépit qui augmenta encore sa mauvaise humeur. « Madame, lui dit la reine, je vous supplie de vous mettre à table. — Si vous aviez eu envie de m’avoir, répliqua la fée, vous m’auriez priée comme les autres ; il ne faut à votre cour que de jolies personnes bienfaisantes, et bien magnifiques comme sont mes sœurs ; pour moi je suis trop laide et trop vieille ; mais avec cela, je n’ai pas moins de pouvoir qu’elles, et sans me vanter, j’en ai eu peut-être davantage. » Toutes les fées la pressèrent tant de se mettre à table, qu’elle y consentit ; l’on posa d’abord une corbeille d’or, et dedans douze bouquets de pierreries : les premières venues prirent chacune la leur, de sorte qu’il n’en resta point pour Magotine ; elle se mit à grommeler entre ses dents. La reine courut à son cabinet, et lui apporta une cassette de peau d’Espagne parfumée, couverte de rubis, toute remplie de diamans ; elle la supplia de les recevoir ; mais Magotine secoua la tête, et lui dit ::« Gardez vos bijoux, madame ; j’en ai de reste, je venais seulement pour voir si vous aviez pensé à moi ; vous m’avez fort négligée. » Là-dessus elle donna un coup de baguette sur la table, et toutes les viandes dont elle était chargée, se changèrent en serpens fricassés ; les fées en eurent tant d’horreur, qu’elles jetèrent leurs serviettes, et quittèrent le festin.

Pendant qu’elles s’entretenaient du mauvais tour que Magotine venait de leur faire, cette barbare petite fée s’approcha du berceau où les princesses étaient enveloppées de langes de drap d’or, les plus jolies du monde, et s’adressant à l’une d’elles : « Je te doue, dit-elle promptement, d’être parfaite en laideur. » Elle allait donner quelque malédiction à l’autre, quand les fées toutes émues accoururent et l’en empêchèrent ; de sorte que la mauvaise Magotine cassa un panneau de vitres, et passant à travers comme un éclair, elle disparut aux yeux.

De quelques dons que les fées bienfaisantes pussent douer la princesse, la reine ressentit moins leurs bontés, qu’elle ne ressentait la douleur de se voir mère de la plus laide créature du monde ; elle la prit entre ses bras et elle eut le chagrin de la voir enlaidir d’un instant à l’autre ; elle essayait inutilement de se faire violence, pour ne pas pleurer devant mesdames les fées ; elle ne pouvait s’en empêcher, et l’on ne saurait comprendre la pitié qu’elle leur faisait. « Que ferons-nous, ma sœur, s’entredisaient elles, que ferons-nous pour consoler la reine ? » Elles tinrent un grand conseil, et lui dirent ensuite d’écouter moins sa douleur, parce qu’il y avait un temps marqué où sa fille serait fort heureuse : « Mais, interrompit la reine, deviendra-t-elle belle ? — Nous ne pouvons, répliquèrent-elles, nous expliquer davantage : qu’il vous suffise, madame, de savoir que votre fille sera contente. » Elle les remercia fort, et ne manqua pas de les charger de présens ; car encore que les fées fussent bien riches, elles voulaient toujours qu’on leur donnât quelque chose ; et cette coutume a passé depuis chez tous les peuples de la terre, sans que le temps l’ait détruite.

La reine appela sa fille aînée Laidronette, et la cadette Bellotte. Ces noms leur convenaient parfaitement bien, car Laidronette devenait si affreuse que, quelqu’esprit qu’elle eût, il était impossible de la regarder ; sa sœur embellissait, et paraissait toute charmante, de sorte que Laidronette, ayant déjà douze ans, vint se jeter aux pieds du roi et de la reine, pour les prier de lui permettre de s’aller renfermer dans le château des solitaires, afin de cacher sa laideur et de ne les point désoler plus long-temps ; ils ne laissaient pas de l’aimer malgré sa difformité, de sorte qu’ils eurent quelque peine d’y consentir ; mais Bellotte leur restait ; c’était assez de quoi les consoler.

Laidronette pria la reine de n’envoyer avec elle que sa nourrice et quelques officiers pour la servir. « Vous ne devez pas craindre, ma dame, lui dit-elle, que l’on m’enlève, et je vous avoue, qu’étant faite comme je suis, je voudrais éviter jusqu’à la lumière du jour. » Le roi et la reine lui accordèrent ce qu’elle demandait : elle fut conduite dans le château qu’elle avait choisi. Il était bâti depuis plusieurs siècles ; la mer venait jusque sous les fenêtres, et lui servait de canal ; une vaste forêt voisine fournissait des promenades, et plusieurs prairies en terminaient la vue. La princesse jouait des instrumens et chantait divinement bien : elle demeura deux ans dans cette agréable solitude, où elle fit même quelques livres de réflexions ; mais l’envie de revoir le roi et la reine l’obligea de monter en carrosse, et d’aller à la cour. Elle arriva justement comme on allait marier la princesse Bellote ; tout était dans la joie : lorsqu’on vit Laidronnette, chacun prit un air chagrin ; elle ne fut embrassée ni caressée par aucun de ses parens ; et, pour tout régal, on lui dit qu’elle était fort enlaidie, et qu’on lui conseillait de ne pas paraître au bal ; que cependant si elle avait envie de le voir, on pourrait lui ménager quelque petit trou pour le regarder. Elle répondit qu’elle n’était venue ni pour danser, ni pour entendre des violons : qu’il y avait si long-temps qu’elle était dans le château solitaire qu’elle n’avait pu s’empêcher de le quitter pour rendre ses respects au roi et à la reine : qu’elle connaissait avec une vive douleur, qu’ils ne pouvaient la souffrir ; qu’ainsi elle allait retourner dans son désert, où les arbres, les fleurs et les fontaines de lui reprochaient point sa laideur, lorsqu’elle s’en approchait. Quand le roi et la reine virent qu’elle était si fâchée, ils lui dirent, en se faisant quelque violence, qu’elle pouvait rester deux ou trois jours auprès d’eux. Mais comme elle avait du cœur, elle répliqua qu’elle aurait trop de peine à les quitter, si elle passait ce temps en si bonne compagnie. Ils souhaitaient trop qu’elle s’en allât, pour la retenir ; ils lui dirent donc froidement qu’elle avait raison.

La princesse Bellotte lui donna pour présent de noces un vieux ruban, qu’elle avait porté tout l’hiver à son manchon ; et le roi qu’elle épousait lui donna du taffetas zinzolin pour lui faire une jupe. Si elle s’en était crue, elle aurait bien jeté le ruban et le zinzolinage au nez des généreuses personnes qui la régalaient si mal ; mais elle avait tant d’esprit, de sagesse et de raison, qu’elle ne voulut témoigner aucune aigreur ; elle partit donc avec sa fidèle nourrice pour retourner dans son château, le cœur si rempli de tristesse, qu’elle fit tout le voyage sans dire une parole.

Comme elle était un jour dans une des plus sombres allées de la forêt elle vit sous un arbre un gros serpent vert, qui haussant la tête lui dit : « Laidronette, tu n’es pas seule malheureuse ; vois mon horrible figure, et sache que j’étais né encore plus beau que toi. » La princesse, effrayée, n’entendit pas la moitié de ses paroles ; elle s’enfuit, et demeura plusieurs jours sans oser sortir, tant elle avait peur d’une pareille rencontre. Enfin s’ennuyant d’être toujours seule dans sa chambre, elle en descendit sur le soir, et fut au bord de la mer : elle se promenait lentement, et rêvait à sa triste destinée, lorsqu’elle vit venir à elle une petite barque toute dorée, et peinte de mille devises différentes ; la voile en était de brocard d’or, le mât de cèdre, les rames de canambour ; il semblait que le hasard seul la faisait voguer ; et comme elle s’arrêta fort proche du rivage, la princesse curieuse d’en voir toutes les beautés, entra dedans ; elle la trouva garnie de velours cramoisi à fond d’or, et ce qui servait de clous était fait de diamans : mais tout d’un coup cette barque s’éloigna du rivage ; la princesse, alarmée du péril qu’elle courait, prit les rames pour essayer d’y revenir ; ses efforts furent inutiles ; le vent qui soufflait éleva les flots ; elle perdit la terre de vue : n’apercevant plus que le ciel et la mer, elle s’abandonna à la fortune, persuadée qu’elle ne lui serait guère favorable, et que Magotine lui faisait encore ce mauvais tour. « Il faut que je meure, dit-elle ; quels mouvemens secrets me font craindre la mort ? Hélas ! jusqu’ici ai-je connu aucun des plaisirs qui peuvent la faire haïr ? ma laideur effraie jusqu’à mes proches parens ; ma sœur est une grande reine, et moi je suis reléguée au fond d’un désert, où pour toute compagnie j’ai trouvé un serpent qui parlait. Ne vaut-il pas mieux que je périsse que de traîner une vie languissante, telle qu’est la mienne ? »

Ces réflexions tarirent les larmes de la princesse. Elle regardait avec intrépidité de quel côté viendrait la mort, et elle semblait la convier de ne pas tarder, lorsqu’elle vit sur les flots un serpent qui s’approcha de sa barque, et lui dit : « Si vous étiez d’humeur à recevoir quelque secours d’un pauvre Serpentin Vert, tel que moi, je suis en état de vous sauver la vie. — La mort me fait moins de peur que toi, s’écria la princesse, et si tu cherches à me faire quelque plaisir, ne te montre jamais à mes yeux. » Serpentin Vert fit un long sifflement (c’est la manière dont les serpens soupirent), et sans rien répliquer, il s’enfonça dans l’onde. « Quel horrible monstre, disait la princesse en elle-même, il a des ailes verdâtres ; son corps est de mille couleurs ; ses griffes d’ivoire, ses yeux de feu, et sa tête hérissée de longs crins : ah ! j’aime mieux périr que de lui devoir la vie. Mais, reprenait-elle, quel attachement a-t-il à me suivre, et par quelle aventure peut-il parler comme s’il était raisonnable ? » Elle rêvait ainsi, quand une voix répondant à sa pensée, lui dit : « Apprends, Laidronette, qu’il ne faut point mépriser Serpentin Vert ; et si ce n’était pas te dire une dureté, je t’assurerais qu’il est moins laid en son espèce, que tu ne l’es en la tienne ; mais bien loin de vouloir te fâcher, l’on voudrait soulager tes peines, si tu voulais y consentir. »

Cette voix surprit beaucoup la princesse, et ce qu’elle lui avait dit lui parut si peu soutenable, qu’elle n’eut pas assez de force pour retenir ses larmes ; mais y faisant tout à coup réflexion : « Quoi ! s’écria-t-elle, je ne veux pas pleurer ma mort, et j’ai la faiblesse de pleurer, parce qu’on me reproche ma laideur : de quoi me servirait, hélas ! d’être la plus belle personne du monde, je n’en périrais pas moins ; ce me doit être même un motif de consolation pour m’empêcher de regretter, la vie. »

Pendant qu’elle moralisait ainsi, la barque flottant toujours au gré des vents, vint se briser contre un rocher ; il n’en resta pas deux pièces de bois ensemble. La pauvre princesse sentit que toute sa philosophie ne pouvait tenir contre un péril si évident ; elle trouva quelques morceaux de bois, qu’elle crut prendre entre ses bras ; et se sentant soulevée, elle arriva heureusement au pied de ce grand rocher. Hélas ! que devint elle, quand elle vit qu’elle embrassait étroitement Serpentin Vert ? Comme il s’aperçut de la frayeur épouvantable qu’elle avait, il s’éloigna un peu et lui cria : « Vous me craindriez moins, si vous me connaissiez dayantage ; mais il est de la rigueur de ma destinée d’effrayer tout le monde. » Il se jeta aussitôt dans l’eau, et Laidronette resta seule sur un rocher d’une grandeur prodigieuse.

De quelque côté qu’elle pût jeter les yeux, elle ne vit rien qui adoucit son désespoir ; la nuit s’approchait : elle n’avait aucunes provisions pour manger, et ne savait où se retirer. « Je croyais, dit-elle tristement, finir mes jours dans la mer : sans doute c’est ici leur dernier période ; quelque monstre marin viendra me dévorer, ou le manque de nourriture m’ôter la vie, » Elle s’assit au plus haut du rocher ; tant qu’il fit jour, elle regarda la mer ; et lorsque la nuit fut tout-à-fait venue, elle ôta sa jupe de taffetas zinzolin, elle se couvrit la tête et le visage ; puis elle resta ainsi bien inquiète de ce qui s’allait passer.

Enfin elle s’endormit, et il lui sembla qu’elle entendait divers instrumens ; elle demeura persuadée qu’elle rêvait : mais au bout d’un moment elle entendit chanter ces vers, qui semblaient faits pour elle.

Souffrez qu’ici l’amour vous blesse,
L’on y ressent ses tendres feux.
Ce dieu bannit notre tristesse :
Nous nous plaisons dans ce séjour heureux.
Souffrez qu’ici l’amour vous blesse,
L’on y ressent ses tendres feux.

L’attention qu’elle fit à ces paroles, la réveilla tout-à-fait. « De quel bonheur et de quelle infortune suis-je menacée ? dit-elle ; en l’état où je suis, reste-t-il encore de beaux jours ? » Elle ouvrit les yeux avec quelque sorte de crainte, appréhendant de se trouver environnée de monstres, mais quelle fut sa surprise, lorsqu’au lieu de ce rocher affreux et sauvage, elle se trouva dans une chambre toute lambrissée d’or ? Le lit où elle était couchée, répondait parfaitement à la magnificence du plus beau palais de l’univers. Elle se faisait là-dessus cent questions, ne pouvant croire qu’elle fût bien éveillée. Enfin elle se leva, et courut ouvrir une porte vitrée qui donnait sur un spacieux balcon, d’où elle découvrit toutes les beautés que la nature, secondée de l’art, peuvent ménager sur la terre ; des jardins remplis def leurs, de fontaines, de statues, et d’arbres rares ; des forêts en éloignement ; des palais dont les murs étaient ornés de pierreries, les toits de perles, si merveilleusement faits, que c’étaient autant de chefs-d’œuvre ; une mer douce et paisible, couverte de mille sortes de bâtimens différens, dont les voiles les banderolles et les flammes agitées par les vents, faisaient l’effet du monde le plus agréable à la vue.

« Dieux ! justes Dieux ! s’écria-t-elle, que vois-je ? où suis-je ? Quelle surprenante métamorphose ! Qu’est donc devenu cet épouvantable rocher, qui semblait menacer les cieux de ses pointes sourcilleuses ? Est-ce moi qui péris hier dans une barque, et qui fus sauvée par le secours d’un serpent ? » Elle parlait ainsi, elle se promenait, elle s’arrêtait ; enfin elle entendit quelque bruit dans son appartement, elle y entra et vit venir à elle cent pagodes vêtus et faits de cent manières différentes ; les plus grands avaient une coudée de haut, et les plus petits n’avaient pas plus de quatre doigts ; les uns beaux, gracieux, agréables ; les autres hideux, et d’une laideur effrayante ; ils étaient de diamans, d’émeraudes, de rubis, de perles, de cristal, d’ambre, de corail, de porcelaine, d’or, d’argent, d’airain, de bronze, de fer de bois, de terre ; les uns sans bras, les autres sans pieds, des bouches à l’oreille, des yeux de travers, des nez écrasés ; en un mot, il n’y a pas plus de différence entre les créatures qui habitent le monde, qu’il y en avait entre ces pagodes.

Ceux qui se présentèrent devant la princesse, étaient les députés du royaume ; après lui avoir fait une harangue mêlée de quelques réflexions très-judicieuses, ils lui dirent, pour la divertir, que depuis quelque temps ils voyageaient dans le monde, mais que pour en obtenir la permission de leur souverain ils lui faisaient serment en partant de ne point parler ; qu’il y en avait même de si scrupuleux, qu’ils ne voulaient remuer ni la tête, ni les pieds, ni les mains ; mais que cependant la plupart ne pouvaient s’en empêcher ; qu’ils couraient ainsi l’univers et que, lorsqu’ils étaient de retour, ils réjouissaient leur roi par le récit de tout ce qui se passait de plus secret dans les différentes cours où ils étaient reçus. « C’est, madame, ajoutèrent ces députés, un plaisir que nous vous donnerons quelquefois ; nous avons ordre de ne rien oublier pour vous désennuyer : au lieu de vous apporter des présens, nous venons vous divertir par nos chansons et par nos danses. » Ils se mirent aussitôt à chanter ces paroles, en dansant en danse ronde avec des tambours de basque et des castagnettes :

Les plaisirs sont charmans ;
Lorsqu’ils suivent les peines,
Les plaisirs sont charmans
Après de longs tourmens.
Ne brisez point vos chaînes ;
Jeunes amans,
Les plaisirs sont charmans,
Lorsqu’ils suivent les peines ;
Les plaisirs sont charmans
Après de longs tourmens.
À force de souffrir des rigueurs inhumaines,
Vous trouverez d’heureux momens ;

Les plaisirs sont charmans,
Lorsqu’ils suivent les peines ;
Les plaisirs sont charmans
Après de longs tourmens.

Lorsqu’ils eurent fini, le député qui avait porté la parole, dit à la princesse : « Voici, madame cent pagodines, qui sont destinées à l’honneur de vous servir : tout ce que vous vous voudrez au monde s’accomplira, pourvu que vous restiez parmi nous. » Les pagodines parurent à leur tour ; elles tenaient des corbeilles proportionnées à leur taille, remplies de cent choses différentes, si jolies, si utiles, si bien faites et si riches, que Laidronette ne se lassait point d’admirer, de louer et de se récrier sur les merveilles qu’elle voyait. La plus apparente des pagodines, qui était une petite figure de diamans, lui proposa d’entrer dans la grotte des bains, parce que la chaleur augmentait ; la princesse marcha du côté qu’elle lui montrait, entre deux rangs de gardes du corps, d’une taille et d’une mine à faire mourir de rire ; elle trouva deux cuves de cristal garnies d’or, pleines d’eau d’une odeur si bonne et si rare, qu’elle en demeura surprise ; un pavillon de drap d’or mêlé de vert s’élevait au-dessus ; elle demanda pourquoi il y avait deux cuves ; on lui dit que l’une était pour elle, et l’autre pour le souverain des pagodes. « Mais, s’écria-t-elle, en quel endroit est-il ? — Madame, lui dit-on, il fait à présent la guerre ; vous le verrez à son retour. » La princesse demanda encore s’il était marié : on lui dit que non, et qu’il était si aimable qu’il n’avait trouvé jusqu’alors personne digne de lui. Elle ne poussa pas plus loin sa curiosité ; elle se déshabilla et se mit dans le bain. Aussitôt pagodes et pagodines se mirent à chanter et à jouer des instrumens : tels avaient des théorbes faits d’une coquille de noix ; tels avaient des violes faites d’une coquille d’amande ; car il fallait bien proportionner les instrumens à leur taille ; mais tout cela était si juste et s’accordait si bien, que rien ne réjouissait davantage que ces sortes de concerts.

Lorsque la princesse fut sortie du bain, on lui présenta une robe de chambre magnifique ; plusieurs pagodes, qui jouaient de la flûte et du hautbois, marchaient devant elle ; plusieurs pagodines la suivaient chantant des vers à sa louange : elle entra ainsi dans une chambre ou sa toilette était mise. Aussitôt pagodines dames d’atours pagodines femmes de chambre allaient et venaient, la coiffaient, l’habillaient, la louaient, l’applaudissaient, il n’était plus question de laideur, de jupe de zinzolin, ni de ruban gras.

La princesse était véritablement étonnée. « Qu’est-ce qui peut, disait-elle, me procurer un bonheur si extraordinaire ? Je suis sur le point de périr, j’attends la mort, je ne puis espérer autre chose et cependant je me trouve tout d’un coup dans le lieu du monde le plus agréable, le plus magnifique, et où l’on me témoigne le plus de joie de me voir ! » Comme elle avait infiniment d’esprit et de bonté, elle faisait si bien que toutes les petites créatures qui l’approchaient demeuraient charmées de ses manières.

Tous les jours à son lever elle avait de nouveaux habits, nouvelles dentelles, nouvelles pierreries ; c’était grand dommage qu’elle fût si laide ; mais cependant elle qui ne pouvait se souffrir, commença de se trouver moins désagréable, par le grand soin que l’on prenait de la parer. Il n’y avait point d’heure où quelques pagodes n’arrivassent et ne lui rendissent compte des choses les plus secrètes et les plus curieuses qui se passaient dans le monde, des traités de paix, des ligués pour faire la guerre, trahisons et ruptures d’amans, infidélités de maîtresses, désespoirs, racommodemens, héritiers déçus, mariages rompus, vieilles veuves qui se remariaient fort mal à propos, trésors découverts, banqueroutes ; fortunes faites en un moment ; favoris tombés, siéges de places, maris jaloux, femmes coquettes mauvais enfans, villes abimées : enfin que ne venaient-ils pas dire à la princesse pour la réjouir ou pour l’occuper ? Il y avait quelquefois des pagodes qui avaient le ventre si enflé, et les joues si bouffies, que c’était une chose surprenante. Quand elle leur demandait pourquoi ils étaient ainsi, ils lui disaient : « Comme il ne nous est pas permis de rire, ni de parler dans le monde, et que nous y voyons faire sans cesse des choses toutes risibles et des sottises presqu’intolérables, l’envie d’en railler est si forte, que nous enflons, et c’est proprement une hydropisie de rire, dont nous guérissons dès que nous sommes ici. » La princesse admirait le bon esprit de la gente pagodine ; car effectivement l’on pourrait bien enfler de rire, s’il fallait rire de toutes les impertinences que l’on voit.

Il n’y avait point de soir que l’on ne jouât une des plus belles pièces de Corneille ou de Molière. Le bal était très-fréquent ; les plus petites figures, pour tirer avantage de tout, dansaient sur la corde afin d’être mieux vues ; au reste, les repas qu’on servait à la princesse pouvaient passer pour des festins de fête solennelle. On lui apportait des livres sérieux, de galans, d’historiques ; enfin, les jours s’écoulaient comme des momens, quoiqu’à la vérité toutes ces pagodes si spirituelles lui parussent d’une petitesse insupportable ; car il arrivait souvent qu’allant à la promenade, elle en mettait une trentaine dans ses poches pour l’entretenir ; c’était la plus plaisante chose du monde de les entendre caqueter avec leurs petites voix plus claires que celles des marionnettes.

Il arriva une fois que la princesse ne dormant point, disait : « Que deviendrai-je ? serai-je toujours ici ? Ma vie se passe plus agréablement que je n’aurais osé l’espérer ; cependant il manque quelque chose à mon cœur ; j’ignore ce que c’est ; mais je commence à sentir que cette suite des mêmes plaisirs, qui n’est variée par aucuns événemens, me semble insipide. — Eh ! princesse, lui dit une voix, n’est-ce pas votre faute ? Si vous vouliez aimer vous sauriez bien vite que l’on peut rester long-temps avec ce qu’on aime dans un palais, et même dans une solitude affreuse, sans souhaiter d’en sortir. — Quel pagode me parle ? répondit-elle. Quels pernicieux conseils me donne-t-il, contraires à tout le repos de ma vie ? Ce n’est point une pagode, répondit-on, qui vous avertit d’une chose que vous ferez tôt ou tard ; c’est le malheureux souverain de ce royaume qui vous adore, madame, et qui n’oserait vous le dire qu’en tremblant. — Un roi m’adore ! répliqua la princesse ; ce roi a-t-il des yeux, ou s’il est aveugle ? A--t-il vu que je suis la plus laide personne du monde ? — Je vous ai vue, madame, répliqua l’invisible, je ne vous ai point trouvée telle que vous vous représentez, et soit votre personne, votre mérite ou vos disgrâces, je vous le répète, je vous adore ; mais mon amour respectueux et craintif m’oblige à me cacher. — Je vous en ai de l’obligation, reprit la princesse, que ferais-je, hélas ! si j’aimais quelque chose ? — Vous feriez la félicité de celui qui ne peut vivre sans vous, lui dit-il ; mais si vous ne lui permettez pas de paraître, il n’oserait le faire. — Non, dit la princesse, non je ne veux rien voir qui m’engage trop fortement. » On cessa de lui répondre, et elle fut le reste de la nuit très-occupée de cette aventure.

Quelque résolution qu’elle eût prise de ne rien dire qui eût le moindre rapport à cette aventure, elle ne put s’empêcher de demander aux pagodes si leur roi était de retour. Ils lui dirent que non. Cette réponse qui s’accordait mal avec ce qu’elle avait entendu, l’inquiéta ; elle ne laissa pas de demander encore si leur roi était jeune et bien fait : on lui dit qu’il était jeune, qu’il était bien fait et fort aimable. Elle demanda si l’on avait souvent de ses nouvelles. On lui dit qu’on en avait tous les jours. « Mais sait-il, ajouta-t-elle, que je suis dans son palais ? — Oui, madame, répliqua-t-on, il sait tout ce qui se passe à votre égard, il s’y intéresse, et l’on fait partir d’heure en heure des courriers qui vont lui apprendre de vos nouvelles. » Elle se tut et commença à rêver beaucoup plus souvent qu’elle n’avait accoutumé de le faire.

Quand elle était seule, la voix lui parlait : elle en avait quelquefois peur ; mais elle lui faisait quelquefois plaisir ; car il n’y avait rien de si galant que tout ce qu’elle lui disait. « Quelque résolution que j’aie faite de ne jamais aimer, répondait la princesse, et quelque raison que j’aie de défendre mon cœur d’un engagement qui ne lui pourrait être que fatal, je vous avoue cependant que je serais bien aise de connaître un roi dont le goût est aussi bizarre que le vôtre ; car, s’il est vrai que vous m’aimiez, vous êtes peut-être le seul dans le monde qui puissiez avoir une semblable faiblesse pour une personne aussi laide que moi… Pensez tout ce qui vous plaira de mon caractère, mon adorable princesse, lui répondait la voix, je trouve assez de quoi le justifier dans votre mérite ; ce n’est pas cela aussi qui m’oblige à me cacher, j’en ai des sujets si tristes, que si vous les saviez, vous ne pourriez me refuser votre pitié. » La princesse alors pressait la voix de s’expliquer ; mais la voix ne parlait plus ; elle entendait seulement pousser de longs soupirs ; toutes ces choses l’inquiétaient ; quoique ce fût un amant inconnu et caché, il lui rendait mille soins ; à joindre que le lieu où elle était lui faisait souhaiter une compagnie plus convenable que celle des pagodes. Cela fut cause qu’elle commença de s’ennuyer partout, la voix seule de son invisible avait le pouvoir de l’occuper agréablement.

Une des nuits la plus obscure de l’année, où elle était endormie, elle s’aperçut en se réveillant que quelqu’un était assis proche de son lit ; elle crut que c’était la pagodine de perles qui ayant plus d’esprit que les autres, venait quelquefois l’entretenir. La princesse avança les bras pour la prendre, mais on lui prit la main, on la serra, on la baisa, quelques larmes tombèrent dessus, on était si saisi qu’on ne pouvait parler ; elle ne douta point que ce ne fût le roi invisible : « Que me voulez-vous donc, lui dit-elle en soupirant, puis-je vous aimer sans vous connaître et sans vous voir ? — Ah ! madame, répondit-on, quelles conditions attachez-vous à la douceur de vous plaire ? Il m’est impossible de me laisser voir. La méchante Magotine qui vous a joué un si mauvais tour, est la même qui m’a condamné à une pénitence de sept ans ; il y en a déjà cinq d’écoulés, il m’en reste encore deux, dont vous adoucirez toute l’amertume, si vous voulez bien me recevoir pour époux ; vous allez penser que je suis un témeraire, et que ce que je vous demande est absolument impossible ; mais, madame, si vous saviez jusqu’où va ma passion, jusqu’où va l’excès de mes malheurs, vous ne me refuseriez point la grâce que je vous demande. »

Laidronette s’ennuyait, comme je l’ai déjà dit, elle trouvait que le roi invisible avait tout ce qui pouvait plaire dans l’esprit, et l’amour se saisit de son cœur. Sous le nom spécieux d’une généreuse pitié, elle répliqua qu’il fallait encore quelques jours pour se pouvoir résoudre : c’était beaucoup de l’avoir amenée jusqu’à ne différer que de quelques jours, une chose dont on n’osait se flatter ; les fêtes et les concerts redoublèrent, on ne chantait plus devant elle que les chants d’Hyménée : on lui apportait sans cesse des présens d’une magnificence qui surpassait tout ce que l’on avait jamais vu : L’amoureuse voix assidue auprès d’elle, lui faisait sa cour dès qu’il était nuit, et la princesse se retirait de meilleure heure, pour avoir plus de temps à l’entretenir.

Enfin elle consentit de prendre le roi invisible pour époux, et elle lui promit de ne le voir qu’après que sa pénitence serait achevée. « Il y va de tout pour vous et pour moi, lui dit-il : si vous aviez cette imprudente curiosité il faudrait que je recommençasse ma pénitence, et que vous en partageassiez la peine avec moi ; mais si vous pouvez vous empêcher de suivre les mauvais conseils qu’on vous donnera, vous aurez la satisfaction de me trouver selon votre cœur, et de retrouver en même temps la merveilleuse beauté que la méchante Magotine vous a ôtée. » La princesse, ravie de cette nouvelle espérance, fit mille sermens à son époux de n’avoir aucune curiosité contraire à ses désirs ; ainsi les noces s’achevèrent sans bruit et sans éclat, le cœur et l’esprit n’y trouvėrent pas moins leur compte.

Comme tous les pagodes cherchaient avec empressement à divertir leur nouvelle reine, il y en eut un qui lui apporta l’histoire de Psyché, qu’un auteur des plus à la mode venait de mettre en beau langage ; elle y trouva beaucoup de choses qui avaient du rapport à son aventure, et il lui prit une si violente envie de voir chez elle son père et sa mère, avec sa sœur et son beau-frère, que quelque chose au monde que pût lui dire le roi rien ne fut capable de lui ôter cette fantaisie. « Le livre que vous lisez, ajouta-t-il, vous peut faire connaître dans quels malheurs Psyché tomba : hé ! de grâce, profitez-en pour les éviter. » Elle promit plus qu’il ne lui demandait ; enfin un vaisseau chargé de pagodes et de présens magnifiques, fut dépêché avec des lettres de la reine Laidronette à la reine sa mère. Elle la conjurait de la venir voir dans son royaume, et les pagodes eurent pour cette fois seulement la permission de parler ailleurs que chez eux.

La perte de la princesse n’avait pas laissé que de trouver de la sensibilité dans ses proches ; on la croyait périe, de sorte que ses lettres furent infiniment agréables à la cour ; et la reine qui mourait d’envie de la revoir, ne différa pas un moment à partir avec sa fille et son gendre. Les pagodes, qui savaient seuls le chemin de leur royaume, y conduisirent toute la famille royale ; et lorsque Laidronette vit ses parens, elle en pensa mourir de joie. Elle lut et relut Psyché, pour être en garde sur tout ce qu’on lui disait et sur tout ce qu’elle devait répondre ; mais elle eut beau faire elle s’égara en cent endroits ; tantôt le roi était à l’armée, tantôt il était malade, et de si mauvaise humeur, qu’il ne voulait voir personne, tantôt il faisait un pèlerinage, puis il était à la chasse ou à la pêche. Enfin il semblait qu’elle était gagée pour ne rien dire qui vaille, et que la barbare Magotine lui avait renversé l’esprit. Sa mère et sa sœur en raisonnèrent ensemble, il fut conclu qu’elle les trompait et que peut-être elle se trompait elle-m^me, de sorte que par un zèle assez mal réglé, elles résolurent de lui parler : elles s’en acquittèrent avec tant d’adresse, qu’elles jetèrent dans son esprit milles craintes et mille doutes ; Après s’être long-temps défendue de convenir de ce qu’elles lui disaient, elle avoua que jusqu’alors elle n’avait point vu son époux, mais qu’il avait tant de charmes dans sa con- même, versation, que c’était assez de l’entendre, pour être contente ; qu’il était en pénitence encore pour deux ans ; qu’après ce temps-là, non-seulement elle devait le voir, mais qu’elle deviendrait belle comme l’astre jour. « Malheureuse, s’écria la reine, que les panneaux qu’on te tend sont grossiers ! est-il possible que tu croies avec une si grande simplicité de tels contes ? Ton mari est un monstre, et cela ne peut être autrement, car tous les pagodes dont il est le roi, sont de vrais magots. — Je croirais bien plutôt, répliqua Laidronette, que c’est le dieu d’amour lui-même. — Quelle erreur ! s’écria la reine Bellotte ; l’on dit à Psyché qu’elle avait un monstre pour époux, et elle trouva que c’était l’Amour ;, vous êtes entêtée que l’Amour est le vôtre, et assurément c’est un monstre ; tout au moins mettez votre esprit en repos, éclaircissez-vous sur une chose si aisée. » La reine en dit autant, et son gendre encore davantage.

La pauvre princesse demeura si confuse et si troublée qu’après avoir renvoyé toute sa famille avec des présens qui payaient de reste le taffetas de zinzolin et le ruban de manchon, elle résolut, quoi qu’il en pût arriver, de voir son mari. Ah ! curiosité fatale, dont mille affreux exemples ne peuvent nous corriger, que tu vas coûter cher à cette malheureuse princesse ! Elle aurait eu bien du regret de ne pas imiter sa devancière Psyché ; de sorte qu’elle cacha une lampe comme elle, et s’en servit pour regarder ce roi invisible, si cher à son cœur. Mais quel cri épouvantable ne fit-elle pas, lorsqu’au lieu du tendre Amour, blond, blanc, jeune et tout aimable, elle vit l’affreux Serpentin Vert aux longs crins hérissés ? Il s’éveilla transporté de rage et de désespoir : « Barbare, s’écria-t-il, est-ce là la récompense de tant d’amour ? » La princesse ne l’entendait plus, la peur l’avait fait évanouir, et Serpentin était déjà bien loin.

Au bruit de toute cette tragédie, quelques pagodes étaient accourus ; ils couchèrent la princesse, la secoururent, et lorsqu’elle fut revenue, elle se trouva dans un état où l’imagination ne peut atteindre ; combien se reprochait-elle le mal qu’elle allait procurer à son mari ? Elle l’aimait tendrement, mais elle abhorrait sa figure, et elle aurait voulu pour la moitié de sa vie ne l’avoir pas vu.

Cependant ses tristes rêveries furent interrompues par quelques pagodes qui entrèrent d’un air effrayé dans sa chambre. Ils venaient l’avertir que plusieurs vaisseaux remplis de marionnettes, ayant Magotine à leur tête, étaient entrés sans obstacle dans le port. Les marionnettes et les pagodes sont ennemis de tout temps ; ils sont en concurrence sur mille choses, et les marionnettes ont même le privilége de parler partout, ce que les pagodes n’ont point. Magotine était leur reine ; l’aversion qu’elle avait pour le pauvre Serpentin Vert et pour l’infortunée Laidronette, l’obligea d’assembler des troupes, dans la résolution de les venir tourmenter au moment que leurs douleurs seraient les plus vives.

Elle n’eut pas de peine à réussir dans ses projets, car la reine était si désolée, qu’encore qu’on la pressât de donner les ordres nécessaires, elle s’en défendit, assurant qu’elle n’entendait point la guerre ; l’on assembla par son ordre les pagodes qui s’étaient trouvés dans les villes assiégées et dans le cabinet des plus grands capitaines : elle leur ordonna de pourvoir à toutes choses, et s’enferma ensuite dans son cabinet, regardant d’un œil presqu’égal tous les événemens de la vie.

Magotine avait pour général le fameux Polichinel, qui savait bien son métier, et qui avait un gros corps de réserve, composé de mouches guêpes, de hannetons et de papillons, qui firent merveilles contre quelques grenouilles et quelques lézards armés à la légère. Ils étaient depuis long-temps à la solde des pagodes, à la vérité plus redoutables par leur nom que par leur valeur.

Magotine se divertit quelque temps à voir le combat ; pagodes et pagodines s’y surpassent ; mais la fée d’un coup de baguette dissipa tous ces superbes édifices ; ces charmans jardins, ces bois, ces prés, ces fontaines furent ensevelis sous leurs propres ruines, et la reine Laidronette ne put éviter la dure condition d’être esclave de la plus maligne fée qui sera jamais ; quatre ou cinq cents marionnettes l’obligèrent de venir jusqu’où était Magotine. « Madame, lui dit Polichinel, voici la reine des pagodes que j’ose vous présenter. — Je la connais il y a longtemps, dit Magotine ; elle est la cause que je reçus un affront le jour de sa naissance ; je ne l’oublierai jamais. — Hélas ! madame, lui dit la reine, je croyais que vous vous en étiez suffisamment vengée ; le don de laideur que vous me distribuâtes au suprême degré, pourrait avoir satisfait une personne moins vindicative que vous : — Comme elle cause ! dit la fée ; voici un docteur de nouvelle édition. Votre premier emploi sera d’enseigner la philosophie à mes fourmis : préparez —vous à leur donner tous les jours une leçon. — Comment m’y prendrai-je, madame, répliqua la reine affligée, je ne sais point la philosophie, et quand je la saurais, vos fourmis sont-elles capables de l’apprendre ? — Voyez, voyez cette raisonneuse, s’écria Magotine ; hé bien ! reine, vous ne leur apprendrez pas la philosophie, mais vous donnerez à tout le monde malgré vous, des exemples de patience qu’il sera difficile d’imiter. »

Là-dessus elle lui fit apporter des souliers de fer si étroits, que la moitié de son pied n’y pouvait entrer ; mais cependant il fallut bien les chausser : cette pauvre reine eut tout le temps de pleurer et de souffrir. « Oh ça, dit Magotine, voici une quenouille chargée de toile d’araignée, je prétends que vous la filiez aussi fine que vos cheveux, et je ne vous donne que deux heures. — Je n’ai jamais filé, madame, lui dit la reine ; mais encore que ce que vous voulez me paraisse impossible, je vais essayer de vous obéir. » On la conduisit aussitôt dans le fond d’une grotte très-obscure, on la ferma avec une grosse pierre après lui avoir donné un pain bis et une cruche d’eau.

Lorsqu’elle voulut filer cette crasseuse toile d’araignée, son fuseau trop pesant tombait cent et cent fois en terre ; elle eut la patience de le ramasser autant, et de recommencer l’ouvrage à plusieurs reprises ; mais c’était toujours inutilement. « Je connais bien à cette heure, dit-elle, l’excès de mon malheur, je suis livrée à l’implacable Magotine ; elle n’est pas contente de m’avoir dérobé toute ma beauté, elle veut trouver des prétextes pour me faire mourir. » Elle se prit à pleurer, repassant dans son esprit l’état heureux dont elle venait de jouir dans le royaume de Pagodie, et jetant sa quenouille par terre : « Que Magotine vienne quand il lui plaira, dit-elle, je ne sais point faire l’impossible. » Elle entendit une voix qui lui dit : « Ah ! reine, votre curiosité trop indiscrète vous coûte les larmes que vous répandez ; cependant il n’y a pas moyen de voir souffrir ce que l’on aime ; j’ai une amie dont je ne vous ai point encore parlé : elle se nomme fée Protectrice ; j’espère qu’elle vous sera d’un grand secours. » Aussitôt on frappa trois coups, et sans qu’elle vît personne, sa quenouille fut filée et dévidée. Au bout de deux heures, Magotine, qui cherchait noise, fit ôter la pierre de la grotte, et elle y entra suivie d’un nombreux cortège de marionnettes. « Voyons, voyons, dit-elle, l’ouvrage d’une paresseuse, qui ne sait ni coudre ni filer. — Madame, dit la reine, je ne le savais pas en effet, mais il a bien fallu l’apprendre. » Quand Magotine vit une chose si étrange, elle prit le peloton de fil d’araignée, et lui dit : « Vraiment, vous êtes trop adroite, ce serait grand dommage de ne vous pas occuper ; tenez, reine, faites des filets avec ce fil, qui soient assez forts pour prendre des saumons. — Hé, de grâce, répliqua-t-elle considérez qu’à peine les mouches s’y peuvent prendre. Vous raisonnez beaucoup, ma belle amie, dit Magotine ; mais cela ne vous servira de rien. » Elle sortit de la grotte, fit remettre la grosse pierre devant, et l’assura que si dans deux heures les filets n’étaient pas achevés, elle était perdue.

« Ah ! fée Protectrice, dit alors la reine, s’il est vrai que mes malheurs puissent vous toucher, ne me refusez pas votre secours. » En même temps les filets se trouvent commencés et achevés. Laidronette demeura surprise au dernier point, elle remercia dans son cœur cette secourable fée, qui lui faisait tant de bien, et elle pensa avec plaisir que c’était sans doute son mari qui lui procurait cette amie. « Hélas ! Serpentin Vert, dit-elle, vous êtes bien généreux de m’aimer encore après les maux que je vous ai faits. » On ne lui répondit rien, car Magotine entra et fut bien étonnée de trouver les filets si industrieusement travaillés, qu’une main ordinaire n’était pas capable de faire un tel ouvrage. « Quoi ! lui dit-elle, auriez-vous bien la hardiesse de me soutenir que c’est vous qui avez tissu ces filets ? Je n’ai aucuns amis à votre cour, madame, lui dit la reine, et quand j’y en aurais, je suis si bien enfermée, qu’il serait difficile qu’on me pût parler sans votre permission. — Puisque vous êtes si habile et si adroite, dit Magotine, vous me serez fort utile dans mon royaume. »

Elle ordonna aussitôt que l’on appareillât ses vaisseaux, et que toutes les marionnettes fussent prêtes à partir ; elle fit attacher la reine avec de grosses chaînes de fer, crainte que par quelque mouvement de désespoir, elle ne se jetât dans la mer. Cette princesse infortunée déplorait pendant une nuit sa triste destinée, lorsqu’elle aperçut, à la clarté des étoiles, Serpentin Vert, qui s’approchait doucement du vaisseau. « Je crains toujours de vous faire peur, lui dit-il, et malgré les raisons que j’ai de ne vous point ménager, vous m’êtes infiniment chère. — Pouvez-vous me pardonner mon indiscrète curiosité ? répliqua-t-elle ; et puis-je vous dire, sans vous déplaire :

Est-ce vous, Serpentin ? cher amant, est-ce vous ?
Puis-je revoir l’objet pour qui mon cœur soupire ?
Quoi ! je puis vous revoir, mon cher et tendre époux ?
Ô ciel ! que j’ai souffert un rigoureux martyre !
Que j’ai souffert, hélas !
En ne vous voyant pas !

Serpentin répliqua par ces vers :

Que les douleurs de l’absence
Troublent les cours amoureux !
Dans le royaume affreux
Où les dieux irrités exercent leur vengeance ;

On ne saurait souffrir de maux plus rigoureux
Que les douleurs de l’absence.

Magotine n’était pas de ces fées qui dorment quelquefois ; l’envie de mal faire la tenait toujours éveillée. Elle ne manqua pas d’entendre la conversation du roi Serpentin et de son épouse. Elle vint l’interrompre comme une furie : « Ah ! ah ! dit-elle, vous vous mêlez de rimer, et de vous plaindre sur le ton de Phébus ! vraiment j’en suis bien aise : Proserpine qui est ma meilleure amie m’a priée de lui donner quelque poëte à ses gages ; ce n’est pas qu’elle en manque, mais elle en veut encore. Allons, Serpentin Vert, je vous ordonne, pour achever votre pénitence, d’aller au sombre manoir, et de faire mes complimens à la gentille Proserpine. » L’infortuné Serpentin partit aussitôt avec de longs-sifflemens : il laissa la reine dans la plus vive douleur ; elle crut qu’elle n’avait plus rien à ménager : dans son transport, elle s’écria : « Par quel crime t’avons nous déplu, barbare Magotine ? j’étais à peine au monde, que ton infernale malédiction m’ộta ma beauté, et me rendit affreuse. Peux-tu dire que j’étais coupable de quelque chose, puisque je n’avais point encore l’usage de la raison, et que je ne me connaissais pas moi-même ? Je suis certaine que le malheureux roi que tu viens d’envoyer aux enfers est aussi innocent que je l’étais ; mais achève fais-moi promptement mourir, c’est la seule grâce que je te demande. — Tu serais trop contente, lui dit Magotine, si je t’accordais ta prière ; il faut auparavant que tu puises de l’eau dans la source sans fond. »

Dès que les vaisseaux furent arrivés au royaume des marionnettes, la cruelle Magotine prit une meule de moulin, elle l’attacha au cou de la reine, et lui commanda de monter avec jusqu’au sommet d’une montagne qui était fort au-dessus les nuées ; que lorsqu’elle y serait, elle cueillit du trèfle à quatre feuilles, qu’elle en emplit sa corbeille et qu’ensuite elle descendit jusqu’au fond de la vallée, pour y puiser dans une cruche percée l’eau de discrétion, et qu’elle lui en apportât assez pour remplir son grand verre. La reine lui dit qu’il était impossible qu’elle pût obéir ; que la meule de moulin était dix fois plus pesante qu’elle ; que la cruche percée ne pourrait jamais retenir l’eau qu’elle voulait boire, et qu’elle ne pouvait pas se résoudre à entreprendre une chose si impossible. — Si tu y manques, lui dit Magotine assure-toi que ton Serpentin Vert en souffrira. » Cette menace causa tant de frayeur à la reine, que, sans examiner sa faiblesse, elle essaya de marcher ; mais, hélas ! ç’aurait été bien inutilement, si la fée Protectrice qu’elle appela, ne fût venue à son secours. « Voilà, lui dit-elle en l’abordant, le juste paiement de votre fatale curiosité ; ne vous plaignez qu’à vous-même de l’état où Magotine vous réduit. » Aussitôt elle la transporta sur la montagne, et lui mit du Trèfle à quatre feuilles dans sa corbeille, malgré les monstres affreux qui le gardaient, et qui firent pour le défendre des efforts surnaturels ; mais d’un coup de baguette, la fée Protectrice les rendit plus doux que des agneaux.

Elle n’attendit pas que la reine reconnaissante l’eût remerciée, pour achever de lui faire tout le plaisir qui dépendait d’elle. Elle lui donna un petit chariot trainé par deux serins blancs, qui parlaient et qui sifflaient à merveille ; elle lui dit de descendre la montagne, de jeter ses souliers de fer contre deux géans armés de massues, qui gardaient la fontaine, qu’ils tomberaient sans aucun sentiment ; qu’elle donnât sa cruche aux petits serins, qu’ils trouveraient bien le moyen de l’emplir de l’eau de discrétion ; qu’aussitôt qu’elle en aurait, elle s’en frottât le visage, et qu’elle deviendrait la plus belle personne du monde ; qu’elle lui conseillait encore de ne point rester à la fontaine, de ne pas remonter sur la montagne, mais de s’arrêter dans un petit bois très-agréable, qu’elle trouverait sur son chemin ; qu’elle pouvait y passer trois ans ; que Magotine croirait toujours qu’elle serait occupée à puiser de l’eau dans sa cruche, ou que les autres périls du voyage l’auraient fait mourir. La reine embrassa les genoux de la fée Protectrice, elle la remercia cent fois des faveurs particulières qu’elle en recevait. « Mais, ajouta-t-elle, madame, les heureux succès que je devais avoir, ni la beauté que vous me promettez, ne sauraient me toucher de joie, jusqu’à ce que Serpentin ait récouvré sa première forme. — C’est ce qui arrivera après que vous aurez été trois ans au bois de la montagne, lui dit la fée, et qu’à votre retour vous aurez donné l’eau dans la cruche percée, et le trèfle à Magotine. »

La reine promit à la fée Protectrice de ne manquer à rien de tout ce qu’elle lui prescrivait. « Cependant, madame, ajouta-t-elle, serai-je trois ans sans entendre parler du roi Serpentin ? — Vous mériteriez d’être tout le temps de votre vie privée de ses nouvelles, répondit la fée ; car se peut-il rien de plus terrible, que de réduire comme vous avez fait, ce pauvre roi à recommencer sa pénitence ? » La reine ne répondit rien, les larmes qui coulaient de ses yeux et son silence marquaient assez la douleur qu’elle ressentait. Elle monta dans le petit chariot, les serins de Canarie firent leur devoir, et la conduisirent au fond de la vallée, où les géans gardaient la fontaine de discrétion. Elle prit promptement ses souliers de fer qu’elle leur jeta à la tête : dès qu’ils en furent touchés, ils tombèrent comme des colosses, sans vie ; les serins prirent la cruche percée, et la raccommodèrent avec une adresse si surprenante, qu’il ne paraissait pas qu’elle eût jamais été cassée. Le nom que cette eau portait lui donna envie d’en boire : « Elle me rendra, dit-elle, plus prudente et plus discrète que par le passé : hélas ! si j’avais eu ces qualités, je serais encore dans le royaume de Pagodie. » Après qu’elle eut bu un long trait, elle se lava le visage et devint si belle, si belle, qu’on l’aurait plutôt prise pour une déesse que pour une personne mortelle.

Aussitôt la fée Protectrice parut, et lui dit : « Vous venez de faire une chose qui me plaît infiniment ; vous saviez que cette eau pouvait embellir votre âme et votre personne, je voulais voir laquelle des deux aurait la préférence ; enfin, c’est votre âme qui l’a eue, je vous en loue, et cette action abrégera quatre ans de votre pénitence. — Ne diminuez rien à mes peines, répliqua la reine, je les mérite toutes, mais soulagez Serpentin Vert, qui n’en mérite aucune. — J’y ferai mon possible, dit la fée en l’embrassant ; mais au reste, puisque vous êtes si belle, je souhaite que vous quittiez le nom de Laidronette, qui ne vous convient plus, il faut vous appeler la reine Discrète. » Elle disparut à ces mots, lui laissant une petite paire de souliers, si jolis et si bien brodés, qu’elle avait presque regret de les mettre.

Quand elle fut remontée dans son chariot, tenant sa cruche pleine d’eau, les serins la menėrent droit au bois de la montagne. Il n’a jamais été un lieu plus agréable ; les myrtes et les orangers joignaient leurs branches ensemble, pour former de longues allées couvertes, et des cabinets où le soleil ne pouvait pénétrer ; mille ruisseaux de fontaines qui coulaient doucement, contribuaient à rafraichir ce beau séjour ; mais ce qui était le plus rare, c’est que tous les animaux y parlaient, et qu’ils firent le meilleur accueil du monde aux petits serins. « Nous croyions, leur dirent-ils, que vous nous aviez abandonnés. — Le temps de notre pénitence n’est pas encore fini, répartirent les serins ; mais voici une reine, que la fée Protectrice nous a chargés d’amener ; prenez soin de la divertir autant que vous le pourrez. » En même temps elle se vit entourée d’animaux de toutes espèces, qui lui faisaient de grands complimens. « Vous serez notre reine, lui disaient-ils, il n’y a point de soins et de respects que vous ne deviez attendre de nous. — Où suis-je, s’écria-t-elle, par quel pouvoir surnaturel me parlez-vous ? » Un des petits serins, qui ne la quittait point, lui dit à l’oreille : « Il faut que vous sachiez, madame, que plusieurs fées s’étant mises à voyager, se chagrinèrent de voir des personnes tombées dans des défauts essentiels ; elles crurent d’abord qu’il suffirait de les avertir de se corriger ; mais leurs soins furent inutiles, et venant tout d’un coup à se chagriner, elles les mirent en pénitence ; elles firent des perroquets, des pies et des poules de celles qui parlaient trop ; des pigeons, des serins et des petits chiens, des amans et des maîtresses ; des singes de ceux qui contrefaisaient leurs amis ; des cochons, de certaines gens qui aimaient trop la bonne chère ; des lions des personnes colères ; enfin le nombre de ceux qu’elles mirent en pénitence fut si grand, que ce bois en est peuplé, de sorte que l’on y trouve des gens de toutes qualités et de toutes humeurs.

— Par ce que vous venez de me raconter, mon cher petit serin, lui dit la reine, j’ai lieu de croire que vous n’êtes ici que pour avoir trop aimé. — Il est vrai, madame, répliqua le serin. Je suis fils d’un Grand d’Espagne ; l’amour dans notre pays à des droits si absolus sur tous les cœurs, que l’on ne peut s’y soustraire, sans tomber dans le crime de rébellion. Un ambassadeur d’Angleterre arriva à la cour ; il avait une fille d’une extrême beauté, mais dont l’humeur hautaine et piquante était insupportable ; malgré cela je m’attachai à elle, je l’aimais jusqu’à l’adoration ; elle paraissait quelquefois sensible à mes soins, et d’autres fois elle me rebutait si fort, qu’elle mettait ma patience à bout : un jour qu’elle m’avait désespéré, une vénérable vieille m’aborda, en me reprochant ma faiblesse ; mais tout ce qu’elle put me dire, ne servit qu’à m’opiniâtrer, elle s’en aperçut et s’en fâcha. « Je te condamne, dit-elle, à devenir, serin de Canarie pour trois ans, et ta maîtresse mouche-guêpe. » Sur-le-champ je sentis une métamorphose en moi la plus extraordinaire du monde ; malgré mon affliction, je ne pus m’empêcher de voler dans le jardin de l’ambassadeur, pour savoir quel serait le sort de sa fille ; mais j’y fus à peine, que je la vis venir comme une grosse mouche-guêpe, ^ bourdonnant quatre fois plus haut qu’une autre ; je voltigeais autour d’elle avec l’empressement d’un amant que rien ne pouvait détacher ; elle essaya plusieurs fois de me piquer : « Voulez-vous ma mort, belle guêpe ? lui dis-je ; il n’est pas nécessaire pour cela d’employer votre aiguillon, il suffit que vous m’ordonniez de mourir, et je mourrai. » La guêpe ne me répondit rien elle s’abattit sur des fleurs qui eurent à souffrir de sa mauvaise humeur.

» Accablé de son mépris et de mon état, je volai sans tenir aucune route certaine. J’arrivai enfin dans une des plus belles villes de l’univers, que l’on nomme Paris ; j’étais las, je me jetai sur une touffe de grands arbres qui étaient enclos de murs, et sans que je susse qui m’avait pris, je me trouvai à la porte d’une cage peinte de vert et garnie d’or ; les meubles et l’appartement étaient d’une magnificence qui me surprit ; aussitôt une jeune personne vint me caresser, et me parla avec tant de douceur, que j’en fus charmé, je ne demeurai guère dans sa chambre sans être instruit du secret de son cœur : je vis venir chez, elle une espèce de matamore toujours furieux, qui ne pouvant être satisfait, ne la chargeait pas seulement de reproches injustes, mais la battait à la laisser pour morte entre les bras de ses femmes. Je n’étais pas médiocrement affligé de lui voir souffrir un traitement si indigne, et ce qui m’en déplaisait davantage, c’est qu’il semblait que les coups dont il l’assommait, avaient la vertu de réveiller toute la tendresse de cette jolie dame.

» Je souhaitais jour et nuit que les fées qui m’avaient rendu serin vinssent mettre quelqu’ordre à des amours si mal assortis ; mes désirs s’accomplirent ; les fées parurent brusquement dans la chambre, comme l’amant furieux commençait son sabbat ordinaire ; elles le chargèrent, de reproches, et le condamnèrent à devenir loup ; pour la patiente personne qui souffrait qu’on la battit, elles en firent une brebis, et les envoyèrent au bois de la montagne ; à mon égard je trouvai aisément le moyen de m’envoler. Je voulais voir les différentes cours de l’Europe. Je passai en Italie, et le hasard me fit tomber entre les mains d’un homme qui, ayant souvent affaire à la ville, et ne voulant pas que sa femme dont il était très-jaloux, vit personne, prenait soin de l’enfermer depuis le matin jusqu’au soir, de sorte qu’il me destina à l’honneur de divertir cette belle captive ; mais elle était occupée d’autres soins que de ceux de m’entretenir. Certain voisin qui l’aimait de puis long-temps, venait sur le soir par le haut de la cheminée, et se laissait glisser jusqu’au bas, plus noir qu’un démon ; les clefs dont le jaloux s’était saisi, ne servaient qu’à mettre son esprit en repos ; je craignais toujours quelque fâcheuse catastrophe, lorsque les fées entrèrent par le trou de la serrure, et ne surprirent pas médiocrement ces deux tendres personnes. « Allez en pénitence, leur dirent-ils, en les touchant de leurs baguettes : que le ramoneur devienne écureuil ; que la dame soit une guenuche, car elle est adroite, et que le mari qui aime tant à garder les clefs de sa maison, devienne dogue pour dix ans.

» J’aurais trop de choses à vous raconter, madame, ajouta le serin, si je vous disais les différentes aventures qui ne sont arrivées ; je suis obligé de me rendre de temps en temps au bois de la montagne, et je n’y viens guère sans y trouver de nouveaux animaux, parce que les fées continuent de voyager, et que l’on continue de les irriter par des fautes infinies ; mais pendant le séjour que vous ferez ici, vous aurez lieu de vous divertir au récit de toutes les aventures des personnes qui y sont. » Plusieurs aussitôt lui offrirent de lui raconter les leurs quand elle voudrait ; elle les en remercia très-civilement et comme elle avait plus d’envie de rêver que de parler, elle chercha un endroit solitaire, où elle pût rester seule. Dès qu’elle l’eut marqué, il s’y éleva un petit palais, et on lui servit le plus galant repas du monde ; il n’était que de fruits, mais de fruits très-rares, les oiseaux les apportaient, et tant qu’elle fut dans ce bois, elle ne manqua de rien.

Il y avait quelquefois des fêtes plus agréables par la singularité, que par tout le reste : on y voyait des lions danser avec des agneaux, les ours conter des douceurs aux colombes, et les serpens se radoucir pour les linottes. On voyait un papillon en intrigue avec une panthère. Enfin rien n’était assorti selon son espèce, car il ne s’agissait pas d’être tigre ou mouton ; mais seulement des personnes que les fées voulaient punir de leurs défauts.

Ils aimaient la reine Discrète jusqu’à l’adoration ; chacun la rendait arbitre de ses différens ; elle avait un pouvoir absolu dans cette petite république, et si elle ne s’était pas reproché sans cesse les malheurs de Serpentin Vert, elle aurait pu supporter les siens avec quelque sorte de patience ; mais lorsqu’elle pensait à l’état où il était réduit, elle ne pouvait se pardonner son indiscrète curiosité. Le temps étant venu de partir du bois de la montagne, elle en avertit ses petits conducteurs les fidèles serins, qui l’assurèrent d’un heureux retour : elle se déroba pendant une nuit, pour éviter des adieux et des regrets qui lui auraient coûté quelques larmes, car elle était fort touchée de l’amitié et de la déférence que tous ces animaux raisonnables lui avaient témoignées.

Elle n’oublia ni la cruche pleine d’eau de discrétion, ni la corbeille de trèfle ni les souliers de fer, et dans le temps où Magotine la croyait morte elle se présenta tout d’un coup devant elle la meule du moulin au cou, les souliers de fer aux pieds, et la cruche à la main. Cette fée, en la voyant poussa un grand cri, elle lui demanda ensuite d’où elle venait. « Madame, lui dit-elle, j’ai passé trois ans à puiser de l’eau dans la cruche percée, au bout desquels j’ai trouvé le moyen d’y en faire tenir. » Magotine s’éclata de rire, songeant à la fatigue que cette pauvre reine avait eue ; mais la regardant plus attentivement : « Qu’est ce que ceci, s’écria-t-elle, Laidronette est devenue toute charmante ! où donc avez-vous pris cette beauté ? » La reine lui raconta qu’elle s’était lavée de l’eau de discrétion, et que ce prodige s’était fait. À ces nouvelles, Magotine jeta de désespoir sa cruche par terre. « Ô puissance qui me brave, s’écria-t-elle, je saurai me venger. Préparez vos souliers de fer, dit-elle à la reine, il faut que vous alliez aux enfers demander à Proserpine, de ma part, de l’essence de longue vie ; je crains toujours de tomber malade et même de mourir ; quand j’aurai cet antidote, je n’aurai plus sujet de rien appréhender ; gardez-vous donc d’aller déboucher la bouteille, ni de goûter à la liqueur qu’elle vous donnera, car vous diminueriez ma part. »

La pauvre reine n’a jamais été plus surprise, qu’elle le fut de cet ordre. « Par où va-t-on aux enfers, dit-elle ? ceux qui y vont, peuvent-ils revenir ? Hélas ! madame, ne serez vous point lasse quelque jour de me persécuter ? Sous quel astre suis-je née ? ma sœur est bien plus heureuse que moi ; il ne faut plus croire que les constellations soient égales pour tout le monde. » Elle se prit à pleurer, et Magotine triomphant de lui voir répandre des larmes, s’éclata de rire : « Allons, allons, dit-elle, ne différez pas d’un moment un voyage qui me doit apporter tant de satisfaction. » Elle lui emplit une besace de vieilles noix et de pain bis : avec cette belle provision, elle partit résolue de se casser la tête contre le premier rocher, pour finir ses peines.

Elle marcha quelque temps sans tenir aucune route, prenant d’un côté, tournant de l’autre, et pensant que c’était un commandement bien extraordinaire de l’envoyer ainsi aux enfers. Quand elle fut lasse, elle se coucha au pied d’un arbre, et se mit à rêver au pauvre Serpentin, ne pensant plus à son voyage ; mais elle vit tout d’un coup la fée Protectrice, qui lui dit : « Savez-vous, belle reine, que pour retirer votre époux de la sombre demeure où les ordres de Magotine le retiennent, il faut que vous alliez chez Proserpine ? J’irai encore plus loin, s’il m’était possible ; répliqua-t-elle ; mais, madame, j’ignore par où descendre dans ce ténébreux séjour. — Tenez, dit la fée Protectrice, voici une branche de verdure : frappez-en la terre, et prononcez ces vers distinctement. » La reine embrassa les genoux de cette généreuse amie, puis elle dit :

Toi qui sais désarmer le maître du tonnerre
Amour, donne-moi du secours ;
Viens arrêter le cours
Des ennuis rigoureux qui déchirent mon âme ;
Ouvre-moi, tu le peux, le chemin des enfers.
Dans ces lieux souterrains tu fais sentir ta flamme
Pluton pour Proserpine a gémi dans tes fers,
Ouvre-moi, tendre, amour, le chemin des enfers,
On m’arrache un époux fidèle ;
Je ressens les rigueurs du plus terrible sort.
Ma douleur est plus que mortelle,
Et je ne puis trouver la mort.

Elle eut à peine fini sa prière, qu’un jeune enfant plus beau que tout ce que nous voyons, partit du fond d’une nuée mêlée d’or et d’azur ; il volait, et vint fondre à ses pieds, une couronne de fleurs ceignait sa tête. La reine connut à son arc et à ses flèches que c’était l’Amour : il lui dit en l’abordant :

Vos soupirs se font entendre,
J’abandonne les cieux,
Et viens sécher les pleurs qui coulent de vos yeux ;
Pour vous je puis tout entreprendre :
Vous reverrez l’objet que vous aimez le mieux.
Rappelons Serpentin aux douceurs de la vie,
Et punissons ainsi sa cruelle ennemie.

La reine étonnée de l’éclat qui environnait l’Amour, et ravie de ses promesses, s’écria :

Jusqu’aux enfers je suis prête à vous suivre ;
Cet horrible séjour me paraîtra charmant,
Si je revois l’amant
Sans qui je ne saurais plus vivre.

L’Amour qui parle rarement en prose, frappa trois coups, en chantant merveilleusement bien ces paroles :

Terre, obéissez à ma voix.
Reconnaissez l’amour, ouvrez-nous un passage
Jusqu’an triste rivage
Où Pluton impose des lois.

La terre obéit, elle ouvrit son large sein, et par une descente obscure, où la reine avait besoin d’un guide aussi brillant que celui qui l’avait prise sous sa protection, elle arriva aux enfers ; elle craignait d’y rencontrer son mari sous la figure d’un serpent ; mais l’Amour, qui se mêle de rendre quelquefois de bons offices aux malheureux, ayant prévu là-dessus tout ce qui était à prévoir, avait déjà ordonné que Serpentin Vert deviendrait ce qu’il était avant sa pénitence. Quelque puissante que fût Magotine, hélas ! que pouvait-elle contre l’Amour ? de sorte que la première chose que la reine trouva, ce fut son aimable époux ; elle ne l’avait jamais vu sous une figure si charmante ; il ne l’avait point vue non plus aussi belle qu’elle était devenue : cependant un pressentiment, et peut-être l’Amour qui se trouvait en tiers avec eux, leur fit deviner qui ils étaient. La reine aussitôt lui dit, avec une extrême tendresse :

Du destin en ces lieux je viens fléchir la loi ;
S’il vous arrête ici par un ordre barbare,
Unissons-y nos cœurs, que rien ne nous sépare.
L’enfer, qu’on trouve plein d’effroi,
N’aura rien de triste pour moi.

Le roi, transporté de la plus vive passion, répondit à son épouse tout ce qui pouvait lui marquer son empressement et sa joie ; mais l’Amour qui n’aime pas à perdre du temps, les convia de s’approcher de Proserpine. La reine lui fit un compliment de la part de la fée, et la pria de la charger de l’essence de longue vie. C’était proprement le mot du guet entre ces bonnes personnes ; elle lui donna aussitôt une fiole assez mal bouchée, pour lui faciliter l’envie de l’ouvrir. L’Amour qui n’est pas novice, avertit la reine de se bien garder d’une curiosité qui lui serait encore fatale et sortant promptement de ces tristes lieux, le roi et la reine revirent la lumière. L’Amour ne voulut plus les abandonner, il les conduisit chez Magotine, et pour qu’elle ne le vît pas, il se cacha dans leur cœur. Cependant sa présence inspira des sentimens si humains à la fée, qu’encore qu’elle en ignorât la raison, elle reçut très-bien ces illustres infortunés ; et faisant un effort de générosité surnaturelle, elle leur rendit le royaume de Pagodie ; ils y retournèrent sur-le-champ, et vécurent avec autant de bonne fortune, qu’ils avaient éprouvé jusqu’alors de disgrâces et d’ennuis.

Souvent un désir curieux
Est la source des maux les plus épouvantables ;
Sur un secret qui doit nous rendre misérables,
Pourquoi vouloir ouvrirles yeux ?
Le beau sexe a surtout cette audace cruelle.
Prenons-en à témoin la première mortelle.
Sur elle on nous a peint et Pandore et Psyché,
Qui, voulant percer un mystère
Que les dieux aux mortels voulaient tenir caché,
Deviennent les auteurs de leur propre misère.
Laidronette, qui veut connaitre Serpentin,
Éprouve un semblable destin :
L’exemple de Psyché ne peut la rendre sage.
Hélas ! de leurs malheurs passés,
La plupart des mortels, curieux insensés,
N’en font pas un meilleur usage.