Contes des fées (Aulnoy, 1825)/La Biche au bois

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Biche au bois.

Contes des FéesCorbet, Ainé (p. 387-439).

LA BICHE
AU BOIS.


CONTE.



Il était une fois un roi et une reine dont l’union était parfaite : ils s’aimaient tendrement, et leurs sujets les adoraient ; mais il manquait à la satisfaction des uns et des autres, de leur voir un héritier. La reine qui était persuadée que le roi l’aimerait encore davantage si elle en avait un, ne manquait pas de prier le ciel de lui en accorder un.

Un jour que cette princesse était allée se promener dans une forêt, elle s’assit près d’une fontaine ; elle dit à toutes ses dames de s’éloigner et de la laisser seule ; puis elle commença ses plaintes ordinaires : « Ne suis-je pas bien malheureuse, dit-elle, de n’avoir point d’enfans ? les plus pauvres femmes en ont ; il y a cinq ans que j’en demande au ciel, je n’ai pu encore le toucher ; mourrai-je sans avoir cette satisfaction ? »

Comme elle parlait ainsi, elle remarqua que l’eau de la fontaine s’agitait ; puis une grosse écrevisse parut, et lui dit : « Grande reine, vous aurez enfin ce que vous désirez ; je vous avertis qu’il y a ici proche un palais superbe que les fées ont bâti ; mais il est impossible de le trouver, parce qu’il est environné de nuées fort épaisses que l’œil d’une personne mortelle ne peut pénétrer ; cependant comme je suis votre très-humble servante, si vous voulez vous fier à la conduite d’une pauvre écrevisse, je m’offre de vous y mener. »

La reine l’écoutait sans l’interrompre : la nouveauté de voir parler une écrevisse l’ayant fort surprise, elle lui dit qu’elle accepterait avec plaisir ses offres, mais qu’elle ne savait pas aller en reculant comme elle. L’écrevisse sourit, et sur-le-champ elle prit la figure d’une belle petite vieille : « Hé bien ! madame, lui dit-elle ; n’allons pas à reculons, j’y consens ; mais surtout regardez-moi comme une de vos amies, car je ne souhaite que se qui peut vous être avantageux. »

Elle sortit de la fontaine sans être mouillée, ses habits étaient blancs, doublés de cramoisi, et ses cheveux gris tout renoués de rubans verts. Il ne s’est guère vu de vieille dont l’air fût plus galant : elle salua la reine, et elle en fut embrassée ; et sans tarder davantage, elle la conduisit dans une route du bois qui surprit cette princesse ; car, encore qu’elle y fût venue mille et mille fois, elle n’était jamais entrée dans celle-là. Comment y serait-elle entrée ? c’était le chemin des fées pour aller à la fontaine : il était ordinairement fermé de ronces et d’épines ; mais quand la reine et sa conductrice parurent, aussitôt les rosiers poussèrent des roses, les jasmins et les orangers entrelacèrent leurs branches pour faire un berceau couvert de feuilles et de fleurs ; la terre fut couverte de violettes ; mille oiseaux différens chantaient à l’envi sur les arbres.

La reine n’était pas encore revenue de sa surprise, lorsque ses yeux furent frappés par l’éclat sans pareil d’un palais tout de diamans ; les murs et les toits, les plafonds, les planchers, les degrés, les balcons, jusqu’aux terrasses, tout était de diamans. Dans l’excès de son admiration, elle ne put s’empêcher de pousser un grand cri, et de demander à la galante vieille qui l’accompagnait si ce qu’elle voyait était un songe ou une réalité. « Rien n’est plus réel, madame, répliqua-t-elle. ». Aussitôt les portes du paJais s’ouvrirent, et il en sortit six fées ; mais quelles fées ! les plus belles et les plus magnifiques qui aient jamais paru dans leur empire. Elles vinrent toutes faire une profonde révérence à la reine, et chacune lui présenta une fleur de pierreries pour lui faire un bouquet ; il y avait une rose, une tulipe, une anémone, une encolie, un œillet et une grenade. « Madame, lui dirent-elles, nous ne pouvons pas vous donner une plus grande marque de notre considération, qu’en vous permettant de nous venir voir ici ; mais nous sommes bien aises de vous annoncer que vous aurez une belle princesse que vous nommerez Désirée ; car l’on doit avouer qu’il y a long-temps que vous la désirez. Ne manquez pas, aussitôt qu’elle sera au monde, de nous appeler, parce que nous voulons la douer de toutes sortes de bonnes qualités ; vous n’aurez qu’à prendre le bouquet que nous vous donnons et nommer chaque fleur en pensant à nous ; soyez certaine qu’aussitôt nous serons dans votre chambre. »

La reine, transportée de joie, se jeta à leur cou et les embrassades durèrent plus d’une grosse demi-heure. Après cela elles prièrent la reine d’entrer dans leur palais, dont on ne peut faire une assez belle description ; elles avaient pris pour le bâtir l’architecte du soleil : il avait fait en petit ce que celui du soleil est en grand. La reine, qui n’en soutenait l’éclat qu’avec peine, fermait à tous momens les yeux. Elles la conduisirent dans leur jardin ; il n’a jamais été de si beaux fruits ; les abricots étaient plus gros que la tête, et l’on ne pouvait manger une cerise sans la couper en quatre, d’un goût si exquis qu’après que la reine en eut mangé, elle ne voulut de sa vie en manger d’autres.

De dire tous les transports de la reine, combien elle parla de la petite princesse Désirée, combien elle remercia les aimables personnes qui lui annonçaient une si agréable nouvelle, c’est ce que je n’entreprendrai point ; mais enfin il n’y eut aucuns termes de tendresse et de reconnaissance oubliés. La fée de la fontaine y trouva toute la part qu’elle méritait ; la reine demeura jusqu’au soir dans le palais ; elle aimait la musique, on lui fit entendre des voix qui lui parurent célestes, on la chargea de présens, et après avoir remercié ces grandes dames, elle revint avec la fée de la fontaine.

Toute sa maison était fort en peine d’elle : on la cherchait avec beaucoup d’inquiétude, on ne pouvait imaginer en quel lieu elle était ; ils craignaient même que quelques étrangers audacieux ne l’eussent enlevée, car elle avait de la beauté et de la jeunesse : de sorte que chacun témoigna une joie extrême de son retour ; et comme elle ressentait de son côté une satisfaction infinie des bonnes espérances qu’on venait de lui donner, elle avait une conversation agréable et brillante qui charmait tout le monde.

La fée de la fontaine la quitta proche de chez elle ; les complimens et les caresses redoublèrent à leur séparation ; et la reine étant restée encore huit jours aux eaux, ne manqua pas de retourner au palais des fées avec sa coquette vieille, qui paraissait d’abord en écrevisse, et puis qui prenait sa forme naturelle.

La reine partit, elle devint grosse, et mit au monde une princesse qu’elle appela Désirée : aussitôt elle prit le bouquet qu’elle avait reçu elle nomma toutes les fleurs l’une après l’autre, et sur-le-champ on vit arriver les fées. Chacune avait son chariot de différente manière, l’un était d’ébène, tiré par des pigeons blancs ; d’autres d’ivoire, que de petits corbeaux traînaient ; d’autres encore de cèdre et de cananbou. C’était là leur équipage d’alliance et de paix ; car lorsqu’elles étaient fâchées, ce n’étaient que des dragons volans, que des couleuvres qui jetaient le feu par la gueule et par les yeux ; que lions, que léopards, que panthères, sur lesquels elles se transportaient d’un bout du monde à l’autre, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire bonjour ou bonsoir ; mais cette fois-ci, elles étaient de la meilleure humeur possible.

La reine les vit entrer dans sa chambre avec un air gai et majestueux ; leurs nains et leurs naines les suivaient, tous chargés de présens. Après qu’elles eurent embrassé la reine, et baisé la petite princesse, elles déployèrent la layette dont la toile était si fine et si bonne qu’on pouvait s’en servir cent ans, sans l’user : les fées la filaient à leurs heures de loisir. Pour les dentelles elles surpassaient encore ce que j’ai dit de la toile ; toute l’histoire du monde y était représentée, soit à l’aiguille, soit au fuseau. Après cela elles montrèrent les langes et les couvertures qu’elles avaient brodées exprès : l’on y voyait représentés mille jeux différens auxquels les enfans s’amusent. Depuis qu’il y a des brodeurs et des brodeuses, il ne s’est rien vu de si merveilleux ; mais quand le berceau parut, la reine s’écria d’admiration ; car il surpassait encore tout ce qu’elle avait vu jusqu’alors. Il était d’un bois si rare qu’il coûtait cent mille écus la livre. Quatre petits amours le soutenaient ; c’étaient quatre chefs-d’œuvre ; où l’art avaient tellement surpassé la matière, quoiqu’elle fût de diamans et de rubis, que l’on n’en peut assez parler. Ces petits amours avaient été animés par les fées, de sorte que lorsque l’enfant criait, ils le berçaient et l’endormaient ; cela était d’une commodité merveilleuse pour les nourrices.

Les fées prirent elles-mêmes la petite princesse sur leurs genoux, elles l’emmaillottèrent, et lui donnèrent plus de cent baisers ; car elle était déjà si belle qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer. Elles remarquèrent qu’elle avait besoin de téter ; aussitôt elles frappèrent la terre avec leur baguette, il parut une nourrice telle qu’il la fallait pour cet aimable poupard. Il ne fut plus question que de douer l’enfant : les fées s’empressèrent de le faire ; l’une la doua de vertu, l’autre d’esprit ; la troisième d’une beauté miraculeuse ; celle d’après, d’une heureuse fortune ; la cinquième lui désira une longue santé ; et la dernière, qu’elle fit bien toutes les choses qu’elle entreprendrait.

La reine, ravie les remerciait mille et mille fois des faveurs qu’elles venaient de faire à la petite princesse, lorsque l’on vit entrer dans la chambre une si grosse écrevisse, que la porte fut à peine assez large pour qu’elle pût passer : « Ha ! trop ingrate reine, dit l’écrevisse, vous n’avez donc pas daigné vous souvenir de moi ? Est-il possible que vous ayez sitôt oubliée la fée de la fontaine, et les bons offices que je vous ai rendus en vous menant chez mes sœurs ? Quoi ! vous les avez toutes appelées, je suis la seule que vous négligez ; il est certain que j’en avais un pressentiment, et c’est ce qui m’obligea de prendre la figure d’une écrevisse, lorsque je vous parlai la première fois, voulant marquer par-là que votre amitié au lieu d’avancer reculerait. »

La reine, inconsolable de la faute qu’elle avait faite, l’interrompit, et lui demanda pardon : elle lui dit qu’elle avait cru nommer sa fleur comme celle des autres ; que c’était le bouquet de pierreries qui l’avait trompée ; qu’elle n’était pas capable d’oublier les obligations qu’elle lui avait, qu’elle la suppliait de ne lui point ôter son amitié et particulièrement d’être favorable à la princesse. Toutes les fées, qui craignaient qu’elle ne la douât de misères et d’infortunes, secondèrent la reine pour l’adoucir : « Ma chère sœur, lui disaient-elles que votre altesse ne soit point fâchée contre une reine qui n’a jamais eu dessein de vous déplaire : quittez de grâce, cette figure d’écrevisse, faites que nous vous voyions avec tous vos charmes. »

J’ai déjà dit que la fée de la fontaine était assez coquette ; les louanges que ses sœurs lui donnèrent l’adoucirent un peu. « Hé bien, dit elle, je ne ferai pas à Désirée tout le mal que j’avais résolu ; car assurément j’avais envie de la perdre, et rien n’aurait pu m’en empêcher : cependant je veux bien vous avertir que si elle voit le jour avant l’âge de quinze ans, elle aura lieu de s’en repentir ; il lui en coûtera peut-être la vie. » Les pleurs de la reine et les prières des illustres fées ne changèrent point l’arrêt qu’elle venait de prononcer : elle se retira à reculons ; car elle n’avait pas voulu quitter sa robe d’écrevisse.

Dès qu’elle fut éloignée de la chambre, la triste reine demanda aux fées, un moyen pour préserver sa fille des maux qui la menaçaient. Elles tinrent aussitôt conseil, et enfin, après avoir agité plusieurs avis différens, elles s’arrêtèrent à celui-ci : qu’il fallait bâtir un palais sans portes ni fenêtres, y faire une entrée souterraine, et nourrir la princesse dans ce lieu jusqu’à l’âge fatal où elle était menacée.

Trois coups de baguette commencèrent et finirent ce grand édifice. Il était de marbre blanc et vert par dehors ; les plafonds et les planchers de diamans et d’émeraudes qui formaient des fleurs, des oiseaux, et mille choses agréables. Tout était tapissé de velours de différentes couleurs, brodé de la main des fées ; et comme elles étaient savantes dans l’histoire, elles s’étaient fait un plaisir de tracer les plus belles et les plus remarquables : l’avenir n’y était pas moins présent que le passé : les actions héroïques du plus grand roi du monde remplissaient plusieurs tentures.

Ici du démon de la Thrace
Il a le port victorieux ;
Les éclairs redoublés qui partent de ses yeux,
Marquent sa belliqueuse audace.
Là, plus tranquille et plus serein,
Il gouverne la France en une paix profonde ;
Il fait voir par ses lois que le reste du monde
Lui doit envier son destin,
Par les peintres les plus habiles,
Il y paraissait peint avec ces divers traits :
Redoutable en prenant des villes,
Généreux en faisant la paix.

Ces sages fées avaient imaginé ce moyen pour apprendre plus aisément à la jeune princesse les divers événemens de la vie des héros et des autres hommes.

L’on ne voyait chez elle que par la lumière des bougies ; mais il y en avait une si grande quantité, qu’elles faisaient un jour perpétuel. Tous les maîtres dont elle avait besoin pour se rendre parfaite, furent conduits en ce lieu : son esprit, sa vivacité et son adresse prévenaient presque toujours ce qu’ils voulaient lui enseigner ; et chacun d’eux demeurait dans une admiration continuelle des choses surprenantes qu’elle disait dans un âge où les autres savent à peine nommer leur nourrice ; aussi n’est-on pas doué par les fées pour demeurer ignorante et stupide.

Si son esprit charmait tous ceux qui l’approchaient, sa beauté n’avait pas des effets moins puissans ; elle ravissait les plus insensibles ; et la reine sa mère ne l’aurait jamais quittée de vue, si son devoir ne l’avait pas attachée auprès du roi. Les bonnes fées venaient voir la princesse de temps en temps ; elles lui apportaient des raretés sans pareilles, des habits si bien entendus, si riches et si galans, qu’ils semblaient avoir été faits pour la noce d’une jeune princesse, qui n’est pas moins aimable que celle dont je parle ; mais entre toutes les fées qui la chérissaient, Tulipe l’aimait davantage ; et recommandait plus soigneusement à la reine de ne lui pas laisser voir le jour, avant qu’elle eût quinze ans : « Notre sœur de la fontaine est vindicative, lui disait elle ; quelque intérêt que nous prenions en cet enfant, elle lui fera du mal si elle peut ; ainsi, madame, vous ne sauriez être trop vigilante làdessus. » La reine lui promettait de veiller sans cesse à une affaire si importante ; mais comme sa chère fille approchait du temps où elle devait sortir de ce château, elle la fit peindre ; son portrait fut porté dans les plus grandes cours de l’univers. À sa vue il n’y eut aucun prince qui se défendit de l’admirer ; mais il y en eut un qui en fut si touché, qu’il ne pou vait plus s’en séparer. Il le mit dans son cabinet, il s’enfermait avec lui, et lui parlant comme s’il eût été sensible, qu’il eût pût l’entendre, il lui disait les choses du monde les plus passionnées.

Le roi, qui ne voyait presque plus son fils s’informa de ses occupations, et de ce qui pouvait l’empêcher de paraître aussi gai qu’à son ordinaire. Quelques courtisans, trop empressés de parler, car il y en a plusieurs de ce caractère, lui dirent qu’il était à craindre que le prince ne perdît l’esprit, parce qu’il demeurait des jours entiers enfermé dans son cabinet, où l’on entendait qu’il parlait seul comme s’il eût été avec quelqu’un.

Le roi reçut cet avis avec inquiétude : « Est-il possible, disait-il à ses confidens, que mon fils perde la raison ? il en a toujours tant marqué : vous savez l’admiration qu’on a eue pour lui jusqu’à présent, et je ne trouve encore rien d’égaré dans ses yeux, il me paraît seulement plus triste ; il faut que je l’entretienne, je démêlerai peut-être de quelle sorte de folie il est attaqué. »

En effet, le roi l’envoya chercher et lui demanda ce qu’il pouvait avoir pour que son humeur et sa personne fussent si changées. Le prince, croyant ce moment favorable, se jeta à ses pieds : « Vous avez résolu, lui dit-il, de me faire épouser la princesse Noire, vous trouverez des avantages dans son alliance, que je ne puis vous promettre dans celle de la princesse Désirée ; mais, seigneur, je trouve des charmes dans celle-ci, que je ne rencontrerai point dans l’autre. — Et où les avez-vous vus ? dit le roi. — Les portraits de l’une et de l’autre m’ont été apportés, répliqua le prince Guerrier (c’est ainsi qu’on le nommait depuis qu’il avait gagné trois grandes batailles) ; je vous avoue que j’ai pris une si forte passion pour la princesse Désirée, que si vous ne retirez les paroles que vous avez donné à la princesse Noire, il faut que je meure, heureux de cesser de vivre en perdant l’espérance d’être à ce que j’aime.

— C’est donc avec son portrait, reprit gravement le roi, que vous faites des conversations qui vous rendent ridicule à tous les courtisans ; ils vous croient insensé, et si vous saviez ce qui m’est revenu là-dessus, vous auriez honte de marquer tant de faiblesse. — Je ne puis me reprocher une si belle flamme, répondit-il ; lorsque vous aurez vu le portrait de cette charmante princesse, vous approuverez ce que je sens pour elle. — Allez donc le querir tout-à-l’heure, dit le roi avec un air d’impatience qui faisait assez connaitre son chagrin. » Le prince en au- rạit eu de la peine s’il n’avait pas été certain que rien au monde ne pouvait égaler la beauté de Désirée. Il courut dans son cabinet, et revint chez le roi ; il demeura presque aussi enchanté que son fils : « Ha ! dit-il, mon cher Guerrier, je consens à ce que vous souhaitez ; je rajeunirai lors que j’aurai une si aimable princesse à ma cour ; je vais dépêcher sur-le-champ des ambassadeurs à celle de la Noire, pour retirer ma parole : quand je devrais avoir une rude guerre contr’elle, j’aime mieux m’y résoudre. »

Le prince baisa respectueusement les mains de son père, et lui embrassa plus d’une fois les genoux. Il avait tant de joie qu’on le reconnais sait à peine ; il pressa le roi de dépêcher des ambassadeurs non-seulement à la Noire, mais aussi à la Désirée, et il souhaita qu’il choisit pour cette dernière l’homme le plus capable et le plus riche, parce qu’il fallait paraître dans une occasion si célèbre, et persuader ce qu’il désirait. Le roi jeta les yeux sur Becafigue ; c’était un jeune seigneur très-éloquent, qui avait cent millions de rente. Il aimait passionnément le prince Guerrier ; il fit, pour lui plaire, le plus grand équipage et la plus belle livrée qu’il pût imaginer. Sa diligence fut extrême ; car l’amour du prince augmentait chaque jour, et sans cesse il le conjurait de partir : « Songez, lui disait-il confidemment, qu’il y va de ma vie, que je perds l’esprit, lorsque je pense que le père de cette princesse peut prendre des engagemens avec quelqu’autre, sans vouloir les rompre en ma faveur, et que je la perdrais pour jamais. Becafigue le rassurait afin de gagner du temps, car il était bien aise que sa dépense lui fit honneur. Il mena quatre-vingts carrosses tout brillans d’or et de diamans : la miniature la mieux finie n’approche pas de celle qui les ornait ; il y avait cinquante autres carrosses, vingt-quatre mille pages à cheval, plus magnifiques que les princes ; et le reste de ce grand cortége ne se démentait en rien.

Lorsque l’ambassadeur prit son audience de congé du prince, il l’embrassa étroitement : « Souvenez-vous, mon cher Becafigue, lui dit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier ; n’oubliez rien pour persuader, et amenez l’aimable princesse que j’adore. » Il le chargea aussitôt de mille présens, où la galanterie égalait la magnificence : ce n’était que devises amoureuses, gravées sur des cachets de diamans ; des montres dans des escarboucles, chargées des chiffres de Désirée ; des bracelets de rubis taillés en cour : enfin que n’avait-il pas imaginé pour lui plaire !

L’ambassadeur portait le portrait de ce jeune prince, qui avait été peint par un homme si savant, qu’il parlait et faisait de petits complimens pleins d’esprit. À la vérité il ne répondait pas à tout ce qu’on lui disait ; mais il ne s’en fallait guère. Becafigue promit au prince de ne rien négliger pour sa satisfaction, et il ajouta qu’il portait tant d’argent, que si on lui refusait la princesse, il trouverait le moyen de gagner quelqu’une de ses femmes, et de l’enlever. « Ha ! s’écria le prince, je ne puis m’y résoudre, elle serait offensée d’un procédé si peu respectueux. » Becafigue ne répondit rien là-dessus, et partit.

Le bruit de son voyage prévint son arrivée, le roi et la reine en furent ravis, ils estimaient beaucoup son maître, et savaient les grandes actions du prince Guerrier ; mais ce qu’ils connaissaient encore mieux, c’était son mérite personnel, de sorte que quand ils auraient cherché dans tout l’univers un mari pour leur fille, ils n’auraient su en trouver un plus digne d’elle. On prépara un palais pour loger Becafigue, et l’on donna tous les ordres nécessaires pour que la cour parût dans la dernière magnificence.

Le roi et la reine avaient résolu que l’ambassadeur verrait Désirée ; mais la fée Tulipe vint trouver la reine, et lui dit : « Gardez-vous bien, madame de mener Becafigue chez notre enfant (c’est ainsi qu’elle nommait la princesse) ; il ne faut pas qu’il la voie sitôt, et ne consentez point à l’envoyer chez le roi qui la demande, qu’elle n’ait passé quinze ans ; car je suis assurée que si elle part plus tôt, il lui arrivera quelque malheur. » La reine embrassa la bonne Tulipe, lui promit de suivre ses conseils, et sur-le-champ elles allèrent voir la princesse.

L’ambassadeur arriva : son équipage demeura vingt-trois heures à passer, car il avait six cent mille mulets, dont les clochettes et les fers étaient d’or, leurs couvertures de velours et de brocard en broderie de perle ; c’était un embarras sans pareil dans les rues, tout le monde était accouru pour le voir. Le roi et la reine allèrent au-devant de lui, tant ils étaient aises de sa venue. Il est inutile de parler de la harangue qu’il fit, et des cérémonies qui se passèrent de part et d’autre, on peut assez les imaginer ; mais lorsqu’il demanda à saluer la princesse, il demeura bien surpris que cette grâce ne lui fût point accordée : « Si nous vous refusons, lui dit le roi, seigneur Becafigue, une chose qui paraît si juste, ce n’est point par un caprice qui nous soit particulier ; il faut vous raconter l’étrange aventure de notre fille, afin que vous y pre Diez part.

« Une fée, au moment de sa naissance, la prit en aversion, et la menaça d’une très-grande infortune, si elle voyait le jour avant l’âge de quinze ans : nous la tenons dans un palais où les plus beaux appartemens sont sous terre. Comme nous étions dans la résolution de vous y mener, la fée Tulipe nous a prescrit de n’en rien faire. — Eh quoi, sire, répliqua l’ambassadeur, aurai-je le chagrin de m’en retourner sans elle ? vous l’accordez au roi mon maître pour son fils, elle est attendue avec mille impatiences : est-il possible que vous vous arrêtiez à des bagatelles comme sont les prédictions des fées ? Voilà le portrait du prince Guerrier que j’ai ordre de lui présenter ; il est si ressemblant, que je crois le voir lui-même lorsque je le regarde. » Il le déploya aussitôt ; le portrait, qui n’était instruit que pour parler à la princesse, dit : « Belle Desirée, vous ne pouvez imaginer avec quelle ardeur je vous attends ; venez bientôt dans notre cour l’orner des grâces qui vous rendent incomparable. » Le portrait ne dit plus rien ; le roi et la reine demeurèrent si surpris qu’ils prièrent Becafigue de le leur donner, pour le porter à la princesse ; il en fut ravi, et le remit entre leurs mains.

La reine n’avait point parlé jusqu’alors à sa fille de ce qui se passait ; elle avait même défendu aux dames qui étaient auprès d’elle de lui rien dire de l’arrivée de l’ambassadeur : elles ne lui avaient pas obéi, et la princesse savait qu’il s’agissait d’un grand mariage ; mais elle était si prudente, qu’elle n’en avait rien témoigné à sa mère. Quand elle lui montra le portrait du prince, qui parlait, et qui lui fit un compliment aussi tendre que galant, elle en fut fort surprise ; car elle n’avait rien vu d’égal à cela, et la bonne mine du prince, l’air d’esprit, la régularité de ses traits, ne l’étonnaient pas moins que ce que disait le portrait : « Seriez-vous fâchée, lui dit la reine, en riant, d’avoir un époux qui ressemblât à ce prince ? — Madame, répliqua-t-elle, ce n’est point à moi à faire un choix ; ainsi je serai toujours contente de celui que vous me destinerez. — Mais enfin, ajouta la reine, si le sort tombait sur lui, ne vous estimeriez-vous pas heureuse ? » Elle rougit, baissa les yeux, et ne répondit rien. La reine la prit entre ses bras, et la baisa plusieurs fois : elle ne put s’empêcher de verser des larmes, lorsqu’elle pensa qu’elle était sur le point de la perdre ; car il ne s’en fallait plus que trois mois qu’elle n’eût quinze ans, et cachant son déplaisir, elle lui déclara tout ce qui la regardait dans l’ambassade du célèbre Becafigue ; elle lui donna même les raretés qu’il avait apportées pour lui présenter. Elle les admira, elle loua avec beaucoup de goût ce qu’il y avait de plus curieux ; mais de temps en temps ses regards s’échappaient pour s’attacher sur le portrait du prince, avec un plaisir qui lui avait été inconnu jusqu’alors.

L’ambassadeur, voyant qu’il faisait des instances inutiles pour qu’on lui donnât la princesse, et qu’on se contentait de la lui promettre, mais si solennellement, qu’il n’y avait pas lieu d’en douter, demeura peu auprès du roi, et retourna en poste rendre compte à ses maîtres de sa négociation.

Quand le prince sut qu’il ne pouvait espérer sa chère Désirée de plus de trois mois, il fit des plaintes qui affligèrent toute la cour ; il ne dormait plus, il ne mangeait point : il devint triste et rêveur ; la vivacité de son teint se changea en couleur de soucis ; il demeurait des jours entiers couché sur un canapé dans son cabinet à regarder le portrait de sa princesse : il lui écrivait à tous momens et présentait les lettres à ce portrait, comme s’il eût été capable de les lire ; enfin ses forces diminuèrent peu à peu, il tomba dangereusement malade, et pour, en deviner la cause, il ne fallait ni médecins ni docteurs.

Le roi se désespérait, il aimait son fils plus tendrement que jamais père n’a aimé le sien. Il se trouvait sur le point de le perdre : quelle douleur pour un père ! il ne voyait aucun remèdes qui pussent guérir le prince ; il souhaitait Désirée ; sans elle il fallait mourir. Il prit donc la résolution, dans une si grande extrémité, d’aller trouver le roi et la reine qui l’avaient promise, pour les conjurer d’avoir pitié de l’état où le prince était réduit, et de ne plus différer un mariage qui ne se ferait jamais, s’ils voulaient obstinément attendre que la princesse eût quinze ans.

Cette démarche était extraordinaire ; mais elle l’aurait été bien davantage, s’il eût laissé périr un fils si aimable et si cher. Cependant il se trouva une difficulté qui était insurmontable, c’est que son grand âge ne lui permettait que d’aller en litière, et cette voiture s’accordait mal avec l’impatience de son fils ; de sorte qu’il envoya en poste le fidèle Becafigue, et il écrivit les lettres du monde les plus touchantes, pour en gager le roi et la reine à ce qu’il souhaitait.

Pendant ce temps, Désirée n’avait guère moins de plaisir à voir le portrait du prince, qu’il en avait à regarder le sien. Elle allait à tous momens dans le lieu où il était ; et quelque soin qu’elle prit de cacher ses sentimens, on ne laissait pas de les pénétrer : entr’autres Giroflée et Longue-Epine, qui étaient ses filles d’honneur s’aperçurent des petites inquiétudes qui commençaient à la tourmenter. Giroflée l’aimait passionnément et lui était fidèle : Longue-Epine, de tout temps sentait une jalousie secrète de son mérite et de son rang ; sa mère avait élevé la princesse ; après avoir été sa gouvernante, elle devint sa dame d’honneur : elle aurait dû l’aimer comme la chose du monde la plus aimable, quoiqu’elle chérissait sa fille jusqu’à la folie ; et voyant la haine qu’elle avait pour la belle princesse, elle ne pouvait lui vouloir du bien.

L’ambassadeur que l’on avait dépêché à la cour de la princesse Noire ne fut pas bien reçu, lorsqu’on apprit le compliment dont il était chargé ; cette Éthiopienne était la plus vindicative créature du monde ; elle trouva que c’était la traiter cavalièrement, après avoir pris des engagemens avec elle, de lui envoyer dire qu’on la remerciait. Elle avait vu un portrait du prince dont elle s’était entêtée, et les Éthiopiennes, quand elles se mêlent d’aimer, aiment avec plus d’extravagance que les autres : « Comment ; monsieur l’ambassadeur, dit-elle, est-ce que votre maître ne me croit pas assez riche et assez belle ? promenez-vous dans mes états vous trouverez qu’il n’en est guère de plus vastes ; venez dans mon trésor royal voir plus d’or que toutes les mines du Pérou n’en ont jamais fourni : enfin, regardez la noirceur de mon teint, nez écrasé, ces grosses lèvres, n’est-ce pas ainsi qu’il faut être pour être belle ? — Madame, répondit l’ambassadeur, qui craignait les bâtonnades (plus que tous ceux qu’on envoie à la Porte), je blâme mon maître autant qu’il est permis à un sujet ; et si le ciel m’avait mis sur le premier trône de l’univers, je sais vraiment bien à qui je l’offrirais. — Cette parole vous sauvera la vie, lui dit-elle ; j’avais résolu de commencer ma vengeance sur vous : mais il y aurait de l’injustice, puisque vous n’êtes pas cause du mauvais procédé de votre prince : allez lui dire qu’il me fait plaisir de rompre avec moi, parce que je n’aime pas les malhonnêtes gens. » L’ambassadeur, qui ne demandait pas mieux que son congé, l’eut à peine obtenu qu’il en profita.

Mais l’Éthiopienne était trop piquée contre le prince Guerrier pour lui pardonner ; elle monta dans un char d’ivoire, traîné par six autruches ; qui faisaient dix lieues par heure. Elle se rendit au palais de la fée de la fontaine ; c’était sa marraine et sa meilleure amie : elle lui raconta son aventure, et la pria avec les dernières instances de servir son ressentiment. La fée fut sensible à la douleur de sa filleule : elle regarda dans le livre qui dit tout, et elle connut aussitôt que le prince Guerrier ne quittait la princesse Noire que pour la princesse Désirée ; qu’il l’aimait éperdûment, et qu’il était même malade de la seule impatience de la voir. Cette connaissance ralluma sa colère, qui était presque éteinte ; et comme elle ne l’avait pas vue depuis le moment de sa naissance, il est à croire qu’elle aurait négligé de lui faire du mal, si la vindicative Noiron ne l’en avait pas conjurée. « Quoi ! s’écria-t-elle cette malheureuse Désirée veut donc toujours me déplaire ? Non, charmante princesse, non, ma mignonne, je ne souffrirai pas qu’on te fasse un affront ; les cieux et tous les élémens s’intéressent dans cette affaire ; retourne chez toi, et te repose sur ta chère marraine. » La princesse Noire la remercia ; elle lui fit des présens de fleurs et de fruits, qu’elle reçut fort agréablement.

L’ambassadeur Becafigue s’avançait en toute diligence vers la ville capitale ou le père de Désirée faisait son séjour ; il se jeta aux pieds du roi et de la reine : il versa beaucoup de larmes, et leur dit dans les termes les plus touchans, que le prince Guerrier mourrait, s’ils lui retardaient plus long-temps le plaisir de voir la princesse leur fille ; qu’il ne s’en fallait plus que trois mois qu’elle n’eût quinze ans ; qu’il ne lui pouvait rien arriver de fâcheux dans un espace si court ; qu’il prenait la liberté de les avertir qu’une si grande crédulité pour de petites fées faisait tort à la majesté royale ; enfin il harangua si bien, qu’il eut le don de persuader. L’on pleura avec lui, se représentant le triste état où le jeune prince était réduit, et puis on lui dit qu’il fallait quelques jours pour se déterminer et lui répondre. Il répartit qu’il ne pouvait donner que quelques heures ; que son maître était à l’extrémité ; qu’il s’imaginait que la princesse le haïssait, et que c’était elle qui retardait son voyage : on l’assura donc que le soir il saurait ce qu’on pouvait faire.

La reine courut au palais de sa chère fille : elle lui conta tout ce qui se passait. Désirée sentit alors une douleur sans pareille ; son cœur se serra, elle s’évanouit, et la reine connut les sentimens qu’elle avait pour le prince. « Ne vous affligez point, ma chère enfant, lui dit-elle, vous pouvez tout pour sa guérison ; je ne suis inquiète que pour les menaces que la fée de la fontaine fit à votre naissance. — Je me flatte, madame, répliqua-t-elle, qu’en prenant quelques mesures, nous tromperons la méchante fée : par exemple, ne pourrais-je pas aller dans un carrosse tout fermé, où je ne verrais point le jour ? on l’ouvrirait la nuit pour nous donner à manger ; ainsi j’arriverais heureusement chez le prince Guerrier. »

La reine goûta beaucoup cet expédient, elle en fit part au roi qui l’approuva aussi ; de sorte qu’on envoya dire à Becafigue de venir promptement, et il reçut des assurances certaines que la princesse partirait au plus tôt ; qu’ainsi il n’avait qu’à s’en retourner, pour donner cette bonne nouvelle à son maître, et que pour se hâter davantage, on négligerait de lui faire l’équipage et les riches habits qui convenaient à son rang. L’ambassadeur, transporté de joie, se jeta encore aux pieds de leurs majestés, pour les remercier ; il partit ensuite sans avoir vu la princesse.

La séparation du roi et de la reine lui aurait semblé insupportable, si elle avait été moins prévenue en faveur du prince ; mais il est de certains sentimens qui étouffent presque tous les autres. On lui fit un carrosse de velours vert par dehors, orné de grandes plaques d’or, et par dedans, de brocard argent et couleur de rose rebrodé ; il n’y avait aucunes glaces, il était fort grand, il fermait mieux qu’une boîte, et un seigneur des premiers du royaume fut chargé des clefs qui ouvraient les serrures qu’on avait mises aux portières.

Autour d’elle on voyait les Grâces ;
Les Ris, les Plaisirs et les Jeux,
Et les Amours respectueux
Empressés à suivre ses traces ;
Elle avait l’air majestueux,
Avec une douceur céleste.
Elle s’attirait tous les vœux :
Sans conter ici tout le reste,
Elle avait les mêmes attraits
Que fit briller Adélaïde,
Quand l’hymen lui servant de guide ;
Elle vint dans ces lieux pour cimenter la paix.

L’on nomma peu d’officiers pour l’accompagner, afin qu’une nombreuse suite n’embarrassât point ; et après lui avoir donné les plus belles pierreries du monde, et quelques habits très riches ; après, dis-je, des adieux qui pensèrent faire étouffer le roi, la reine et toute la cour, à force de pleurer, on l’enferma dans le carrosse sombre avec sa dame d’honneur, Longue-Epine et Giroflée.

On a peut-être oublié que Longue-Epine n’aimait point la princesse Désirée ; mais elle aimait fort le prince Guerrier, car elle avait son portrait parlant. Le trait qui l’avait blessée était si vif, qu’étant sur le point de partir, elle dit à sa mère qu’elle mourrait si le mariage de la princesse s’accomplissait, et que si elle voulait la conserver, il fallait absolument qu’elle trouvât un moyen de rompre cette affaire. La dame d’honneur lui dit de ne se point affliger, qu’elle tâcherait de remédier à sa peine en la rendant heureuse.

Lorsque la reine envoya sa chère enfant, elle la recommanda au-delà de tout ce qu’on peut dire à cette mauvaise femme. « Quel dépôt ne vous confié-je pas ? lui dit-elle. C’est plus que ma vie : prenez soin de la santé de ma fille, mais surtout soyez soigneuse d’empêcher qu’elle ne voie le jour, tout serait perdu : vous savez de quels maux elle est menacée, et je suis convenue avec l’ambassadeur du prince Guerrier, que jusqu’à ce qu’elle ait quinze ans, on la mettrait dans un château où elle ne verra aucune lumière que celle des bougies. » La reine combla cette dame de présens, pour l’engager à une plus grande exactitude. Elle lui promit de veiller à la conservation de la princesse, et de lui en rendre bon compte aussitôt qu’elles seraient arrivées.

Ainsi le roi et la reine se reposant sur ses soins n’eurent point d’inquiétude pour leur chère fille ; cela servit en quelque façon à modérer la douleur que son éloignement leur causait ; mais Longue-Epine, qui apprenait tous les soirs, par les officiers de la princesse qui ouvraient le carrosse pour lui servir à souper, que l’on approchait de la ville où elles étaient attendues, pressait sa mère d’exécuter son dessein, craignant que le roi ou le prince ne vinssent au-devant d’elle, et qu’il ne fût plus temps ; de sorte qu’environ l’heure de midi où le soleil darde ses rayons avec force, elle coupa tout d’un coup l’impériale du carrosse où elles étaient renfermées avec un grand couteau fait exprès, qu’elle avait apporté. Alors pour la première fois, la princesse Désirée vit le jour. À peine l’eut-elle regardé et poussé un profond soupir, qu’elle se précipita du carrosse sous la forme d’une biche blanche, et se mit à courir jusqu’à la forêt prochaine, où elle s’enfonça dans un lieu sombre, pour y regretter sans témoins, la charmante figure qu’elle venait de perdre.

La fée de la fontaine qui conduisait cette étrange aventure, voyant que tous ceux qui accompagnaient la princesse, se mettaient en devoir, les uns de la suivre et les autres d’aller à la ville, pour avertir le prince Guerrier du malheur qui venait d’arriver sembla aussitôt bouleverser la nature ; les éclairs et le tonnerre effrayèrent les plus assurés, par son merveilleux savoir, elle transporta tous ces gens fort loin, afin de les éloigner du lieu où leur présence lui déplaisait.

Il ne resta que la dame d’honneur, Longue-Epine et Giroflée. Celle-ci courut après sa maîtresse, faisant retentir les bois et les rochers de son nom et de ses plaintes. Les deux autres ravies d’être en liberté, ne perdirent pas un moment à faire ce qu’elles avaient projeté. Longue-Epine mit les plus riches habits de Désirée. Le manteau royal qui avait été fait pour ses noces, était d’une richesse sans pareille, et la couronne avait des diamans deux ou trois fois gros comme le poing ; son sceptre était d’un seul rubis ; le globe qu’elle tenait dans l’autre main, d’une perle plus grosse que la tête ; cela était rare et très-lourd à porter : mais il fallait persuader qu’elle était la princesse, et ne rien négliger de tous les ornemens royaux.

En cet équipage, Longue-Epine, suivie de sa mère qui portait la queue de son manteau, s’achemine vers la ville. Cette fausse princesse marchait gravement, elle ne doutait pas que l’on ne vint les recevoir ; et en effet elles n’étaient guère avancées quand elles aperçurent un gros de cavalerie et au milieu deux litières brillantes d’or et de pierreries, portées par des mulets ornés de longs panaches de plumes vertes (c’était la couleur favorite de la princesse). Le roi qui était dans l’une et le prince malade dans l’autre ne savaient que juger de ces dames qui venaient à eux. Les plus empressés galopèrent vers elles, et jugèrent par la magnificence de leurs habits, qu’elles devaient être des personnes de distinction. Ils mirent pied à terre, et les abordèrent respectueusement. « Obligez-moi de m’apprendre, leur dit Longue-Epine, qui est dans ces litières ? — Mesdames, répliquèrent-ils, c’est le roi et le prince son fils, qui viennent au-devant de la princesse Désirée. — Allez, je vous prie, leur dire, continua-t-elle, que la voici ; une fée jalouse de mon bonheur, a dispersé tous ceux qui m’accompagnaient par une centaine de coups de tonnerre, d’éclairs et de prodiges surprenans ; mais voici ma dame d’honneur, qui est chargée des lettres du roi mon père et de mes pierreries. »

Aussitôt ces cavaliers lui baisèrent le bas de sa robe, et furent en diligence annoncer au roi que la princesse approchait : « Comment s’écria-t-il, elle vient à pied en plein jour ! » Ils lui racontèrent ce qu’elle leur avait dit. Le prince brûlant d’impatience, les appela, et sans leur faire aucunes questions : « Avouez, leur dit-il, que c’est un prodige de beauté, un miracle, une princesse toute accomplie. » Ils ne répondirent rien, et surprirent le prince, « Pour avoir trop à louer, continua-t-il, vous aimez mieux vous taire ? — Seigneur, vous l’allez voir, lui dit le plus hardi d’entr’eux ; apparemment que la fatigue du voyage l’a changée. » Le prince demeura surpris ; s’il avait été moins faible, il se serait précipité de la litière, pour satisfaire son impatience et sa curiosité. Le roi descendit de la sienne, et s’avançant avec toute la cour, il joignit la fausse princesse ; mais aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur elle, il poussa un grand cri et reculant quelques pas : « Que vois-je ? dit-il ; quelle perfidie ! — Sire, dit la dame d’honneur en s’avançant hardiment, voici la princesse Désirée avec les lettres du roi et de la reine ; je remets aussi entre vos mains la cassette de pierreries dont ils me chargèrent en partant. »

Le roi gardait à tout cela un morne silence et le prince s’appuyant sur Becafigue, s’approcha de Longue-Epine. Ô dieux ! que devint-il, après avoir considéré cette fille, dont la taille extraordinaire faisait peur ! Elle était si grande, que les habits de la princesse lui couvraient à peine les genoux ; sa maigreur affreuse, son nez plus crochu que celui d’un perroquet, brillait d’un rouge luisant ; il n’a jamais été de dents plus noires et plus mal rangées ; enfin, elle était aussi laide que Désirée était belle.

Le prince, qui n’était occupé que de la charmante idée de sa princesse, demeura transi et comme immobile à la vue de celle-ci ; il n’avait pas la force de proférer une parole ; il la regardait avec étonnement, et s’adressant ensuite au roi : « Je suis trahi, lui dit-il, ce merveilleux portrait sur lequel j’engageai ma liberté, n’a rien de la personne qu’on nous envoie ; l’on a cherché à nous tromper, l’on y a réussi ; il m’en coûtera la vie. — Comment l’entendez-vous, seigneur, dit Longue-Epine, l’on a cherché à vous tromper ? Sachez que vous ne le serez jamais en m’épousant. » Son effronterie et sa fierté n’avaient pas d’exemples. La dame d’honneur renchérissait encore par-dessus. « Ha ! ma belle princesse, s’écriait-elle, où sommes-nous venues ? est-ce ainsi que l’on reçoit une personne de votre rang ? quelle inconstance ! quel procédé ! le roi votre père en saura bien tirer raison. — C’est nous qui nous la ferons faire, répliqua le roi ; il nous avait promis une belle princesse, il nous envoie un squelette, une momie qui fait peur : je ne n’étonne plus qu’il ait gardé ce beau trésor caché pendant quinze ans ; il voulait attraper quelque dupe ; c’est sur nous que le sort est tombé, mais il n’est pas impossible de s’en venger.

— Quels outrages ! s’écria la fausse princesse : ne suis-je pas bien malheureuse, d’être venue sur la parole de tels gens ? Voyez que l’on a grand tort de s’être fait peindre un peu plus belle que l’on est : cela n’arrive-t-il pas tous les jours ? Si pour tels inconvéniens les princes renvoyaient leurs fiancées, peu se marieraient. »

Le roi et le prince, transportés de colère, ne daignèrent pas lui répondre : ils remontèrent chacun dans leur litière ; et sans autre cérémonie, un garde du corps mit la princesse en trousse derrière lui, et la dame d’honneur fut traitée de même : on les mena dans la ville par ordre du roi ; elles furent enfermées dans le château des Trois-Pointes.

Le prince Guerrier avait été si accablé du coup qui venait de le frapper, que son affliction s’était toute renfermée dans son cœur. Lorsqu’il eut assez de force pour se plaindre, que ne dit-il pas sur sa cruelle destinée ! Il était toujours amoureux, et n’avait pour tout objet de sa passion qu’un portrait. Ses espérances ne subsistaient plus, toutes les idées si charmantes qu’il s’était faites sur la princesse Désirée, se trouvaient échouées il aurait mieux aimé mourir que d’épouser celle qu’il prenait pour elle ; enfin jamais désespoir n’a été égal au sien, il ne pouvait plus souffrir la cour, et il résolut, dès que sa santé put le lui permettre, de s’en aller secrètement, et de se rendre dans quelque lieu solitaire pour y passer le reste de sa triste vie.

Il ne communiqua son dessein qu’au fidèle Becafigue ; il était bien persuadé qu’il le suivrait partout, et il le choisit pour parler avec lui plus souvent qu’avec un autre, du mauvais tour qu’on lui avait joué. À peine commença-t-il à se porter mieux, qu’il partit, et laissa une grande lettre pour le roi, sur la table de son cabinet, l’assurant qu’aussitôt que son esprit serait un peu tranquillisé, il reviendrait auprès de lui ; mais qu’il le suppliait en attendant, de penser à leur commune vengeance, et de retenir toujours la laide princesse prisonnière.

Il est aisé de juger de la douleur qu’eut le roi lorsqu’il reçut cette lettre. La séparation d’un fils si cher pensa le faire mourir. Pendant que tout le monde était occupé à le consoler, le prince et Becafigue s’éloignaient, et au bout de trois jours ils se trouvèrent dans une vaste forêt, si sombre par l’épaisseur des arbres, si agréable par la fraîcheur de l’herbe et des ruisseaux qui coulaient de tous côtés que le prince, fatigué de la longueur du chemin car il était encore malade, descendit de cheval et se jeta tristement sur la terre, sa main sous sa tête, ne pouvant presque parler, tant il était faible. « Seigneur, lui dit Becafigue, pendant que vous allez vous reposer, je vais chercher quelques fruits pour vous rafraichir, et reconnaitre un peu le lieu où nous sommes. » Le prince ne lui répondit rien, il lui témoigna seulement par un signe qu’il le pouvait.

Il y a long-temps que nous avons laissé la biche au bois, je veux parler de l’incomparable princesse. Elle pleura en biche désolée, lorsqu’elle vit sa figure dans une fontaine qui lui servait de miroir : « Quoi ! c’est moi, disait-elle, c’est aujourd’hui que je me trouve réduite à souffrir la plus étrange aventure qui puisse arriver du règne des fées à une innocente princesse telle que je suis ! combien durera ma métamorphose ? où me retirer pour que les lions, les ours et les loups ne me dévorent point ? comment pourrai-je manger de l’herbe ? » Enfin elle se faisait mille questions, et ressentait la plus cruelle douleur qu’il est possible. Il est vrai que si quelque chose pouvait la consoler, c’est qu’elle était une aussi belle Biche qu’elle avait été belle princesse.

La faim pressant Désirée, elle brouta l’herbe de bon appétit et demeura surprise de ce que cela pût être. Ensuite elle se coucha sur la mousse, la nuit la surprit, elle la passa avec des frayeurs inconcevables. Elle entendait les bêtes féroces proche d’elle ; et souvent oubliant qu’elle était biche, elle essayait de grimper sur un arbre. La clarté du jour la rassura un peu, elle admirait sa beauté ; et le soleil lui paraissait quelque chose de si merveilleux qu’elle ne se lassait point de le regarder : tout ce qu’elle en avait entendu dire, lui semblait fort au-dessous de ce qu’elle voyait : c’était l’unique consolation qu’elle pouvait trouver dans un lieu si désert : elle y resta toute seule pendant plusieurs jours.

La fée Tulipe, qui avait toujours aimé cette princesse, ressentait vivement son malheur ; mais elle avait un véritable dépit que la reine et elle eussent fait si peu de cas de ses avis, car elle leur dit plusieurs fois que si la princesse partait avant que d’avoir quinze ans, elle s’en trouverait mal : cependant elle ne voulait point l’abandonner aux furies de la fée de la fontaine, et ce fut elle qui conduisit les pas de Giroflée vers la forêt, afin que cette nouvelle confidente pût la consoler dans sa disgrâce.

Cette belle biche passait doucement le long d’un ruisseau, quand Giroflée, qui ne pouvait presque marcher, se coucha pour se reposer. Elle rêvait tristement de quel côté elle pourrait aller trouver sa chère princesse. Lorsque la Biche l’aperçut, elle franchit tout d’un coup le ruisseau, qui était large et profond, elle vint se jeter sur Giroflée et lui faire mille caresses. Elle en demeura surprise : elle ne savait si les bêtes de ce canton avaient quelque amitié particulière pour les hommes, qui les rendissent humaines, ou si elle la connaissait ; car enfin il était fort singulier qu’une biche s’avisât de faire si bien les honneurs de la forêt.

Elle la regarda attentivement, et vit avec une extrême surprise, de grosses larmes qui coulaient de ses yeux : elle ne douta plus que ce ne fût sa chère princesse. Elle prit ses pieds, elle les baisa avec autant de respect et de tendresse qu’elle avait baisé ses mains. Elle lui parla, et connut que la biche l’entendait, mais qu’elle ne pouvait lui répondre ; les larmes et les soupirs redoublèrent de part et d’autre. Giroflée promit à sa maîtresse qu’elle ne la quitterait point, la biche lui fit mille petits signes de la tête et des yeux, qui marquaient qu’elle en serait très-aise, et qu’elle la consolerait d’une partie de ses peines.

Elles étaient demeurées presque tout le jour ensemble : Bichette eut peur que sa fidèle Giroflée n ’eût besoin de manger, elle la conduisit dans un endroit de la forêt où elle avait remarqué des fruits sauvages, qui ne laissaient pas d’être bons. Elle en prit quantité, car elle mourait de faim ; mais après que sa collation fut finie, elle tomba dans une grande inquiétude, ne sachant où elles se retireraient pour dormir ; car de rester au milieu de la forêt, exposées à tous les périls, qu’elles pouvaient courir, il n’était pas possible de s’y résoudre. « N’êtes-vous point effrayée, charmante biche, lui dit-elle, de passer la nuit ici ? » La biche leva les yeux vers le ciel, et soupira. « Mais, continua Giroflée, vous avez déjà parcouru une partie de cette vaste solitude, n’y a-t-il point de maisonnettes, un charbonnier, un bûcheron, un ermitage ? » La biche marqua, par les mouvemens de sa tête, qu’elle n’avait rien vu : « O dieux ! s’écria Giroflée, je ne serai pas en vie demain : quand j’aurais le bonheur d’éviter les tigres et les ours, je suis certaine que la peur suffit pour me tuer, et ne croyez pas au reste, ma chère princesse, que je regrette la vie par rapport à moi, je la regrette par rapport à vous. Hélas ! vous laisser dans ces lieux dépourvue de toute consolation ! se peut-il rien de plus triste ? » La petite biche se prit à pleurer, elle sanglottait presque comme une personne.

Ses larmes touchèrent la fée Tulipe, qui l’aimait tendrement ; malgré sa désobéissance, elle avait toujours veillé à sa conservation, et paraissant tout d’un coup : « Je ne veux point vous gronder, lui dit-elle, l’état où je vous vois me fait trop de peine. » Bichette et Giroflée l’interrompaient en se jetant à ses genoux : la première lui baisait les mains, et la caressait le plus joliment du monde, l’autre la conjurait d’avoir pitié de la princesse, et de lui rendre sa figure naturelle. « Cela ne dépend pas de moi, dit Tulipe, celle qui lui fait tant de mal a beaucoup de pouvoir ; mais j’accourcirai le temps de sa pénitence, et pour l’adoucir, aussitôt que la nuit laissera sa place au jour, elle quittera sa forme de biche, mais à peine l’aurore paraîtra-t-elle, qu’il faudra qu’elle la reprenne, et qu’elle coure les plaines et les forêts comme les autres. »

C’était déjà beaucoup de cesser d’être biche pendant la nuit ; la princesse témoigna sa joie par des sauts et des bonds qui réjouirent Tulipe. « Avancez-vous, leur dit-elle, dans ce petit sentier, vous y trouverez une cabane assez propre pour un endroit champêtre. » En achevant ces mots, elle disparut. Giroflée obéit, elle entra avec Bichette dans la route qu’elles voyaient, et trouvèrent une vieille femme assise sur le pas de sa porte, qui achevait un panier d’osier fin. Giroflée la salua : « Voudriez-vous, ma bonne mère, lui dit-elle, me retirer avec ma biche ? il me faudrait une petite chambre. — Oui, ma belle fille, répondit-elle, je vous donnerai volontiers une retraite ici : entrez avec votre biche. » Elle les mena aussitôt dans une chambre très jolie, toute boisée de mérisier ; il y avait deux petits lits de toile blanche ; des draps fins, et tout paraissait si simple et si propre, que la princesse a dit depuis qu’elle n’avait rien trouvé de plus à son gré.

Dès que la nuit fut entièrement venue, Désirée cessa d’être biche : elle embrassa cent fois sa chère Giroflée ; elle la remercia de l’affection qui l’engageait à suivre sa fortune, et lui promit qu’elle rendrait la sienne très-heureuse dès que sa pénitence serait finie.

La vieille vint frapper doucement à leur porte, et sans entrer, elle donna des fruits excellens à Giroflée, dont la princesse mangea avec grande appétit ; ensuite elles se couchèrent ; et sitôt que le jour parut, Désirée étant redevenue biche, se mit à gratter à la porte, afin que Giroflée lui ouvrit. Elles se témoignèrent un sensible regret de se séparer, quoique ce ne fût pas pour long-temps, et Bichette s’étant élancée dans le plus épais du bois, elle commença d’y courir à son ordinaire.

J’ai déjà dit que le prince Guerrier s’était arrêté dans la forêt et que Becafigue la parcourait pour trouver quelques fruits. Il était assez tard lorsqu’il se rendit à la maisonnette de la bonne vieille dont j’ai parlé. Il lui parla civilement, et lui demanda les choses dont il avait besoin pour son maître. Elle se hâta d’emplir une corbeille et la lui donna : « Je crains, dit-elle, que si vous passiez la nuit ici sans retraite, il ne vous arrive quelque accident : je vous en offre une bien pauvre, mais au moins elle met à l’abri des lions. » Il la remercia, il lui dit qu’il était avec un de ses amis, qu’il allait lui proposer de venir chez elle. En effet il sut si bien persuader le prince, qu’il se laissa conduire chez cette bonne femme. Elle était encore à sa porte et sans faire aucun bruit, elle les mena dans une chambre semblable à celle que la princesse occupait, si proche l’une de l’autre, qu’elles n’étaient séparées que par une cloison. Le prince passa la nuit avec ses inquiétudes ordinaires : dès que les premiers rayons du soleil eurent brillé à ses fenêtres, il se leva, et pour divertir sa tristesse, il sortit dans la forêt, disant à Becafigue de ne point venir avec lui. Il marcha long-temps sans tenir aucune route certaine : enfin il arriva dans un lieu assez spacieux, couvert d’arbres et de mousse ; aussitôt une biche en partit. Il ne put s’empêcher de la suivre : son penchant dominant était pour la chasse ; mais il n’était plus si vif de puis la passion qu’il avait dans le cœur. Malgré cela, il poursuivit la pauvre biche et de temps en temps il lui décochait des traits qui la faisaient mourir de peur, quoiqu’elle n’en fût pas blessée : car son amie Tulipe la garantissait. Il ne fallait pas moins que la main secourable d’une fée pour la préserver de périr sous des coups si justes. L’on n’a jamais été si lasse que l’était la princesse des Biches : l’exercice qu’elle faisait lui était bien nouveau ; enfin elle se détourna à un sentier, si heureusement que le dangereux chasseur la perdant de vue, et se trouvant lui-même extrêmement fatigué, ne s’obstina pas à la suivre.

Le jour s’étant passé de cette manière, la biche vit avec joie l’heure de se retirer ; elle tourna ses pas vers la maison où Giroflée l’attendait impatiemment. Dès qu’elle fut dans sa chambre, elle se jeta sur le lit, haletant : elle était toute en nage. Giroflée lui fit mille caresses ; elle mourait d’envie de savoir ce qui lui était arrivé. L’heure, de se débichonner étant arrivée, la belle princesse reprit sa forme ordinaire, jetant les bras au cou de sa favorite : « Hélas ! lui dit-elle, je croyais n’avoir à craindre que la fée de la fontaine et les cruels hôtes des forêts ; mais j’ai été poursuivie aujourd’hui par un jeune chasseur, que j’ai vu à peine, tant j’étais pressée de fuir : mille traits décochés après moi me menaçaient d’une mort inévitable ; j’ignore encore par quel bonheur j’ai pu m’en sauver. — Il ne faut plus sortir, ma princesse, répliqua Giroflée : passez dans cette chambre le temps fatal de votre pénitence, j’irai dans la ville la plus proche acheter des livres pour vous divertir, nous lirons les contes nouveaux que l’on a faits sur les fées ; nous ferons des vers et des chansons. — Tais-toi, ma chère fille, reprit la princesse, la charmante idée du prince Guerrier suffit pour m’occuper agréablement ; mais le même pouvoir qui me réduit pendant le jour à la triste condition de biche, me force malgré moi de faire ce qu’elles font : je cours, je saute et je mange l’herbe comme elles : dans ce temps-là une chambre me serait insupportable. » Elle était si harassée de la chasse, qu’elle demanda promptement à manger : ensuite ses beaux yeux se fermèrent jusqu’au lever de l’aurore. Dès qu’elle l’aperçut, la métamorphose ordinaire se fit, et elle retourna dans la forêt.

Le prince de son côté, était venu sur le soir rejoindre son favori : « J’ai passé le temps, lui dit-il, à courir après la plus belle biche que j’aie jamais vue ; elle m’a trompée cent fois avec une adresse merveilleuse : j’ai tiré si juste, que je ne comprends point comment elle a évité mes coups : aussitôt qu’il sera jour, j’irai la chercher encore, et ne la manquerai point. » En effet, ce jeune prince, qui voulait éloigner de son cœur une idée qu’il croyait chimérique, n’étant pas fâché que la passion de la chasse l’occupât, se rendit de bonne heure dans le même endroit où il avait trouvé la biche ; mais elle se garda bien d’y aller, craignant une aventure semblable à celle qu’elle avait eue. Il jeta les yeux de tous côtés, il marcha long-temps ; et comme il s’était échauffé, il fut ravi de trouver des pommes dont la couleur lui fit plaisir : il en cueillit, il en mangea, et presqu’aussitôt il s’endormit d’un profond sommeil ; il se jeta sur herbe fraîche, sous des arbres où mille oiseaux semblaient s’être donné rendez-vous.

Dans le temps qu’il dormait, notre craintive biche, avide des lieux écartés, passa dans celui où il était. Si elle l’avait aperçu plus tôt, elle l’aurait fui ; mais elle se trouva si proche de lui qu’elle ne put s’empêcher de le regarder, et son assoupissement la rassura si bien, qu’elle se donna le loisir de considérer tous ses traits. O dieux ! que devint-elle, quand elle le reconnut ! son esprit était trop rempli de sa charmante idée pour l’avoir perdue en si peu de temps : Amour, amour, que veux-tu donc ? faut-il que Bichette s’expose à perdre la vie par les mains de son amant ? Oui, elle s’y expose, il n’y a plus moyen de songer à sa sûreté. Elle se coucha à quelques pas de lui et ses yeux, ravis de le voir, ne pouvaient s’en détourner un moment : elle soupirait, elle poussait de petits gémissemens : enfin, devenant plus hardie, elle s’approcha encore davantage, elle le touchait lorsqu’il s’éveilla.

Sa surprise parut extrême, il reconnut la même biche qui lui avait donné tant d’exercice et qu’il avait cherchée long-temps ; mais la trouver si familière, lui paraissait une chose rare. Elle n’attendit pas qu’il eut essayé de la prendre, elle s’enfuit de toute sa force, et il la suivit de toute la sienne. De temps en temps ils s’arrêtaient pour reprendre haleine, car la belle Biche était encore lasse d’avoir couru la veille, et le prince ne l’était pas moins qu’elle : mais ce qui ralentissait le plus la fuite de Bichette, hélas ! faut-il le dire ? c’était la peine de s’éloigner de celui qui l’avait plus blessée par son mérite, que par les traits qu’il tirait sur elle. Il la voyait très souvent qui tournait la tête sur lui, comme pour lui demander s’il voulait qu’elle périt sous ses coups, et lorsqu’il était sur le point de la joindre, elle faisait de nouveaux efforts pour se sauver : « Ah ! si tu pouvais m’entendre, petite biche, lui criait — il, tu ne m’éviterais pas, je t’aime, je te veux nourrir, tu es charmante ; j’aurai soin de toi. » L’air emportait ses paroles, elles n’allaient point jusqu’à elle.

Enfin, après avoir fait tout le tour de la forêt, notre biche ne pouvant plus courir, ralentit ses pas, et le prince, redoublant les siens, la joignit avec une joie dont il ne croyait plus être capable ; il vit bien qu’elle avait perdu toutes ses forces ; elle était couchée comme une pauvre petite bête demi-morte, et elle n’attendait que de voir finir sa vie par les mains de son vainqueur ; mais au lieu de lui être cruel, il se mit à la caresser : « Belle biche, lui dit-il, n’aie point de peur, je veux t’emmener avec moi, et que tu me suives partout. » Il coupa exprès des branches d’arbres, il les plia adroitement, il les couvrit de mousse, il y jeta des roses dont quelques buissons étaient chargés : ensuite il prit la biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou et vint la coucher doucement sur ces ramées, puis il s’assit auprès d’elle, cherchant de temps en temps des herbes fines qu’il lui présentait et qu’elle mangeait dans sa main.

Le prince continuait de lui parler, quoiqu’il fût persuadé qu’elle ne l’entendait pas. Cependant quelque plaisir qu’elle eût de le voir, elle s’inquiétait, parce que la nuit s’approchait. « Que serait— ce, disait-elle en elle-même, s’il me voyait changer tout d’un coup de forme, il serait effrayé et me fuirait ; ou s’il ne me fuyait pas, que n’aurais-je pas à craindre ainsi seule dans une forêt ? » Elle ne faisait que penser de quelle manière elle pourrait se sauver, lorsqu’il lui en fournit le moyen ; car ayant peur qu’elle n’eût besoin de boire, il alla voir où il pourrait trouver quelque ruisseau, afin de l’y conduire : pendant qu’il cherchait, elle se déroba promptement, et vint à la maisonnette où Giroflée l’attendait. Elle se jeta encore sur son lit, la nuit vint, sa métamorphose cessa elle lui apprit son aventure.

« Le croirais-tu, ma chère, lui dit-elle, mon prince Guerrier est dans cette forêt ; c’est lui qui m’a chassée depuis deux jours, et qui, m’ayant prise, m’a fait mille caresses. Ah ! que le portrait qu’on m’en apporta est peu fidèle ! il est cent fois mieux fait : tout le désordre où l’on voit les chasseurs ne dérobe rien à sa bonne mine, et lui conserve des agrémens que je ne saurais t’exprimer : ne suis-je pas bien malheureuse d’être obligée de fuir ce prince, lui qui m’est destiné par mes plus proches, lui qui m’aime et que j’aime ? Il faut qu’une méchante fée me prenne en aversion le jour de ma naissance, et trouble tous ceux de ma vie. » Elle se prit à pleurer. Giroflée la consola, et lui fit espérer que dans quelque temps ses peines seraient changées en plaisirs.

Le prince revint vers sa chère biche dès qu’il eut trouvé une fontaine ; mais elle n’était plus au lieu où il l’avait laissée. Il la chercha inutilement partout, et sentit autant de chagrin contr’elle que si elle avait dû avoir de la raison. Quoi ! s’écria-t-il, je n’aurai donc jamais que des sujets de me plaindre de ce sexe trompeur et infidèle ? » Il retourna chez la bonne vieille, plein de mélancolie : il conta à son confident l’aventure de Bichette, et l’accusa d’ingratitude. Becafigue ne put s’empêcher de sourire de la colère du prince ; il lui conseilla de punir la biche quand il la rencontrerait. « Je ne reste plus ici que pour cela, répondit le prince, ensuite nous partirons pour aller plus loin. »

Le jour revint, et avec lui la princesse reprit sa figure de biche blanche. Elle ne savait à quoi se résoudre, ou d’aller dans les mêmes lieux que le prince parcourait ordinairement ou de prendre une route tout opposée pour l’éviter. Elle choisit ce dernier parti, et s’éloigna beaucoup ; mais le jeune prince qui était aussi fin qu’elle, en usa tout de même, croyant bien qu’elle aurait cette petite ruse ; de sorte qu’il la découvrit dans le plus épais de la forêt. Elle s’y trouvait en sûreté, lorsqu’elle l’aperçut : aussitôt elle bondit, elle saute par-dessus les buissons ; et comme si elle l’eût appréhendé davantage, à cause du tour qu’elle lui avait fait le soir, elle fuit plus légère que les vents ; mais dans le moment qu’elle traversait un sentier, il la mire si bien, qu’il lui en fonce une flèche dans la jambe. Elle sentit une douleur violente, et n’ayant plus assez de force pour fuir, elle se laissa tomber.

Amour cruel et barbare ! où étais-tu donc ? Quoi ! tu laisses blesser une fille incomparable par son tendre amant ? Cette triste catastrophe était inévitable, car la fée de la fontaine y avait attaché la fin de l’aventure. Le prince s’approcha, il eut un sensible regret de voir couler le sang de la biche : il prit des herbes, il les lia sur sa jambe pour la soulager, et lui fit un nouveau lit de ramée. Il tenait la tête de Bichette appuyée sur ses genoux : « N’es-tu pas cause, petite volage, lui disait-il, de ce qui t’est arrivé ? Que t’avais-je fait hier, pour m’abandonner ? Il n’en sera pas aujourd’hui de même, je t’emporterai. » La biche ne répondit rien. Qu’aurait-elle dit ? elle avait tort et ne pouvait parler car ce n’est pas toujours une conséquence que ceux qui ont tort se taisent. Le prince lui faisait mille caresses. « Que je souffre de t’avoir blessée, lui disait-il : tu me haïras, et je veux que tu m’aimes. » Il semblait, à l’entendre, qu’un secret génie lui inspirait tout ce qu’il disait à Bichette. Enfin l’heure de revenir chez sa vieille hôtesse approchait ; il se chargea de sa chasse, et n’était pas médiocrement embarrassé à la porter, à la mener, et quelquefois à la traîner. Elle n’avait aucune envie d’aller avec lui. « Qu’est-ce que je vais devenir, disait-elle ? Quoi ! je me trouverai toute seule avec ce prince ! Ah ! mourons plutôt. » Elle faisait la pesante et l’accablait ; il était tout en eau de tant de fatigue ; et quoiqu’il n’y eût pas loin pour se rendre à la petite maison, il sentait bien que sans quelques secours il n’y pourrait arriver. Il fut querir son fidèle Becafigue ; mais avant que de quitter sa proie, il l’attacha avec plusieurs rubans au pied d’un arbre, dans la crainte qu’elle ne s’enfuit.

Hélas ! qui aurait pu penser que la plus belle princesse du monde serait un jour traitée ainsi par un prince qui l’adorait ? Elle essaya inutilement d’arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus serrés, et elle était prête de s’étrangler avec un nœud coulant qu’il avait malheuoreusement fait, lorsque Giroflée, lasse d’être toujours enfermée dans sa chambre, sortit pour prendre l’air, et passa dans le lieu où était la biche blanche qui se débattait. Que devint-elle, quand elle aperçut sa chère maîtresse ! elle ne pouvait se hâter assez de la défaire, les rubans étaient noués par différens endroits. Enfin le prince arriva avec Becafigue, comme elle allait emmener la biche.

« Quelque respect que j’aie pour vous, ma dame, lui dit le prince, permettez-moi de m’opposer au larcin que vous voulez me faire ; j’ai blessé cette biche, elle est à moi, je l’aime, je vous supplie de m’en laisser le maître. — Seigneur, répliqua civilement Giroflée (car elle était bien faite et gracieuse), la biche que voici est à moi avant que d’être à vous ; je renoncerais plutôt à ma vie qu’à elle, et si vous voulez voir comme elle me connaît, je ne vous demande que de lui donner un peu de liberté.

« Allons, ma petite Blanche, dit-elle, embrassez- moi. » Bichette se jeta à son cou. « Baisez-moi la joue droite. » Elle obéit. « Touchez mon cœur. » Elle y porta le pied. « Soupirez. » Elle soupira. Il ne fut plus permis au prince de douter de ce que Giroflée lui disait : « Je vous la rends, lui dit-il honnêtement ; mais j’avoue que ce n’est pas sans chagrin. » Elle s’en alla aussitôt avec sa biche.

Elles ignoraient que le prince demeurait dans leur maison ; il les suivait d’assez loin, et demeura surpris de les voir entrer chez la vieille bonne femme. Il s’y rendit fort peu après elles, et poussé d’un mouvement de curiosité, dont biche blanche était cause il lui demanda qui était cette jeune personne, elle répliqua qu’elle ne la connaissait pas, qu’elle l’avait reçue chez elle avec sa biche, qu’elle la payait bien et qu’elle vivait dans une grande solitude. Becafigue s’informa en quel lieu était sa chambre ; elle lui dit que c’était si proche de la sienne, qu’elle n’était séparée que par une cloison.

Lorsque le prince fut retiré, son confident lui dit qu’il était le plus trompé des hommes ou que cette fille avait demeuré avec la princesse Désirée, qu’il l’avait vue au palais, quand il y était allé en ambassade. « Quel funeste souvenir me rappelez-vous, lui dit le prince, et par quel hasard serait-elle ici ? — C’est ce que j’ignore, seigneur, ajouta Becafigue ; mais j’ai envie de la voir encore, et puisqu’une simple menuiserie nous sépare, j’y vais faire un trou. Voilà une curiosité bien inutile, dit le prince tristement, car les paroles de Becafigue avaient renouvelé toutes ses douleurs. » En effet il ouvrit sa fenêtre qui regardait dans la forêt, et se mit à rêver.

Cependant Becafigue travaillait, et il eut bientôt fait un assez grand trou pour voir la charmante princesse vêtue d’une robe de brocard d’argent, mêlé de quelques fleurs incarnates brodées d’or avec des émeraudes : ses cheveux tombaient par grosses boucles sur la plus belle gorge du monde ; son teint brillait des plus vives couleurs, et ses yeux ravissaient. Giroflée était à genoux devant elle, qui lui bandait le bras, dont le sang coulait avec abondance : elles paraissaient toutes les deux assez embarrassées de cette blessure. « Laisse-moi mourir, disait la princesse, la mort me sera plus douce que la déplorable vie que je mène. Quoi ! être biche tout le jour, voir celui à qui je suis destinée, sans lui parler, sans lui apprendre ma fatale aventure ! Hélas ! si tu savais tout ce qu’il m’a dit de touchant sous ma métamorphose, quel ton de voix il a, quelles manières nobles et engageantes, tu me plaindrais encore plus que tu ne fais, de n’être point en état de l’éclaircir de ma destinée. »

L’on peut assez juger de l’étonnement de Becafigue, par tout ce qu’il venait de voir et d’entendre ; il courut vert le prince, il l’arracha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables. « Ah ! seigneur, lui dit-il, ne différez pas de vous approcher de cette cloison, vous verrez le véritable original du portrait qui vous a charmé. » Le prince regarda et reconnut aussitôt sa princesse. Il serait mort de plaisir, s’il n’eût craint d’être déçu par quelque enchantement ; car enfin comment accommoder une rencontre si surprenante avec Longue-Epine et sa mère, qui étaient renfermées dans le château des Trois Pointes, et qui prenaient le nom, l’une de Désirée et l’autre de sa dame d’honneur ?

Cependant sa passion le flattait : l’on a un penchant naturel à se persuader ce que l’on souhaite ; et dans une telle occasion, il fallait mourir d’impatience ou s’éclaircir. Il alla sans différer frapper doucement à la porte de la chambre où était la princesse. Giroflée, ne doutant pas que ce ne fût la bonne vieille, et ayant même besoin de son secours pour lui aider à bander le bras de sa maîtresse, se hâta d’ouvrir, et demeura bien surprise de voir le prince, qui vint se jeter aux pieds de Désirée. Les transports qui l’animaient, lui permirent si peu de faire un discours suivi, que quelque soin que j’aie eu de m’informer de ce qu’il lui dit dans ces premiers momeps, je n’ai trouvé personne qui m’en ait bien éclairci. La princesse ne s’embarrassa pas moins dansses réponses ; mais l’amour, qui sert souvent d’interprète aux muets, se mit en tiers, et persuada à l’un et à l’autre qu’il ne s’était jamais rien dit de plus spirituel ; au moins ne s’était-il jamais rien dit de plus touchant et de plus tendre. Les larmes, les soupirs, les sermens, et même quelques souris gracieux, tout en fut. La nuit se passa ainsi : le jour parut sans que Désirée y eût fait aucune réflexion, et elle ne deviņt plus biche. Elle s’en aperçut ; rien n’est égal à sa joie : le prince lui était trop cher pour différer de la partager avec lui. Au même moment elle commença le récit de son histoire, qu’elle fit avec une grâce et une éloquence naturelle, qui surpassait celle des plus habiles.

Quoi ! s’écria-t-il, ma charmante princesse, c’est vous que j’ai blessée sous la figure d’une biche blanche : que ferai-je pour expier un si grand crime ? suffira-t-il d’en mourir de douleur à vos yeux ? » Il était tellement affligé, que son déplaisir se voyait peint sur son visage. Désirée en souffrit plus que de sa blessure ; elle l’assura que ce n’était presque rien, et qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer un mal qui lui procurait tant de bien.

La manière dont elle lui parla était si obligeante, qu’il ne put douter de ses bontés. Pour l’éclaircir à son tour de toutes choses, il lui raconta la supercherie que Longue-Epine et sa mère avaient faite, ajoutant qu’il fallait se hâter d’envoyer dire au roi son père, le bonheur qu’il avait eu de la trouver ; parce qu’il allait faire une terrible guerre, pour tirer raison de l’affront qu’il croyait avoir reçu. Désirée le pria d’écrire par Becafigue. Il voulait lui obéir lorsqu’un bruit perçant de trompettes, clairons, timbales et tambours se répandit dans la forêt ; il leur sembla même qu’ils entendaient passer beaucoup de monde proche de la petite maison. Le prince regarda par la fenêtre, il reconnut plusieurs officiers, ses drapeaux et ses guidons : il leur commanda de s’arrêter et de l’attendre.

Jamais surprise n’a été plus agréable que celle de cette armée : chacun était persuadé que leur prince allait la conduire, et tirer vengeance du père de Désirée. Le père du prince les menait lui-même malgré son grand âge. Il venait dans une litière de velours en broderie d’or, elle était suivie d’un chariot découvert ; Longue-Epine y était avec sa mère. Le prince Guerrier ayant vu la litière, y courut, et le roi lui tendant les bras, l’embrassa avec mille témoignages d’un amour paternel : « Et d’où venez-vous, mon cher fils ? s’écria-t-il ; est-il possible que vous m’ayez livré à la douleur que votre absence me cause. — Seigneur, dit le prince, daignez m’écouter. » Le roi aussitôt descendit de sa litière, et se retirant dans un lieu écarté, son fils lui apprit l’heureuse rencontre qu’il avait faite, et la fourberie de Longue-Epine.

Le roi, ravi de cette aventure, leva les mains et les yeux au ciel pour lui en rendre grâces ; dans ce moment il vit paraître la princesse Désirée, plus belle et plus brillante que tous les astres ensemble. Elle montait un superbe cheval, qui n’allait que par courbettes ; cent plumes de différentes couleurs paraient sa tête, et les plus gros diamans du monde avaient été mis à son habit : elle était vêtue en chasseur : Giroflée qui la suivait, n’était guère moins parée qu’elle. C’étaient là des effets de la protection de Tulipe, elle avait tout conduit avec soin et avec succès ; la jolie maison du bois fut faite en faveur de la princesse, et sous la figure d’une vieille elle l’avait régalée pendant plusieurs jours.

Dès que le prince reconnut ses troupes, et qu’il alla trouver le roi son père, elle entra dans la chambre de Désirée : elle souffla sur son bras pour guérir sa blessure : elle lui donna ensuite les riches habits sous lesquels elle parut aux yeux du roi, qui demeura si charmé, qu’il avait bien de la peine à la croire une personne mortelle. Il lui dit tout ce qu’on peut imaginer de plus obligeant dans une semblable occasion ; et la conjura de ne point différer à ses sujets le plaisir de l’avoir pour reine : « Car je suis résolu, continua-t-il, de céder mon royaume au prince Guerrier, afin de le rendre plus digne de vous. » Désirée lui répondit avec toute la politesse qu’on devait attendre d’une personne si bien élevée ; puis jetant les yeux sur les deux prisonnières qui étaient dans le chariot, et qui se cachaient le visage de leurs mains, elle eut la générosité de demander leur grâce, et que le même chariot où elles étaient ; servit à les conduire où elles voudraient aller. Le roi consentit à ce qu’elle souhaitait : ce ne fut pas sans admirer son bon cœur, et sans lui donner de grandes louanges.

On ordonna que l’armée retournerait sur ses pas : le prince monta à cheval pour accompagner sa belle princesse. On les reçut dans la ville capitale avec mille cris de joie. L’on prépara tout pour le jour des noces, qui devint très solennel, par la présence des six benignes fées qui aimaient la princesse. Elles lui firent les plus riches présens qui se soient jamais imaginés ; entr’autres ce magnifique palais où la reine les avait été voir, parut tout d’un coup en l’air, porté par cinquante mille amours, qui le posèrent dans une belle plaine au bord de la rivière : après un tel don, il ne s’en pouvait plus faire de considérable.

Le fidèle Becafigue pria son maître de parler à Giroflée, et de l’unir avec elle lorsqu’il épouserait la princesse ; il le voulut bien : cette aimable fille fut très-aise de trouver un établissement si avantageux en arrivant dans un royaume étranger. La fée Tulipe, qui était encore plus libérale que ses sœurs, lui donna quatre mines d’or dans les Indes, afin que son mari n’eût pas l’avantage de se dire plus riche qu’elle. Les noces du prince durèrent plusieurs mois ; chaque jour fournissait une fête nouvelle, et les aventures de Biche blanche ont été chantées par tout le monde.

La princesse trop empressée
De sortir de ces sombres lieux
Où voulait une sage fée
Lui cacher la clarté des cieux ;
Ses malheurs, sa métamorphose
Font assez voir en quel danger
Une jeune beauté s’expose,
Quant trop tôt dans le monde elle ose s’engager.
Ô vous à qui l’amour, d’une main libérale,
A donné des attraits capables de toucher
La beauté souvent est fatale,
Vous ne sauriez trop la cacher.
Vous croyez toujours vous défendre,
En vous faisant aimer, de ressentir l’amour ;
Mais sachez qu’à son tour,
À force d’en donner, on peut souvent en prendre.