Contes des fées (Aulnoy, 1825)/Dom Fernand de Tolède

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Contes des FéesCorbet, Ainé (p. 263-304).

DOM FERNAND
DE TOLÈDE.


NOUVELLES ESPAGNOLES.



Le comte de Fuentes avait passé presque toute sa vie à Madrid. Sa femme était la personne du monde la plus ennuyeuse et la plus insupportable : tant que son mari fut jeune, elle le persécuta par une jalousie affreuse ; quand il fut vieux, elle persécuta ses enfans. Elle avait deux filles et un neveu : l’aînée s’appelait Léonore ; elle était blanche, blonde et piquante ; sa taille avait quelque chose d’aisé et de noble ; tous ses traits étaient réguliers, et le caractère de son esprit paraissait si doux et si judicieux, qu’elle s’attirait également l’estime et l’amitié de ceux qui la connaissaient. Dona Matilde était sa cadette : elle avait les cheveux noirs et lustrés, le teint vif et uni, les yeux brillans, les dents admirables, un air de gaîté, et toutes les manières si charmantes, qu’elle ne plaisait pas moins que son aînée. Dom Francisque, leur cousin, s’était si fort attiré l’estime et la distinction de toutes les personnes de mérite, qu’on le voyait partout avec plaisir.

Ils avaient pour voisins deux jeunes seigneurs qui étaient parens et amis ; l’un s’appelait dom Jaime de Casareal, et l’autre dom Fernand de Tolède : ils demeuraient ensemble, et si proche de la maison du comte de Fuentes, qu’ils lièrent une étroite amitié avec dom Francisque. Comme ils allaient souvent chez lui, ils virent ses cousines ; les voir et les aimer ne fut qu’une même chose. Elles n’auraient pas été insensibles à leurs mérites, si la vigilance de leur mère n’était venue troubler ces dispositions par des menaces furieuses, que si elles parlaient jamais à dom Jaime et à dom Fernand, elle les mettrait en religion pour le reste de leur vie ; elle ajouta à ces menaces deux surveillantes plus terribles que des argus, et ces nouveaux obstacles ne servirent qu’à augmenter la passion des cavaliers que la comtesse voulait éloigner.

Elle découvrit qu’ils faisaient tous les jours de nouvelles galanteries pour ses filles : elle s’en mettait dans une colère effroyable, et sachant que son neveu moins sévère qu’elle, fournissait à ses amis mille occasions innocentes de voir ses cousines, soit sur leurs balcons au travers des jalousies, ou dans le jardin, où elles allaient quelquefois prendre l’air, elle se fatigua de gronder sans cesse et de ne gagner rien sur la persévérance de ces jeunes amans ; et pour déconcerter absolument leurs mesures, un jour que son mari était allé à l’Escurial faire sa cour, elle partit avec ses filles dans un carrosse aussi fermé qu’un cercueil, et plus triste pour elles que si en effet c’en eût été un. Elle s’en alla proche de Cadix, où le comte de Fuentes avait des terres considérables.

Elle laissa une lettre pour lui, par laquelle elle le priait de la venir trouver et d’amener son neveu ; mais le comte de Fuentes, qui était fatigué depuis long-temps des bizarreries de sa femme, ne se pressa pas de l’aller rejoindre. Il bénit le ciel d’une séparation qu’il souhaitait depuis long-temps, et plaignit ses filles d’être sans cesse exposées aux méchantes humeurs de leur mère.

Lorsque dom Jaime et dom Fernand apprirent par dom Francisque le départ de leur maîtresses, ils en pensèrent mourir de chagrin, et cherchèrent tous les moyens imaginables dans leurs esprits de les rappeler à Madrid ; mais dom Francisque leur dit, que si l’on en mettait quelqu’un en usage, c’était le moyen de les empêcher d’y revenir. Lorsqu’ils virent donc que la chose était de ce côté-là sans remède, ils résolurent d’aller à Cadix, et de trouver quelques momens favorables pour les entretenir.

Ils prièrent si instamment dom Francisque d’être de la partie, qu’il ne put les refuser ; outre que le comte de Fuentes, qui ne voulait pas quitter la cour, fut très-aise que son neveu allât tenir compagnie à la comtesse, elle eut beaucoup de joie de le voir. Il se passa quelque temps sans qu’elle découvrit que dom Fernand et dom Jaime étaient arrivés ; ils voyaient ses filles le soir par une fenêtre grillée, qui donnait sur une petite rue où l’on ne passait point. En ce lieu ils se plaignirent de leur destinée, ils se jurèrent une fidélité éternelle, et se consolèrent par des espérances qui flattaient leurs sentimens ; bien qu’ils eussent mille choses à souhaiter plus agréables que celle qui les amusait, ils ne laissaient pas de se trouver heureux de pouvoir tromper la comtesse ; mais les duègnes qu’elle avait mises auprès de ses filles entendaient trop bien leur devoir, pour être les dupes de ces jeunes amans. Ils furent surpris à la grille ; quelques promesses et quelques prières qu’ils pussent faire, cela n’empêcha point les vieilles d’aller avertir la comtesse de ce qu’elles savaient.

À ces nouvelles, la mère furieuse se leva, et, quoiqu’il ne fût pas encore jour, elle monta en carrosse avec ses filles, qu’elle querella beaucoup, et elle s’alla renfermer avec elles dans un château presque inaccessible, à une journée de Cadix. Il est aisé de s’imaginer le nouveau désordre qu’un départ si brusque apporta parmi nos amans ; l’on soupira, l’on se plaignit de part et d’autre, et lorsque dom Francisque allait à las Penas (c’est ainsi que se nommait le château de la comtesse) il était chargé de lettres, et de mille petits présens pour ses cousines : il les obligeait à les recevoir, parce qu’il connaissait les véritables sentimens de ses amis, et qu’il était fort assuré qu’ils voulaient les épouser. À peine était-il de retour de las Penas, que dom Fernand et dom Jaime le persécutaient pour y retourner, et le conjuraient de trouver quelque moyen de les mener avec lui, afin qu’ils pussent revoir leurs chères maîtresses ; mais la chose était si délicate que dom Francisque hésitait à l’entreprendre, et se contentait de leur procurer le moyen de s’écrire.

Dom Francisque ayant passé plusieurs jours avec sa tante et ses cousines, comme il était sur le point de les quitter, la comtesse lui dit qu’elle savait qu’il était arrivé depuis peu à Cadix un ambassadeur du roi de Maroc et que si quelque chose la pressait de s’y rendre, c’était l’envie de le voir avant qu’il en partît. Il pensa aussitôt que cette occasion, bien ménagée, pouvait devenir utile à ses amis pour leur procurer le plaisir d’entretenir ses cousines. Dans cette vue, il répondit à la comtesse, qu’il connaissait déjà particulièrement les deux fils de l’ambassadeur, qu’ils avaient de l’esprit et de la politesse, et que si elle voulait lui promettre de les recevoir avec toutes les cérémonies que les personnes de leur nation exigent, il se faisait fort de les amener chez elle, parce qu’ils considéraient très-particulièrement les personnes de qualité, et qu’il ne leur parlerait pas plutôt de la sienne, qu’ils brûleraient d’impatience de lui faire leur cour. C’était une des plus grandes faiblesses de cette bonne dame, son cabinet était tout rempli de ses vieux titres, et ses armes étaient mises jusque sur la cage de son perroquet. Dom Francisque, qui la connaissait parfaitement sur cet article, ajouta aussitôt : « Vous avouerez, madame, que si les enfans de l’ambassadeur de Maroc viennent vous chercher si loin, l’on saura jusqu’en leur pays la noblesse de votre naissance, et dans la suite cette visite se pourra joindre aux ornemens que vous mettez à votre arbre généalogique. » La comtesse qui ne manquait ni de curiosité ni de vanité, pensa qu’en effet cela ferait grand bruit dans sa province, de manière qu’elle parut ravie de la proposition de son neveu. « Vous pensez à tout, lui dit-elle, et je vous tiens un véritable compte de cette attention ; ne négligez donc rien pour me procurer le plaisir de recevoir dans ma maison ces excellences mahométanes. »

Dom Jaime et son cousin furent au-devant de dom Francisque, pour avancer de quelques momens la satisfaction qu’ils se promettaient d’apprendre des nouvelles de leurs maîtresses. Après avoir lu leurs lettres et l’avoir remercié des bons offices qu’il leur rendait auprès d’elles, dom Francisque leur dit que sa tante avait une passion extrême de voir les enfans de l’ambassadeur de Maroc, que le bon de la chose, c’est que ses couşines ne savaient rien du déguisement qu’il avait prémédité pour eux, et qu’elles auraient lieu d’en être surprises d’une manière qui plaît toujours. Il leur raconta alors ce qui s’était passé entre la comtesse et lui : « Je vous conseille, continua-t-il, de vous travestir et d’étudier les nouveaux personnages qu’il faut mettre sur la scène ; à mon égard, je vous promets d’y jouer fort bien le mien. »

Les deux amanş demeurèrent charmés de l’imagination de dom Francisque ; ils ne pouvaient assez louer son esprit et son adresse ; ils perdirent pas un moment à se faire habiller : ils ordonnèrent de riches vestes de drap d’or, garnies de pierreries ; des cimeterres dont la garde était garnie de diamans, des turbans, et tout l’equipage nécessaire pour cette espèce de mascarade. Ils trouvèrent par bonheur un peintre qui leur fit une huile composée pour leur rendre le teint aussi brun qu’il fallait l’avoir ; et lorsque tout fut prêt pour ce petit voyage, dom Francisque envoya un de ses gens à la comtesse, pour l’avertir du jour qu’il lui mènerait les fils de l’ambassadeur. Elle se donna beaucoup de mouvement, et prit des soins extrêmes pour bien recevoir ces illustres Maures. Elle ordonna à ses filles de ne rien négliger pour paraître aimable à leurs yeux ; et sa sévérité, qui s’étendait sur toutes les nations du monde, l’abandonna à l’égard de celle de Maroc, parce qu’étant fort dévote, elle les regardait comme des barbares et les ennemis de la foi. Sur ce pied, elle s’était mis dans l’esprit qu’il était impossible qu’une Espagnole aimât jamais un homme qui n’aurait pas été baptisé ; et par l’effet de cette prévention, elle jugea qu’elle ne risquait rien en laissant voir ses filles aux galans Africains.

Comme c’était le soir qu’ils arrivèrent, tout le château se trouva éclairé d’un nombre infini de lumières ; elle fut les recevoir jusque sur l’escalier, et ils firent en la saluant des révérences si extraordinaires, ils haussèrent et baissèrent tant de fois les mains ; ils faisaient des hi, des ha et des ho, si subits et si fréquens, que dom Francisque, qui se contraignait pour ne pas rire, était sur le point d’en étouffer. La comtesse de son côté leur faisait mille complimens, mais elle ne pouvait s’empêcher toutes les fois qu’ils prononçaient alla, de faire un petit signe de croix. Ce ne fut pas sans une reconnaissance extrême, qu’elle reçut de leurs mains des pièces d’étoffes de brocard, des éventails des coffres de la Chine, des pierres gravées d’un merveilleux travail, et d’autres raretés considérables, qu’ils avaient apportés pour elles et pour ses filles : ils leur dirent que c’étaient des choses communes en leur pays, et s’étudièrent à parler assez mal la langue espagnole, pour qu’on eût quelque peine à les entendre.

La bonne comtesse était transportée de tous ces honneurs ; mais pendant qu’ils l’entretenaient avec toutes les distractions que l’amour cause lorsque l’on voit ce que l’on aime, et quelque violence qu’ils se fissent pour ne pas regarder leurs maîtresses, ils attachèrent toujours les yeux sur elles. Dona Léonore sentait une secrète inquiétude qui ne laissait pas de flatter son cœur : elle n’en pouvait démêler la cause ; et bien qu’elle connût les yeux de dom Fernand, et qu’elle remarquât quelques-uns des traits de dom Jaime dans le visage d’un de ces Maures, quel moyen de les retrouver sous cette teinture si brune et sous des habits si extraordinaires ?

La comtesse les mena dans une grande galerie ornée de tableaux ; elle leur en fit remarquer un qu’elle avait acheté depuis peu : c’étaient des amours qui jouaient à divers jeux ; le plus petit se couvrait le visage d’un masque, pour faire peur aux autres. Dom Fernand loua l’imagination du peintre, et l’excellence de son travail, dans des termes qui faisaient assez connaitre son esprit et la justesse de son goût ; il s’y arrêta sans faire paraitre aucune affectation, pendant que la comtesse parlait à son neveu ; car il l’amusait à chaque pas. L’amoureux Maure prit un crayon ; il écrivit ces mots aux pieds du petit amour masqué :

Escondido à todos,
Por ser visto de tus lindos ojos,

Cela veut dire :

« Je me cache à tout le monde, pour voir vos beaux yeux. »

À peine la jeune Léonore eut-elle regardé ces caractères, que son cœur débrouilla l’énigme, elle sentit un grand trouble mêlé de joie. Dom Fernand connut bien qu’elle avait démêlé le mystère, et qu’elle n’était point fâchée de le voir ; il en parut encore plus gai et plus spirituel ; il dit dans la conversation mille jolies choses, où Léonore eut lieu de s’intéresser ; mais tel plaisir qu’elle prît à l’entendre, elle ne put s’empêcher de se séparer de la compagnie, et tirant sa sœur à part : « Ah ! ma chère Matilde, lui dit-elle, n’appréhendez-vous point comme moi, que dom Fernand et dom Jaime, ne soient reconnus ? Je ne vous entends pas, répondit Matilde, de quoi donc parlez-vous ? — Hélas ! pauvre fille, continua Léonore en souriant, que vos yeux servent mal votre cœur ! Quoi ! vous n’avez pas encore remarqué que ce Maure, qui ne vous a point quitté, est dom Jaime, et que l’autre qui m’a parlé, est dom Fernand ? — Cela est-il possible ? s’écria Matilde ; me dites-vous vrai, ma sœur ? mais, continua-t-elle, l’attention qu’il a eue à me regarder, et mes pressentimens ne me permettent pas d’en douter. »

Dans le moment qu’elles se rapprochaient d’eux, elles entendirent que la comtesse leur proposait d’entrer dans le jardin, où elle avait fait faire une illumination que l’on apercevait au fond d’un bois assez éloigné, et qui produisait un effet charmant. Toute la compagnie passa d’abord dans une longue allée qui était renfermée d’un double rang de canaux ; les jasmins entrelacés avec les orangers et les chèvre–feuilles, formaient au bout un grand cabinet ouvert de plusieurs côtés ; une fontaine s’élevait au milieu et retombait sur elle-même avec un doux murmure ; elle animait les rossignols à faire plus de bruit qu’elle. Chacun se récria que ce cabinet était le vrai séjour des plaisirs ; on s’y plaça sur des siéges de gazon, l’on servit des eaux glacées, du chocolat et des confitures attendant l’heure du souper ; et comme la comtesse cherchait à divertir les Maures, et que les contes de fées étaient fort à la mode, elle dit à dona Léonore de raconter celui qu’on lui avait appris depuis peu. Cette belle fille n’osa s’en défendre, sa mère ne l’avait pas élevée sur le pied d’éluder le moindre de ses ordres ; elle commença aussitôt en ces termes :

Lorsque Léonor eut fini de lire son conte, chacun la remercia avec empressement du plaisir qu’elle venait de leur donner. « Je suis trompé, dit dom Francisque, s’il n’est de la composition de l’aimable Léonor ou de la jeune Matilde ; j’y remarque un tour délicat qui ressemble beaucoup à celui de leur esprit. — Quand je l’aurais imaginé, répliqua-t-elle modestement, j’en mériterais peu de louanges ; ces sortes d’ouvrages me paraissent très-aisés, et pour raconter simplement quelque chose, il ne faut pas un grand génie. — Vous en dites assez, madame, ajouta dom Jaime dans son baragouin, pour nous persuader que dom Francisque a connu votre caractère : l’on doit juger, par le mépris que vous avez pour un conte si spirituel, de votre modestie.