Contes des Fées (1872)/Babiole

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Contes des FéesGarnier Frères (p. 252-276).


BABIOLE



Il y avait une fois une reine qui ne pouvait rien souhaiter, pour être heureuse, que d’avoir des enfants : elle ne parlait d’autre chose, et disait sans cesse que la fée Fanferluche, étant venue à sa naissance, et n’ayant pas été satisfaite de la reine sa mère, s’était mise en furie, et ne lui avait souhaité que des chagrins.

Un jour qu’elle s’affligeait toute seule au coin de son feu, elle vit descendre par la cheminée une petite vieille haute comme la main ; elle était à cheval sur trois brins de jonc ; elle portait sur sa tête une branche d’aubépine, son habit était fait d’ailes de mouches, deux coques de noix lui servaient de bottes, elle se promenait en l’air, et après avoir fait trois tours dans la chambre, elle s’arrêta devant la reine. « Il y a longtemps, lui dit-elle, que vous murmurez contre moi, que vous m’accusez de vos déplaisirs et que vous me rendez responsable de tout ce qui vous arrive : vous croyez, madame, que je suis cause de ce que vous n’avez point d’enfants ? je viens vous annoncer une infante, mais j’appréhende qu’elle ne vous coûte bien des larmes. — Ah ! noble Fanferluche, s’écria la reine, ne me refusez pas votre pitié et votre secours ; je m’engage de vous rendre tous les services qui seront en mon pouvoir, pourvu que la princesse que vous me promettez soit ma consolation et non pas ma peine. — Le destin est plus puissant que moi, répliqua la fée ; tout ce que je puis, pour vous marquer mon affection, c’est de vous donner cette épine blanche ; attachez-la sur la tête de votre fille, aussitôt qu’elle sera née, elle la garantira de plusieurs périls. » Elle lui donna l’épine blanche, et disparut comme un éclair.

La reine demeura triste et rêveuse : « Que souhaité-je, disait-elle ! une fille qui me coûtera bien des larmes et bien des soupirs ; ne serais-je donc pas plus heureuse de n’en point avoir ? » La présence du roi, qu’elle aimait chèrement dissipa une partie de ses déplaisirs ; elle devint grosse, et tout son soin pendant sa grossesse était de recommander à ses plus confidentes qu’aussitôt que la princesse serait née on lui attachât sur la tête cette fleur d’épine, qu’elle conservait dans une boîte d’or couverte de diamants, comme la chose du monde qu’elle estimait davantage.

Enfin la reine donna le jour à la plus belle créature que l’on ait jamais vue : on lui attacha en diligence la fleur d’aubépine sur la tête, et dans le même instant, ô merveille ! elle devint une petite guenon, sautant, courant et cabriolant dans la chambre, sans que rien y manquât. À cette métamorphose, toutes les dames poussèrent des cris effroyables, et la reine, plus alarmée qu’aucune, pensa mourir de désespoir. Elle cria qu’on lui ôtât le bouquet qu’elle avait sur l’oreille ; l’on eut mille peines à prendre la guenuche, et on lui ôta inutilement ces fatales fleurs : elle était déjà guenon, guenon confirmée, ne voulant ni têter, ni faire l’enfant ; il ne lui fallait que des noix et des marrons.

« Barbare Fanferluche ! s’écriait douloureusement la reine, que t’ai-je fait pour me traiter si cruellement ? Que vais-je devenir ! quelle honte pour moi, tous mes sujets croiront que j’ai fait un monstre : quelle sera l’horreur du roi pour un tel enfant ! » Elle pleurait et priait les dames de lui conseiller ce qu’elle pouvait faire dans une occasion si pressante. « Madame, dit la plus ancienne, il faut persuader au roi que la princesse est morte, et renfermer cette guenuche dans une boîte que l’on jettera au fond de la mer ; car ce serait une chose épouvantable, si vous gardiez plus longtemps une bestiole de cette nature. » La reine eut quelque peine à s’y résoudre ; mais comme on lui dit que le roi venait dans sa chambre, elle demeura si confuse et si troublée, que sans délibérer davantage, elle dit à sa dame d’honneur de faire de la guenon tout ce qu’elle voudrait.

On la porta dans un autre appartement ; on l’enferma dans la boîte, et l’on ordonna à un valet de chambre de la reine de la jeter dans la mer ; il partit sur-le-champ. Voilà donc la princesse dans un péril extrême : cet homme ayant trouvé la boîte belle, eut regret de s’en défaire. Il s’assit au bord du rivage et tira la guenuche de la boîte, bien résolu de la tuer, car il ne savait point que c’était sa souveraine. Mais comme il la tenait, un grand bruit qui le surprit, l’obligea de tourner la tête ; il vit un chariot découvert, traîné par six licornes ; il brillait d’or et de pierreries, plusieurs instruments de guerre le précédaient. Une reine, en manteau royal et couronnée, était assise sur des carreaux de drap d’or, qui tenait devant elle son fils âgé de quatre ans.


Babiole et le valet de chambre à l'arrivée de la reine


Le valet de chambre reconnut cette reine ; car c’était la sœur de sa maîtresse ; elle l’était venue voir pour se réjouir avec elle ; mais aussitôt qu’elle sut que la petite princesse était morte, elle partit fort triste pour retourner dans son royaume. Elle rêvait profondément lorsque son fils cria : « Je veux la guenon ! je veux l’avoir ! » La reine ayant regardé, elle aperçut la plus jolie guenuche qui ait jamais été. Le valet de chambre cherchait un moyen de s’enfuir ; on l’en empêcha. La reine lui en fit donner une grosse somme, et, la trouvant douce et mignonne, elle la nomma Babiole. Ainsi, malgré la rigueur de son sort, elle tomba entre les mains de la reine sa tante.

Quand elle fut arrivée dans ses États, le petit prince la pria de lui donner Babiole pour jouer avec lui. Il voulait qu’elle fût habillée comme une princesse ; on lui faisait tous les jours des robes neuves, et on lui apprenait à ne marcher que sur les pieds. Il était impossible de trouver une guenon plus belle et de meilleur air : son petit visage était noir comme jais, avec une barbette blanche, et des touffes incarnates aux oreilles, ses menottes n’étaient pas plus grandes que les ailes d’un papillon, et la vivacité de ses yeux marquait tant d’esprit, que l’on n’avait pas lieu de s’étonner de tout ce qu’on lui voyait faire.

Le prince, qui l’aimait beaucoup, la caressait sans cesse ; elle se gardait bien de le mordre, et quand il pleurait, elle pleurait aussi. Il y avait déjà quatre ans qu’elle était chez la reine lorsqu’elle commença un jour à bégayer comme un enfant qui veut dire quelque chose ; tout le monde s’en étonna, et ce fut bien un autre étonnement quand elle se mit à parler avec une petite voix douce et claire, si distincte que l’on n’en perdait pas un mot. Quelle merveille ! Babiole parlant, Babiole raisonnant ! La reine voulut la ravoir pour s’en divertir ; on la mena dans son appartement, au grand regret du prince ; il lui en coûta quelques larmes, et, pour le consoler, on lui donna des chiens, des chats, des oiseaux, des écureuils, et même un petit cheval, appelé Criquetin, qui dansait la sarabande ; mais tout cela ne valait pas un mot de Babiole.

Elle était, de son côté, plus contrainte chez la reine que chez le prince ; il fallait qu’elle répondît comme une sibylle à cent questions spirituelles et savantes, dont elle ne pouvait quelquefois se bien démêler. Dès qu’il arrivait un ambassadeur ou un étranger, on la faisait paraître avec une robe de velours ou de brocart, en corps et en collerette ; si la cour était en deuil, elle traînait une longue mante et des crêpes qui la fatiguaient beaucoup ; on ne lui laissait plus la liberté de manger ce qui était de son goût : le médecin en ordonnait, et cela ne lui plaisait guère ; car elle était volontaire comme une guenuche née princesse.

La reine lui donna des maîtres qui exercèrent bien la vivacité de son esprit ; elle excellait à jouer du clavecin : on lui en avait fait un merveilleux dans une huître à l’écaille ; il venait des peintres des quatre parties du monde, et particulièrement d’Italie pour la peindre. Sa renommée volait d’un pôle à l’autre ; car on n’avait point encore vu une guenon qui parlât.

Le prince, aussi beau que l’on représente l’Amour, gracieux et spirituel, n’était pas un prodige moins extraordinaire ; il venait voir Babiole ; il s’amusait quelquefois avec elle ; leurs conversations, de badines et d’enjouées, devenaient quelquefois sérieuses et morales. Babiole avait un cœur, et ce cœur n’avait pas été métamorphosé comme le reste de sa petite personne : elle prit donc de la tendresse pour le prince, et il en prit si fort, qu’il en prit trop. L’infortunée Babiole ne savait que faire ; elle passait les nuits sur le haut d’un volet de fenêtre, ou sur le coin d’une cheminée, sans vouloir entrer dans son panier ouaté, plumé, propre et mollet. Sa gouvernante (car elle en avait une) l’entendait souvent soupirer et se plaindre quelquefois. Sa mélancolie augmenta comme sa raison, et elle ne se voyait jamais dans un miroir que, par dépit, elle ne cherchât à le casser ; de sorte qu’on disait ordinairement : « Le singe est toujours singe, Babiole ne saurait se défaire de la malice naturelle à ceux de sa famille. »

Le prince étant devenu grand, il aimait la chasse, le bal, la comédie, les armes, les livres ; et, pour la guenuche, il n’en était presque plus mention. Les choses allaient bien différemment de son côté ; elle l’aimait mieux à douze ans qu’elle ne l’avait aimé à six ; elle lui faisait quelquefois des reproches de son oubli ; il croyait en être fort justifié en lui donnant, pour toute raison, une pomme d’api ou des marrons glacés.

Enfin, la réputation de Babiole fit du bruit au royaume des guenons ; le roi Magot eut grande envie de l’épouser, et, dans ce dessein, il envoya une célèbre ambassade pour l’obtenir de la reine. Il n’eut pas de peine à faire entendre ses intentions à son premier ministre ; mais il en aurait eu d’infinies à les exprimer sans le secours des perroquets et des pies, vulgairement appelées margots ; celles-ci jasaient beaucoup, et les geais qui suivaient l’équipage auraient été bien fâchés de caqueter moins qu’elles.

Un gros singe, appelé Mirlifiche, fut chef de l’ambassade : il fit faire un carrosse de cartes, sur lequel on peignit les amours du roi Magot avec Monette Guenuche, fameuse dans l’empire Magotique : elle mourut impitoyablement sous la griffe d’un chat sauvage peu accoutumé à ses espiègleries. L’on avait donc représenté les douceurs que Magot et Monette avaient goûtées pendant leur mariage, et le bon naturel avec lequel ce roi l’avait pleurée après son trépas. Six lapins blancs d’une excellente garenne traînaient ce carrosse, appelé par honneur carrosse du corps. On voyait ensuite un chariot de paille peint de plusieurs couleurs, dans lequel étaient les guenons destinées à Babiole ; il fallait voir comme elles étaient parées, il paraissait vraiment bien qu’elles venaient à la noce. Le reste du cortège était composé de petits épagneuls, de levrons, de chats d’Espagne, de rats de Moscovie, de quelques hérissons, de subtiles belettes, de friands renards ; les uns menaient les chariots, les autres portaient le bagage. Mirlifiche, sur le tout, plus grave qu’un dictateur romain, plus sage qu’un Caton, montait un jeune levraut qui allait mieux l’amble qu’aucun guildain d’Angleterre.

La reine ne savait rien de cette magnifique ambassade. Lorsqu’elle parvint jusqu’à son palais, les éclats de rire du peuple et de ses gardes l’ayant obligée de mettre la tête à la fenêtre, elle vit la plus extraordinaire cavalcade qu’elle eût vue de ses jours. Aussitôt, Mirlifiche, suivi d’un nombre considérable de singes, s’avança vers le chariot des guenuches, et, donnant la patte à la grosse guenon, appelée Gigogna, il l’en fit descendre ; puis lâchant le petit Perroquet, qui devait lui servir d’interprète, il attendit que ce bel oiseau se fût présenté à la reine et lui eût demandé audience de sa part.

Perroquet s’élevant doucement en l’air, vint sur la fenêtre d’où la reine regardait, et lui dit d’un ton de voix le plus joli du monde : « Madame, monseigneur le comte de Mirlifiche, ambassadeur du célèbre Magot, roi des singes, demande audience à Votre Majesté, pour l’entretenir d’une affaire très-importante. — Beau Perroquet, lui dit la reine en le caressant, commencez par manger une rôtie et buvez un coup ; après cela je consens que vous alliez dire au comte Mirlifiche qu’il est le très-bienvenu dans mes États, lui et tout ce qui l’accompagne. Si le voyage qu’il a fait depuis Magotie jusqu’ici ne l’a point trop fatigué, il peut tout à l’heure entrer dans la salle d’audience, où je vais l’attendre sur mon trône avec toute ma cour. »

À ces mots, Perroquet baissa deux fois la patte, battit la garde, chanta un petit air en signe de joie ; et reprenant son vol, il se percha sur l’épaule de l’ambassadeur Mirlifiche et lui dit à l’oreille la réponse favorable qu’il venait de recevoir. Mirlifiche n’y fut pas insensible, il fit demander à un des officiers de la reine par Margot la pie, qui s’était érigée en sous-interprète, s’il voulait bien lui donner une chambre pour se délasser pendant quelques moments. On ouvrit aussitôt un salon pavé de marbre peint et doré, qui était des plus propres du palais ; il y entra avec une partie de sa suite ; mais comme les singes sont grands fureteurs de leur métier, ils allèrent découvrir un certain coin dans lequel l’on avait arrangé maints pots de confiture. Voilà mes gloutons après : l’un tenait une tasse de cristal pleine d’abricots, l’autre une bouteille de sirop, celui-ci des pâtes, celui-là des massepains. La gente volatile, qui faisait cortége, s’ennuyait de voir un repas où elle n’avait ni chènevis ni millet ; et un geai, grand causeur de son métier, vola dans la salle d’audience, où, s’approchant respectueusement de la reine : « Madame, lui dit-il, je suis trop serviteur de Votre Majesté, pour être complice bénévole du dégât qui se fait de vos très-douces confitures. Le comte Mirlifiche en a déjà mangé trois boîtes pour sa part ; il croquait la quatrième, sans aucun respect de la majesté royale, lorsque, le cœur pénétré, je vous en suis venu donner avis. — Je vous remercie, petit Geai mon ami, dit la reine en souriant ; mais je vous dispense d’avoir tant de zèle pour mes pots de confitures ; je les abandonne en faveur de Babiole, que j’aime de tout mon cœur. » Le Geai, un peu honteux de la levée de boucliers qu’il venait de faire, se retira sans dire mot.

L’on vit entrer, quelques moments après, l’ambassadeur avec sa suite ; il n’était pas tout à fait habillé à la mode, car depuis le retour du fameux Fagotin, qui avait tant brillé dans le monde, il ne leur était venu aucun bon modèle : son chapeau était pointu, avec un bouquet de plumes vertes, un baudrier de papier bleu, couvert de papillotes d’or, de grands canons et une canne. Perroquet qui passait pour un assez bon poëte, ayant composé une harangue fort sérieuse, s’avança jusqu’au pied du trône où la reine était assise ; il s’adressa à Babiole, et lui parla ainsi :

Madame, de vos yeux connaissez la puissance.
Par l’amour dont Magot ressent la violence,
Ces singes et ces chats, ce cortége pompeux,
Ces oiseaux, tout ici vous parle de ses feux,
Lorsque d’un chat sauvage éprouvant la furie,
Monette (c’est le nom d’une guenon chérie),
Madame, je ne peux la comparer qu’à vous,
Lorsqu’elle fut ravie à Magot son époux.
Le roi jura cent fois qu’à ses mânes fidèles,
Il lui conserverait un amour éternel.
Madame, vos appas ont chassé de son cœur,
Le tendre souvenir de sa première ardeur.
Il ne pense qu’à vous : Si vous saviez, madame,
Jusques à quel excès il a porté sa flamme,
Sans doute votre cœur, sensible à la pitié,
Pour adoucir ses maux en prendrait la moitié.
Lui qu’on voyait jadis, gros, gras, dispos, allègre,
Maintenant inquiet, tout défait et tout maigre,
Un éternel souci semble le consumer.
Madame, qu’il sent bien ce que c’est que d’aimer !
Les olives, les noix dont il était avide,
Ne lui paraissent plus qu’un ragoût insipide.
Il se meurt : c’est à vous que nous avons recours.
Vous seule vous pouvez nous conserver ses jours.
Je ne vous dirai point les charmants avantages
Que vous pouvez trouver dans nos heureuses plages
La figue et le raisin y viennent à foison,
Là, les fruits les plus beaux sont de toute saison.

Perroquet eut à peine fini son discours, que la reine jeta les yeux sur Babiole, qui de son côté se trouvait si interdite, qu’on ne l’a jamais été davantage ; la reine voulut savoir son sentiment avant que de répondre. Elle dit à Perroquet de faire entendre à M. l’ambassadeur qu’elle favoriserait les prétentions de son roi en tout ce qui dépendrait d’elle. L’audience finie, elle se retira, et Babiole la suivit dans son cabinet. « Ma petite guenuche, lui dit-elle, je t’avoue que j’aurai bien du regret de ton éloignement ; mais il n’y a pas moyen de refuser le magot qui te demande en mariage, car je n’ai pas encore oublié que son père mit deux cent mille singes en campagne pour soutenir une grande guerre contre le mien ; ils mangèrent tant de nos sujets, que nous fûmes obligés de faire une paix assez honteuse. — Cela signifie, madame, répliqua impatiemment Babiole, que vous êtes résolue de me sacrifier à ce vilain monstre pour éviter sa colère ; mais je supplie au moins Votre Majesté de m’accorder quelques jours pour prendre ma dernière résolution. — Cela est juste, dit la reine ; néanmoins, si tu veux m’en croire, détermine-toi promptement ; considère les honneurs qu’on te prépare ; la magnificence de l’ambassade, et quelles dames d’honneur on t’envoie ; je suis sûre que jamais Magot n’a fait pour Monette ce qu’il fait pour toi. — Je ne sais ce qu’il a fait pour Monette, répondit dédaigneusement la petite Babiole, mais je sais bien que je suis peu touchée des sentiments dont il me distingue. »

Elle se leva aussitôt, et faisant la révérence de bonne grâce, elle fut chercher le prince pour lui conter ses douleurs. Dès qu’il la vit, il s’écria : « Eh bien, ma Babiole, quand danserons-nous tous à ta noce ? — Je l’ignore, seigneur, lui dit-elle tristement ; mais l’état où je me trouve est si déplorable, que je ne suis plus la maîtresse de vous taire mon secret, et quoi qu’il en coûte à ma pudeur, il faut que je vous avoue que vous êtes le seul que je puisse souhaiter pour époux. — Pour époux ! dit le prince, en s’éclatant de rire ; pour époux, ma guenuche ! je suis charmé de ce que tu me dis ; j’espère cependant que tu m’excuseras si je n’accepte point le parti ; car enfin notre taille, notre air et nos manières ne sont pas tout à fait convenables. — J’en demeure d’accord, dit-elle, et surtout nos cœurs ne se ressemblent point ; vous êtes un ingrat, il y a longtemps que je m’en aperçois, et je suis bien extravagante de pouvoir aimer un prince qui le mérite si peu. — Mais, Babiole, dit-il, songe à la peine que j’aurais de te voir perchée sur la pointe d’un sycomore, tenant une branche par le bout de la queue : crois-moi, tournons cette affaire en raillerie pour ton honneur et pour le mien, épouse le roi Magot, et en faveur de la bonne amitié qui est entre nous, envoie-moi le premier magotin de ta façon. — Vous êtes heureux, seigneur, ajouta Babiole, que je n’aie pas tout à fait l’esprit d’une guenuche, une autre que moi vous aurait déjà crevé les yeux, mordu le nez, arraché les oreilles ; mais je vous abandonne aux réflexions que vous ferez un jour sur votre indigne procédé. » Elle n’en put dire davantage, sa gouvernante vint la chercher, l’ambassadeur Mirlifiche s’était rendu dans son appartement, avec des présents magnifiques.

Il y avait une toilette de réseaux d’araignée, brodée de petits vers luisants, une coque d’œuf renfermait les peignes, un bigarreau servait de pelote, et tout le linge était garni de dentelles de papier : il y avait encore dans une corbeille plusieurs coquilles proprement assorties, les unes pour servir de pendants d’oreilles, les autres de poinçons, et cela brillait comme des diamants : ce qui était bien meilleur, c’était une douzaine de boîtes pleines de confitures, avec un petit coffre de verre dans lequel étaient renfermées une noisette et une olive, mais la clé était perdue et Babiole s’en mit peu en peine.

L’ambassadeur lui fit entendre en grommelant, qui est la langue dont on se sert en Magotie, que son monarque était plus touché de ses charmes qu’il l’eût été, de sa vie, d’aucune guenon ; qu’il lui faisait bâtir un palais au plus haut d’un sapin ; qu’il lui envoyait ces présents et même de bonnes confitures pour lui marquer son attachement ; qu’ainsi le roi son maître ne pouvait lui témoigner mieux son amitié. « Mais, ajouta-t-il, la plus forte preuve de sa tendresse, et à laquelle vous devez être la plus sensible, c’est, madame, au soin qu’il a pris de se faire peindre pour vous avancer le plaisir de le voir. » Aussitôt il déploya le portrait du roi des singes assis sur un gros billot, tenant une pomme qu’il mangeait.

Babiole détourna les yeux pour ne pas regarder plus longtemps une figure si désagréable, et, grondant trois ou quatre fois, elle fit entendre à Mirlifiche qu’elle était obligée à son maître de son estime, mais qu’elle n’avait pas encore déterminé si elle voulait se marier.

Cependant la reine avait résolu de ne se point attirer la colère des singes, et, ne croyant pas qu’il fallût beaucoup de cérémonies pour envoyer Babiole où elle voulait qu’elle allât, elle fit préparer tout pour son départ. À ces nouvelles, le désespoir s’empara tout à fait de son cœur. Les mépris du prince d’un côté, de l’autre l’indifférence de la reine, et, plus que tout cela, un tel époux, lui firent prendre la résolution de s’enfuir. Ce n’était pas une chose bien difficile : depuis qu’elle parlait on ne l’attachait plus ; elle allait, elle venait et rentrait dans sa chambre aussi souvent par la fenêtre que par la porte.

Elle se hâta donc de partir, sautant d’arbre en arbre et de branche en branche jusqu’au bord d’une rivière ; l’excès de son désespoir l’empêcha de comprendre le péril où elle allait se mettre en voulant la passer à la nage, et sans rien examiner, elle se jeta dedans. Elle alla aussitôt au fond ; mais comme elle ne perdit point le jugement, elle aperçut une grotte magnifique, tout ornée de coquilles, elle se hâta d’y entrer. Elle y fut reçue par un vénérable vieillard, dont la barbe descendait jusqu’à sa ceinture ; il était couché sur des roseaux et des glaïeuls ; il avait une couronne de pavots et de lis sauvages ; il s’appuyait contre un rocher, d’où coulaient plusieurs fontaines qui grossissaient la rivière.

« Eh ! qui t’amène ici, petite Babiole ? dit-il en lui tendant la main. — Seigneur, répondit-elle, je suis une guenuche infortunée ; je fuis un singe affreux que l’on veut me donner pour époux. — Je sais plus de tes nouvelles que tu ne penses, ajouta le sage vieillard ; il est vrai que tu abhorres Magot, mais il n’est pas moins vrai que tu aimes un jeune prince, qui n’a pour toi que de l’indifférence. — Ah ! seigneur, s’écria Babiole en soupirant, n’en parlons point, son souvenir augmente toutes mes douleurs. — Il ne sera pas toujours rebelle à l’amour, continua l’hôte des poissons ; je sais qu’il est réservé à la plus belle princesse de l’univers. — Malheureuse que je suis ! continua Babiole, il ne sera donc jamais pour moi ! » Le bon homme sourit et lui dit : « Bonne Babiole, ne t’afflige point, le temps est un grand maître, prends seulement garde de ne pas perdre le petit coffre de verre que le Magot t’a envoyé et que tu as par hasard dans ta poche ; je ne t’en puis dire davantage : voici une tortue qui va bon train, assieds-toi dessus, elle te conduira où il faut que tu ailles. — Après les obligations dont je vous suis redevable, lui dit-elle, je ne puis me passer de savoir votre nom. — On me nomme, dit-il, Biroqua, père de Biroqui, rivière, comme tu vois, assez grosse et assez fameuse. »

Babiole monta sur la tortue avec beaucoup de confiance, elles allèrent pendant quelque temps sur l’eau, et enfin, à un détour qui paraissait long, la tortue gagna le rivage. Il serait difficile de rien voir de plus galant que la selle à l’anglaise et le reste de son harnais ; il y avait jusqu’à de petits pistolets d’arçon auxquels deux corps d’écrevisses servaient de fourreaux.

Babiole voyageait avec une entière confiance sur les promesses du sage Biroqua, lorsqu’elle entendit tout d’un coup un assez grand bruit. Hélas ! hélas ! c’était l’ambassadeur Mirlifiche, avec tous ses mirlifichons, qui retournaient en Magotie, tristes et désolés de la fuite de Babiole. Un singe de la troupe était monté à la dînée sur un noyer, pour abattre des noix et nourrir les Magotins ; mais il fut à peine au haut de l’arbre, que, regardant de tous côtés, il aperçut Babiole sur la pauvre tortue, qui cheminait lentement en pleine campagne. À cette vue il se prit à crier si fort, que les singes assemblés lui demandèrent en leur langage de quoi il était question ; il le dit. On lâcha aussitôt les perroquets, pies et geais, qui volèrent jusqu’où elle était, et sur leur rapport, l’ambassadeur, les guenons, et le reste de l’équipage coururent et l’arrêtèrent.

Quel déplaisir pour Babiole ! il serait difficile d’en avoir un plus grand et plus sensible ; on la contraignit de monter dans le carrosse du corps, il fut aussitôt entouré des plus vigilantes guenons, de quelques renards et d’un coq qui se percha sur l’impériale, faisant la sentinelle jour et nuit. Un singe menait la tortue en main, comme un animal rare : ainsi la cavalcade continua son voyage au grand déplaisir de Babiole, qui n’avait pour toute compagnie que madame Gigogna, guenon acariâtre et peu complaisante.

Au bout de trois jours, qui s’étaient passés sans aucune aventure, les guides s’étant égarés, ils arrivèrent tous dans une grande et fameuse ville qu’ils ne connaissaient point ; mais ayant aperçu un beau jardin, dont la porte était ouverte, ils s’y arrêtèrent et firent main basse partout, comme en pays de conquête ; l’un croquait des noix, l’autre gobait des cerises, l’autre dépouillait un prunier ; enfin il n’y avait si petit singenot, qui n’allât à la picorée, et qui ne fît magasin.

Il faut savoir que cette ville était la capitale du royaume où Babiole avait pris naissance ; que la reine sa mère, y demeurait, et que depuis le malheur qu’elle avait eu de voir métamorphoser sa fille en guenuche, par le bouquet d’aubépine, elle n’avait jamais voulu souffrir dans ses États ni guenon, ni sapajou, ni magot, enfin rien qui pût rappeler à son souvenir la fatalité de sa déplorable aventure. On regardait là un singe comme un perturbateur du repos public : de quel étonnement fut donc frappé le peuple en voyant arriver un carrosse de carte, un chariot de paille peinte, et le reste du plus surprenant équipage qui se soit vu depuis que les contes sont contes et que les fées sont fées.

Ces nouvelles volèrent au palais, la reine demeura transie, elle crut que la gente singenotte voulait attenter à son autorité. Elle assembla promptement son conseil ; elle les fit condamner tous comme criminels de lèze-majesté, et, ne voulant pas perdre l’occasion de faire un exemple assez fameux pour qu’on s’en souvînt à l’avenir, elle envoya ses gardes et des chiens dans le jardin, avec ordre de prendre tous les singes. Les chiens en firent un horrible carnage et le reste de la troupe fut faite prisonnière par les gardes qui jetèrent de grands filets sur les arbres ; la chasse fut bientôt faite, et, malgré le respect dû à la qualité d’ambassadeur, ce caractère se trouva fort méprisé en la personne de Mirlifiche, que l’on jeta impitoyablement dans le fond d’une cave sous un grand poinçon vide, où lui et ses camarades furent emprisonnés, avec les dames guenuches et les demoiselles guenuchonnes, qui accompagnaient Babiole.

À son égard elle ressentait une joie secrète de ce nouveau désordre ; quand les disgrâces sont à un certain point, l’on n’appréhende plus rien, et la mort même peut être envisagée comme un bien ; c’est la situation où elle se trouvait, le cœur occupé du prince qui l’avait méprisée, et l’esprit rempli de l’affreuse idée du roi Magot dont elle était sur le point de devenir la femme.

Au reste, il ne faut pas oublier de dire que son habit était si joli et ses manières si peu communes, que ceux qui l’avaient prise s’arrêtèrent à la considérer comme quelque chose de merveilleux, et lorsqu’elle leur parla, ce fut bien un autre étonnement, ils avaient déjà entendu parler de l’admirable Babiole. La reine qui l’avait trouvée et qui ne savait point la métamorphose de sa nièce, avait écrit très-souvent à sa sœur qu’elle possédait une guenuche merveilleuse, et qu’elle la priait de la venir voir ; mais la reine affligée passait cet article sans le vouloir lire. Enfin les gardes, ravis d’admiration, portèrent Babiole dans une grande galerie ; ils y firent un petit trône ; elle s’y plaça plutôt en souveraine qu’en guenuche prisonnière, et la reine, venant à passer, demeura si vivement surprise de sa jolie figure et du gracieux compliment qu’elle lui fit, que, malgré elle, la nature parla en faveur de l’infante.

Elle la prit entre ses bras. La petite créature, animée de son côté par des mouvements qu’elle n’avait point encore ressentis, se jeta à son cou et lui dit des choses si tendres et si engageantes, qu’elle faisait l’admiration de tous ceux qui l’entendaient. « Non, madame, s’écriait-elle, ce n’est point la peur d’une mort prochaine, dont j’apprends que vous menacez l’infortunée race des singes, qui m’effraye et qui m’engage de chercher les moyens de vous plaire et de vous adoucir ; la fin de ma vie n’est pas le plus grand malheur qui puisse m’arriver, et j’ai des sentiments si fort au-dessus de ce que je suis, que je regretterais la moindre démarche pour ma conservation ; c’est donc par rapport à vous seule, madame, que je vous aime ; votre couronne me touche bien moins que votre mérite. »

À votre avis, que répondre à une Babiole si complimenteuse et si révérencieuse ? La reine, plus muette qu’une carpe, ouvrait deux grands yeux, croyait rêver et sentait que son cœur était fort ému.

Elle emporta la guenuche dans son cabinet. Lorsqu’elles furent seules, elle lui dit : « Ne diffère pas un moment à me conter tes aventures, car je sens bien que de toutes les bestioles qui peuplent les ménageries et que je garde dans mon palais, tu seras celle que j’aimerai davantage : je t’assure même que je ferai grâce aux singes qui t’accompagnent en ta faveur. — Ah ! madame, s’écria-t-elle, je ne vous en demande point pour eux ; mon malheur m’a fait naître guenuche, et ce même malheur m’a donné un discernement qui me fera souffrir jusqu’à la mort ; car enfin, que puis-je ressentir lorsque je me vois dans mon miroir, petite, laide et noire, ayant des pattes couvertes de poils, avec une queue et des dents toujours prêtes à mordre, et que d’ailleurs je ne manque point d’esprit, que j’ai du goût, de la délicatesse et des sentiments ? — Es-tu capable, dit la reine, d’en avoir de tendresse ? » Babiole soupira sans rien répondre. « Oh ! continua la reine, il faut me dire si tu aimes un singe, un lapin ou un écureuil ; car si tu n’es point trop engagée, j’ai un nain qui serait bien ton fait. » Babiole, à cette proposition, prit un air dédaigneux dont la reine s’éclata de rire. « Ne te fâche point, lui dit-elle, et m’apprends par quel hasard tu parles ?

— Tout ce que je sais de mes aventures, répliqua Babiole, c’est que la reine, votre sœur, vous eut à peine quittée, après la naissance et la mort de la princesse votre fille, qu’elle vit, en passant sur le bord de la mer, un de vos valets de chambre qui voulait me noyer. Je fus arrachée de ses mains par son ordre, et par un prodige dont tout le monde fut également surpris, la parole et la raison me vinrent : l’on me donna des maîtres qui m’apprirent plusieurs langues et à toucher des instruments ; enfin, madame, je devins sensible à mes disgrâces, et… Mais, s’écria-t-elle, voyant le visage de la reine pâle et couvert d’une sueur froide, qu’avez-vous, madame ? je remarque un changement extraordinaire en votre personne. — Je me meurs, dit la reine d’une voix faible et mal articulée ; je me meurs, ma chère et trop malheureuse fille ! c’est donc aujourd’hui que je te retrouve ! » À ces mots elle s’évanouit. Babiole effrayée courut appeler du secours, les dames de la reine se hâtèrent de lui jeter de l’eau, de la délacer et de la mettre au lit ; Babiole s’y fourra avec elle, l’on n’y prit pas seulement garde, tant elle était petite.

Quand la reine fut revenue de la longue pâmoison où le discours de cette princesse l’avait jetée, elle voulut rester seule avec les dames qui savaient le secret de la fatale naissance de sa fille ; elle leur raconta ce qui lui était arrivé, ce dont elles demeurèrent si éperdues, qu’elles ne savaient quel conseil lui donner.

Mais elle leur commanda de lui dire ce qu’elles croyaient à propos de faire dans une conjoncture si triste. Les unes dirent qu’il fallait étouffer la guenuche, d’autres la renfermer dans un trou, d’autres encore la voulaient renvoyer à la mer. La reine pleurait et sanglotait. « Elle a tant d’esprit ! disait-elle ; quel dommage de la voir réduite, par un bouquet enchanté, dans ce misérable état !… Mais au fond, continuait-elle, c’est ma fille, c’est mon sang, c’est moi qui lui ai attiré l’indignation de la méchante Fanfreluche ; est-il juste qu’elle souffre de la haine que cette fée a pour moi ? — Oui, madame, s’écria sa vieille dame d’honneur ; il faut sauver votre gloire ; que penserait-on dans le monde si vous déclariez qu’une mone est votre infante ? Il n’est point naturel d’avoir de tels enfants quand on est aussi belle que vous. » La reine perdait patience de l’entendre raisonner ainsi. Elle et les autres n’en soutenaient pas avec moins de vivacité qu’il fallait exterminer ce petit monstre ; et, pour conclusion elle résolut d’enfermer Babiole dans un château où elle serait bien nourrie et bien traitée le reste de ses jours.

Lorsqu’elle entendit que la reine voulait la mettre en prison, elle se coula tout doucement par la ruelle du lit, et, se jetant de la fenêtre sur un arbre du jardin, elle se sauva jusqu’à la grande forêt, et laissa tout le monde en rumeur de ne la point trouver.

Elle passa la nuit dans le creux d’un chêne, où elle eut le temps de moraliser sur la cruauté de sa destinée ; mais ce qui lui faisait plus de peine, c’était la nécessité où on la mettait de quitter la reine. Cependant elle aimait mieux s’exiler volontairement et demeurer maîtresse de sa liberté que de la perdre pour jamais.

Dès qu’il fut jour, elle continua son voyage, sans savoir où elle voulait aller, pensant et repensant mille fois à la bizarrerie d’une aventure si extraordinaire. « Quelle différence, s’écriait-elle, de ce que je suis à ce que je devrais être ! » Les larmes coulaient abondamment des petits yeux de la pauvre Babiole.

Aussitôt que le jour parut, elle partit : elle craignait que la reine ne la fît suivre ou que quelqu’un des singes échappés de la cave ne la menât malgré elle au roi Magot. Elle alla tant et tant, sans suivre ni chemin ni sentier, qu’elle arriva dans un grand désert où il n’y avait ni maison, ni arbre, ni fruits, ni herbe, ni fontaine : elle s’y engagea sans réflexion, et lorsqu’elle commença d’avoir faim, elle connut, mais trop tard, qu’il y avait bien de l’imprudence à voyager dans un tel pays.

Deux jours et deux nuits s’écoulèrent, sans qu’elle pût même attraper un vermisseau ni un moucheron. La crainte de la mort la prit ; elle était si faible qu’elle s’évanouissait. Elle se coucha par terre, et, venant à se souvenir de l’olive et de la noisette qui étaient encore dans le petit coffre de verre, elle jugea qu’elle en pourrait faire un léger repas. Toute joyeuse de ce rayon d’espérance, elle prit une pierre, mit le coffre en pièces, et croqua l’olive.

Mais elle y eut à peine donné un coup de dent, qu’il en sortit une si grande abondance d’huile parfumée, que, tombant sur ses pattes, elles devinrent les plus belles mains du monde. Sa surprise fut extrême : elle prit de cette huile et s’en frotta tout entière. Merveille ! merveille ! Elle se rendit sur-le-champ si belle, que rien dans l’univers ne pouvait l’égaler ; elle se sentait de grands yeux, une petite bouche, le nez bien fait. Elle mourait d’envie d’avoir un miroir ; enfin elle s’avisa d’en faire un du plus grand morceau de verre de son coffre. Oh ! quand elle se vit, quelle joie ! quelle surprise agréable ! Ses habits grandirent comme elle ; elle était bien coiffée, ses cheveux faisaient mille boucles, son teint avait la fraîcheur des fleurs du printemps.

Les premiers moments de sa surprise étant passés, la faim se fit ressentir plus pressante, et ses regrets augmentèrent étrangement. « Quoi ! disait-elle, si belle et si jeune, née princesse comme je le suis, il faut que je périsse dans ces tristes lieux ! Oh ! barbare fortune qui m’as conduite ici, qu’ordonnes-tu de mon sort ? Est-ce pour m’affliger davantage que tu as fait un changement si heureux et si inespéré en moi ? Et toi, vénérable fleuve Biroqua, qui me sauvas la vie si généreusement, me laisseras-tu périr dans cette affreuse solitude ? »

L’infante demandait inutilement du secours : tout était sourd à sa voix. La nécessité de manger la tourmentait à tel point, qu’elle prit la noisette et la cassa ; mais, en jetant la coquille, elle fut bien surprise d’en voir sortir des architectes, des peintres, des maçons, des tapissiers, des sculpteurs, et mille autres sortes d’ouvriers ; les uns dessinent un palais, les autres le bâtissent, d’autres le meublent ; ceux-là peignent les appartements, ceux-ci cultivent les jardins, tout brille d’or et d’azur. L’on sert un repas magnifique ; soixante princesses mieux habillées que des reines, menées par des écuyers, et suivies de leurs pages, lui vinrent faire de grands compliments, et la convièrent au festin qui l’attendait. Aussitôt Babiole, sans se faire prier, s’avança promptement vers le salon ; et là d’un air de reine, elle mangea comme une affamée.

À peine fut-elle hors de table, que ses trésoriers firent apporter devant elle quinze mille coffres, grands comme des muids, remplis d’or et de diamants : ils lui demandèrent si elle avait agréable qu’ils payassent les ouvriers qui avaient bâti son palais. Elle dit que cela était juste, à condition qu’ils bâtiraient aussi une ville, qu’ils se marieraient et resteraient avec elle. Tous y consentirent : la ville fut achevée en trois quarts d’heure, quoiqu’elle fût cinq fois plus grande que Rome. Voilà bien des prodiges sortis d’une petite noisette !

La princesse minutait dans son esprit d’envoyer une célèbre ambassade à la reine sa mère, et de faire faire quelques reproches au jeune prince son cousin. En attendant qu’elle prît là-dessus les mesures nécessaires, elle se divertissait à voir courre la bague, dont elle donnait toujours le prix, au jeu, à la comédie, à la chasse et à la pêche, car l’on y avait conduit une rivière. Le bruit de sa beauté se répandait par tout l’univers ; il venait à sa cour des rois des quatre coins du monde, des géants plus hauts que des montagnes et des pygmées plus petits que des rats.

Il arriva qu’un jour que l’on faisait une grande fête, où plusieurs chevaliers rompaient des lances, ils en vinrent à se fâcher les uns contre les autres, ils se battirent et se blessèrent. La princesse, en colère, descendit de son balcon pour reconnaître les coupables ; mais lorsqu’on les eut désarmés, que devint-elle quand elle vit le prince son cousin. S’il n’était pas mort, il s’en fallait si peu qu’elle pensa en mourir elle-même de surprise et de douleur. Elle le fit porter dans le plus bel appartement du palais, où rien ne manquait de tout ce qui lui était nécessaire pour sa guérison : médecin de Chodrai, chirurgiens, onguents, bouillons, sirops ; l’infante faisait elle-même les bandes et les charpies, ses yeux les arrosaient de larmes, et ces larmes auraient dû servir de baume au malade. Il l’était en effet de plus d’une manière ; car, sans compter une demi-douzaine de coups d’épée et autant de coups de lance qui le perçaient de part en part, il était depuis longtemps incognito dans cette cour, et il avait éprouvé le pouvoir des beaux yeux de Babiole, d’une manière à n’en guérir de sa vie. Il est donc aisé de juger à présent d’une partie ce qu’il ressentit quand il put lire sur le visage de cette aimable princesse qu’elle était dans la dernière douleur de l’état où il était réduit.

Je ne m’arrêterai point à redire toutes les choses que son cœur lui fournit pour la remercier des bontés qu’elle lui témoignait ; ceux qui l’entendirent furent surpris qu’un homme si malade pût marquer tant de passion et de reconnaissance. L’infante, qui en rougit plus d’une fois, le pria de se taire ; mais l’émotion et l’ardeur de ses discours le menèrent si loin, qu’elle le vit tomber tout d’un coup dans une agonie affreuse. Elle s’était armée jusque-là de constance ; enfin, elle la perdit à tel point, qu’elle s’arracha les cheveux, qu’elle jeta les hauts cris et qu’elle donna lieu de croire à tout le monde que son cœur était de facile accès, puisqu’en si peu de temps elle avait pris tant de tendresse pour un étranger ; car on ne savait point en Babiolie (c’est le nom qu’elle avait donné à son royaume) que le prince était son cousin, et qu’elle l’aimait dès sa plus grande jeunesse.

C’était en voyageant qu’il s’était arrêté dans cette cour, et comme il n’y connaissait personne pour le présenter à l’infante, il crut que rien ne serait mieux que de faire devant elle cinq ou six galanteries de héros, c’est-à-dire couper bras et jambes aux chevaliers du tournoi ; mais il n’en trouva aucun assez complaisant pour le souffrir. Il y eut donc une rude mêlée ; le plus fort battit le plus faible, et ce plus faible, comme je l’ai déjà dit, fut le prince.

Babiole désespérée, courait les grands chemins sans carrosse et sans gardes ; elle entra ainsi dans un bois ; elle tomba évanouie au pied d’un arbre, où la fée Fanfreluche, qui ne dormait point et qui ne cherchait que des occasions de mal faire, vint l’enlever dans une nuée plus noire que de l’encre et qui allait plus vite que le vent. La princesse resta quelque temps sans aucune connaissance. Enfin elle revint à elle ; jamais surprise n’a été égale à la sienne de se retrouver si loin de la terre et si proche du pôle ; le parquet de nuée n’est pas solide, de sorte qu’en courant deçà et delà, il lui semblait marcher sur des plumes, et la nuée s’entr’ouvrant, elle avait beaucoup de peine de s’empêcher de tomber. Elle ne trouvait personne avec qui se plaindre, car la méchante Fanfreluche s’était rendue invisible. Elle eut le temps de penser à son cher prince, et à l’état où elle l’avait laissé, et elle s’abandonna aux sentiments les plus douloureux qui puissent occuper une âme. « Quoi ! s’écriait-elle, je suis encore capable de survivre à ce que j’aime, et l’appréhension d’une mort prochaine trouve quelque place dans mon cœur ! Ah ! si le soleil voulait me rôtir, qu’il me rendrait un bon office ! ou si je pouvais me noyer dans l’arc-en-ciel, que je serais contente ! Mais, hélas ! tout le Zodiaque est sourd à ma voix, le Sagittaire n’a point de flèches, le Taureau de cornes et le Lion de dents ; peut-être que la terre sera plus obligeante et qu’elle m’offrira la pointe d’un rocher sur lequel je me tuerai. Oh ! prince, mon cher cousin, que n’êtes-vous ici pour me voir faire la plus tragique cabriole dont une amante désespérée se puisse aviser ! » En achevant ces mots, elle courut au bout de la nuée, et se précipita comme un trait que l’on décoche avec violence.

Tous ceux qui la virent crurent que c’était la lune qui tombait, et comme l’on était pour lors en décours, plusieurs peuples qui l’adorent, et qui restent du temps sans la revoir, prirent le grand deuil et se persuadèrent que le soleil, par jalousie, lui avait joué ce mauvais tour.

Quelque envie qu’eût l’infante de mourir, elle n’y réussit pas ; elle tomba dans la bouteille de verre où les fées mettaient ordinairement leur ratafia au soleil. Mais quelle bouteille ! il n’y a point de tour dans l’univers qui soit si grande ; par bonheur elle était vide, car elle s’y serait noyée comme une mouche.

Six géants la gardaient. Ils reconnurent aussitôt l’infante ; c’étaient les mêmes qui demeuraient dans sa cour et qui l’aimaient : la maligne Fanfreluche, qui ne faisait rien au hasard, les avait transportés-là chacun sur un dragon volant, et ces dragons gardaient la bouteille quand les géants dormaient. Pendant qu’elle y fut, il y eut bien des jour où elle regretta sa peau de guenuche ; elle vivait comme les caméléons, de l’air et de la rosée.

La prison de l’infante n’était connue de personne ; le jeune prince l’ignorait. Il n’était pas mort et demandait sans cesse Babiole. Il s’apercevait assez, par la mélancolie de tous ceux qui le servaient, qu’il y avait un sujet de douleur générale à la cour ; sa discrétion naturelle l’empêcha de chercher à le pénétrer ; mais lorsqu’il fut convalescent, il pressa si fort pour qu’on lui dit des nouvelles de la princesse, que l’on n’eut pas le courage de lui céler sa perte. Ceux qui l’avaient vue entrer dans le bois soutenaient qu’elle y avait été dévorée par les lions, et d’autres croyaient qu’elle s’était tuée de désespoir, d’autres encore, qu’elle avait perdu l’esprit et qu’elle allait errante par le monde.

Comme cette dernière opinion était la moins terrible et qu’elle soutenait un peu l’espérance du prince, il s’y arrêta et partit sur le Criquetin dont j’ai déjà parlé ; mais je n’ai pas dit que c’était le fils aîné de Bucéphale et l’un des meilleurs chevaux qui se soient vus dans ce siècle-là. Il lui mit la bride sur le cou et le laissa aller à l’aventure. Il appelait l’infante, les échos seuls lui répondaient.

Enfin il arriva au bord d’une grosse rivière. Criquetin avait soif : il y entra pour boire, et le prince, selon sa coutume, se mit à crier de toute sa force : « Babiole, belle Babiole, où êtes-vous ? »

Il entendit une voix, dont la douceur semblait réjouir l’onde ; cette voix lui dit : « Avance, et tu sauras où elle est. » À ces mots, le prince aussi téméraire qu’amoureux, donne deux coups d’éperon à Criquetin ; il nage et trouve un gouffre où l’eau plus rapide se précipitait. Il tomba jusqu’au fond, bien persuadé qu’il s’allait noyer.

Il arriva heureusement chez le bonhomme Biroqua, qui célébrait les noces de sa fille avec un fleuve des plus riches et des plus graves de la contrée. Toutes les déités poissonneuses étaient dans sa grotte ; les Tritons et les Sirènes y faisaient une musique agréable, et la rivière Biroquie, légèrement vêtue, dansait les olivettes avec la Seine, la Tamise, l’Euphrate et le Gange, qui étaient assurément venus de fort loin pour se divertir ensemble. Criquetin, qui savait vivre, s’arrêta fort respectueusement à l’entrée de la grotte, et le prince, qui savait encore mieux vivre que son cheval, faisant une profonde révérence, demanda s’il était permis à un mortel comme lui de paraître au milieu d’une si belle compagnie.

Biroqua prit la parole et répliqua d’un air affable qu’il leur faisait honneur et plaisir. « Il y a quelques jours que je vous attends, seigneur, continua-t-il, je suis dans vos intérêts, et ceux de l’infante me sont chers. Il faut que vous la retiriez du lieu fatal où la vindicative Fanfreluche l’a mise en prison ; c’est dans une bouteille. — Ah ! que me dites-vous ? s’écria le prince, l’infante est dans une bouteille ! — Oui, dit le sage vieillard, elle y souffre beaucoup ; mais je vous avertis, seigneur, qu’il n’est pas aisé de vaincre les géants et les dragons qui la gardent, à moins que vous ne suiviez mes conseils. Il faut laisser ici votre bon cheval, et que vous montiez sur un dauphin ailé que je vous élève depuis longtemps. » Il fit venir le dauphin sellé et bridé, qui faisait si bien des voltes et des courbettes que Criquetin en fut jaloux.

Biroquie et ses compagnes s’empressèrent aussitôt d’armer le prince. Elles lui mirent une brillante cuirasse d’écailles de carpes dorées ; on le coiffa de la coquille d’un gros limaçon, qui était ombragée d’une large queue de morue, élevée en forme d’aigrette ; une naïade le ceignit d’une anguille, de laquelle pendait une redoutable épée faite d’une longue arête de poisson. On lui donna ensuite une large écaille de tortue dont il se fit un bouclier ; et, dans cet équipage, il n’y eut si petit goujon qui ne le prît pour le dieu des soles : car il faut dire la vérité, ce jeune prince avait un certain air qui se rencontre rarement parmi les mortels.

L’espérance de retrouver bientôt la charmante princesse qu’il aimait lui inspira une joie dont il n’avait pas été capable depuis sa perte ; et la chronique de ce fidèle conte marque qu’il mangea de bon appétit chez Biroqua, et qu’il remercia toute la compagnie en des termes peu communs. Il dit adieu à son Criquetin, puis monta sur le poisson volant qui partit aussitôt.

Le prince se trouva à la fin du jour si haut, que, pour se reposer un peu, il entra dans le royaume de la Lune. Les raretés qu’il y découvrit auraient été capables de l’arrêter, s’il avait eu un désir moins pressant de tirer son infante de la bouteille où elle vivait depuis plusieurs mois.

L’Aurore paraissait à peine, lorsqu’il la découvrit environnée des géants et des dragons que la fée, par la vertu de sa petite baguette, avait retenus auprès d’elle. Elle croyait si peu que quelqu’un eût assez de pouvoir pour la délivrer, qu’elle se reposait seulement sur la vigilance de ses terribles gardes pour la faire souffrir.

Cette belle princesse regardait pitoyablement le ciel et lui adressait ses tristes plaintes, quand elle vit le dauphin volant et le chevalier qui venait la délivrer. Elle n’aurait pas cru cette aventure possible, si elle n’eût su, par sa propre expérience, que les choses les plus extraordinaires se rendent familières pour certaines personnes. « Serait-ce bien par la malice de quelque fée, disait-elle, que ce chevalier est transporté dans les airs ? Hélas ! que je le plains, s’il faut qu’une bouteille ou une carafe lui serve de prison comme à moi !  »

Pendant qu’elle raisonnait ainsi, les géants, qui aperçurent le prince au-dessus de leurs têtes, crurent que c’était un cerf-volant, et s’écrièrent l’un à l’autre : « Attrape ! attrape la corde ! cela nous divertira. » Mais lorsqu’ils se baissèrent pour la chercher, il fondit sur eux, et d’estoc et de taille il les mit en pièces comme un jeu de cartes que l’on coupe par la moitié et que l’on jette au vent. Au bruit de ce grand combat, l’infante tourna la tête : elle reconnut son jeune prince. Quelle joie d’être certaine de sa vie ! mais quelles alarmes de le voir dans un péril si évident, au milieu de ces terribles colosses et des dragons qui s’élançaient sur lui ! Elle poussa des cris affreux, et le danger où il était pensa la faire mourir.

Cependant l’arête enchantée, dont Biroqua avait armé la main du prince, ne portait aucuns coups inutiles, et le léger dauphin, qui s’élevait et qui se baissait fort à propos, lui était aussi d’un secours merveilleux ; de sorte qu’en très-peu de temps la terre fut couverte de ces monstres.

L’impatient prince, qui voyait son infante au travers du verre, l’aurait mis en pièces, s’il n’avait pas appréhendé de l’en blesser : il prit le parti de descendre par le goulot de la bouteille. Quand il fut au fond, il se jeta aux pieds de Babiole et lui baisa respectueusement la main. « Seigneur, lui dit-elle, il est juste que pour ménager votre estime, je vous apprenne les raisons que j’ai eues de m’intéresser si tendrement à votre conservation. Sachez que nous sommes proches parents, que je suis fille de la reine votre tante, et la même Babiole que vous trouvâtes sous la figure d’une guenuche au bord de la mer et qui eut depuis la faiblesse de vous témoigner un attachement que vous méprisâtes. — Ah ! madame, s’écria le prince, dois-je croire un événement si prodigieux ? Vous avez été guenuche ; vous m’avez aimé, je l’ai su, et mon cœur a été capable de refuser le plus grand de tous les biens ! — J’aurais, à l’heure qu’il est, très-mauvaise opinion de votre goût, répliqua l’infante en souriant, si vous aviez pu prendre alors quelque attachement pour moi. Mais, seigneur, partons, je suis lasse d’être prisonnière, et je crains mon ennemie ; allons chez la reine ma mère, lui rendre compte de tant de choses extraordinaires qui doivent l’intéresser. — Allons, madame, allons, dit l’amoureux prince en montant sur le dauphin ailé et la prenant entre ses bras ; allons lui rendre en vous la plus aimable princesse qui soit au monde. »

Le dauphin s’éleva doucement, et prit son vol vers la ville capitale, où la reine passait sa triste vie ; la fuite de Babiole ne lui laissait pas un moment de repos, elle ne pouvait s’empêcher de songer à elle, de se souvenir des jolies choses qu’elle lui avait dites, et elle aurait voulu la ravoir, toute guenuche qu’elle était, pour la moitié de son royaume.

Lorsque le prince fut arrivé, il se déguisa en vieillard et lui fit demander une audience particulière. « Madame, lui dit-il, j’étudie dès ma plus tendre jeunesse l’art de nécromancien ; vous devez juger par là que je n’ignore point la haine que Fanfreluche a pour vous et les terribles effets qui l’ont suivie. Mais essuyez vos pleurs, madame, cette Babiole que vous avez vue si laide est à présent la plus belle princesse de l’univers ; vous l’aurez bientôt auprès de vous, si vous voulez pardonner à la reine votre sœur la cruelle guerre qu’elle vous a faite, et conclure la paix par le mariage de votre infante avec le prince votre neveu. — Je ne puis me flatter de ce que vous me dites, répliqua la reine en pleurant. Sage vieillard, vous souhaitez d’adoucir mes ennuis, j’ai perdu ma chère fille, je n’ai plus d’époux, ma sœur prétend que mon royaume lui appartient ; son fils est aussi injuste qu’elle ; ils me persécutent ; je ne prendrai jamais alliance avec eux. — Le destin en ordonne autrement, continua-t-il, je suis choisi pour vous l’apprendre. — Et de quoi me servirait, ajouta la reine, de consentir à ce mariage ? La méchante Fanfreluche a trop de pouvoir et de malice, elle s’y opposera toujours. — Ne vous inquiétez pas, madame, répliqua le bon homme, promettez-moi seulement que vous ne vous opposerez point au mariage que l’on désire. — Je promets tout, s’écria la reine, pourvu que je revoie ma chère fille ! »

Le prince sortit et courut où l’infante l’attendait. Elle demeura surprise de le voir ainsi déguisé, et cela l’obligea de lui raconter que depuis quelque temps les deux reines avaient eu de grands intérêts à démêler et qu’il y avait beaucoup d’aigreur entre elles, mais qu’enfin il venait de faire consentir sa tante à ce qu’il souhaitait. La princesse fut ravie ; elle se rendit au palais ; tous ceux qui la virent passer lui trouvèrent une si parfaite ressemblance avec sa mère, qu’on s’empressa de la suivre, pour savoir qui elle était.

Dès que la reine l’aperçut, son cœur s’agita si fort, qu’il ne fallait point d’autre témoignage de la vérité de cette aventure. La princesse se jeta à ses pieds, la reine la reçut entre ses bras, et après avoir demeuré longtemps sans parler, essuyant leurs larmes par mille tendres baisers, elles se dirent tout ce qu’on peut imaginer dans une telle occasion ; ensuite, la reine jetant les yeux sur son neveu, elle lui fit un accueil très-favorable et lui réitéra ce qu’elle avait promis au nécromancien. Elle aurait parlé plus longtemps, mais le bruit qu’on faisait dans la cour du palais l’ayant obligée de mettre la tête à la fenêtre, elle eut l’agréable surprise de voir arriver la reine sa sœur. Le prince et l’infante, qui regardaient aussi, reconnurent auprès d’elle le vénérable Biroqua, et jusqu’au bon Criquetin qui était de la partie ; les uns pour les autres poussèrent de grands cris de joie ; l’on courut se recevoir avec des transports qui ne se peuvent exprimer. Le célèbre mariage du prince et de l’infante se conclut sur-le-champ, en dépit de la fée Fanfreluche dont le savoir et la malice furent également confondus.

MORALITÉ

On doit d’un ennemi craindre les présents même.
Tel paraît à vos yeux vouloir vous engager,
Et vous proteste qu’il vous aime,
Lorsque dans le secret il cherche à se venger.
L’infante dont ici je trace l’aventure
Eût, sous une aimable figure,
Vu couler ses jours fortunés,
Si de l’injuste Fanfreluche
Elle n’avait reçu les dons empoisonnés,
Qui la changèrent en guenuche.
Un si funeste changement
Ne sait point garantir son âme
Des traits de l’amoureuse flamme :
Elle osa choisir même un prince pour amant.
J’en connais bien encore dans le siècle où nous sommes
En qui d’une guenuche on trouve la laideur,
Et qui pourtant des plus grands hommes
Prétendent captiver le cœur ;
Mais il faudrait en leur faveur,
Que quelque enchanteur charitable
Voulût bien leur donner, pour hâter leur bonheur,
Ainsi qu’à Babiole une forme agréable.