Contes de terre et de mer/La Houle de Chelin

Contes de terre et de merG. Charpentier (p. 200-210).


Il marchait rondement, poussé par un vent favorable. (Page 204.)

LA HOULE DE CHELIN[1]


Il y avait une fois un marin de Saint-Cast qui alla s’embarquer à bord d’un navire de Saint-Malo qui devait faire un voyage de deux ou trois ans dans les pays chauds, et le capitaine avait eu soin de choisir des hommes jeunes et robustes.




Quelques jours après que le vaisseau eut pris la mer, le matelot fit connaissance d’un homme de l’équipage qui avait l’air bien plus âgé que les autres, et qui lui dit :

— Est-ce que tu n’es pas de Saint-Cast, toi ?

— Si, répondit le matelot.

— Alors tu dois connaître la Houle de Chêlin.

— Je l’ai vue maintes et une fois, répartit le matelot ; c’est une grotte qui ne paraît guère profonde.

— Guère profonde ? tu ne saurais deviner jusqu’où elle se prolonge.

— Où finit-elle donc ? Va-t-elle plus loin que la Roulette, et s’étend-elle jusque sous le village de l’Isle ?

— Tu n’y es pas, mon garçon ; connais-tu Lamballe ?

— Oui, j’y suis allé quelquefois.

— Eh bien ! la Houle de Chêlin va jusque sous la cathédrale de Lamballe.

La conversation en resta là ; le matelot de Saint-Cast était bien étonné de ce qu’il venait d’apprendre ; et il crut que son camarade faisait une plaisanterie.

Le lendemain, le capitaine qui se promenait sur le pont, avisa le vieux marin, et il s’arrêta très surpris de son air ancien et cassé.

— Voilà qui est étrange, pensait-il, je croyais n’avoir à mon bord que des jeunes hommes, et voici un matelot qui paraît vieux comme les chemins.

— D’où venez-vous, mon ami ? dit-il en s’approchant.

— De Saint-Malo, répondit le matelot : ne le savez-vous pas ? je suis inscrit à votre rôle d’équipage sous le nom de Faîto qui est le mien.

— Vous me paraissez bien âgé, et pourtant je croyais n’avoir engagé que des matelots jeunes et robustes.

— Vous me trouvez vieux, capitaine, répondit Faîto, je suis pourtant un jeune homme parmi ceux de ma race.

— De quelle race êtes-vous donc ?

— Je suis de la race d’Antifer.

Le capitaine s’en alla après cette réponse, et laissa Faîto continuer son ouvrage.

Cependant le matelot de Saint-Cast, en songeant à la conversation qu’il avait eue avec Faîto, prit peur, et vint trouver le commandant du navire.

— Capitaine, lui dit-il, cet homme-là me paraît sorcier ; je ne l’ai jamais vu à Saint-Cast, et pourtant il m’a parlé de la Houle de Chêlin qui est une grotte de mon pays, tout près de la maison de ma mère, et il m’a assuré qu’elle se prolongeait jusqu’à Lamballe.




— Cela me semble aussi étrange qu’à toi, répondit le capitaine ; aussi, dès que nous toucherons la terre, je tâcherai de le débarquer.

Quand le navire aborda dans un port, le capitaine fit venir Faîto et lui dit :

— Mon ami, vous faites bien votre service, et je n’ai rien à vous reprocher ; mais vous êtes trop vieux pour le voyage que nous entreprenons : voici votre paye, et même quelque chose en plus ; je vais vous faire conduire à terre.

— Comme vous voudrez, capitaine, répondit Faîto.

Il descendit dans un canot, et on le déposa sur les quais du port, pensant qu’on ne le reverrait plus.

Le navire continua sa route vers les Antilles, et il marchait rondement, poussé par un vent favorable. Un jour qu’il naviguait loin de toute terre, et que les hommes du bord ne voyaient plus que le ciel et la mer, ils aperçurent un vaisseau qui se dirigeait vers eux toutes voiles dehors, et ils ne tardèrent pas à reconnaître qu’ils avaient affaire à un pirate.

Le capitaine, voyant que la fuite était impossible, fit apporter sur le pont toutes les armes qu’il avait, et les distribua à ses hommes qu’il exhorta à se défendre de ces mauvaises gens qui voulaient les égorger et les voler. Quand les deux navires furent bord à bord, on vit le matelot Faîto qui était parmi l’équipage du pirate et semblait le guider. Les marins de Saint-Malo se battirent avec courage, et ils furent plus forts que les pirates ; ils les tuèrent jusqu’au dernier, sans épargner Faîto, puis ils coulèrent le vaisseau forban.

Ils étaient bien contents de leur victoire, et se réjouissaient surtout de la mort de Faîto :

— Je craignais cet homme, disait le capitaine ; à présent j’en suis débarrassé, et nous n’avons plus à redouter ses sorcelleries.

Le navire, continua sa route sans accident, et pendant quatre ans il fit le cabotage aux Antilles. Au bout de ce temps, il revint à Saint-Malo. Le marin de Saint-Cast débarqua comme les autres, il retourna au village de la Roulette où demeuraient ses parents et il ne pensait pas plus à Faîto que si jamais il ne l’avait rencontré.

Il y avait tout auprès de la Houle de Chêlin une pièce de terre qui bordait la falaise : elle appartenait aux parents du marin et servait de pâture à leurs bestiaux : souvent il les y conduisait quand il allait pêcher à la perche sur les rochers de la pointe du Heussé. Un jour que tout en jetant sa ligne il regardait autour de lui, il vit de loin un homme qui se tenait parmi les rochers à l’entrée de la Houle de Chêlin ; et aussitôt, il songea au matelot Faîto avec lequel il avait navigué quatre années auparavant.




— C’est singulier, se dit-il, de voir un homme à un tel endroit à cette heure de la marée : si c’était le vieux marin ?

Quelques jours après, en allant chercher les vaches qui étaient entravées et passaient la journée dans les champs, il s’aperçut qu’il en manquait une. Il pensa qu’elle s’était trop avancée sur la falaise, et qu’elle avait glissé jusque sur les rochers. Il se mit à sa recherche, et descendit sur la grève par le sentier de la pointe du Heussé, regardant partout s’il ne retrouverait pas le corps de sa vache. Il ne la vit nulle part, mais s’étant approché de l’entrée de la Houle de Chêlin, il remarqua des bouses sur les rochers d’alentour, et il se dit :

— Bien sûr, c’est le matelot Faîto qui est revenu et qui l’a prise pour se venger de moi.

Il raconta la chose à ses parents ; mais ils ne voulaient pas le croire, n’ayant jamais été volés auparavant. Un mois après, deux moutons qui pâturaient dans le même champ disparurent à leur tour.




— Cette fois, dit le matelot, je suis certain que Faîto m’a reconnu, et qu’il m’en veut.

— Vous avez rêvé tout cela, répondaient les femmes.

— Rêve ou non, disait le matelot, je guetterai le coquin, et j’en aurai le cœur net.

Il prit sur son dos un sac de hardes qui venaient d’être lavées, et alla les porter sur un tertre exposé au soleil et au vent, tout près du champ de la Houle ; il les étendit pour les faire sécher, puis il se cacha derrière un rocher et chargea son fusil, pensant que peut-être l’homme de la grotte viendrait voler quelques-unes des pièces qui étaient au hâle. Il n’y avait pas dix minutes qu’il était embusqué, quand il vit venir Faîto et une fée qui se mirent à ramasser le linge qu’on avait mis à sécher.




Il ajusta bien le vieux marin et lâcha son coup de fusil, mais, quoiqu’il fût certain de l’avoir touché, Faîto ne lui parut pas plus blessé que s’il avait reçu un coup de balai, et il s’avança vers le jeune marin qui lui dit :

— Ah ! c’est toi, mauvais sorcier, qui m’as volé ma vache et mes moutons ! tu te rappelles sans doute ce qui s’est passé à bord il y a quatre ans.

— Oui, répondit Faîto, je m’en souviens, et, pour me venger, je te ferai tout le mal que je pourrais.

Les deux hommes se prirent à bras-le-corps ; en luttant le pied leur glissa, et ils dégringolèrent le long de la falaise jusque sur les rochers ; mais ils ne se firent aucun mal en tombant, et après avoir encore lutté, ils se quittèrent, fatigués tous les deux des efforts qu’ils avaient faits.

Dans la maison de la Roulette où le marin demeurait, il y avait trois petits enfants dont le dernier était encore au berceau.





Un jour leur mère alla chercher de l’eau à la fontaine de la Mare et laissa le poupon tout seul à la maison. Pendant qu’elle était absente, on enleva l’enfant de son berceau, et à sa place on mit un marmot qui, bien que tout petit, avait l’air vieux, vieux comme les plus âgés de la paroisse.

Quand la mère revint de la fontaine, elle alla au berceau, et au lieu de son fils, elle aperçut le petit monstre qui y était à sa place ; elle jeta un cri, et courut chez sa voisine.

— Ah ! lui dit-elle en pleurant, on m’a volé mon enfant, et à sa place on a mis un vilain poupon qui a la mine d’un vieillard.

— Ce sont, répondit la voisine, les fées de Chêlin qui ont fait le changement. Si tu veux ravoir ton fils, voici comment il faut t’y prendre. Tu vas allumer dans le foyer une grande fouée de feu ; quand le bois flambera, tu casseras des œufs, et tu mettras les coques tout autour du foyer parmi la cendre, puis tu rempliras d’eau les coquilles comme si tu voulais la mettre à bouillir. Ensuite tu prendras l’enfant sur tes genoux et tu écouteras ce qu’il dira.

La femme se hâta de faire ce que lui avait dit sa commère ; et quand le feu fut allumé, et l’eau mise à bouillir dans les coques d’œufs, elle alla chercher l’enfant dans le berceau et l’approcha du foyer comme pour lui réchauffer les pieds.

L’enfant regarda autour de lui d’un air étonné, puis il s’écria :

— Ah ! j’ai plus de cent ans,

Jamais je n’avais vu tant de p’tits pots bouillants.

Quand la femme entendit ces paroles, elle saisit un couteau, et s’écria :

— Ah ! petit sorcier, je vais te tuer !

Aussitôt elle vit paraître devant elle une fée qui lui dit :

— Ne fais pas de mal à mon fils, je vais te rendre le tien.

Elle disparut et revint peu après, apportant l’enfant qui était bien soigné et n’avait eu aucun mal ; puis elle dit :

— Je suis de la race d’Antifer, ma vengeance est finie et je quitte la Houle de Chêlin et le pays.

Elle disparut, et depuis ce temps on ne l’a jamais revue, ni elle, ni ses compagnes ni Faîto.


Conté en 1879, par Rose Renaud, de Saint-Cast.




  1. Sur le littoral de la Manche compris entre Cancale et Erquy, on donne le nom de houle à des grottes creusées par la mer dans les falaises. — Il y a des houles à Saint-Briac, à Saint-Jacut, à Saint-Cast, à Plévènon, etc., qui ont toutes leurs légendes.