Contes de terre et de mer/La Chèvre blanche
LA CHÈVRE BLANCHE
Il était une fois un capitaine dont la femme mourut en donnant le jour à une petite fille qui fut nommée Euphrosine et eut une fée pour marraine. Le capitaine eut bien du chagrin à la mort de sa femme, et comme il était souvent en mer, il mit sa petite fille à la nourrice. Mais quand elle fut devenue un peu grande, il trouva qu’elle n’était pas bien soignée par ceux chez qui il l’avait placée, et il se remaria pour que son enfant eût une seconde mère.
Peu de temps après son mariage, il se rembarqua pour un voyage qui devait durer trois ans, et il recommanda à sa femme d’avoir bien soin de sa petite Euphrosine. Elle lui promit tout ce qu’il voulut, mais c’était une méchante personne qui n’aimait qu’une petite fille nommée Césarine qu’elle avait eue d’un premier mariage. Césarine était laide, au lieu qu’Euphrosine avait une figure jolie et gracieuse, et elle avait à une oreille une petite marque rouge comme une fraise que ses cheveux recouvraient.
La belle-mère d’Euphrosine ne lui donnait à manger que de mauvaises pommes de terre et des croûtes de pain moisi, car elle aurait bien voulu voir mourir l’enfant de son mari, pour que sa fille à elle eût tout l’héritage. Elle l’envoyait aux champs garder quatre moutons blancs, et elle lui donnait tous les jours une grosse quenouille à filer ; quand elle n’avait pas rempli sa tâche, elle la battait et l’envoyait coucher sans souper. Mais la marraine d’Euphrosine, qui savait que sa belle-mère voulait la faire mourir de faim, venait chaque jour lui apporter à manger : aussi, au lieu de dépérir, elle devenait gentille et fraîche, et il semblait que plus sa belle-mère lui faisait de misère, plus elle devenait jolie.
— Comment cela se fait-il ? disait la méchante belle-mère ; je ne donne rien à manger à Euphrosine, et elle est bien plus jolie que ma fille que je soigne si bien.
— Ah ! maman, répondait Césarine, c’est le bon Dieu qui vous punit ; si vous donniez à ma sœur un peu plus de quoi se nourrir, peut-être que je deviendrais moins laide.
— Il y a quelqu’un, dit la mère, qui lui apporte à manger ; demain, tu iras voir qui c’est, et moi j’irai après-demain.
La petite Césarine alla se cacher auprès du champ où sa sœur gardait ses moutons ; elle savait que sa sœur avait été nommée par une fée, mais elle ne vit point sa marraine ; Euphrosine mangea un bon morceau de pain beurré, et Césarine la vit, mais elle n’était point méchante, et elle ne dit rien à sa mère :
— Qu’as-tu vu ? lui demanda celle-ci quand elle rentra.
— Rien.
— Je parie, dit la belle-mère, que ce soir quand elle va rentrer elle ne voudra pas souper.
Lorsqu’Euphrosine revint à la maison, sa belle-mère lui donna un morceau de pain moisi, mais la petite fille répondit qu’elle n’avait pas faim et elle ne le toucha pas.
La belle-mère se dit :
— J’irai à mon tour demain, et je saurai tout.
Le lendemain, la méchante femme se rendit aux champs presque sur les talons d’Euphrosine, et elle se cacha derrière une haie pour l’épier. Elle ne vit point la fée, mais elle vit la petite fille qui mangeait et qui semblait avoir quelque chose de gros dans son tablier. Elle sortit aussitôt de sa cachette, et dit brusquement à Euphrosine :
— Qu’est-ce que tu as dans ton tablier ?
La petite le déplia, et au lieu de pain il contenait des fleurs.
— Où les as-tu prises ? demanda la belle-mère.
— Je les ai cueillies dans les champs, répondit-elle toute tremblante.
La méchante femme s’en alla à la maison, furieuse de n’avoir rien su.
La fée venait tous les jours voir sa filleule, elle lui emportait sa quenouille et le soir la lui rapportait toute filée ; un jour, elle vint la voir et lui dit :
— Je vais m’absenter pour un long voyage et je ne reviendrai pas de sitôt ; voici une baguette et une bague qui te donneront tout ce que tu désireras ; mais prends bien garde que ta belle-mère ne te les enlève, car elle te veut du mal et ne désire que ta mort.
Euphrosine, après le départ de sa marraine, ne manquait de rien grâce à sa baguette et à sa bague ; elle grandissait et embellissait tous les jours ; les galants s’empressaient autour d’elle et ne daignaient même pas regarder Césarine qui enlaidissait à vue d’œil. La méchante belle-mère était furieuse.
Euphrosine tomba malade, et sa belle-mère écrivit à son père que sa fille était bien mal. Le capitaine lui répondit de soigner de son mieux sa petite fille, car s’il venait à la perdre, il ne s’en consolerait jamais.
Mais la méchante belle-mère fit courir le bruit qu’Euphrosine était morte, et elle l’écrivit à son mari. Elle fit faire une châsse qu’elle remplit de terre et de cailloux, et on l’enterra dans le cimetière : tout le monde croyait Euphrosine trépassée, et Césarine n’osait rien dire parce qu’elle avait peur de sa mère.
La belle-mère alla trouver une méchante vieille fée qui était l’ennemie de la marraine d’Euphrosine, et elle la pria de l’emmorphoser[1] ; mais elle lui répondit que tant qu’elle posséderait sa baguette et sa bague, elle n’aurait aucun pouvoir sur elle, et elle lui dit où elles étaient cachées. La méchante femme s’en empara, et la vieille fée vint pour emmorphoser Euphrosine ; mais elle dit à sa belle-mère qu’elle avait à l’oreille une marque qui lui était venue en naissant et que sa marraine avait touchée et que jamais elle ne pourrait la faire disparaître.
— En quelle bête voulez-vous qu’elle soit emmorphosée ? demanda la fée.
— En chèvre noire, répondit la belle-mère.
Mais la fée eut beau jouer de sa baguette, elle ne put y réussir.
— Je ne peux, dit-elle, l’emmorphoser en chèvre noire : elle est trop pure, et cela est hors de mon pouvoir ; je l’emmorphoserai en chèvre blanche ou en chèvre verte, à votre choix.
— Qu’elle soit en chèvre blanche, répondit la belle-mère.
La fée changea Euphrosine en une petite chèvre blanche, la plus jolie qu’on pût voir, et elle avait à l’oreille la marque que sa marraine avait touchée. Sa belle-mère la conduisit ensuite dans les ruines d’un vieux château, à trois lieues de chez elle, et elle l’y abandonna : la petite chèvre blanche broutait pour se nourrir l’herbe qui poussait parmi les ruines.
Quand le capitaine revint de voyage, il fut bien chagrin de ne plus voir sa petite fille qui était le portrait de sa défunte femme ; il cessa de naviguer en se disant qu’il était assez riche maintenant puisqu’il n’avait plus qu’un enfant. Mais, comme il s’ennuyait à terre, il allait à la chasse pour se distraire ; sa femme voulut l’en détourner, craignant qu’un jour il n’allât du côté des vieilles ruines qui servaient de refuge à beaucoup d’oiseaux ; mais elle eut beau faire, il se mit à chasser.
Un jour, il alla aux ruines, et vit la petite chèvre blanche qui broutait dans les anciens jardins du château où l’herbe poussait comme dans un champ.
— Ah ! s’écria-t-il, la jolie petite chèvre !
Elle le reconnut, et elle vint à lui ; elle lui léchait les mains en le regardant et en disant « Bée, Bée, » d’une voix si douce que le capitaine en était tout ému. Il la caressait en disant :
— Ah ! comme elle est jolie ! elle a les yeux comme ma pauvre Euphrosine, et porte comme elle une petite marque à l’oreille.
Il voulait la faire sortir du château et l’emmener avec lui ; mais elle ne pouvait quitter les ruines. Il s’éloigna bien marri, et quand il fut de retour à la maison, il ne fit que parler d’elle, et il promit à Césarine de l’emmener pour la voir.
— Ah ! s’écria-t-il, c’est moi qui ai vu une jolie petite chèvre blanche ! jamais je n’ai vu une chèvre avoir de si beaux yeux ; elle les a comme ceux d’une personne, comme ceux de ma petite Euphrosine, et même elle a comme elle une marque à l’oreille. Si je pouvais l’amener ici, je serais bien content. Mais nous irons demain aux ruines ; peut-être qu’elle y sera encore.
Césarine, qui savait que sa sœur avait été emmorphosée, aurait bien voulu ne pas aller aux ruines ; mais le capitaine insista pour l’y emmener, et elle y fut avec lui. Aussitôt que la petite chèvre la vit, elle accourut en frétillant de la queue ; elle disait : « Bée, » d’une voix douce, en se frottant contre Césarine, car elle l’aimait bien. Césarine, qui n’était point méchante, ne pouvait s’empêcher de pleurer ; car elle savait que c’était sa sœur.
— Qu’est-ce que tu as donc à pleurer, Césarine ? lui demandait le capitaine.
— Ah ! répondait-elle, je voudrais l’emmener à la maison, et j’en aurais bien soin.
Mais la chèvre ne pouvait quitter les ruines du château.
— Vous ne l’avez pas amenée avec vous ? dit la méchante femme quand ils rentrèrent.
— Non, répondit le capitaine ; si tu savais comme elle est jolie ; il faudra que demain tu viennes la voir.
Quand son beau-père fut sorti, Césarine s’écria :
— Ah ! je ne retournerai jamais au château ; si tu savais, ma mère, comme elle est mignonne ! comme elle me caressait et comme elle venait me lécher les doigts !
— Si ton père venait à découvrir qui elle est, disait la méchante belle-mère, nous serions perdues ; il nous tuerait toutes les deux ; ne lui en parle jamais.
— Non, ma mère, répondit Césarine.
Le lendemain, le capitaine dit :
— Il faut retourner aux ruines ; nous porterons un panier de provisions pour la chèvre, et elle consentira peut-être à nous suivre.
Les voilà partis tous les trois ; mais dès que la chèvre blanche aperçut sa belle-mère, au lieu de bêler comme à l’ordinaire, elle s’enfuit, et alla se cacher.
— C’est bien singulier, dit le capitaine, que cette chèvre qui nous a fait tant de caresses les autres jours, ne veuille plus nous voir aujourd’hui !
Il alla tout seul dans les ruines, et la petite chèvre venait le caresser en bêlant ; mais dès qu’elle voyait sa belle-mère, elle devenait triste et courait se cacher.
— Il faut, dit-il à sa femme, que tu aies fait quelque chose à cette petite chèvre.
— Moi ! répartit la méchante belle-mère, c’est la première fois que je la vois, et jamais je n’étais venue à ce vieux château.
Ce jour-là encore, ils ne purent l’emmener.
Le capitaine fut malade et obligé de se coucher, de sorte qu’il resta huit jours sans retourner à la chasse auprès du château ; des qu’il put se lever, il y alla et regarda s’il voyait la petite chèvre blanche, mais il ne l’aperçut pas et se dit :
— La pauvre petite ! sans doute quelqu’un l’aura tuée.
Il la chercha et finit par la trouver, à moitié morte, cachée sous un buisson. Elle était aussi tombée malade du chagrin qu’elle avait de ne plus voir son père.
— Ah ! te voilà, lui dit-il, ma pauvre petite chèvre, je croyais que l’on t’avait tuée.
— Bée, répondit-elle d’une voix plaintive.
Il lui donna à manger du pain qu’il avait dans sa gibecière, il lui fit boire un peu de vin, et elle se trouva mieux.
Quelques jours après, il se mit en route pour aller la voir, et en approchant des ruines, il rencontra, mais sans la reconnaître, la marraine de sa fille.
— Allez-vous à la chasse, beau chasseur ? lui demanda-t-elle.
— Oui, répondit le capitaine, et vous ?
— Je n’y vais pas, je suis venue au-devant de vous.
— Je vais, dit le capitaine, pour voir une jolie petite chèvre qui est dans les ruines du château : elle vous appartient peut-être ?
— Non, répondit la fée ; elle est à vous ; est-ce que vous ne l’avez pas reconnue à la petite marque qu’elle porte à l’oreille ?
Le capitaine songea aussitôt à sa fille qu’il croyait morte, et il tomba sans connaissance, car il pensa que c’était peut-être elle qui avait été emmorphosée. La fée le secourut, et, quand il eut repris connaissance, elle lui raconta ce qui s’était passé.
— Est-ce que vous ne l’avez pas reconnue ? dit-elle.
— Si, repartit le capitaine, j’ai bien des fois dit qu’elle avait les yeux comme ma pauvre petite Euphrosine, et qu’elle portait comme elle une marque à l’oreille.
— Avant de partir pour un long voyage, dit la fée, je lui avais donné une bague et une baguette pour la préserver des méchancetés de sa belle-mère ; car je savais qu’elle voulait l’emmorphoser ; elle lui a enlevé la bague et la baguette, et ensuite elle l’a fait passer pour morte.
— Oui, j’ai reçu cette nouvelle, et j’en ai eu bien du chagrin.
— Elle est emmorphosée en chèvre blanche, mais je ne puis détruire son enchantement que je n’aie la baguette et la bague ; je vous indiquerai où elles se trouvent.
Il entra dans les ruines du château pour voir la petite chèvre. Dès qu’elle l’aperçut venir avec sa marraine, elle courut à eux en bêlant ; et en disant : « Bée » ; elle se frottait contre eux, frétillait de la queue et ne savait quelles caresses leur faire. Son père pleurait, sa marraine pleurait, et elle pleurait aussi, la petite chèvre blanche.
— Maintenant, dit le capitaine à la fée, indiquez-moi où est la baguette.
— Votre femme a fait pratiquer au-dessous de son armoire une petite coulisse, c’est là que la bague et la baguette sont cachées ; quand vous les aurez, revenez ici, je vous y attendrai.
Il embrassa la petite chèvre et lui dit :
— À demain, ma petite chèvre blanche, tu n’as plus qu’une nuit à passer dehors ; si je trouve la baguette et la bague, tu seras démorphosée[2] ; si je ne peux les trouver, je viendrai vivre avec toi parmi ces ruines.
— La baguette et la bague sont encore dans l’armoire, dit la fée ; mais hâtez-vous, car la méchante fée qui a emmorphosé Euphrosine va avertir votre femme de ce qui se passe.
Le capitaine courut au village le plus près, et y loua un cheval pour arriver plus vite ; en entrant dans sa maison, il vit sa femme et un menuisier qui étaient à défaire la cachette de la bague et de la baguette, car la mauvaise fée l’avait avertie ; mais il se glissa sans bruit derrière elle, lui arracha la bague et la baguette, et sans attendre au lendemain, il remonta à cheval et se dirigea bride abattue vers les ruines.
Il y trouva la fée qui l’attendait ; et il lui donna ce qu’il avait pris à sa femme. La fée posa parterre devant la petite chèvre la bague et la baguette, et lui dit :
— Voilà les objets que je t’avais donnés pour te mettre à l’abri des méchancetés de ta belle-mère ; touche-les avec le pied.
La petite chèvre mit un pied sur la bague et l’autre sur la baguette ; aussitôt elle fut démorphosée, et, de chèvre blanche, elle devint une belle jeune fille.
— Me voici, mon père, lui dit-elle en l’embrassant.
— Ah ! Euphrosine, s’écria-t-il, comme je suis heureux de te retrouver !
Elle embrassa aussi sa marraine la fée, puis elle retourna à la maison de son père ; en y arrivant, elle sauta au cou de Césarine qui fut très aise de la revoir, car elle aimait bien sa sœur, et ne lui avait jamais fait de mal ; mais la méchante belle-mère était allée se cacher.
— Où est ta mère, Césarine ? demanda le capitaine.
— Ah ! papa, répondit-elle, je ne vous dirai pas où elle est, car vous voulez tuer maman. Le capitaine chercha partout, sans pouvoir trouver sa femme ; mais il pensa à faire parler la baguette, et la baguette dit que la méchante s’était cachée dans la cheminée.
Le capitaine fit monter un ramoneur sur le haut de la maison pour boucher la cheminée ; il mit vingt-cinq fagots dans le foyer, et brûla sa méchante femme. Quand elle fut rôtie, il resta à demeurer avec ses deux filles ; ils vécurent heureux tous les trois, et s’ils ne sont pas morts, je pense qu’ils vivent encore.