Contes de terre et de mer/Jean sans Peur
JEAN SANS-PEUR
Il était une fois un garçon qui demeurait avec sa mère dans une petite maison bâtie sur le bord de la forêt.
Dès son enfance, il se montra hardi, et quand il arriva à l’âge d’homme, on lui donna le surnom de Jean sans Peur, parce qu’il avait coutume de dire que rien n’était capable de l’effrayer : il ne redoutait aucun vivant, car il se sentait assez fort pour tenir tête aux plus robustes, et il n’était guère porté à s’émouvoir des lutins, des revenants et des choses surprenantes qu’on peut voir la nuit.
Plusieurs fois ses voisins avaient essayé de le mettre à l’épreuve, mais ils avaient beau imaginer des apparitions, lui, sans se laisser troubler, marchait droit vers le mauvais plaisant qui se hâtait de s’enfuir.
Un soir il partit seul pour aller chercher au bourg des remèdes et une bouteille de vin, afin de réconforter sa mère qui était malade. Plusieurs garçons de son âge résolurent de voir si vraiment il méritait son nom : l’un d’eux se coucha, assez loin des maisons, près d’un échalier que Jean devait franchir avant de rentrer chez lui, car c’était là que passait la route la plus courte, et il n’y avait point d’autre sentier. On enveloppa le gars d’un drap blanc, et on plaça trois cierges, à chacun de ses côtés comme on fait aux morts qui sont prêts à être portés en terre.
En voyant cette apparition que personne du pays n’aurait osé regarder en face, Jean ne s’arrêta pas, et s’avançant vers l’échalier, il s’écria :
— Si vous croyez me faire peur, vous vous trompez : hâtez-vous de vous éloigner ou de me dire votre nom, sinon je vous cognerai de la belle façon avec mon bâton à marotte.
— Ne frappe pas, Jean, dit en dépouillant son linceul blanc le prétendu mort qui craignait pour ses épaules ; ne frappe pas, je suis Pélo, ton voisin, et j’ai eu tort de vouloir te faire une farce.
Cependant Jean se lassa de rester dans son pays à labourer la terre, et il se sentit pris de l’envie d’aller à la recherche des aventures, pensant bien qu’il trouverait par le monde des occasions de montrer son courage et peut-être de faire fortune.
— Je veux voyager, ma mère, dit-il un jour ; je sens que ma place n’est point ici.
— Tu es un sot : reste avec moi, tu seras tranquille et personne ne te contrariera. Ne sais-tu pas que pierre qui roule n’amasse pas mousse ?
— Je suis résolu à parcourir le monde : aucun homme n’a pu jusqu’ici se vanter de m’avoir vu trembler, et je ne pense pas que jamais on puisse me faire peur.
— Eh bien ! puisque tu es décidé à quitter la maison de ton père, je vais te donner un conseil dont tu te trouveras bien si tu consens à le suivre : ne voyage jamais que d’un soleil à l’autre, et ne manque pas de t’arrêter pour te coucher quand le jour fera place à la nuit.
Jean embrassa sa mère qui pleura en le voyant partir, et il emmena un âne pour porter son bagage qui n’était pas des plus lourds.
Il marcha tout le jour ; quand vint la nuit, il s’étendit dans le creux d’un fossé sur un tas de feuilles mortes, et ne s’éveilla qu’en entendant les oiseaux gazouiller dans les branches au-dessus de sa tête.
À la fin de la seconde journée, comme il cherchait un endroit où se reposer, il aperçut, aux dernières lueurs du soleil qui disparaissait derrière les arbres, une petite chapelle ; elle n’était pas fort éloignée, mais quand il y arriva, la nuit était tout à fait tombée. Il attacha son âne à un arbre, et entra dans la chapelle.
Elle était toute délabrée, les fenêtres n’avaient plus de vitraux, et la porte fermait mal ; mais Jean n’était pas difficile, et il pensa qu’il dormirait encore mieux là que dans le creux d’un fossé ou sous les arbres.
On avait pendu à la grande poutre qui traversait le petit édifice, à la naissance de la voûte en bois, trois hommes dont les pieds touchaient presque à terre, et à cause de l’obscurité, Jean ne les aperçut pas.
Il alla se coucher sur une dalle de pierre, se fit un oreiller de son bissac, plaça son bâton à la portée de sa main et se prépara à dormir.
Mais au moment où il commençait à fermer les yeux, le vent qui soufflait à travers les fenêtres sans vitraux choqua les pendus l’un contre l’autre avec un si grand bruit qu’il aurait réveillé le dormeur le plus obstiné.
Jean se leva et dit :
— Je vais bien vous faire rester tranquille, moi.
Et d’un coup de bâton, il fit tomber par terre l’un des pendus.
Il n’entendait plus rien et allait se recoucher quand survint une autre rafale, qui poussa l’un contre l’autre les deux pendus qui restaient. Jean en frappa encore un avec tant de force qu’il roula sur le pavé de la chapelle.
Il alla se coucher pour la troisième fois, pensant que désormais il pourrait reposer tranquillement ; mais le vent souffla encore et le dernier pendu heurta le mur du pied.
— Comment, vaurien, s’écria Jean en colère, tu es tout seul maintenant et tu ne peux rester en repos ! je vais me lever et te traiter comme tes camarades.
— Ne me frappez pas, dit le pendu, qui, par une permission du ciel, recouvra la parole, écoutez-moi plutôt, si vous avez un peu de charité. Nous avons été tous les trois étranglés ici par le bourreau pour avoir volé les trésors de l’église : ils sont cachés sous une pierre tombale qui est dans le bas de la chapelle à côté du bénitier. Si vous avez assez de courage pour les prendre et les restituer au prêtre, nous pourrons au moins espérer d’obtenir la miséricorde de Dieu.
— Bien, dit Jean, reste tranquille : dès demain, je ferai ce que tu désires, et ce ne sera pas encore cette fois-là que j’aurai peur.
Il dormit paisiblement, et le jour arrivé, il souleva la pierre qui recouvrait le trésor volé et alla le porter au prêtre auquel il raconta de point en point son aventure.
Celui-ci fut grandement réjoui de retrouver le trésor qu’il croyait perdu ; et il promit de dire des messes pour le repos de l’âme des pendus ; il remercia Jean sans Peur et voulut le récompenser. Jean refusa l’argent que le recteur lui proposait, mais le pria de lui faire cadeau de son étole : avec elle, pensait-il, et avec mon bâton à marotte, je pourrai courir le monde sans craindre ni les diables ni les gens.
— Je ne puis vous donner mon étole, dit le prêtre ; c’est un objet sacré avec lequel il ne faut pas jouer.
— Aussi n’est-ce point pour me moquer de cette chose sainte que je vous la demande, c’est pour repousser les embûches du démon, et détruire les enchantements.
Ces paroles décidèrent le prêtre à confier son étole à Jean sans Peur qui la serra précieusement et se remit en route.
Jean marcha encore toute la journée et, vers le soir, il aperçut au bout d’une grande avenue un château qui paraissait des plus beaux ; en se dirigeant de ce côté, il arriva à une maison plus petite et qui n’était pas fort éloignée de l’habitation principale. Il demanda à des gens qui étaient à la porte si les habitants du château consentiraient à le loger.
— C’est, lui répondit-on, une maison fort belle ; mais personne ne peut y rester la nuit à cause des lutins : tous ceux qui ont essayé d’y coucher ont disparu ou ont été trouvés morts le lendemain.
— Avec votre permission, dit Jean en s’adressant à celui qui paraissait le maître, j’irai voir si je puis y dormir cette nuit. Je ne sais encore ce que c’est que la peur, et je pense que je ne l’apprendrai pas cette fois-ci. Mais prêtez-moi un des grands sabres que je vois accrochés à la muraille, afin que je puisse me défendre si je suis attaqué.
Jean entra dans le château, et après avoir parcouru beaucoup de pièces sans voir personne, il arriva à une cuisine où il y avait une table de chêne couverte de pains, d’écuelles, de plats et d’assiettes. Le manteau de la cheminée était à la mode d’autrefois, et une douzaine de personnes auraient pu s’y chauffer à l’aise ; sur le feu il vit une marmite qui bouillait et une casserole où cuisait de la viande.
Il prit le morceau de pain et se mit à le découper en menues tranches qu’il plaça dans une écuelle : au moment où il soulevait le couvercle de la marmite pour tremper sa soupe, il entendit une voix rude qui disait :
— Trempe quatre soupes.
— Si cela me fait plaisir, répondit Jean sans s’émouvoir ; parlez plus poliment.
— Eh bien ! je vous prie de préparer quatre écuellées.
— Volontiers, mais à la condition que vous viendrez les manger et me tenir compagnie.
Il entendit ensuite un grand bruit de ferraille qui retentissait dans la cheminée, et il vit plusieurs bouts de chaînes qui pendaient.
— Avez-vous bientôt fini votre tapage, s’écria Jean ; laissez tomber tout à fait les chaînes dont vous me montrez le bout : ce n’est pas encore avec cela que vous parviendrez à m’effrayer.
Les chaînes descendirent sur le feu avec un grand fracas, et presque aussitôt trois diables arrivèrent par le même chemin, c’est-à-dire par la route de la fumée. Ils étaient vêtus comme des messieurs, mais leurs longues queues dépassaient leurs habits.
— Le souper n’est pas encore cuit à point, dit l’un d’eux en découvrant la casserole ; si vous voulez, nous allons jouer aux cartes en attendant que tout soit prêt.
Les diables s’attablèrent, et le plus jeune laissa tomber à terre une des cartes de son jeu.
— Relève ma carte, dit-il à Jean.
— Tu pourrais parler mieux et faire ta besogne toi-même : me prends-tu pour ton domestique ?
Comme le jeune diable se baissait pour ramasser sa carte, Jean sans Peur lui passa adroitement l’étole du prêtre autour du cou, et à cette vue, les autres démons s’enfuirent, laissant leur camarade se tirer d’affaire comme il pourrait.
Le petit diable se démenait aussi fort que s’il avait été dans une cuve d’eau bénite, et il suppliait Jean de le délivrer de l’étole qui le brûlait comme un collier de fer rouge.
— Ah ! répondait Jean, te voilà bien attrapé, toi qui croyais prendre les autres ; mais avant que je te permette de t’en aller, dis-moi pourquoi tu voulais que je ramasse ta carte ?
— Pour te pousser dans un puits qui est sous la table.
— Bien obligé ; mais je ne suis pas rancuneux, et je consens à te débarrasser de ton collier, si tu veux signer de ton sang un écrit par lequel tu me donneras le château et tout ce qu’il contient. Tu t’engageras à n’y jamais revenir, ni toi ni aucun des tiens.
Le jeune diable se fit une petite incision au bras, et ne tarda pas à remettre à Jean un parchemin bien en règle. Quand il fut délivré de l’étole, il sautait comme un poulain qui sort de l’écurie ; il était si joyeux qu’avant de s’en aller, il indiqua au jeune gars une cachette placée sous l’escalier et où se trouvait une barrique remplie de pièces d’or.
Jean reposa bien tranquillement tout le reste de la nuit ; le seigneur auquel appartenait le château hanté récompensa magnifiquement Jean sans Peur ; il voulut même le garder avec lui, mais, après être resté quelques jours à se divertir, le gars s’ennuya de cette vie oisive, et il reprit le cours de ses voyages.
Un jour il entra dans une ville dont tout les habitants étaient vêtus de noir et avaient la mine triste.
— Pourquoi, demanda-t-il, chacun porte-t-il des habits de deuil ?
— On voit bien que vous êtes étranger, car sans cela vous sauriez que demain la Bête à sept têtes doit venir dévorer la fille du roi. Si quelqu’un peut tuer le monstre et délivrer la princesse, il deviendra son mari ; mais quoiqu’elle soit belle comme un jour d’été, personne ne s’est encore présenté pour être son défenseur, car la Bête lance un feu qui consume tout.
— Je tenterai l’aventure, dit Jean, car je ne sais encore ce que c’est que la peur.
On le mena au roi, qui à la vue d’un homme aussi courageux reprit quelque espérance. Il ordonna qu’on eût bien soin de lui, et promit, s’il réussissait, de lui donner sa fille en mariage.
Le lendemain, Jean fut conduit à l’endroit où la princesse était déjà et elle pleurait en attendant la mort.
Bientôt Jean aperçut le monstre qui arrivait en sifflant et dont les sept têtes cornues lançaient des flammes : d’une main il prit son étole, de l’autre il dégaina son sabre, et s’avança hardiment à la rencontre de la Bête.
Le feu ne le brûlait point à cause de l’étole qui était bénie, et au moment où les sept têtes s’allongeaient pour le dévorer, il en trancha quatre d’un seul coup de sabre, puis, sans s’arrêter, il frappa une seconde fois avec tant d’adresse et de bonheur, que les trois autres tombèrent à terre à côté du corps de la Bête.
Elle ne tarda pas à expirer ; quand elle fut bien morte, Jean coupa ses sept langues qu’il mit dans un mouchoir marqué de son nom, et la fille du roi retourna à la ville où tout le monde fut bien réjoui de voir que la Bête à sept têtes ne l’avait pas dévorée.
Comme le soir était venu pendant que Jean reprenait le chemin de la ville, il n’oublia pas le conseil de sa mère, et il se coucha à l’endroit où la nuit le surprit. Fatigué des travaux de la veille, il resta endormi bien après le lever du soleil, et une hirondelle vint en rasant la terre lui effleurer la figure du bout de son aile. Il se réveilla brusquement en frissonnant un peu, et apercevant l’oiseau qui fuyait, il s’écria :
— Ah ! je ne savais pas jusqu’à présent si la Peur était à plumes ou à poil ; mais je vois maintenant qu’elle est à plumes.
Ce fut la seule fois de sa vie où il éprouva un commencement de crainte, et encore, il dormait plus d’à moitié quand cela lui arriva.
Il prit le chemin de la ville, et en entrant dans le palais du roi qui était tout en fête, il apprit qu’on allait marier la princesse avec celui qui l’avait délivrée et qui était assis à côté du roi. C’était un homme qui, passant près de l’endroit où gisait la Bête morte, avait coupé les sept têtes et les avait apportées en disant que c’était lui qui avait tué le monstre.
— Attendez, cria Jean, cet homme est un affronteur : il n’y a pas de bêtes sans langue : regardez si les langues sont encore dans les bouches de la Bête.
On vit qu’elles avaient été coupées, et Jean montra le mouchoir marqué où se trouvaient encore les sept langues toutes sanglantes.
Le roi, irrité contre celui qui l’avait trompé, le fit écarteler par quatre chevaux. Il embrassa Jean sans Peur et le fit revêtir de beaux habits qui lui donnèrent une mine de prince.
Il épousa la fille du roi et à cette occasion ils firent les plus belles noces dont on ait jamais entendu parler dans le pays : les petits cochons couraient par les rues tout rôtis, tout bouillis, la fourchette sur le dos, et en coupait qui voulait, et moi qui étais au repas, on me donna un grand coup de pied dans le derrière, et ils me mirent à m’en aller au soir.