Éditions Édouard Garand (p. 65-70).

CHAPITRE IX

LA TUQUE PERCÉE

Jacques Rusot était un homme dans les cinquante ans. Il avait jadis possédé une certaine richesse en terres, en troupeaux de bêtes à cornes et surtout en pièces d’argent. Il avait été renommé pour sa très grande habileté à faire des marchés fructueux ; lorsqu’il se rendait sur le marché avec ses troupeaux d’animaux gras, il en revenait toujours satisfait avec son gousset bien rempli de pièces sonnantes d’or et d’argent.

Au moment où commence cette histoire, tout était changé dans la vie de Jacques Rusot qui venait d’éprouver malheurs sur malheurs, comme Job des récits bibliques, il en était réduit à la misère noire, au dernier dénuement. Sa détresse était pénible à voir.

Tard l’automne, lorsque toutes ses récoltes étaient engrangées, une nuit, la foudre était tombée sur ses bâtiments et avait réduit tout en cendre à l’exception d’une vieille grange éloignée du reste, qui menaçait de tomber en ruine. Ce n’est pas tout ; le feu s’étant propagé à ses étables, tous ses beaux animaux gras avaient péri dans les flammes. Pour comble de malheur, dans l’hiver qui suivit, un nouvel incendie consuma sa maison au moment où toute la famille était plongée dans un profond sommeil.

Sa femme et ses enfants périrent et, seul, Jacques Rusot put se sauver à temps après avoir surmonté de grandes difficultés. Ce dernier malheur était de trop, il se laissa abattre et s’abandonna à un cruel désespoir jusqu’à proférer des invocations les plus insensées.

Le diable apparut soudain à Jacques et lui dit :

« Jacques Rusot, j’ai entendu tes lamentations et je suis venu te proposer un marché. Si tu veux me signer un papier comme quoi tu m’appartiendras corps et âme dans un an et un jour, en retour, je m’engage à te procurer tout l’or et l’argent convoités, ainsi que tous les plaisirs désirés, d’ici à ce que ce temps-là soit expiré. »

Devant cette apparition soudaine et ce langage rempli de promesses de vie et de jouissances, Jacques Rusot reste un moment interdit, mais se remet bientôt de cette émotion ressentie. Son instinct de rusé à faire des marchés l’emporte à tenter l’aventure.

Il regarde le diable fixement dans les deux yeux et lui répondit : « Je ne saurais que faire de tout l’or et l’argent que tu pourrais me procurer. Cependant, je signerai ce papier, m’engageant à t’appartenir au bout d’un an et un jour, à trois conditions :

Premièrement, tu rempliras ma tuque que tu vois de pièces d’or et l’argent ; deuxième condition, je percerai un trou au faîte de ma grange ; j’y clouerai ma tuque par en dedans et ce sera par cette ouverture que tu empliras ma tuque. Enfin, la troisième condition, c’est que tu me promettes de ne pas te montrer d’ici un an et un jour, pour que je puisse jouir tranquille de l’argent que tu auras versé pour ce marché. »



« Accepté, dit le diable en riant, et quand commençons-nous ? »

— « Demain à neuf heures de l’avant-midi » répondit Jacques Rusot.

Le diable partit en ricanant, se frottant les mains de satisfaction, et Jacques Rusot le regarda s’éloigner en souriant d’aise ; tous deux semblaient satisfaits de leur marché.

Le lendemain de grand matin, Jacques Rusot alla percer un petit trou sur la couverture de sa grange ; il y cloua par en dedans, vis à vis de la grande tasserie, sa tuque, dont il avait eu grand soin de découdre le fond.

Il avait aussi faufilé deux ficelles à même la tuque, afin de pouvoir en ouvrir ou fermer le fond au besoin.

À neuf heures le diable arriva avec deux sacs d’argent sous le bras, grimpe sur le toit de la grange et verse le contenu dans la petite ouverture.

Quelle ne fut point sa surprise en s’apercevant que ses deux sacs de pièces d’argent n’avaient pas suffi à emplir la tuque.

Il passe la main par le petit trou, la tuque était bien là, mais vide.

Il retourne chercher six sacs d’argent et remonte les vider dans la tuque. Il passe la main par l’ouverture, la tuque est toujours là, mais toujours vide. Jacques Rusot était dans la grange et manœuvrait ses ficelles.

Lorsque le diable vidait un sac d’argent, il lâchait les ficelles et l’argent passait par le fond percé de la tuque pour venir tomber au milieu de la tasserie. Le diable charroya des sacs d’argent toute la journée et le soir la tuque n’était pas encore remplie.

Le lendemain, il recommença, mais chose étrange, la tuque ne s’emplissait point. Le diable commence à penser qu’il pouvait bien y avoir quelque tour de Jacques, car, durant la journée à plusieurs reprises, il a cru entendre un chant, un couplet qui semblait vouloir le gouailler :


Tu es bon diable, tu es bon diable ;
Verse ton or dans ma tuque,
Regarde, cherche et reluque,
C’est un bon diable, c’est un bon diable,
Ces beaux écus, ces beaux écus,
Oui de ma tuque sont disparus.


Jacques Rusot chantait en effet, jamais de sa vie il n’avait fait de marché pour lui rapporter autant d’argent, car toutes ces pièces jaunes et blanches qui passaient à travers sa tuque étaient tombées dans la grande tasserie, qui était presque à moitié remplie.

Le surlendemain le diable recommença à charroyer des sacs d’argent, mais voyant que la tuque ne se remplissait pas plus que les jours précédents, il commença à tempêter et à menacer Jacques d’aller voir ce qui se passait dans la grange.

Mais Jacques lui rappela que, s’il se montrait à lui, il se trouvait par ce fait à rompre son marché. Le diable fit encore quelques voyages, finalement entra dans une grande fureur et abandonna la partie, en mauvais perdant, c’est à dire en hurlant des imprécations et furieux de s’être fait jouer ainsi par Jacques Rusot. Il partit en soufflant tellement de feu et de fumée qu’il faillit mettre le feu à la seule vieille grange que possédait Jacques Rusot.

Jacques, le regarde s’éloigner en se frottant les mains d’aise, satisfait de la victoire finale remportée sur le crétin, il fredonne son refrain :


C’est un bon diable, c’est un bon diable,
..............
Tes beaux écus, tes beaux écus,
Pour moi ne sont pas disparus.


Jacques Rusot vécu plusieurs années d’une vie tranquille et heureuse, l’âge et les épreuves l’avaient assagi : il fit mentir le vieux proverbe « Farine du diable retourne en son ». L’argent soutiré des mains impures, il l’employa à faire la charité aux pauvres. Le tour joué au « malin » avait été son dernier marché.