Éditions Édouard Garand (p. 45-49).

CHAPITRE VI

PATIRA

Mes chers petits enfants, pour vous prouver jusqu’à quel point le démon ou les mauvais anges rendent les hommes méchants lorsqu’ils les tiennent dans les ténèbres de l’ignorance et contrôlent leur volonté, je vais vous raconter une petite histoire, bien triste, qui vous démontrera de toute évidence la méchanceté des mauvais esprits.

Un jour, la nouvelle s’était vite répandue dans le petit village de Y… que le matin, à bonne heure, on avait trouvé inanimé, sur les marches de la petite chapelle, le corps de Patira, qui vraisemblablement avait été assommé par une pierre lancée par un inconnu.

La nouvelle avait produit une certaine sensation, parmi les habitants, le plus grand nombre disait que le pauvre enfant avait assez longtemps souffert et que le bon Dieu venait de mettre un terme aux souffrances qu’il avait endurées pendant les quelques années qu’il avait passées sur la terre.

En effet, c’était une bien triste et lamentable histoire que celle de Patira. L’enfant avait été enlevé à l’affection de ses parents à l’âge de cinq à six ans par une bande de sauvages qui l’avait entraîné avec eux dans la forêt, puis confié au grand sorcier de la tribu.

Un an avant le rapt, la tribu avait eu la visite d’un missionnaire qui avait commencé à prêcher l’évangile à ces pauvres déshérités de la vérité et le grand sorcier, craignant de perdre son prestige, avait juré une haine farouche et sans pitié à la robe noire et à tous les visages pâles qu’il devait rencontrer par la suite, de sorte que, lorsque le petit Canadien lui fut confié, il s’ingénia à inventer toutes les cruautés inimaginables pour le faire souffrir.

Durant les quelques années qui s’écoulèrent, le missionnaire était retourné en différent temps visiter les sauvages et après chaque visite, le grand sorcier avait toujours quelques nouveaux supplices à faire subir au pauvre enfant.

La dernière visite du missionnaire avait été remarquable par la conversion de plusieurs sauvages. La haine du sorcier redoubla d’intensité et c’est sur la pauvre petite victime qu’il déversa sa rage infernale.

Pour comble de malheur, une maladie nouvelle s’était déclarée parmi les sauvages de la tribu, le sorcier l’attribua au passage du missionnaire et mit cette raison à profit pour martyriser le petit Canadien de plus belle. Il commença par lui infliger le supplice de la flagellation, le plus souvent il allait l’attacher à un arbre, les bras en croix, demi nu, l’exposant à l’ardeur d’un soleil brûlant en lui disant : « Ton grand manitou est mort en croix pour racheter le monde, toi comme son enfant, tu pourrais bien souffrir tout cela pour apaiser sa colère qui fait mourir un grand nombre de pauvres sauvages qui ne le connaissent pas. »

Le lendemain ou surlendemain selon les forces de l’enfant, il recommençait.

Souvent aussi, profitant d’un orage de pluie et de tonnerre ou que le vent soufflait en tempête produisant du bruit, peut-être pour amoindrir l’effet des cris de l’enfant ou impressionner ou rendre craintifs ceux de la tribu, il appliquait à celui-ci d’autres genres de supplices atroces.

Quelquefois il lui enfonçait des petites épines dans la tête, lui piquait avec des bois effilés les mains et les pieds pour en faire jaillir le sang, et lui infligeait le supplice des broches rougies au feu.

Enfin les souffrances avaient été telles que, le pauvre petit martyr en avait perdu la raison.

Il errait les yeux hagards, dans les grands bois, il s’en allait — faible et sans volonté — regardant autour de lui, craignant d’être repris par le monstrueux sorcier qui le faisait souffrir. Souvent on le trouvait adossé à un arbre les bras tendus en forme de croix, et il demeurait dans cette position des heures entières. C’est alors qu’il aurait fait verser des larmes de pitié à ceux qui auraient pu le voir, étendu, immobile, la figure pâle, amaigrie, vieillie avant l’âge, remplie de rides hideuses, reliques des privations et des souffrances endurées : il n’était plus qu’une loque, ruine lamentable.

Un jour, un parti de trappeurs traversa ce pays et passa la nuit avec les sauvages. Ils virent le pauvre Patira, qu’ils reconnurent pour un petit Canadien, le lendemain matin au petit jour ils avaient disparu emmenant l’enfant avec eux. Ils le conduisirent jusqu’au village de Y… et le remirent entre les mains des braves habitants de l’endroit qui le logèrent et le nourrirent jusqu’à sa mort.

On ne sut jamais le nom du pauvre déshérité, mais apercevant les nombreuses marques de brutalités dont son corps était parsemé, les vilaines cicatrices dont sa figure, ses mains et ses pieds étaient marqués, ils lui donnèrent le nom de Patira.

Malgré les soins empressés dont il était l’objet de la part des habitants, l’enfant avait conservé la manie d’errer dans les bois et souvent on le surprenait le corps adossé à un arbre, les bras en croix, semblant réciter une prière de supplication.

On supposa que surpris dans cette position en pleine nuit, à la porte de la petite chapelle, un passant effrayé lui avait lancé une pierre. L’enfant frappé à mort s’était affaissé sans proférer une plainte.

C’est là qu’on l’avait trouvé le matin, la pierre meurtrière à ses côtés.

Dans la journée, sans doute, d’après les donnés de la Providence, arriva dans le village de Y… le vieux missionnaire accompagné d’un sauvage converti de la tribu du méchant sorcier.

Le sauvage raconta aux habitants terrifiés l’enlèvement et les horribles souffrances endurées par l’enfant innocent.

Il raconta aussi la fin horrible du sorcier, qui était mort à quelques jours de là, miné par une maladie étrange, causée par l’abus des liqueurs enivrantes connues par eux sous le nom de « l’eau de feu », se tordant dans d’atroces douleurs, vociférant qu’il brûlait dans le feu des damnés.

Le dimanche, dans son sermon, le missionnaire prit occasion de parler de Patira, le jeune martyrisé. « Non seulement, dit-il, Dieu voit d’un œil favorable les prêtres missionnaires qui meurent en prêchant son Évangile aux infidèles, comme cela est arrivé au Canada, mais la palme du martyre est encore dévolue à tous ceux qui meurent, jeunes ou vieux, par le fait de porter le nom chrétien. » Il ajouta comme dans une vision prophétique :

« La jeune nation Canadienne-française aura à souffrir épreuves et persécutions pour le saint nom de Dieu, non seulement par des ennemis du dehors, mais dans un temps assez rapproché, des hommes de son sang à la parole et aux gestes éloquents lui lanceront des pierres pour l’atteindre dans son âme et affaiblir petit à petit la foi et l’amour qu’elle porte au nom du Dieu des armées du beau et du bien. »

Sur la fosse de Patira, on planta une petite croix avec cette inscription : « Mort pour le nom chrétien. »

Longtemps dans le village de Y… on parla de l’enfant martyrisé par la méchanceté des hommes tenus dans les serres de l’esprit du mal.