Contes de la veillée/M. Cazotte

Charpentier (p. 41-73).


M. CAZOTTE[1].

Le troisième jour, cet homme cria « Malheur à Jérusalem ! malheur à moi ! » Et une pierre, lancée par les balistes des assiégeants, le tua sur les murailles !
Prophétie de Cazotte.

AVERTISSEMENT.

Il n’est pas du tout question ici de la fameuse prophétie de Cazotte, rapportée quelque temps après le 9 thermidor par La Harpe converti. C’est une chose faite et à peu près jugée, que je ne pourrois ni recommencer sans manquer aux convenances de la modestie, ni étendre en développements sans manquer à celles du goût. Je pense, comme tout le monde, que cette scène est en grande partie d’invention, et je suis persuadé que La Harpe lui-même n’a jamais conçu l’espérance de lui donner l’autorité d’un fait véritable. Il y seroit cependant parvenu assez facilement, s’il n’avoit exagéré, au delà de toute vraisemblance, la puissance de prévision du vieillard inspiré, en caractérisant les événements prédits par des circonstances trop positives, que les vagues intuitions de la seconde vue ne saisissent point, si elles saisissent quelque chose. La Harpe, homme d’esprit et de talent, étoit tout à fait nul sous le rapport de l’imagination, et il n’est pas étonnant qu’il ait maladroitement usé d’un instrument qui n’étoit point à son usage. On va loin quand on ne sait où l’on va, et qui ne voit le but le passe. Pour faire illusion aux autres, il faut être capable de se faire illusion à soi-même, et c’est un privilége qui n’est donné qu’au fanatisme et au génie, aux fous et aux poëtes.

Avec l’art que cette combinaison exigeoit, il n’y avoit rien de plus aisé, je le répète, que de faire accepter à la génération qui avoit vu Cazotte de merveilleuses prédictions de Cazotte, car ce digne homme étoit presque toujours sur le trépied, et la plupart des choses qu’il annonçoit se réalisoient dans leur temps de la manière la plus naturelle. Il n’y a aucun effort à faire pour comprendre ce résultat, tout extraordinaire qu’il paroisse au premier abord. La faculté de prévoir l’avenir, dans un certain ordre d’événements, est fort indépendante, en effet, de révélations, de visions et de magie. Elle appartient à quiconque est doué d’une profonde sensibilité, d’un jugement droit, et d’une longue aptitude à l’observation. La raison de ce phénomène saute aux yeux. C’est que l’avenir est un passé qui recommence. Tout le monde sait prédire le jour et le printemps, parce que tout le monde a vu succéder le printemps à l’hiver et le jour à la nuit. Il en est de même de tous les conséquents qui ont des antécédents semblables. L’histoire future n’est pas moins lucide aux yeux du philosophe, à quelques dates et à quelques noms près, que les histoires anciennes les plus avérées. Nostradamus qui n’avoit, le pauvre homme, qu’une science d’almanach fort superficielle et fort confuse, a quelquefois rencontré juste. Avec la science des affaires et la connoissance des hommes, il se seroit rarement trompé ! C’est, comme on sait, ce qui ne manquoit point à Cazotte, et il n’étoit pas difficile de prévoir, de son temps, qu’une révolution de la nature de la nôtre passeroit par toutes les périodes qui sont propres aux révolutions. Les révolutions n’avortent point ; elles ne meurent que de vieillesse. Il n’y a personne au monde qui n’ait eu occasion de l’apprendre de l’expérience ou de l’histoire, à l’exception des gens qui commencent les révolutions, et qui s’efforcent follement, après, de les contenir dans de certaines bornes. Quelle pitié !

La particularité, beaucoup plus extraordinaire, qui fait le fonds de ce petit roman, n’est pas, comme on pourroit le croire, un simple jeu de l’imagination. Je me souviens très-distinctement d’avoir entendu raconter le fait principal par Cazotte, quand j’étois à cet âge de l’enfance qui est déjà celui des vives perceptions et des imperturbables souvenirs, et je pense même que c’est la partie de ce récit où il est question de l’étrange longévité de Marion Delorme, désignée dans le Fragment sous le nom de Mme  Lebrun, qui donna lieu à M. Delaborde, fort intimement lié avec Cazotte, d’écrire la singulière lettre de Marion Delorme au rédacteur du Journal de Paris, qu’on lit à la suite de son Recueil de pièces intéressantes sur le procès de Chalais, Londres, 1781, in-12 ; lettre curieuse et piquante qui fit grande sensation alors, quoique son tour frivole et badin fût des plus mal appropriés à une question de biographie si importante, mais c’était le caractère convenu des productions du temps. L’air de scepticisme et d’ironie que l’auteur lui avoit donné n’empêcha pas les savants de profession de s’en occuper avec intérêt, et mon ami M. Beuchot n’a pas dédaigné de tenir compte de cette singulière hypothèse dans la Biographie universelle, en sauvant à demi l’aventureuse témérité de l’anecdote suivante sous quelques réticences qui prouvent qu’il n’étoit pas entièrement convaincu. J’ai poussé mes recherches plus loin, et avec plus de confiance, parce que je m’appuyois sur la tradition orale d’un témoin très-digne de foi, et je crois sincèrement ce que j’en dis, ce qui est de toute rareté dans les histoires fantastiques, et ce qui n’est pas commun dans les autres. L’identité d’Anne-Oudette Grappin, veuve Lebrun, et de Marion Delorme, s’est évidemment manifestée pour moi au premier coup d’œil que j’ai jeté sur l’acte de mariage de sa mère, qui s’appeloit Marie Delorme, ainsi qu’on peut le vérifier dans un pays où les noms de Delorme et de Grappin étaient encore communs il y a vingt ans. Quant au village natal de Marion, mon bon frère d’études et de cœur, M. Weiss, qui a cousu un petit nombre de notes à cette page biographique, n’auroit pas été embarrassé de le reconnoître, si le docte bibliothécaire de Besançon avoit eu, comme moi, sous la main, l’extrait mortuaire de la veuve Lebrun, où il auroit lu Baverans au lieu de Balheram. Je n’ai pas besoin de dire que la légère méprise de l’auteur de la Lettre s’explique fort bien par l’orthographe surannée du teneur de registres, qui exprimoit le v consonne par un u voyelle, suivant une vieille habitude que les grammairiens ont depuis longtemps réformée dans la typographie, mais qui, presque jusqu’à nos jours, s’est abusivement perpétuée dans l’écriture. Quant à l’s finale qui suit une n, on sait qu’elle se confond aisément en lettres cursives, sous la plume la plus correcte, avec la troisième branche d’une m. Il suffira, pour me comprendre, de se représenter ce mot dans le griffonnage rapide et lâché d’un scribe de sacristie.

Après cette ennuyeuse excursion sur le terrain de la diplomatique (j’en demande bien pardon à messieurs de l’École des chartes), je retourne à mes fantaisies que la plupart des lecteurs m’auroient sans doute dispensé assez volontiers d’éclaircir et de justifier par la vérification ponctuelle d’un extrait mortuaire. — Qu’importe, me diront-ils, que votre histoire repose sur un fait véritable ou faux, si elle est propre à intéresser ou à plaire ? — C’est une affaire de goût. Je suis moins insouciant ou plus délicat sur le choix des plaisirs de mon imagination, et j’avoue que je n’y trouve jamais plus de saveur que lorsqu’un peu de vérité les assaisonne. L’attrait d’une anecdote si piquante et si peu connue est même, avec le besoin de redemander à ma vieille mémoire une impression puérile, pour ne pas dire ridicule, mais tendre et véhémente de mes premières années, sur laquelle je m’expliquerai tout à l’heure, la raison la plus forte qui m’ait déterminé à écrire le dernier de mes romans. Ceci n’est pas autre chose. Plus heureux que La Fontaine, je peux me promettre au moins que ce travail est la dernière peine que l’amour me causera.

Ce seroit peut-être ici l’occasion de consacrer au vénérable Cazotte[2] une notice plus développée que celle de M. Bergasse, et qui viendroit d’autant mieux à ma matière dans la circonstance présente, qu’on m’a quelquefois obligeamment reproché de circonscrire mes petites compositions dans des bornes trop étroites ; mais que pourrois-je apprendre de nouveau sur Cazotte à une génération qui l’a suivi de si près ? quel lecteur ne s’est pas amusé de ses suaves et riantes histoires ? quelle âme sensible ne s’est pas émue à l’idée de ses nobles infortunes ? Il faudrait d’ailleurs recourir, pour leur emprunter des faits déjà vulgaires, à des ouvrages qui sont dans les mains de tout le monde ; et j’aime mieux habiller mes livres un peu à l’étroit que de les étoffer aux dépens des autres. Et puis cette belle histoire nuiroit certainement à celle que j’écris : on ne me pardonneroit pas (et on feroit justice) de n’avoir trouvé dans une vie si pure et si glorieuse que le sujet d’une espèce de conte de fées.

Je m’en tiendrai sur ce chapitre à consigner, dans ma préface, une notion qui m’arrive aujourd’hui, et que les biographes ont mal à propos négligée. Le souvenir de l’héroïque Élisabeth Cazotte est inséparablement lié à celui de son père[3] ; mais on ne sait pas assez généralement que cet illustre vieillard a un fils vivant et digne de lui, que la restauration a oublié de convoquer aux honneurs de la pairie. Un des petits-fils de Jacques Cazotte, dont l’école Polytechnique a gardé un éclatant souvenir, est mort il y a quelques années dans la force et la beauté de son âge, au moment d’épouser une jeune personne qu’il aimoit, car le ciel n’épuise pas ses épreuves sur une seule tête dans les familles qu’il a choisies pour lui. Un autre a survécu. Si un gouvernement, plus libéral que les prétendus gouvernements représentatifs qui ont déjà surgi du chaos de nos révolutions, s’avise un jour de transporter sur des noms immortels, envers lesquels la postérité a contracté une dette imprescriptible, le moindre des honneurs politiques dont l’intrigue et l’argent seuls sont maintenant en possession, je me féliciterai de lui avoir rappelé que celui de Cazotte a un héritier.



I

RÉCIT DE L’AUTEUR[4].


N’entendez-vous pas, mes amis, une voix qui s’élève et retentit dans la postérité de la semaine prochaine, une voix qui crie : « Délivrez-nous du fantastique, Seigneur, car le fantastique est ennuyeux. » Quant à moi, je le trouve depuis longtemps aussi insipide que ces vérités triviales, qui ne valent plus la peine d’être répétées ; et j’ai fait tant de chemin, avec vos romanciers à la mode, sur le dos des serpents ailés, des endriagues et des griffons, que je n’aurois nulle pudeur de m’en délasser un moment sur le roussin de Sancho, si quelque heureuse fortune me le faisoit rencontrer à souhait. Ce seroit un mauvais moyen d’être le bienvenu chez vous, aujourd’hui qu’un conteur n’est pas volontiers admis à vos veillées, s’il ne descend par la cheminée ou n’arrive par la fenêtre ; et comme votre goût capricieux, mobile, et quelquefois hétéroclite, n’en est pas moins l’arbitre suprême de quiconque est réduit à écrire par sa mauvaise étoile et par la vôtre, il faut bien que je me décide à enfourcher encore une fois, bon gré mal gré, un des monstres de votre hippodrome. Cependant, comme mon instinct me ramène, en dépit de mon métier, au naturel et au vrai, je n’ose pas vous promettre de perdre tout à fait de vue les limites de cette terre promise où il me tarde d’être rappelé. Je serois même fort embarrassé de dire positivement si le récit que j’ai à vous faire tient plus du mensonge qui vous amuse que de la réalité qui me charme. C’est ce que vous apprendrez en m’écoutant jusqu’à la fin, et puis après nous irons dormir chacun de notre côté, si déjà vous ne dormez pas. M’y voilà donc.

Il est bon d’abord de vous remettre en mémoire qu’en 1792 je roulois gaiement, comme dit Montaigne, les beaux jours de ma dixième année. Je passois alors pour un petit garçon assez exemplaire et assez studieux, mais dont les progrès ne répondoient qu’imparfaitement aux avantages d’une organisation dont on auroit pu tirer un meilleur parti. C’est que j’avois une aptitude extrême à m’approprier des sentiments, et une incapacité bien prononcée pour m’approprier des idées. Je prenois en délices toutes les merveilleuses rêveries dont on berce l’imagination des enfants, en antipathie toutes les études positives dont on nourrit la première éducation des hommes ; et, comme je n’ai pas changé depuis, je suis devenu, en vieillissant, une espèce d’homme, sans cesser pour cela d’être une espèce d’enfant.

Dans les scènes multipliées qui se sont succédé devant moi, je n’ai jamais saisi qu’un certain côté idéal des choses, cette superficie plus ou moins colorée, qui n’est, à vrai dire, que le vêtement des faits, et que la raison compte souvent pour rien quand il s’agit de les apprécier. Pendant que mes contemporains amassoient laborieusement des matériaux solides pour construire l’histoire, je bâtissois, moi, des châteaux de cartes, et je me faisois des contes que je communiquois volontiers aux autres, parce qu’après le plaisir d’entendre des contes, il n’y a point de plaisir plus doux que celui de raconter. Si je me formois de temps en temps une opinion un peu plus arrêtée sur les événements ou sur les personnes, elle tenoit toujours, en quelque chose, de cette vie fantastique que je m’étois composée, et qui n’étoit elle-même qu’un conte un peu long, tantôt maussade, tantôt riant, toujours singulier et bizarre. Comme j’en savois d’avance le dénoûment, je m’ébattois de gaieté de cœur aux épisodes de la route, me raccrochant, de çà, de là, aux moindres caprices, aux plus vaines fantaisies, et assortissant, tant bien que mal, tous les personnages, tous les tableaux qui se présentoient à ma vue, au cadre de ma lanterne magique. Cependant cette disposition d’esprit n’avoit pas tellement isolé ma jeune imagination du monde vrai, que je n’y vécusse encore par quelques vives sympathies ; mais on conçoit facilement que ces prédilections d’instinct dévoient se rattacher, avec une complaisance toute particulière, aux objets familiers de mes goûts et de mes lectures. Ainsi, rien de ce qui entre dans la combinaison monotone des événements de notre vie ordinaire n’avoit le privilége de m’intéresser. Je ne croyais pas qu’un homme eût essentiellement vécu quand il n’avoit cherché ou subi, dans une longue carrière, d’autres vicissitudes de fortune que celles qu’amènent pour tous les chances peu variées de notre destination commune. Il falloit, pour me remuer puissamment, des gloires hasardeuses et aventurières ; et plus leur point de départ étoit inconnu, et plus l’ascendant qu’elles avoient acquis sur le monde étoit téméraire et inopiné, plus elles m’entraînoient irrésistiblement dans leur parti. Je ne connoissois des passions que leurs mouvements et leurs résultats, mais c’étoit dans ce jeu véhément des sentiments exaltés que je faisois consister toutes les réalités d’une existence digne d’envie.

La vue des femmes ne me faisoit encore éprouver qu’une émotion extrêmement vague, qui n’étoit pas sans quelque douceur ; mais si un événement romanesque relevoit le fond vulgaire de leur histoire ; si leur nom se trouvoit mêlé à des aventures touchantes ou à de grandes catastrophes ; si le hasard avoit imprimé à leur vie le sceau d’une fatalité tragique, cette émotion indécise passoit jusqu’à la frénésie. Pardonnez-moi ces longs préliminaires. Ils ne sont pas inutiles à l’intelligence du reste de mon récit ; et il ne falloit rien moins pour vous faire comprendre comment il étoit advenu qu’à l’âge de dix ans mon âme fût préoccupée d’un sentiment plus exclusif, plus passionné, plus fanatique que l’amour, et qu’il y eût alors une femme, disons mieux, un simulacre, un fantôme, un rêve, qui étoit, à lui seul, le charme de mes promenades solitaires, l’illusion de mon sommeil, la pâture éternelle de mes regrets inutiles et de mes extravagantes espérances. Cette dame unique de mes pensées (j’ose à peine aujourd’hui même achever une confidence qui m’échappe tout entière pour la première fois), c’étoit Marion Delorme.

À l’époque dont je vous parle, mes parents s’avisèrent subitement de m’amener à Paris pour y recevoir le seul complément possible d’une éducation si heureusement commencée. Ce changement de situation me déplaisoit beaucoup sous un point de vue, parce qu’il me menaçoit d’un système d’études plus suivi, et surtout d’une surveillance plus exigeante que celle à laquelle j’étois accoutumé ; mais, d’un autre côté, il me rapprochoit des lieux qu’avoit habités Marion Delorme, et la Place-Royale me dédommageoit en perspective de toutes les rigueurs du collège. C’est dans cette disposition que je descendis en famille au vieil hôtel garni que tenoit alors notre compatriote, M. Dauty, dans la rue de la Verrerie, à l’angle de la rue Barre-du-Bec, au-dessus de ce rez-de-chaussée où vous voyez maintenant un café d’assez belle apparence, et qui étoit alors occupé par un orfèvre, nommé M. Brisbart. Je n’oserois assurer toutefois que ce fût la même maison, car la rue Barre-du-Bec me paroît fort élargie.

Indépendamment du motif principal de ce voyage, mon père se promettoit à Paris le plaisir de revoir quelques amis plus ou moins célèbres alors, et qui le sont devenus davantage. Delille de Salles, dont le roman métaphysique, intitulé Philosophie de la Nature, conservoit encore quelque vogue, avoit été son confrère dans l’ordre de l’Oratoire. Legouvé se souvenoit d’avoir reçu de lui les premiers éléments de la rhétorique et les premiers principes de la versification. Des relations formées dans le monde, et entretenues par un goût commun pour la littérature, le tenoient depuis longues années en correspondance avec Collin d’Harleville et Marsollier des Vivetières, qui fut depuis la féconde providence de l’Opéra-Comique. Une affection beaucoup plus étroite l’unissoit à l’honnête Jacques Cazotte, son aîné de vingt ans, dont il avoit fait la connoissance à Lyon, chez un jeune officier nommé Saint-Martin, thaumaturge passionné d’une philosophie toute nouvelle, qui se recommandoit peu par l’enchaînement des idées et par la clarté des formules, mais qui avoit au moins, sur la triste philosophie du dernier siècle, l’avantage de parler à l’imagination et à l’âme. Mon père, qui étoit né avec un certain penchant pour le merveilleux, n’avoit cependant pas conservé une longue fidélité aux théories des martinistes. Il s’étoit arrêté depuis nombre d’années à des systèmes moins séduisants, mais beaucoup plus positifs, sans cesser d’aimer Cazotte et ses rêveries, sur lesquelles il ne le contrarioit jamais. Le bon Cazotte, qui regardoit cette tolérance quelque peu ricaneuse comme une adhésion formelle, se félicitoit tous les jours de plus en plus de la résipiscence de son adepte égaré, et ses visites se multiplioient en raison de l’opinion qu’il se formoit de ses progrès, car jamais homme ne fut animé d’une plus rare ferveur de prosélytisme. Son arrivée étoit toujours accueillie avec la plus vive satisfaction par notre société ordinaire, qui se composoit, avec les personnes que j’ai déjà nommées, de quelques femmes aimables et spirituelles de la connoissance de ma mère, ou que le hasard avoit réunies dans notre hôtel ; mais il n’y avoit certainement pas un seul habitué de nos veillées à qui elle fût plus agréable qu’à moi. C’est qu’à une extrême bienveillance, qui se peignoit dans sa belle et heureuse physionomie ; à une douceur tendre, que ses yeux bleus, encore fort animés, exprimoient de la manière la plus séduisante ; à l’ascendant naturel que lui donnoit son âge avancé, M. Cazotte joignoit le précieux talent de raconter mieux qu’homme du monde des histoires tout à la fois étranges et naïves, qui tenoient de la réalité la plus commune par l’exactitude des circonstances, et de la féerie par le merveilleux. Il avoit reçu de la nature un don particulier pour voir les choses sous leur aspect fantastique, et on sait déjà si j’étois organisé de manière à jouir avec délices de ce genre d’illusion. Aussi, quand un pas grave se faisoit entendre à intervalles égaux sur les dalles du petit vestibule qui nous servoit d’antichambre ; quand la porte s’ouvroit avec une lenteur méthodique, et laissoit percer la lumière d’un falot porté par un vieux domestique moins ingambe que le maître, et que M. Cazotte appeloit gaiement son page ; quand M. Cazotte paroissoit lui-même avec son chapeau triangulaire, sa longue redingote de camelot vert bordée d’un petit galon, ses souliers à bouts carrés, fermés très-avant sur le pied par une forte agrafe d’argent, et sa haute canne à pomme d’or, je ne manquois jamais de courir à lui avec les témoignages d’une folle joie, qui étoit encore augmentée par ses caresses.

Le jour dont j’ai à vous entretenir, M. Cazotte arriva plus tard que d’ordinaire, au moment où la conversation commençoit à s’engager sur une question sérieuse. Delille de Salles s’occupoit alors d’une grande histoire du genre humain qui fait peut-être partie de l’immense collection de ses ouvrages presque oubliés, et il en développoit le système avec cette abondance pompeuse et cette profusion d’images et d’allusions qui caractérisent sa manière. Quand il eut à peu près fini : « En vérité, dit mon père, quoique je t’aie reproché souvent de mettre de la poésie partout, je dois convenir que je ne le verrois pas sans plaisir tenter de renouveler les formes du style historique. Il me semble que l’on s’est presque toujours mépris sur la manière de présenter les faits passés et de leur rendre la vie et l’intérêt du moment où ils se sont accomplis. Je ne parle pas du vieux Plutarque et de notre Philippe de Commines, qui ne nous paroît guère moins vieux que Plutarque. Ces gens-là savent s’emparer d’une action, la mettre en scène, et m’appeler du rang des spectateurs au milieu des personnages, pour me faire assister de plus près encore à leurs débats, pour me faire participer plus intimement aux passions qui les remuent. C’est de l’histoire vivante. Dans tout ce qu’on appelle historiens, surtout en France, je ne vois presque d’ailleurs que de froids compilateurs, de froids documents, des greffiers, des feudistes, des gazetiers d’une part, et de l’autre que des rhéteurs ampoulés, des déclamateurs gonflés de paroles et de vent, qui paraphrasent le procès-verbal des premiers en pathos oratoire. À cinquante-quatre ans, j’ai vu de l’histoire, et si les événements continuent comme aujourd’hui, je pourrai me flatter avant peu d’en avoir vu plus qu’il ne s’en fait ordinairement dans trois ou quatre siècles. Cette histoire, à laquelle j’étois présent, on l’a déjà écrite en partie, et je suis tout surpris, quand j’essaye de la lire, de la trouver si commune, si insipide, si dénuée d’âme et de mouvement, à côté de mes sensations. J’oserois bien affirmer, pour tout ce qui concerne l’époque que notre mémoire peut embrasser, qu’on apprendroit cent fois plus dans la conversation d’un vieillard de bonne foi, pourvu qu’il fût doué d’un peu de sensibilité et de quelque jugement, que dans toutes les rapsodies de nos historiographes. C’est moi qui ai donné à M. de Voltaire l’anecdote du chevalier d’Assas, tué à Clostercamp, dans la nuit du 15 au 16 octobre 1760. Je la tenois d’un nommé Charpin, mon perruquier, qui avoit servi dans le régiment d’Auvergne, et qui la racontoit bien mieux que M. de Voltaire lui-même. »

Delille de Salles ne répondit point. Le nom du perruquier Charpin avoit mal sonné à son oreille, et il hocha la tête, comme pour témoigner que cette autorité figureroit mal dans une période à quatre membres terminée par un spondée majestueux.

« Je suis de ton avis, dit M. Cazotte qui n’avoit pas encore parlé, mais à cela près que ta circonspection ordinaire s’est effrayée d’une proposition vraie au moment où elle a pu te présenter l’apparence d’un paradoxe, et que tu as mal à propos restreint à l’histoire contemporaine ce qu’il falloit dire hardiment de toutes les histoires, depuis le commencement du monde jusqu’à nous. L’homme a toujours été le même, ou il ne s’en faut guère, et en faisant sagement la part de quelques modifications de temps et de lieu, il n’est pas plus difficile de représenter, sous un point de vue animé et dramatique, la bataille de Cannes et celle de Pharsale, que cette escarmouche de Clostercamp où ton perruquier figura si heureusement pour la mémoire de son capitaine. Moïse que tu n’as pas cité parmi les historiens empreints d’un mérite extraordinaire de vérité locale, parce que son nom est de mauvais goût aujourd’hui dans une discussion philosophique, devoit cet avantage incontestable à la tradition orale des patriarches, et votre ami Pascal, l’aigle de l’Oratoire comme de Port-Royal, en a très-bien fait la remarque. Je pose en fait que le vieillard dont tu parlois tout à l’heure, et que tu as supposé pourvu d’une bonne judiciaire et d’une certaine chaleur d’âme, s’il a vécu dans sa jeunesse avec des vieillards favorisés des mêmes qualités, possède en propre plus de notions singulières et vraies qu’on n’en trouveroit dans la plupart des livres, et il ne faudroit pas plus de dix intermédiaires pareils pour remonter aux premiers jours positifs de notre monarchie, en admettant seulement le bénéfice d’une longévité peu commune, mais dont tous les siècles offrent des exemples. Il me prend envie devons fournir tout de suite une preuve de ce que j’avance, mais il faut pour cela que je sache d’abord à quel jour nous sommes du mois de mai.

— Cela n’est pas difficile, répondit mon père en tirant sa montre à quantièmes. C’est aujourd’hui le quatorze.

— Le quatorze ! dit M. Cazotte : il y a maintenant cent quatre-vingt-deux ans, ni plus ni moins, que le bon roi Henri IV étoit déposé, quelques heures après sa mort, sur ce petit escalier du Louvre que je te faisois voir l’autre jour. Que diriez-vous si je vous racontois, avec autant de netteté que le peut faire un témoin oculaire, des particularités de l’assassinat d’Henri IV qui n’ont jamais été écrites, et sur lesquelles il m’est impossible d’élever le moindre doute ? »

À ces mots, notre petit cercle se rétrécit encore autour de M. Cazotte, et nous attendîmes son récit dans un profond silence.

« Il est vrai, reprit-il, que ces particularités ne sont qu’un épisode inconnu d’une anecdote encore moins connue ; mais je n’ai pas oublié, continua-t-il en souriant, que je vous dois pour cette semaine une histoire que Charles m’a gagnée de plus franc jeu qu’à l’ordinaire, et je suis à un âge où l’on peut craindre de mourir insolvable. Je vous la dirai donc, si votre temps n’est pas autrement employé, et je tâcherai de la rendre courte. »

La proposition de M. Cazotte fut accueillie, comme on peut le penser, avec un vif empressement. Legouvé mit surtout dans ses instances plus d’expansion qu’on ne lui en connaissoit alors, et que n’en promettoit cette raideur un peu janséniste qu’il tenoit de Dieu ou de son père.

— Des particularités inconnues de la mort d’Henri IV ! s’écria-t-il. J’aurai grand plaisir à les apprendre, car ce sujet m’intéresse, et j’ai toujours pensé à en faire une tragédie.

— Une tragédie ? répliqua M. Cazotte. On ne rêve donc plus les amours d’Astrée sur les rives du Lignon ! Hélas ! c’est le train du monde qui vieillit ! après les romans de l’innocence, les tragédies de l’histoire ! Parlons donc de tragédies, continua-t-il en serrant la main de Legouvé. Tu en verras bien d’autres ! »

Et il commença :



II

RÉCIT DE M. CAZOTTE.


J’étois parvenu à l’âge de vingt ans sans sortir de Dijon où je suis né. En 1740, ma famille m’envoya à Paris où elle comptoit pour moi sur la protection de quelques grands seigneurs de notre duché de Bourgogne qui étoient venus se déprovincialiser en cour. J’en fus accueilli avec cette politesse élégante que les bonnes gens prennent pour de l’obligeance et de l’affection, et puis on me laissa là. Il fallut renoncer à quelques prétentions qui n’avoient jamais eu beaucoup d’empire sur mon esprit, et je m’y résolus sans efforts, parce que le monde que j’avois à peine entrevu commençoit à me lasser.

Quoique jeune et passablement dissipé dans l’occasion, j’aimois au fond la solitude, le recueillement, les méditations vagues et rêveuses, et tout cela est incompatible avec le mouvement des affaires et des plaisirs où je m’étois jeté d’abord. Je résolus de m’isoler tout à fait et de presque tous, même par les formes les plus communes de la vie extérieure. Me voilà donc en habit long soigneusement boutonné jusqu’au menton, en chapeau rond et plat aux larges ailes rabattues, en guêtres de cuir écru fermées à longues lanières par des boucles d’acier. Si vous joignez à cela des cheveux sans poudre, coupés d’assez près sur le front, et tombant de quelques pouces sur mon collet et mes épaules, vous vous formerez une idée fort exacte de Jacques Cazotte ou d’un étudiant hibernois.

Je n’avois contracté aucune relation intime dans la haute société. Ce n’est pas là qu’on va chercher des amis. Les gens de cet étage ont trop à faire pour prendre le temps d’aimer. Les personnes mêmes qui m’avoient vu le plus souvent, ne m’auroient d’ailleurs pas reconnu, et je m’en félicitois, car je ne souhaitois nullement de les revoir. J’étois heureux, et je savois que j’étois heureux ! Avantage inappréciable et rare sans lequel tout bonheur n’est qu’une chimère.

Je me complaisois alors si délicieusement dans la douce liberté que je m’étois faite, je mettois si bien à profit les heures de la journée, qu’elles me paroissoient toujours trop courtes, et que je me serois plaint au sommeil de venir me troubler dans la jouissance de mes illusions, si les songes qu’il m’apportoit ne me les avoient souvent rendues. Je craignois de voir les hommes aux dépens de la volupté inexprimable que j’éprouvois à goûter ma pensée, et les ombrages n’étoient jamais assez épais à mon gré, les retraites les plus profondes n’étoient jamais assez obscures pour me soustraire à leur rencontre, pour me cacher dans les palais de mon Ginnistan, bien loin, bien loin de leur passage, avec mes sylphes et mes fées. C’est que la moindre distraction dissipoit mes enchantements, comme le chant d’un oiseau trop matinal disperse, au lever du soleil, les esprits gracieux qui se jouent sur l’oreiller ; comme l’atome égaré dans l’air où il nage imperceptible brise et dissout, en la touchant, une bulle de savon plus limpide que le diamant et plus radieuse que l’arc-en-ciel. C’est que la création m’appartenoit, une autre création vraiment que celle que vous connoissez, bien plus variée en productions, et bien plus riche en merveilles. J’ai entendu en ma vie une multitude de contes saisissants et de touchantes aventures, mais jamais rien d’aussi pénétrant, d’aussi vivant, d’aussi intime que les contes que je me faisois à plaisir, et dont j’étois toujours, comme de raison, le principal personnage. Au moment où vous m’auriez cru fatigué de traîner le poids d’une oisiveté monotone, j’usois mon imagination et mon cœur à subir des passions sans objet, à surmonter des obstacles sans réalité, à lutter contre des périls qui ne me menaçoient point ; j’animois tout, je peuplois tout, je faisois tout de rien. Il n’y a point d’état qui rapproche autant notre essence de celle de la Divinité.

Cela dura quelques mois, mais j’étois trop avide d’émotions nouvelles, trop altéré de sympathies et d’affections, pour me suffire plus longtemps à moi-même. Ce triste genre de sagesse ne m’a jamais tenté. Je voulais seulement emprisonner mon expansion inconsidérée dans une petite sphère, me rattacher quelque part des doux liens de la vie intérieure et de l’amitié domestique ; posséder, savourer mes jours sans les prodiguer, sans les répandre au hasard comme on le fait à Paris. Je m’avisai heureusement tout à coup que mon père m’avoit donné une lettre pour un certain M. Labrousse, dont l’honnête et paisible ménage pouvoit passer pour un phénomène, puisqu’il méritoit d’être cité, même en province. M. Labrousse étoit un ancien droguiste en gros qui avoit fait une fortune très-considérable dans le négoce des marchandises de l’Inde. Satisfait de son sort, il s’étoit retiré du commerce, quoique assez vert encore, et il habitoit comme principal locataire le premier étage de cette grande et superbe maison dont la façade sépare la rue du Figuier de la rue des Nonaindières. Je me présentai chez lui, non sans un peu de honte, car il y avoit un siècle que j’étois arrivé ; mais j’avois pris le parti de l’avouer avec candeur et de dévorer de justes reproches avec résignation. On me reçut comme si j’étois débarqué de la veille, et l’accueil qu’on me fit m’inspira des regrets que je peignis sans doute avec l’éloquence de la franchise et du sentiment ; je n’avois pas été là deux minutes sans les éprouver.

M. Labrousse étoit un bon homme d’une extrême simplicité ; il n’y avoit rien dans son air ni dans ses manières qui indiquât cette délicatesse de tact, cette finesse de combinaisons, cette prudence observatrice et méticuleuse qui dévoient caractériser, selon moi, un marchand consommé devenu riche, et j’en conclus sur-le-champ que la probité peut mener à la fortune comme autre chose, quand elle se trouve jointe par hasard à un excellent jugement. Je n’ai jamais connu d’homme qui en eût davantage et qui l’exerçât sur moins d’objets. Quand une question échappoit par la tangente au cercle de ses idées habituelles et nécessaires, il n’étoit pas de ces esprits imperturbables qui vous la saisissent aux crins comme un cheval rétif, et ne l’abandonnent plus qu’ils ne l’aient soumise et morigénée. Vous ne l’auriez pas, pour toutes choses au monde, déterminé à la suivre ; il y restoit soudain aussi étranger que si la conversation s’étoit continuée en chinois ; mais si vous rentriez, par condescendance ou par cas fortuit, dans un sujet dont sa position et ses affaires lui eussent rendu l’étude utile ou agréable, vous étiez sûr d’obtenir de lui les solutions les plus lumineuses et quelquefois les plus subtiles sur toutes les difficultés qu’il pouvoit présenter. Il ne laissoit rien à désirer alors en instruction solide, en sages inductions, en précision et en bon sens. Le sophiste le plus intrépide, le disputeur le plus hargneux, n’auroient pas trouvé une objection contre ses jugements.

Je ne vous ferai pas grâce d’un portrait. C’est ma manière de procéder, et je suis trop vieux pour en prendre une autre. Madame Labrousse étoit une grosse femme, ronde au physique et au moral, dont l’immuable sérénité faisoit plaisir à voir ; on sentait, en la regardant, qu’elle avoit été heureuse toute sa vie, et on le comprenoit à merveille ; sa physionomie n’annonçoit pas précisément de la gaieté, elle annonçoit du contentement, cette gaieté sérieuse de l’âme qui est infiniment plus rare, et qui prouve quelque chose de plus qu’une bonne situation de fortune et une bonne disposition d’esprit, c’est-à-dire une bonne organisation, une bonne santé, et surtout une bonne conscience.

Ces excellentes gens, dont vous me pardonnerez de vous parler trop au long, quoiqu’ils n’aient rien à faire à mon histoire, mais parce que j’aime beaucoup à me les rappeler, avoient trois filles aimables, de cette amabilité toute simple et toute facile, qui ne doit presque rien au monde et à l’éducation, et qui prend sa source dans un naturel essentiellement bienveillant. L’aînée, qui avoit une trentaine d’années, s’appeloit madame Lambert. Elle étoit veuve, et cet état sévère reflétoit sur son caractère je ne sais quoi de grave et de posé qui convenoit d’ailleurs à sa position dans la famille, où elle exerçoit une pleine autorité par la concession de ses parents. C’étoit exactement la maîtresse de la maison, car M. et madame Labrousse n’y figuroient en réalité que comme deux vieux enfants, insouciants par confiance et par goût, et qui achevoient de vivre, entourés des soins et des caresses des trois autres.

La troisième des filles se nommoit Claire ; elle touchoit à sa dix-septième année, mais le tour ordinaire de ses idées et de son entretien ne lui en aurait pas fait donner plus de douze. Sa beauté, qui étoit fort remarquable, résultoit surtout de cette fraîcheur pure et veloutée, qui est à la physionomie ce que leur poudre fleurie est aux fruits, ce que l’innocence est à l’âme ; et son esprit, qui paroissoit assez vif, devoit son plus grand charme à une naïveté étourdie qui révéloit à tout moment la charmante ignorance et la curiosité d’instinct d’un enfant ; sa pureté étoit si parfaite, que la conversation la plus commune sur les choses les plus vulgaires de la vie étoit pleine, pour elle, d’objets d’étonnement. Elle avoit l’âge de la pudeur ; elle n’en avoit pas encore la révélation savante, si précoce chez les femmes. La sienne étoit un organe involontaire, irréfléchi, comme celui de la sensitive, qui se replie timidement sur elle-même au moindre contact, et qui n’a cependant aucune raison pour craindre d’être blessée.

Je ne vous ai rien dit de la seconde des demoiselles Labrousse, qui avoit trois ans de plus que celle-ci, et pourtant le ciel m’est à témoin que je ne l’oubliois pas. Angélique, c’est son nom, ne ressembloit, par ses traits, à personne de la famille ; elle ne ressembloit à aucune autre femme, et les femmes qui lui ont ressemblé sont fort rares sur la terre. Elle avoit d’ailleurs toute la bonté de ses parents, non plus sincère et plus affectueuse, mais plus expressive et plus ardente. Son esprit se distinguoit par une finesse exquise de perceptions, son cœur par une tendresse inépuisable de sentiments. Elle parloit fort peu, mais son regard plus animé, plus éloquent que la parole, sympathisoit comme un langage particulier de l’âme avec toutes les idées touchantes ou élevées. Cette communication de la pensée, qui résulte d’une émotion muette mais puissante, et qui se manifeste par je ne sais quelle effusion mystérieuse, c’étoit son langage. On la voyoit se répandre si naturellement autour d’elle, qu’il auroit fallu être indigne de l’entendre pour oser l’interroger. Les imaginations religieuses et recueillies dans leur foi conversent ainsi avec les intelligences supérieures, et c’est ainsi qu’elles comprennent ces voix sublimes qui vibrent inutilement pour les organes grossiers du vulgaire. Les anciens, qui attachoient une divinité familière à chaque foyer, l’auroient reconnue dans Angélique ; et vous ne me supposez pas assez maladroit dans la composition d’un conte pour imaginer que ce nom me soit venu à l’occasion d’un conte. C’est que ce n’est pas un conte que je vous fais ; c’est qu’Angélique rappeloit véritablement l’ange envoyé du ciel pour veiller tendrement sur tous ; et il n’y avoit rien dans son extérieur qui ne confirmât cette apparence : sa taille élancée et flexible, ses traits nobles et gracieux, son sourire grave et doux, son accent suave et flatteur comme une musique éloignée qu’on entend de nuit. Je ne serois pas étonné, en vérité, que ce souvenir prêtât quelque poésie encore à mes expressions, car tout devenoit poésie dans l’atmosphère d’Angélique, et je ne peux me rappeler mes troubles et mes ravissements de ce temps-là sans retrouver un peu du feu presque éteint de ma jeunesse et de mon enthousiasme. Cependant, l’impression qui naissoit le plus ordinairement de sa vue et de son entretien, et qui m’a fait oublier un moment le style modeste et sans apprêt du conte de la veillée, n’étoit pas de la joie. Elle laissoit au contraire à l’esprit une longue et vague tristesse qu’on éprouvoit sans l’expliquer. Je vous dirois à peine aujourd’hui même ce que c’étoit : une notion obstinée mais confuse de l’incertitude et de la fugitive rapidité du bonheur, un doute obscur mais profond comme un pressentiment, l’amertume indéfinissable qui corrompt une félicité inquiète… — Quand elle s’animoit surtout d’une subite inspiration ; quand une émotion pénétrante faisoit palpiter son sein ; quand son front, d’une éblouissante blancheur, quand ses joues se coloroient comme un nuage transparent derrière lequel passe le soleil ; quand ses paroles tremblantes et entrecoupées expiroient sur ses lèvres avec le foible bruit, avec le murmure mourant d’une harpe qui finit de résonner sous les doigts, on ressentoit l’anxiété cruelle du voyageur égaré qui voit disparoitre la lumière lointaine sur laquelle il se dirigeoit. On trembloit, oserai-je le dire ? qu’Angélique ne s’éteignit. Il y avoit si peu de chose en elle qui appartint à notre nature commune, qu’on auroit dit qu’elle ne s’y étoit associée que par un effort de complaisance et de tendresse, et en se réservant à tout moment le droit de s’en aller. Si vous avez dormi de ce sommeil où la pensée suspendue ne dort pas encore ; si votre songe douteux a été flatté alors d’une illusion riante que vous auriez été heureux de prolonger, et dont vous vous êtes efforcé de retenir sans espoir la déception prête à s’évanouir ; si, dans cet état, vous avez prescrit l’immobilité à vos membres et le silence à votre souffle, de crainte de vous éveiller et de voir disparoître, avec le rêve enchanteur qui vous berce en fuyant, une erreur mille fois préférable à toutes les réalités de la vie, vous n’êtes pas trop éloigné de comprendre Angélique.

Je l’aimois comme il étoit permis de l’aimer, comme cette illusion qui échappe à l’âme, comme le songe qu’on essaie inutilement de fixer. Dieu sait que je ne m’étois jamais bercé près d’elle d’une trompeuse espérance, que je ne m’étois jamais promis de pouvoir l’appeler ma femme. Ses parents en décidèrent autrement. Ils étoient beaucoup plus riches que moi, mais ils me portoient une estime et un attachement qui sauvoient entre nous toutes les différences de la fortune. Mes fréquentes visites à la maison m’y avoient peu à peu rendu nécessaire, et on ne m’y désignoit plus que sous le nom de l’ami Jacques. Les douceurs de cette nouvelle intimité de famille étoient même parvenues à me distraire complètement du goût passionné qui avoit entraîné mon enfance vers les voyages et les aventures. Vous pensez bien qu’on n’eut pas besoin de sonder avec de grandes précautions mes sentiments pour Angélique. Je ne me connoissois aucune raison de les dissimuler à ses parents, et je les révélois à tout instant par les élans d’une admiration naïve. Pourquoi en aurois-je l’ait un mystère ? Ce n’étoit pas une passion, c’étoit une espèce de culte ; mais le bon sens naturel et la raison froide et posée de M. et de madame Labrousse ne seroient jamais arrivés à saisir cette nuance délicate, presque imperceptible peut-être à des esprits plus exercés, et qui m’échappoit quelquefois à moi-même. Ils n’attribuoient ma timidité qu’à la juste réserve que m’imposoient la médiocrité de mon patrimoine et le mauvais succès de mes prétentions auprès des protecteurs qu’on m’avoit promis. Ils prirent donc sur eux la démarche des avances avec une candeur et une générosité dont les exemples sont devenus de plus en plus rares tous les jours, depuis que la maison de l’homme civilisé a remplacé la tente du patriarche. Il me sembla que je devenois fou. Ma surprise, mon ivresse, le désordre que la seule apparence d’un bonheur si peu attendu jeta dans mes idées ne purent se manifester que par des larmes. Leurs larmes se mêlèrent aux miennes. Ils étoient si heureux de ma joie !

Enfin le moment arriva où cette communication, changée en formalité sérieuse, devoit avoir lieu devant Angélique elle-même. Je tremblois ; mon cœur battoit à coups précipités dans ma poitrine, comme s’il avoit tenté de l’élargir ou de la briser ; j’aurois voulu n’être pas là ; j’aurois voulu qu’une visite ou un événement imprévu remit la conférence à une autre fois ; je n’osois tourner mes yeux sur Angélique, parce que je savois qu’un de ses regards alloit m’apprendre mon sort ; je m’y décidai pourtant. Elle étoit plus pâle encore que de coutume. Elle paroissoit plongée dans une profonde méditation, depuis que les intentions de sa famille s’expliquoient à son esprit.

Tout à coup elle passa ses doigts sur son front… — Ne me parlez pas de cela, dit-elle d’une voix assurée… — Puis elle se pencha vers moi, et saisissant ma main qui tremblait dans la sienne : — J’aime Jacques, reprit Angélique, et si je sais ce que c’est qu’aimer, je l’aime autant qu’on puisse aimer. Jamais je n’aurois fait un autre choix… si j’avois eu un choix à faire !… Mais je ne l’épouserai point ! Hélas ! je ne l’épouserai point !

Je gardois le silence. Je n’éprouvai ni confusion, ni désespoir, ni étonnement. Je me sentis, au contraire, affranchi d’une anxiété importune. Cet état est difficile, peut-être impossible à concevoir comme à décrire. La réponse d’Angélique étoit extraordinaire, et je ne sais pourquoi, cependant, je l’avois devinée.

— Que dis-tu là ? s’écria M. Labrousse. Tu l’aimes, et tu ne l’épouseras point ! Que signifie ce caprice étrange ?…

— Un caprice ? répondit Angélique d’un air sombre et réfléchi… Un caprice, en effet ! Vous ne pouvez penser autre chose ! Je l’aime et je ne l’épouserai point. Mon cœur est libre, ou plutôt il est à lui ; et je lui refuse, et, je dois lui refuser ma main ! Oh ! c’est là, j’en conviens, un incompréhensible mystère… une illusion ; qui sait ? une folie ! Si je me trompois sur le motif, sur le mouvement qui me faisoit agir !… S’il étoit possible encore !… — Écoutez, écoutez, continua-t-elle avec exaltation !… Non, non, je ne décide rien ! je ne suis pas sûre de ce que je dis ! Moi aussi, j’ai besoin de bonheur, d’espérance, d’avenir ; moi aussi, je voudrois vivre ! Nous reparlerons de cela un jour, si nous sommes ici tous alors… Nous en reparlerons trois mois après la mort de madame Lebrun.

— Trois mois après la mort de madame Lebrun ! interrompit M. Labrousse avec une vivacité brusque et impatiente qui n’étoit pas naturelle à son caractère. — Trois mois après la mort de madame Lebrun ! Et je voudrais bien savoir ce que madame Lebrun peut avoir à démêler dans l’établissement de mes filles ? Que madame Lebrun vive ou meure, je n’y prends d’autre intérêt que celui qui m’est suggéré par la charité chrétienne. Extravagues-tu, mon enfant ? Qui pourroit dire quand mourra madame Lebrun ? Qui pourroit dire si elle mourra ?…

Angélique sourit.

J’avois entendu parler vaguement de madame Lebrun, deux ou trois fois tout au plus. C’étoit une femme extrêmement âgée qui habitait le second étage de la maison, et chez laquelle madame Labrousse et ses filles passoient au moins une soirée par semaine ; Angélique y alloit plus souvent seule, et je me souvenois de l’en avoir vue descendre avec une émotion que ses traits expressifs ne pouvoient déguiser ; mais cette observation n’avoit laissé alors aucune trace dans mon esprit ; elle me revint tout à coup.

Lorsque je m’aperçus qu’il n’y avoit plus là que M. Labrousse qui me pressoit tendrement la main, pour suppléer par cette marque d’intérêt à une explication impossible :

— Qu’est-ce donc, lui dis-je tristement, que cette madame Lebrun dont le nom me réveille de tous mes songes ?… Il me sembloit, comme vous venez de le remarquer, qu’elle avoit peu d’influence sur vos affaires, et que vous la connaissiez à peine ?

— Madame Lebrun ? répliqua-t-il sur-le-champ, heureux probablement de saisir un sujet de conversation qui lui épargnoit l’explosion de ma douleur. — Madame Lebrun ?… Ma foi, je serais fort embarrassé de le dire ! Il y a plus de trente-quatre ans (c’était en 1706) que je la vis pour la première fois à l’enterrement de la fameuse mademoiselle de Lenclos, et, ce que je puis affirmer, c’est qu’elle paroissoit alors aussi vieille qu’aujourd’hui. Elle revenoit de voyages lointains, où elle ne s’étoit pas enrichie, et on disoit qu’elle étoit arrivée un jour trop tard pour pouvoir tenir une place dans le testament de la défunte, à la succession de laquelle on croyoit généralement qu’elle aurait eu des droits à faire valoir, comme parente ou comme amie ; mais c’est ce dont je n’ai jamais tenté de m’éclaircir. Je ne sais plus comment elle s’appeloit, ou plutôt comment elle prétendoit s’appeler, car sa vie antérieure est couverte de quelque mystère qu’elle paraît avoir fort à cœur de ne pas laisser pénétrer. Elle épousa dans ce temps-là, pour la forme, sans doute, et dans la seule intention de se donner un état, je ne sais quel quidam franc-comtois nommé M. Lebrun, qui se mêloit d’affaires, et qui semble être parvenu à rétablir un peu les siennes. Il n’est pas étonnant qu’à son âge elle ait trouvé par-ci par-là de faibles portions d’héritages à recueillir. Tant de générations ont passé de vie à trépas depuis qu’elle est sur terre ! Dès lors, je l’avois tout à fait perdue de vue, jusqu’à une de ces dernières années, qu’elle vint prendre un logement dans cette maison. Son mari était mort depuis longtemps, et je ne pense pas qu’elle connoisse maintenant personne, si ce n’est ma famille qui prend plaisir à sa conversation, parce qu’elle est réellement fort curieuse et fort variée, cette vieille femme, qui est née avec de l’esprit et qui a reçu de l’éducation, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu.

Ce qu’il y a de plus certain, c’est que c’est une digne créature, pieuse, charitable, bienveillante envers tout le monde, qui paye fort exactement son terme, et à laquelle je n’aurois aucun reproche à faire, si je n’imaginais qu’elle a troublé, pour notre malheur, la tête de mon Angélique de quelques rêveries auxquelles les personnes d’âge sont sujettes. Voilà, en vérité, mon cher Jacques, tout ce que je sais de l’histoire de madame Lebrun, à la considérer de son côté naturel.

Cette réticence excita vivement ma curiosité.

— De son côté naturel ? repris-je, et de quel autre, s’il vous plaît ?

— Je ne sais si j’oserai vous en parler, répondit M. Labrousse en me regardant d’un air soucieux. Il y aurait de quoi diminuer de beaucoup l’estime que vous voulez bien faire de mon jugement, si vous pouviez penser que j’attache à ces folies plus d’importance que vous ; mais je vous les donnerai pour ce qu’elles sont.

Le peuple, toujours porté à penser que la vieillesse réunit à la connoissance expérimentale du passé quelque prescience plus ou moins claire de l’avenir, a choisi la vie de madame Lebrun pour texte des romans les plus bizarres. C’est dans son sens une espèce de juif-errant femelle qui se repose, et je ne répondrois pas que les aventures qu’on lui attribue n’aient déjà été imprimées à Troyes. Quoiqu’on l’appelle communément la fée d’ivoire, à cause de l’aspect remarquable que l’âge lui a donné, et dont il n’est possible de se faire une juste idée qu’en la voyant, les uns la désignent sous le nom de la princesse d’Égypte, les autres la tiennent pour une reine détrônée de la Chine ou du Japon. Comme elle parle assez familièrement des seigneurs et des princes du temps passé, j’ai connu des gens très-convaincus qu’elle avoit autrefois régné en France, et certains vous soutiendront fermement qu’elle n’est autre que l’infortunée Marie Stuart, pour qui une de ses femmes a jadis livré sa tête aux bourreaux de Fotheringay. Tous s’accordent à lui conférer le don de divination. C’est bien le moins ; et quoiqu’elle ne soit assurément pas riche, une opinion fondée sur l’élégance encore recherchée de sa toilette, sur l’apparence de quelques bijoux échappés par hasard aux revers de sa fortune, et sur la libéralité des aumônes, qui sont, à la vérité, sa principale dépense, lui prête, avec tout autant de fondement, le secret de la pierre philosophale. Il semble même qu’elle prenne plaisir à entretenir ces ridicules suppositions par des singularités fort étranges de langage, de manières et de conduite. Je vous en citerai une seule, parce que nous ne sommes pas éloignés du moment où il en sera question ici. Vous venez d’apprendre de ma bouche qu’elle n’avoit de fréquentation habituelle qu’avec nous ; et cependant, au retour de chaque année, elle s’absente régulièrement un mois durant, sans qu’on sache aucunement ce qu’elle devient alors. Le 1er  janvier, après avoir été fort exacte à étrenner ses jeunes amies de quelques vieilleries curieuses qu’elle a rapportées des pays étrangers, elle descend, au coup de dix heures du soir, suivie d’une femme de chambre fort sérieuse et presque aussi surannée que sa maîtresse, dont personne n’a jamais tiré un mot, et qui paroît chargée d’un assez grand panier, propre à contenir des provisions. Cela dure jusqu’au 1er  février, qu’elle rentre à la même heure, plus saine, plus nette et plus leste qu’elle n’étoit partie. Les domestiques et les portiers, qui sont, comme vous savez, une espèce indiscrète et bavarde de nature, ont bien essayé plusieurs fois d’éclairer ses démarches, malgré mon expresse défense ; mais ils n’en savent pas plus que nous. Ils ne l’ont jamais retrouvée au détour de la rue, et vous devinez assez leurs conjectures.

Je ne croyois pas avoir rien entendu de plus extraordinaire en toute ma vie ; et plus j’y réfléchissois, plus je sentais un nouvel ordre d’idées se développer en quelque sorte aux yeux de mon intelligence.

— Ce qui m’étonne le plus, poursuivit M. Labrousse, qui comprenoit mon silence, c’est que la haute raison de mon Angélique ait pu se laisser surprendre par ces illusions, au point de leur accorder une importance qu’elles ne méritent pas.

— Ah ! mon ami, m’écriai-je, n’accusez pas Angélique d’erreur pour nous justifier de notre ignorance et de notre crédulité. Qui pourroit assurer que l’obstacle dont elle s’effraye n’est autre chose qu’une rêverie ? En prolongeant la vie de sa créature sur la terre, Dieu ne lui auroit-il pas accordé, pour dédommagement de la dissolution progressive de son être matériel, quelque anticipation prévoyante sur l’avenir de l’âme ? Ne lui auroit-il pas ouvert à l’avance les trésors de cette science illimitée du bien et du mal, qui lui appartient dans le ciel, et qu’il réserve à ses émanations les plus pures ? Seroit-il impossible qu’une fatalité funeste, qui m’est peut-être attachée, se fût en partie révélée à un esprit presque entièrement affranchi des liens grossiers du corps, et que la mystérieuse amie d’Angélique eût lu plus distinctement que moi, dans les immuables décrets de la destinée, un pressentiment qui, tout vague qu’il soit pour ma pensée, me remplit souvent de terreur ? Madame Lebrun n’a-t-elle pas entendu prononcer mon nom quelquefois depuis que j’approche de vous, et n’a-t-il pas pu retentir à son oreille comme le bruit d’un événement tragique ? Hélas ! j’ai imaginé souvent moi-même que la divine volonté me réservoit à une catastrophe de sang !

— Es-tu fou ? interrompit M. Labrousse en me regardant fixement. Une contrariété, dont nous viendrons facilement à bout, je l’espère, auroit-elle ébranlé ton jugement ? Rassure-toi, Jacques ! reprends courage !…

Ce que je venois de lui dire tenoit en effet à cette série insaisissable de sentiments qui repaît les esprits imaginatifs, et dont le sien ne s’étoit jamais occupé. Le mien lui-même s’y abandonnoit tout à fait pour la première fois ; je sentais que ces paroles m’étaient échappées comme l’élan d’une volonté intérieure et spontanée, qui n’avoit pas sa source dans mes facultés ordinaires, et qui portoit à mon âme l’idée d’une voix intime, mais profondément inconnue. Je me demandai à mon tour si ma raison n’étoit pas égarée.

Au bout de quelques jours, mon imagination se calma, mes préoccupations se dissipèrent. Angélique ne cessoit pas de me traiter avec tendresse en présence de sa famille, et je ne la voyois pas autrement. Je crus trouver plus d’une fois, dans ses discours et dans ses yeux, l’expression d’un pur amour ; je redevins presque heureux.

Cependant l’étonnante restriction qu’elle avait opposée aux vœux de sa famille, et les renseignements, plus surprenants encore, que j’avois reçus de M. Labrousse, me faisoient vivement désirer de voir madame Lebrun. Cette faveur, assez difficile à obtenir, fut sollicitée par Angélique, à qui madame Lebrun n’avoit rien à refuser, et le jour de ma visite avec madame Labrousse et ses filles se trouva marqué pour le 31 décembre, qui étoit, si l’on s’en souvient, la veille d’une émigration périodique de la vieille voisine, toujours suivie d’un mois d’absence. Quant à M. Labrousse, qui avoit assez promptement perdu de vue les motifs de mon impatience et de ma curiosité, il garda le coin du feu peur faire sa partie de tric-trac ordinaire avec le curé de Saint-Paul.

Il étoit huit heures du soir quand la porte de madame Lebrun s’ouvrit, et je ne sais pourquoi mon cœur battoit étrangement au moment où j’en passois le seuil, comme si elle avoit dû se clore sur mes dernières espérances en retournant sur ses gonds ; car le spiritualisme exalté peut-être, mais consciencieux et réfléchi, dont je m’honore d’avoir fait une continuelle profession, depuis qu’il m’a été donné de méditer sur la nature et sur la destinée de l’homme, me mettoit lui-même fort au-dessus de toutes les croyances superstitieuses du vulgaire, qui ne sait que très-mal ce qu’il sait que parce qu’il sait très-peu. Je tressaillis pourtant lorsqu’on me nomma.

L’appartement de madame Lebrun n’avoit rien, d’ailleurs, qui rappelât l’appareil imposant de la demeure des sibylles ; je le jugeai même plus simple que je ne m’y étois attendu. C’étoient, et rien de plus, de vieilles boiseries revêtues de la modeste décoration du vieux temps, des meubles propres, mais fort passés de mode, parmi lesquels se distinguoient à peine, par une physionomie plus riche et plus antique, un prie-Dieu, singulièrement orné de quelques ciselures comme en faisoit Cursinet cent ans auparavant, et, tout auprès, une espèce de socle qui portoit une belle et grande cassette du travail de Boule le père, dont je ne cherchai pas à deviner l’emploi. On ne doute pas que mes regards se fussent soudainement tournés sur madame Lebrun, qu’Angélique s’efforçoit de retenir assise pour lui épargner d’inutiles et fatigantes démonstrations de politesse. Je me précipitai vers elle à mon tour, je parvins avec quelque peine à l’empêcher de quitter sa place, et je trouvai, en me relevant de cette altitude d’instance, les deux yeux noirs et profonds de madame Lebrun fixés sur moi comme des ancres de fer.

— Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en se renversant sur son dossier et en se couvrant le front de ses mains… seroit-il possible que votre justice tolérât ce crime encore une fois ! Toujours, toujours, ô mon Dieu !

Ensuite elle laissa retomber ses bras sur les côtés de son fauteuil comme si elles les y avoit incrustés, le corps fixe, immobile, la figure pensive, l’attention, à ce qu’il sembloit, si distraite de nous tous que j’osai la regarder alors avec plus de soin, parce que ses paupières s’abaissèrent. Son habillement, d’un goût fort ancien et d’une élégante simplicité, n’annonçoit que le négligé d’une femme du grand monde, qui aime à s’entretenir dans sa parure ; mais je fus frappé, comme le peuple, du prestige qui l’avoit fait nommer la fée d’ivoire. C’étoit le poli de l’ivoire même, avec ce reflet d’un blond pâle que lui donne le temps. Le sang et la vie avoient entièrement disparu sous la peau lisse et tendue, où se creusoient seulement çà et là quelques rides inflexibles, comme les auroit fouillées l’outil d’un statuaire, et dans lesquelles se cachoient, selon toute apparence, l’histoire et les douleurs d’un siècle. Il auroit été difficile de décider, à son aspect, si la fée d’ivoire avoit été parfaitement belle ; mais je ne doutai pas un moment qu’elle n’eût été charmante, et mon esprit, fertile en palingénésies, la rajeunissoit ainsi, et se la représentoit en souriant au milieu de toutes ses grâces de jeune fille, quand une de ses mains se releva soudainement avec le jeu d’un ressort, et se glissa dans mes cheveux pour m’arrêter près d’elle, comme si elle m’avoit tout à coup retrouvé au sortir d’un songe.

— Toujours ! toujours ! répéta madame Lebrun. — Et on dit depuis si longtemps qu’Armand-Jean Duplessis ne règne plus ! Il n’y a cependant pas à s’y tromper, murmura-t-elle d’une voix qui s’affoiblissoit de plus en plus, de manière à n’être entendue que de moi, et dont les dernières articulations expirèrent dans mon oreille… — À celui-là le destin de l’autre ! Encore une tête pour Matabœuf !

L’impression que me firent ces singulières paroles fut si vague et si fugitive que je ne pris pas la peine d’y chercher un sens. Je m’en étonnai d’autant moins, sans doute, que j’étois entré chez madame Lebrun tout préparé à quelque chose d’extraordinaire ; et, content de voir que son émotion n’avoit pas duré plus longtemps que la mienne, je vins reprendre ma place.

— Matabœuf ! reprit-elle en appuyant son front d’ivoire sur sa main d’ivoire ! Où ai-je pris ce nom-là ? qui m’a rendu ces souvenirs ? comment se réveillent-ils si puissants après un siècle écoulé ? Par quelle fatalité suis-je condamnée à revoir ce que j’ai vu, comme si je le voyois encore ?

Ses idées paroissoient se presser dans son esprit et courir à ses lèvres ; et tout le monde écoutoit, Angélique et moi surtout. Le mystère a tant de pouvoir sur de jeunes âmes qu’une éducation chrétienne et poétique a nourries de merveilles !

Madame Lebrun continuoit à réfléchir, et un de ses doigts élevés vers le ciel annonçoit qu’elle alloit parler.

— Le récit qu’elle nous fit, je vous le raconterai une autre fois, dit M. Cazotte en se levant, car il me semble que dix heures sont sonnées, et sous le règne de la liberté, il est plus prudent que jamais de rentrer de bonne heure. Et puis, mon Élisabeth est fille à s’inquiéter aisément pour son vieux père. Il est dit dans l’Imitation de Jésus-Christ : Le souci ronge ceux qui aiment.

Le vieux page averti s’étoit relevé lourdement de sa banquette. Mon père reconduisoit M. Cazotte, et je sautois pendu à sa main.

Quand il fut parti, Legouvé fit deux tours dans la chambre, en murmurant d’un ton assez maussade : — Il n’y a pas dans tout ce radotage l’apparence d’un motif dramatique.

— J’y ai vu, dit Marsollier en caressant son jabot, l’intention de deux scènes d’intérieur assez bien indiquées, mais qui auroient besoin d’arrangement et de style.

Pour moi, pensai-je tout bas, j’en ferai un jour un bon pasticcio, et je ne perdrai pas un seul des détails qui m’ont frappé, car j’écrirai dès ce soir.

— Et si tu n’entends jamais le reste ?… me dit mon père, qui avoit deviné mon dessein, en me voyant mettre la main sur son écritoire et sur son papier.

— Alors, lui dis-je, mon pasticcio ne finira ni plus ni moins que les Quatre Facardins.

Quatre mois après, le bon Cazotte avoit porté sa tête sur l’échafaud de la terreur toute jeune encore. À peine sortie du berceau, elle dévorait des vieillards.

  1. Ce fragment est tiré d’un roman que j’avois entrepris d’écrire dans le goût de Cazotte. Des travaux très-obscurs, mais bien mieux appropriés à mon âge et à mes études, m’ont forcé à l’abandonner. Il n’en paroîtra jamais autre chose.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Jacques Cazotte, né à Dijon en 1720, a été guillotiné à Paris le 25 septembre 1792. (Voir la note XXVIIIe du Dernier banquet des Girondins, au tome Ier des Souvenirs de la Révolution.) On peut consulter sur Cazotte la Biographie universelle, article de M. Bergasse, et les Souvenirs sur Marie-Antoinette, par la comtesse d’Adhémar. Paris, 1836, in-8o, tome I, pages 2 et suivantes.(Note de l’Éditeur.)
  3. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans la Biographie universelle :

    « On n’a pas oublié comment, dans les terribles journées des 2 et 3 septembre, lorsque Cazotte, à son tour, fut livré aux assassins, l’héroïque Elisabeth se précipita sur lui, et, faisant au vieillard un bouclier de son corps, s’écria :
    xxx« Vous n’arriverez au cœur de mon père qu’après avoir percé le mien, » Le fer, pour cette fois, tomba des mains du crime, et Cazotte et sa fille, au lieu d’être massacrés, furent portés en triomphe jusque dans leur maison ; mais ils n’y restèrent pas longtemps paisibles. » — Nous ajouterons qu’après la seconde arrestation de son père, mademoiselle Cazotte réussit à se faire autoriser à le servir dans son cachot, et qu’elle prépara avec autant d’habileté que de dévouement, non-seulement des moyens de défense, mais même des moyens d’évasion. Elle s’étoit assuré la coopération de quelques Marseillois qu’elle avoit déjà vus a l’Abbaye et qu’elle avoit intéressés par ses grâces et son courage ; mais comme sa piété filiale effrayoit le tribunal révolutionnaire, on la mit au secret.(Note de l’Éditeur.)

  4. Ce morceau a paru dans la Revue de Paris, nouvelle série, année 1836, tome XXXVI.