Contes de la veillée/La Filleule du Seigneur

Charpentier (p. 343-347).


LA FILLEULE DU SEIGNEUR[1].



Il y a un an que mes recherches botaniques me conduisirent aux environs d’un petit village qui n’est pas éloigné de Loudun. Une femme d’une quarantaine d’années me rencontra sur la montagne, et s’imagina que je cueillois des simples. J’observai qu’elle avoit envie de me parler, et sans deviner ce qui pouvoit donner lieu à ce désir, j’entrepris moi-même la conversation. Elle me dit alors qu’elle étoit bien malheureuse, qu’elle avoit une jeune fille qui étoit sa seule consolation, qu’elle chérissoit plus qu’elle-même, et qu’elle étoit près de la perdre, car elle étoit malade et abandonnée des médecins. Ensuite de cela, elle me pria en pleurant de la visiter et de ne lui pas refuser mes secours. Il aurait été inutile de m’en défendre ; et pourquoi d’ailleurs lui ravir le charme de ce moment d’espérance, dédommagement stérile, mais si doux, de plusieurs mois d’incertitude et de larmes ?

Je marchai derrière elle à travers les genêts fleuris et des buissons de landiers, jusqu’à ce que nous eussions gagné le hameau. Enfin, elle me montra le seuil de la cabane, et j’entrai dans la chambre où sa fille reposoit sur un vieux lit de sangles, entre deux rideaux verts.

Elle étoit appuyée sur un de ses bras ; ses yeux étoient hagards, ses joues rouges et brûlantes, sa bouche haletante et pâle. Elle paroissoit avoir seize à dix-sept ans au plus, mais ses traits avoient peu d’agrément ; on y remarquoit seulement cette expression touchante et passionnée qui a le pouvoir de tout embellir.

— Suzanne, lui dit sa mère, voilà un monsieur de grand savoir qui guérira sûrement ton mal.

Elle, se tourna vers la muraille en souriant doucement.

— Suzanne, continuai-je en m’emparant de sa main, ne vous abandonnez pas à une défiance injuste ; il y a des remèdes pour tout.

Elle souleva sa tête, et me regarda fixement.

— En examinant quelque temps les caractères de votre maladie, je trouverai sans doute les moyens de vous soulager.

Elle sourit de nouveau et retira sa main de la mienne avec un léger effort.

Sa mère sortit.

Je ne sais quel trouble s’étoit emparé de moi. Je marchois à grands pas dans la chaumière, et mon imagination ne saisissoit que des pensées sans harmonie et sans ordre.

Cette jeune fille m’intéressoit.

Je revins près d’elle, et je m’assis. J’entendis un soupir.

Je cherchai la main qui m’avoit quitté. La mienne étoit ardente ; elle la pressa.

— Suzanne, m’écriai-je en l’appuyant sur son cœur, Suzanne, c’est là que tu souffres.

Ses paupières s’abaissèrent avec un calme mélancolique ; elles étoient enflées et tendues. Les cils réunis par faisceaux brilloient encore de l’humidité des pleurs.

— Tu aimes, ajoutai-je à demi-voix. Sa poitrine se gonfloit.

Elle glissa ses doigts dans une boucle de ses cheveux noirs, et la ramena sur son visage.

Je l’enveloppois d’un de mes bras. Je la raporochois de mon sein avec un chaste intérêt. Mon haleine effleuroit ses lèvres.

Elle parla ; je l’entendis à peine. — Ce n’est pas lui, disoit-elle.

— Non, ce n’est pas lui, répondis-je ; mais ne doit-il pas venir ?

Et Suzanne balança sa main autour de sa tête.

— Peut-être le verras-tu demain. Elle ne répondit pas.

Je craignis d’aigrir sa peine, et je gardai le silence. Elle me regarda encore, et moi je pleurois.

Il y avoit une larme sur ma joue ; elle l’essuya du dos de sa main.

Une autre étoit tombée sur sa main, elle la recueillit avec sa bouche.

— Tu es bien heureux, me dit-elle ; je crois que tu as pleuré.

Et puis, en m’observant davantage, elle ajouta : — Je t’aimerai, car tu as une âme d’ange. Dis-moi cependant si tu es noble ?

J’hésitois à l’avouer. Cela coûte à dire devant la vertu couchée sur le grabat de la misère.

— Oh ! reprit-elle, noble et homme ; il y a une méprise. Mais tu es trop jeune encore… Je suis contente de te voir rougir.

— Explique-moi… Je ne prononçai point ces paroles : qu’avois-je besoin d’un éclaircissement douloureux pour lui donner ma pitié ? Nous nous entendions bien comme cela.

Un peu plus tard, je revis sa mère, et elle attendoit les mots qui alloient m’échapper comme un oracle sauveur. — A-t-elle aimé ? lui demandai-je.

— Hélas ! jamais. De riches partis se sont offerts ; et malgré notre indigence, on a sollicité avec ardeur l’amour de ma Suzanne. Elle a été indifférente pour tous. Elle auroit voulu qu’il y eût des cloîtres pour y ensevelir sa jeunesse, parce que le monde lui étoit importun, et qu’elle trouvoit la vie longue et difficile. Je crois que nul homme n’a obtenu un seul baiser de Suzanne, si ce n’est cependant son parrain. Il a douze ans de plus qu’elle, et c’est le fils de l’ancien seigneur du village. Tandis qu’il étoit absent pour le service du roi, elle disoit : Je sais que mon parrain reviendra, parce que Dieu me l’a promis ; et quand il reviendra, mon Frédéric, je lui donnerai un agneau tout blanc avec des rubans bleus et roses, et des tresses de fleurs suivant la saison. Elle alla en effet à sa rencontre, et quand il la vit, il descendit de cheval pour la baiser sur le front. Voyez, dit-il, comme Suzanne est jolie ! Je ne veux pas qu’elle conduise des troupeaux le long des haies et qu’elle hâle son teint aux ardeurs du soleil, car je l’aimois comme ma sœur.

Le lendemain, je revins dès le point du jour. Je la trouvai plus mal.

— Écoute, me dit-elle en m’embrassant, tu dois être bon comme tu es beau, et je vais te demander quelque chose de meilleur que la vie. Engage ma mère à me donner ma robe blanche, ma cornette de mousseline et ma jeannette de cristal. Cueille-moi un barbeau dans le jardin et une iris près du ruisseau. C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance.

Je fis ce qu’elle m’avoit demandé, et sa mère l’habilla. Mais en descendant de son lit, elle tomba en foiblesse.

La cloche sonnoit tout vis-à-vis, car c’étoit en face de l’église. Sa mère lui dit : Vois-tu bien, c’est le mariage de Frédéric ; et si tu n’étois pas malade, tu danserois, comme les demoiselles, dans les grandes salles du château. Pourquoi ne prends-tu pas courage ?

Elle n’entendoit plus, Suzanne, la pauvre Suzanne ! Elle nous dit qu’elle étoit mieux.

Nous nous approchâmes de la porte, sa mère et moi, pour voir passer les fiancés. La femme choisissoit, avec une attention craintive, l’endroit où elle devoit poser ses pieds, pour ne pas flétrir les broderies de sa chaussure. Tous ses mouvements étoient pénibles et apprêtés ; tous ses gestes superbes et dédaigneux. Dans ses pas, dans ses regards, dans l’arrangement de ses cheveux, dans les plis de ses vêtements, il n’y avoit que symétrie. Oh ! que les soins d’une fête simple et d’une cérémonie commune lui inspiroient de dégoût !

Frédéric venoit après. Ses grands sourcils étoient baissés, sa parure négligée, sa démarche lente et soucieuse.

En passant devant la maison, il y jeta les yeux d’un air sombre et mécontent ; il recula d’un demi-pas en se mordant les lèvres, effeuilla un bouquet qu’il tenoit dans ses mains, et puis reprit sa route, et l’église s’ouvrit.

J’étois demeuré seul, et je réfléchissois sur cela, quand j’entendis un long cri.

Je courus. La mère étoit à genoux. La fille étoit couchée.

— Êtes-vous sûre ?

— Regarde, me dit la mère…

Suzanne étoit morte, roide, sans couleur, déjà tout inanimée. Je la touchai, elle étoit froide. Je prêtai l’oreille encore pour m’assurer qu’elle ne respiroit plus.

Voilà ce que j’ai vu dans ce village aux environs de Loudun.

  1. Cette petite nouvelle a paru pour la première fois dans Les Tristes, ou Mélanges tirés des tablettes d’un suicide, publiés par Ch. Nodier. Paris, Demonville, 1806, in-8. Elle est intitulée dans ce recueil : La nouvelle Werthérie. Ce titre, dans les réimpressions subséquentes, a été remplacé par celui que nous avons reproduit nous-même : La Filleule du Seigneur.