Contes de la Haute-Bretagne/Quarante ans

V

QUARANTE-ANS

Il y avait une fois un garçon que sa mère nourrit de son lait pendant quarante années ; au bout de ce temps il lui dit :

— Je voudrais aller rejoindre mon père.

— Non, lui répondit-elle, tu es trop petit.

Elle finit tout de même par lui permettre d’aller trouver son père, qui était si fort que sans chevaux ni rien il amenait à chaque fois trois charges de bois sur ses épaules. Quarante-Ans demanda à son père la permission d’aller se promener, puis il le quitta pour faire son tour de France.

Il arriva près d’un moulin où il vit un meunier qui jouait au palet avec les meules de son moulin.

— Que fais-tu là, petit ver de terre, poussière de mes mains ?

— Je joue avec les meules de mon moulin. Es-tu capable d’en faire autant ?

Quarante-Ans prit les meules et les jeta sur le moulin qu’il abattit du coup, puis il dit au meunier :

— Viens avec moi faire ton tour de France.

Un peu plus loin, il rencontra un homme qui charruait tout seul.

— Que fais-tu là, petit ver de terre, poussière de mes mains ?

— Je laboure sans chevaux avec ma charrue. Es-tu capable d’en faire autant ?

Quarante-Ans prit la charrue avec une main et la jeta dans le fossé, puis il dit au charmeur :

— Viens avec moi faire ton tour de France.

Ils arrivèrent à un château où il n’y avait personne, et comme le pays paraissait bon pour la chasse, ils résolurent d’y rester. Quarante-Ans et le charrueur partirent pour la chasse ; ils dirent au meunier de rester à faire la cuisine, et de les avertir en sonnant la cloche quand il serait temps de dîner.

Vers dix heures, le meunier vit descendre par la cheminée un petit Guersillon[1] qui lui dit :

— Houhou ! qu’il fait froid !

— Chauffe-toi.

— Faut-il tourner la broche ?

— Oui, mais ne la jette pas dans le feu.

Le petit Guersillon jeta la broche dans la cendre, et comme le meunier s’approchait pour le battre, il le prit par le fond de ses culottes et le mit derrière la porte à la place où est le balai. Il était si battu, si moulu, qu’il ne pouvait guère bouger ; quand il entendit les autres revenir, il mit les seaux près de lui, et comme ils lui demandaient pourquoi il n’avait pas sonné, il leur dit qu’il s’était démis la jambe en apportant un tour d’eau.

Le lendemain, le charrueur resta à la cuisine pendant que les autres étaient à la chasse. Vers dix heures, il vit descendre par la cheminée un petit Guersillon qui lui dit :

— Houhouhou ! qu’il fait froid !

— Chauffe-toi.

— Faut-il tourner la broche ?

— Oui, mais ne la jette pas dans le feu.

Le petit Guersillon jeta la broche dans les cendres, et comme le charrueur s’approchait pour le punir, il le prit par le fond de ses culottes, et l’ayant secoué rudement, il le mit derrière la porte à servir de balai.

Quand les deux autres revinrent de la chasse, ils le trouvèrent à moitié mort.

Le troisième jour, Quarante-Ans resta à la maison. Vers dix heures il vit descendre par la cheminée le petit Guersillon qui lui dit :

— Houhouhou ! qu’il fait froid !

— Chauffe-toi.

— Faut-il tourner la broche ?

— Oui, mais ne la jette pas dans le feu.

Au moment où le petit Guersillon venait de jeter la broche dans le feu, Quarante-Ans l’empoigna, et il allait le tuer, lorsqu’il arriva une petite bonne femme qui lui cria :

— Ne le tuez pas, et je vais vous enseigner une belle chose : il y a sous terre trois princesses prisonnières : la première est derrière une porte de fer, et gardée par un géant, la deuxième est derrière deux portes de fer et gardée par deux géants, et la troisième est derrière trois portes de fer et gardée par trois géants, et c’est par ce puits qu’on arrive où elles sont.

Ce fut le meunier qui fut attaché le premier à la corde et descendu dans le puits ; on lui donna une clochette pour sonner quand il aurait envie de remonter. Ses compagnons déroulèrent la corde pendant deux jours et deux nuits ; au bout de ce temps le meunier sonna la clochette, et ils le remontèrent.

Le charrueur descendit à son tour ; ses compagnons déroulèrent la corde pendant trois jours et trois nuits ; au bout de ce temps il sonna la clochette et on le remonta.

Quarante-Ans descendit alors ; ses compagnons déroulèrent la corde pendant sept jours et sept nuits, et il finit par toucher le fond.

Il rencontra la petite bonne femme, il lui dit que si elle ne lui apportait pas un seau d’eau-de-vie il allait la tuer. Il but le seau, et après avoir enfoncé la porte de fer et tué le géant, il vit la première des princesses. Il la mit dans le panier et sonna la clochette pour que ses compagnons la remontent. Quand ils la virent, ils se battirent pour savoir qui l’aurait, et ce fut le meunier qui gagna.

Quarante-Ans enfonça à la fois les deux portes de fer, puis il tua les deux géants d’un coup de poing ; il trouva une princesse bien plus belle que la première, et il sonna la clochette pour que ses compagnons la remontent dans le panier. Quand ils virent qu’elle était si belle, ils se battirent encore à qui l’aurait, et ce fut le meunier qui gagna ; le charrueur pour se consoler eut la première princesse.

Quarante-Ans enfonça les trois portes de fer, et derrière il trouva les géants ; deux avaient des bras de fer et des dents d’acier, le troisième avait des jambes de fonte et des dents de fer. Quarante-Ans abattit les premiers d’un coup de poing, mais en frappant sur le troisième, il se cassa un bras. Il revint trouver la petite bonne femme, et lui dit que si elle ne le guérissait pas il allait la tuer. Quand il fut guéri, il retourna au géant et cette fois il l’abattit d’un coup de poing. Il trouva derrière lui la troisième princesse qui était encore plus belle que les deux autres, et qui lui dit :

— C’est toi qui m’as délivrée, mon cœur sera à toi.

Il sonna la clochette pour avertir ses compagnons de la remonter dans le panier. Quand ils eurent vu la princesse, ils se battirent encore à qui l’aurait, et le meunier fut vainqueur. Alors ils remirent sur le puits la pierre qui le couvrait, et ils laissèrent Quarante-Ans dans le souterrain.

Quand il vit que ses compagnons l’avaient abandonné, il courut après la petite bonne femme et lui dit que si elle ne lui enseignait pas le moyen de remonter il allait la tuer.

— J’ai, dit-elle, une oie : tu vas monter sur son dos, et je vais te donner de la viande ; chaque fois qu’elle ouvrira le bec en criant : couac ! il faudra que tu lui en jettes un morceau dans le bec, sinon elle ne pourrait plus te porter.

Quarante-Ans monta sur le dos de l’oie, et à chaque fois qu’elle disait : couac ! il lui présentait un morceau de viande. Au moment d’arriver en haut il n’avait plus de viande et l’oiseau criait ; alors il se coupa un morceau de la fesse, elle le mangea. Elle donna encore un coup d’aile, la pierre se souleva, et Quarante-Ans sortit du puits.

Il se mit à la recherche des princesses, et tout en courant il cornait. La plus belle des trois dit à ceux qui l’emmenaient :

— J’entends le corne[2] de mon mari, je veux aller avec lui.

— Non, répondirent-ils, ce n’est pas le sien, c’est celui de quelque chasseur.

— Laissez-moi, c’est le corne de mon mari.

Ils finirent par la lâcher, et elle retrouva Quarante-Ans, avec lequel elle se maria.

(Conté en 1881 au château de la Saudraie par Ange-Marie Fourchon de Saint-Glen, âgé de 13 ans).
  1. Grillon, c’est probablement un nain.
  2. La trompette.