Contes de l’Ille-et-Vilaine/Martine

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 241-247).


MARTINE

Il n’y a pas de bête au monde plus capricieuse, plus jalouse, plus méfiante, plus rusée et aussi quelquefois plus cruelle que Martine ; son bonheur consiste à faire endêver les gens et elle passe sa vie à causer des peurs effroyables et à jouer des tours aux pauvres ouvriers des champs attardés par les chemins.

Tantôt on rencontre dans un endroit sombre sous de grands chênes une masse informe représentant grossièrement un bœuf ou une vache ; tantôt on voit une bande de moutons sortant d’un champ d’ajoncs, tantôt on aperçoit un cochon blanc comme neige qui grossit à vue d’œil, se précipitant sur le voyageur qui cherche à l’approcher. Eh bien ! tout cela c’est Martine !

Parfois elle est couchée près d’un passage[1] ou bien derrière la haie d’un champ ou bien encore à l’entrée d’une rote[2] fréquentée.

Tout le monde a vu ou entendu parler de Martine. Il n’est question que d’elle pendant les longues soirées d’hiver, quand les paysans vont à la veillée les uns chez les autres pour manger des châtaignes grillées et boire des pichés de cidre.

Un soir, à l’époque de la moisson, vers la mi-août, plusieurs enfants après le grain battu s’amusaient à jouer dans l’aire. Ils se roulaient sur la paille et riaient à qui mieux mieux. Le fermier, fatigué du travail de la journée, et déjà couché, ne pouvait dormir avec tout ce tapage. Voulant effrayer les enfants afin de les renvoyer il s’enveloppa de son drap de lit enfonça son bonnet de coton jusqu’aux oreilles et sortit à pas de loup. Il n’eut pas plutôt quitté la maison qu’il aperçut dans un petit chemin creux qui longeait l’aire une trée[3] accompagnée d’une dizaine de petits pourcets. Ces vilains animaux grognaient d’une voix formidable en s’avançant vers le bonhomme qui fut pris de peur, et rentra bien vite chez lui en criant : « V’là Martine ! »

Toutes les personnes du pays ont vu à différentes reprises cette grosse truie sortir la nuit d’une vieille grange délabrée et chose étonnante passer par un pertu[4] pas plus grand que la musse au chat de la porte de Monsieur le curé.

Un vieillard de la commune de Montours, en rentrant chez lui, rencontra à un carrefour de route un mouton d’une allure étrange. La bête laissait le bonhomme approcher tout près d’elle, puis tout à coup se sauvait pour s’arrêter un peu plus loin. Après bien des tours et des détours le mouton entra dans le cimetière où le pauvre vieux tout essoufflé le suivit. Ô ciel ! il vit la bête diminuer de volume. Elle devint de la grosseur d’un chat, puis plus petite qu’une belette et enfin disparut aux yeux du vieillard ébahi.

Autrefois, sur la route de Monteurs, tout à l’entrée du bourg, lorsque des voyageurs passaient entre onze heures et minuit, ils apercevaient près d’un échalier une ombre qui s’avançait sur eux, les rouait de coups et disparaissait ensuite en riant aux éclats, c’était toujours Martine, la bête de Montours.

Un robuste gaillard voulut s’assurer, par lui-même, s’il était vrai que cette bête terrassait tout le monde et, une nuit, il se rendit à l’endroit qu’elle choisissait pour ses promenades nocturnes. C’était en décembre ; il faisait un froid à ne pas mettre un chien dehors, et ne voyant rien auprès de l’échalier, il dit tout haut : — Où est donc la bête qui jette tout le monde à bas ? — La voici ! répondit une grosse voix, et aussitôt une lutte terrible s’engagea. Quel en fut le vainqueur ? On n’en sait rien. Mais toujours est-il que l’insensé qui était allé se battre avec Martine mourut quelques jours après, refusant de raconter ce qui lui était arrivé. Les bonnes femmes qui l’ensevelirent déclarèrent qu’il n’avait aucune trace de blessures sur le corps.

Il arrive souvent aux personnes qui voyagent le soir, à la campagne, d’apercevoir en marchant le long d’une rote, ou en passant un échalier, soit un peloton de laine, soit un couteau, soit un autre petit objet.

Malheur à qui se baisse pour le ramasser, et l’emporter chez lui, car la nuit suivante il ne pourra dormir. Les meubles de sa demeure seront culbutés et brisés ; lui-même sera arraché de son lit et battu jusqu’au jour.

C’est Martine, le mauvais génie.

Les gas de Montours sont braves, c’est reconnu, un brin têtus et tant soit peu querelleurs. Aussi, malgré le malheur arrivé à l’un de leurs camarades, deux jeunes gens résolurent d’aller provoquer la bête, et tâcher de lui jouer un tour si c’était possible. Ils se rendirent, par un beau clair de lune, afin de mieux voir à qui ils avaient affaire à l’endroit désigné et attendirent de pied ferme. Un quart d’heure se passa et ils commençaient à désespérer de rencontrer Martine, lorsque tout à coup ils virent sortir d’une has[5] deux grandes chèvres gares[6] dont le poil traînait jusqu’à terre, avec des cornes d’une longueur énorme.

Leouis[7] le plus courageux, dit à Joson[8] : « Enfourchons les bêtes » et ils sautèrent à califourchon sur les biques. Aussitôt que celles-ci furent montées leurs jambes s’allongèrent démesurément, puis elles partirent avec une vitesse incroyable. Un cerf au galop n’aurait pu les suivre.

Le poil des chèvres et les cheveux des cavaliers volaient au vent. Les biques semblaient aller droit devant elles, franchissant les talus, les haies, les fossés, traversant bois et broussailles. Elles s’arrêtèrent enfin sur le haut d’un rocher dominant une rivière. L’un des gas dit en reprenant haleine : « À tout coup é n’passeront tout de même point c’te rivière. » Il n’avait pas achevé de parler que le torrent était franchi et que son compagnon s’écriait : « Quel saut pour des biques ! » Soudain, et en même temps, les chèvres firent une telle ruade que les deux cavaliers, lancés à plus de dix mètres dans la poussière, perdirent connaissance. Quand ils revinrent à eux, ils étaient près de leur demeure, brisés, moulus, jurant qu’ils laisseraient désormais Martine tranquille.

  1. Échalier.
  2. Nom donné aux petits sentiers.
  3. Truie.
  4. Trou.
  5. Haie.
  6. Blanches et noires.
  7. Louis.
  8. Joseph.