Contes de l’Ille-et-Vilaine/Le Diable courtisant les filles

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 217-221).


LE DIABLE COURTISANT LES FILLES

Lorsqu’on quitte le petit bourg de Derval, dans la Loire-Inférieure, pour venir vers Rennes, on descend une côte assez rapide qui porte le nom du Tertre rouge. Au versant de cette côte, à droite, est un petit village appelé la Robinais.

Or, il n’y a pas plus de cinquante ans, les filles de la Robinais aimaient trop la danse, il faut bien le reconnaître. Elles se réunissaient le dimanche soir, et souvent même plusieurs fois par semaine, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre, pour se divertir jusqu’à une heure assez avancée de la nuit.

Les gars non seulement du village, mais de tous les environs, venaient à ces réjouissances.

Un soir, on fut bien surpris de voir arriver un beau monsieur, qui demanda la permission de prendre part à la danse. Comme il avait fait sa demande bien poliment, on ne le refusa point et même bientôt ce fut à qui danserait avec lui, tant il était aimable.

À partir de ce jour, il assista à toutes les fêtes. On ne savait ni qui il était, ni d’où il venait ; mais il était si gai, si plein d’entrain qu’il avait su enjôler tout le monde.

Cependant les jeunesses qui dansaient avec lui, cessaient d’aimer le travail, ne songeaient qu’au plaisir et se faisaient belles pour plaire au monsieur.

Plusieurs d’entre elles quittèrent le pays et n’y revinrent jamais. Malgré cela l’étranger continuait à venir au village et se montrait surtout assidu près d’une fille du nom de Jeanne. Ils valsaient un soir ensemble, chez la femme Guérin, lorsque celle-ci, assise dans un coin avec sa garçaille sur les genoux, fit la remarque que, chaque fois que le couple s’avançait, l’enfant jetait des cris lamentables. Ce fait étrange l’étonna.

Elle avait entendu dire que, lorsque le diable s’approchait d’un innocent, c’est-à-dire d’une garçaille n’ayant pas l’âge de raison, le pauvre petit se mettait à pleurer. Elle examina donc attentivement les jambes du monsieur, car elle savait aussi que Satan peut s’enmorphoser (se métamorphoser) comme il veut, mais qu’il lui reste toujours un pied difforme.

Qu’on juge de son épouvante, lorsqu’elle vit au bout du pantalon du danseur un pied fourchu. Elle le fit remarquer à plusieurs jeunes gars qui, sans mot dire, sortirent aussitôt, montèrent à cheval et, s’en allèrent au galop chercher le curé de Fougeray, car celui de Derval était absent.

Le prêtre arriva heureusement quelques secondes avant minuit. Il était revêtu de l’étole et avait à la main le goupillon plein d’eau bénite. Il entra aussitôt, à la stupéfaction des danseuses, s’avança vers l’étranger qui tenait Jeanne par la main et l’aspergea d’eau bénite. Satan, car c’était lui, jeta un cri de rage et de souffrance, puis s’accula dans un coin.

— Comment voulez-vous que je le fasse disparaître ? dit le curé ; en vent, en pluie ou en fumée.

— Pas en pluie s’écria-t-on, j’serions noyés.

— Pas en vent non plus, ajouta la bonne femme chez laquelle on dansait, ma maison cherait.

— En fumée alors, répondit le prêtre. Et il aspergea d’eau bénite le diable qui disparut en fumée par la cheminée, en laissant une odeur de soufre derrière lui.

Trois tours de danse de plus, assure-t-on, et Jeanne était perdue.

Cette fille, qui est morte jeune, avait conservé sur le bras la marque de la griffe que le diable lui enfonça au moment où il fut aspergé par le curé de Fougeray.

(Conté par Marie Bregeon, fermière à
la Belle-Étoile, commune de Fougeray,
âgée de 58 ans.)