Contes de l’Ille-et-Vilaine/La Vengeance de sainte Émérance

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 103-109).


La
VENGEANCE DE SAINTE EMERANCE
(légende)

Lorsque l’on quitte la petite ville de Bain, par la route de Châteaubriant, on aperçoit d’abord un bel étang, puis le village de la Chapelle. Ce village, dont le nom rappelle l’existence d’une chapelle détruite, a seulement conservé, comme dernier vestige de l’ancien édifice religieux, une grossière statue de bois vermoulu qui représente, dit-on, Sainte Emerance.

Cette statue se trouve sur le bord de la route, dans une cavité de mur, et le voyageur qui passe en ces lieux est très intrigué de voir, sur la tête de la sainte, une quantité de petits bonnets d’enfants.

Sainte Emerance a le pouvoir, paraît-il, de donner du lait aux nourrices qui n’en ont pas suffisamment, et il en vient de tous côtés, et de très loin, qui offrent à la sainte un bonnet qu’elles lui posent sur la tête.

Un jour qu’il était chaudebaire[1], le gas Victor, un mauvais sujet de Bain, s’en alla plaisanter sainte Emerance sur son lait et ses bonnets. Il ne se borna pas à des injures, il frappa la statue de son bâton, et jeta les bonnets par terre.

Il n’eut pas plutôt commis ce sacrilège, que du lait lui sortit par le nez et les oreilles et, en telle abondance, que ses vêtements en furent bientôt couverts.

Il rentra chez lui pour se laver et changer de vêtements ; mais rien n’y fit, le lait continua de couler. La mère de Victor lui dit :

— Il ne te reste qu’une chose à faire, malheureux enfant, c’est d’aller te mettre à genoux devant sainte Emerance, te repentir de ta faute et lui demander pardon.

Le vaurien, vraiment effrayé, suivit le conseil de sa mère et jura de ne plus recommencer.

— Je veux bien, pour cette fois, écouter ta prière, lui dit la sainte, mais prends garde à toi, car malgré ton jeune âge tu t’enivres, et, une fois dans cet état, tu deviens violent et colère. Si tu ne te corriges pas, il t’arrivera malheur. Ta mère, elle, est une sainte et digne femme, à laquelle je te prie de remettre le fromage que voici, qui m’a été offert par des pèlerins. Elle seule devra en manger, et toi tu n’y toucheras pas, rappelle-toi ma recommandation.

Victor, heureux d’être débarrassé de son lait, porta le fromage à sa mère. Chose étonnante, la bonne femme en mangea tous les jours et le fromage ne diminua pas.

La mère de Victor, étant tombée malade, fut obligée de s’aliter et ne put faire de cuisine. Son fils, ennuyé de ne manger que du beurre avec son pain, coupa un morceau de fromage de la sainte, malgré la défense qui lui en avait été faite.

Lorsqu’il ouvrit une seconde fois le buffet, toujours pour y prendre du fromage, il ne le trouva plus, et vit à sa place un gros chat noir qui se sauva dans l’appartement.

Victor, qui avait encore bu, plus qu’il n’aurait dû le faire, se précipita sur un bâton et frappa le chat de toutes ses forces.

Soudain, à la place de l’animal, il vit sainte Emerance qui s’écria : « Méchant garçon, tu me frappes encore ! Tu es donc incorrigible et tu n’as tenu compte d’aucune de mes recommandations. Tu continues à boire, tu as mangé le fromage auquel je t’avais défendu de toucher, tu es toujours aussi violent et aussi colère.

« Pour ta punition, tu vas te rendre au bourg de Teillay, où tu te feras indiquer la route aux lièvres qui traverse la forêt. Une fois sur cette route, tu iras te placer sous un grand hêtre qu’on aperçoit de loin, et bientôt tu entendras le son des cors et les aboiements des chiens. Ce sont les barons de Châteaubriant qui chassent une biche.

« Lorsque l’animal passera près de toi, il s’arrêtera pour te donner le temps de monter sur son dos, et tu me l’amèneras.

« Exécute bien de point en point tout ce que je viens de te dire, et si tu t’en écartes d’une ligne, tu le regretteras toute ta vie. »

Victor se rendit sur la route aux lièvres, dans la forêt de Teillay, et vit bientôt la chasse s’avancer vers lui. Une biche couverte d’écume s’arrêta ; il l’enfourcha et la conduisit vers Bain.

Lorsqu’il eut dépisté les chiens des barons de Châteaubriant, il se dit en lui-même : « C’est assez agréable de courir ainsi sur une biche. Si au lieu de m’en aller tout droit, je faisais une promenade à travers champs, sainte Emerance n’en saurait rien. »

La bête, en voyant qu’il cherchait à l’éloigner de la route, poussa des soupirs et voulut résister ; mais il la frappa si violemment de son bâton qu’elle partit au galop.

Une fois lancée, elle ne s’arrêta plus. Ce fut une course vertigineuse, fantastique, échevelée, folle ; elle passait à travers les halliers des bois, les haies des champs, les genêts, les buissons, les ajoncs, et malgré tout ce que fit son conducteur pour l’arrêter, il ne put y réussir.

Tout à coup elle arriva sur le bord d’un précipice. Victor, tremblant de frayeur, voulut à toute force la retenir, mais il n’y parvint pas. Elle s’élança dans l’espace et lui, perdant connaissance, roula dans une carrière abandonnée d’une profondeur immense.

Lorsqu’il reprit ses sens, il se tâta et vit qu’il n’avait aucun mal. Depuis des siècles, les feuilles tombées des arbres s’étaient amoncelées au fond de ce ravin et formaient une litière qui avait amorti sa chute.

Il chercha aussitôt une issue, pour sortir de ce puits profond et n’en trouva aucune. Les parois en étaient aussi lisses que du marbre taillé.

Après avoir appelé de toutes ses forces, gémi, pleuré, et tout cela inutilement, il se consola, il le fallait bien, et se demanda comment il allait vivre.

Des châtaigniers qui ombrageaient l’ouverture du précipice y avaient laissé tomber leurs fruits. Il en ramassa des quantités considérables qu’il emmagasina dans une grotte profonde qui lui servit en même temps de demeure et où il se fit un lit de feuilles sèches.

Presque chaque nuit, des animaux — lièvres et lapins — tombaient en courant dans ce gouffre. Il s’en emparait et, comme il avait un briquet sur lui, et que le bois mort ne manquait pas, il allumait du feu et les faisait rôtir.

Les habitants du pays s’éloignaient de ce ravin qu’ils croyaient hanté par le diable, et lorsqu’ils virent de la fumée s’en échapper, ils l’appelèrent le trou de l’enfer.

Victor vécut dans cette prison souterraine pendant de longues années ; mais depuis bien longtemps il n’en sort plus de fumée, et le malheureux a dû rendre son âme à Dieu, à moins que ce ne soit au diable.

(Conté par Alexandre Roger,
aubergiste à Bain.)

  1. Presque ivre.