Contes de l’Ille-et-Vilaine/Jeanne l’Hébétée

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 144-156).


JEANNE L’HÉBÉTÉE


I

Le père Guenoche Boniface, du village des Riais dans la commune de Bain, n’était point un mauvais homme, bien le contraire : c’était un petit vieillard toujours souriant, toujours poli, toujours prévenant.

Il baissait humblement la tête et saluait jusqu’à terre toutes les personnes qu’il apercevait, voire même celles qu’il ne connaissait pas.

Je me suis longtemps demandé, lorsque j’étais enfant, pourquoi ma grand’mère disait toujours en le rencontrant : « Boniface est trop poli pour être honnête. »

Maintenant, je sais pourquoi.

Le père Guenoche était, paraît-il, tant soit peu fripon. Aussi ses voisins ne l’avaient point en grande estime, parce qu’ils ne comprenaient pas, — ou plutôt comprenaient trop, — comment il se faisait qu’étant fainéant et ne possédant rien, Boniface eût toujours chez lui des provisions de toutes sortes.

Ainsi, le bûcher qui était à sa porte ne diminuait jamais, et cependant on faisait bon feu chez le père Guenoche, qui de sa vie n’avait acheté de bois.

Les plaisants disaient qu’il se chauffait avec du bois de lune ! Cela voulait dire qu’il s’en allait la nuit, au clair de lune, chercher dans les champs le bois qui s’y trouvait et que les propriétaires avaient négligé d’enlever.

Il ne possédait pas un seul lopin de terre, ni le plus petit courtil derrière sa masure, et son grenier était rempli de pommes de terre, de châtaignes, de fruits, etc.

C’étaient encore, m’est avis, des provisions de lune !


II

Boniface Guenoche n’avait pas été heureux dans ses spéculations. Il avait voulu faire un mariage d’argent, et pour cela il avait épousé une jeune fille presque idiote, appelée Jeanne l’Hébétée, qu’il supposait devoir être riche un jour. Or il arriva, qu’à la mort des parents de l’héritière, ces derniers avaient plus de dettes que d’avoir, ce qui fit que Boniface fut attrapé.

Il s’en consola facilement, car il n’était pas homme à se faire du chagrin. Sa femme lui tint lieu de servante, et il ne lui en fallait pas davantage. Il ne la rendait pas malheureuse, car elle faisait tout ce qui lui était agréable ; Boniface ne pouvait pas d’ailleurs être bien gênant : il ne rentrait chez lui que pour manger et dormir ; le reste du temps s’écoulait en promenades par les champs et les bois.

La pauvre Jeanne l’innocente, — comme l’appelaient aussi ses voisins, — avait besoin d’aimer, paraît-il, car toute son affection s’était reportée sur un animal avec lequel elle vivait presque exclusivement. Or, cet animal, le croirait-on ? était un cochon ! Elle partageait ses repas avec lui, le promenait sans cesse, le caressait comme si c’eût été un petit chien ou un angora, lui donnait les noms les plus tendres, et l’ornait de toutes sortes d’atours. Elle lui attachait des rubans aux oreilles, autour du cou, et allait jusqu’à lui faire porter des bagues à la queue.


III

Un cousin du père Guenoche, qui habitait le petit village de la Ferté, près de celui des Riais, vint un jour pour inviter Boniface et sa femme à son mariage qui devait avoir lieu le lendemain. Il n’y avait à la maison que Jeanne qui lui promit d’y aller et de faire part de son invitation à son mari.

Comme Jeanne l’Hébétée voulait emmener son cochon à la noce, elle lui essaya, le matin de la fête, plusieurs toilettes, le para de ses plus beaux atours, lui mit une couronne de fleurs sur la tête et l’enrubanna le mieux qu’elle put.

L’animal, ainsi affublé, sortit dans le chemin du village où il fut aperçu par un chien qui, peu habitué à voir des cochons semblables, se mit à le poursuivre tant et si bien que la bête prit la fuite.

Un peu plus tard, Jeanne qui s’était occupée de sa toilette à son tour, ne voyant pas rentrer son favori, l’appela et le chercha sans pouvoir le trouver. Elle pleurait comme une mère qui a perdu son enfant. Boniface en eut pitié et lui dit : « Va de ton côté et moi du mien ; en agissant ainsi nous le retrouverons plus facilement, et si tu découvres quelque chose d’extraordinaire ne manque pas de m’appeler. »

Chacun prit un chemin différent.

Il n’y avait pas dix minutes qu’ils s’étaient quittés que Boniface l’entendit crier de toutes ses forces.

Il accourut promptement, et fut tout surpris de trouver sa femme occupée à regarder un grand genêt qui avait une bouse de vache sur la branche la plus élevée.

Vois donc, vois donc, disait-elle, la vache qui a fait cela devait-elle être grande !

— Innocente ! répondit Boniface en haussant les épaules, c’était bien la peine de me déranger. Tu ne vois donc pas que ce genêt avait été couché par terre, et qu’il s’est relevé ensuite avec cette bouse qui fait ton admiration. Tu seras, je le crains bien, bête jusqu’à la fin de tes jours.

Jeanne, satisfaite de l’explication, continua ses recherches, et le père Guenoche retourna vers l’endroit d’où il était venu.

Mais quelques minutes plus tard ce fut lui qui, de son côté, appela sa femme pour lui aider à charger sur son épaule une valise remplie de pièces d’or qu’il avait trouvée.

Ils retournèrent chez eux cacher leur trésor, et Boniface ayant fait comprendre à sa moitié qu’avec cette fortune il pourrait lui acheter tous les cochons qu’elle souhaiterait, l’innocente se consola.

Ils partirent ensuite pour aller à la noce de leur cousin.


IV

Comme les époux Guenoche étaient en retard à cause de la perte du malheureux cochon, lorsqu’ils arrivèrent tout le monde était à table et ils furent émerveillés du grand nombre de plats qui étaient servis. Cela leur sembla d’autant plus étonnant que les nouveaux mariés n’étaient que de pauvres gens comme eux. Ils en eurent bientôt l’explication.

« Vous avez bien fait de venir partager le repas de votre cousin, leur dit-on, car il n’y a que lui pour avoir une pareille chance. Figurez-vous que juste au moment où il était à se demander ce qu’il donnerait à manger à ses invités, un cochon, paré comme pour une noce, est entré chez lui, envoyé sans nul doute par la Providence, pour le tirer d’embarras. »

Jeanne manqua s’évanouir en entendant ce récit. Mais le voisin qui leur racontait cela ne s’en aperçut pas et continua.

« Il l’a bien vite saigné et mis à toutes les sauces. Vous n’avez jamais mangé ni meilleurs boudins ni pareilles saucisses ! Et le lard rôti donc ? Oh ! s’écria-t-il, j’y songerai longtemps, à ce fameux dîner. »

Boniface fit signe à l’Hébétée de modérer son émotion et de manger, comme les autres, ces mets si vantés.

Jeanne était gourmande, aussi fit-elle taire son chagrin en avalant force boudins et saucisses.

Selon l’usage des noces bretonnes, on resta à table toute la vesprée, puis on dansa toute la nuit, et le lendemain on recommença à manger ce qui restait de la veille.

Quand il n’y eut plus rien à prendre, c’est-à-dire quand le tonneau de cidre fut vide et qu’il ne resta même pas un morceau de pain pour les époux, chacun reprit le chemin de son logis.


V

En arrivant à leur demeure, le père et la mère Guenoche rencontrèrent un étranger assis sur la margelle du puits, qui leur demanda s’ils n’avaient pas trouvé, la veille, une valise qu’il avait perdue.

« Non, ma foi, » s’empressa de répondre Boniface. Sa femme qui n’était pas à sa hauteur, lui dit :

« Mais, notre homme, j’ons cependant trouvé queuque chose hier. »

Boniface lui imposa silence et pria l’inconnu de ne pas faire attention aux paroles d’une malheureuse privée de sa raison.

L’étranger n’insista pas davantage et s’en alla.

Il n’y avait pas une heure qu’il était parti, qu’une bande de voleurs vint frapper à la porte des époux Guenoche.

Boniface, qui les avait aperçus, déterra bien vite son trésor, le chargea sur son dos, et se sauva le plus promptement qu’il put, par une porte de derrière donnant sur la campagne.

Sa femme, se croyant obligée de l’imiter, voulut, elle aussi, emporter quelque chose, et ne trouvant à sa portée qu’un sac de pommes de terre s’en empara et suivit son mari.

Lorsqu’ils eurent marché quelques instants, ils comprirent que, chargés comme des baudets, ils ne pourraient aller loin sans être rattrapés ; aussi résolurent-ils de monter dans un arbre pour éviter les voleurs et regarder de quel côté ceux-ci se dirigeraient.

Il y avait justement près d’eux un gros châtaignier, dont les branches n’étaient pas trop élevées, et dans lequel ils grimpèrent en s’entr’aidant.

À peine étaient-ils blottis au milieu du feuillage, que les voleurs arrivèrent acharnés à leur poursuite, et vinrent justement sous l’arbre dans lequel ils étaient montés, parce que de cet endroit on dominait toute la campagne environnante.

Ne comprenant rien à la disparition subite des époux Guenoche les bandits se doutèrent d’un piège et résolurent d’attendre, sous cet arbre même, le retour des fugitifs, qui d’après eux devaient être cachés dans le voisinage.

Qu’on juge de l’effroi de Boniface et de sa moitié, en les voyant s’installer à leur aise sous le châtaignier, allumer du feu, attirer leurs provisions et s’apprêter à faire bombance.

Jeanne l’Hébétée ployait sous son fardeau et sentait les pommes de terre lui briser les épaules et le dos.

Tout à coup, à un mouvement qu’elle fit, le sac, qui était mal attaché, se délia et les tubercules tombèrent comme des bombes sur la tête des voleurs qui, surpris et effrayés, se sauvèrent à toutes jambes.

L’innocente, ravie d’avoir si bien réussi à renvoyer ses ennemis, descendit du châtaignier, et se mit à rire aux larmes en les voyant fuir dans toutes les directions.

Les bandits s’arrêtèrent cependant et eurent honte de leur frayeur. Le moins poltron les rallia et ils revinrent sur leurs pas.

La pauvre hébétée était toujours là qui se tordait à force de rire. Lorsqu’elle les vit, il était trop tard pour se sauver. Les brigands l’entourèrent, s’emparèrent d’elle, l’attachèrent solidement au pied de l’arbre et menacèrent de la tuer si elle ne leur disait immédiatement où s’était caché Boniface.


VI

Jeanne aurait bien voulu ne pas trahir son mari mais comment faire ? sa vie en dépendait.

Elle eut cependant le courage de ne pas prononcer un mot pouvant le compromettre ; seulement elle le chercha des yeux dans le feuillage pour le consulter sur ce qu’elle devait faire, et cette manœuvre seule suffit aux voleurs pour le découvrir. Ils l’aperçurent avec sa sacoche, collé comme un écureuil contre une branche autour de laquelle il tournait comme un pivert, afin de se dérober à leurs regards.

L’un des brigands arma son fusil et menaça de le descendre s’il ne venait aussitôt déposer à leurs pieds le trésor qu’il avait sur les épaules.

Toute fuite était impossible, toute résistance absurde ; aussi Boniface laissa choir en gémissant, sa regrettée valise et descendit au milieu de la bande qui, pour le récompenser, l’attacha au même arbre que sa femme et les laissa là tous les deux, dos à dos, en emportant leur fortune.

Les malheureux eussent sans doute passé la nuit dans cette position gênante, si l’étranger qu’ils avaient rencontré le matin, n’était venu briser leurs liens et dire à Boniface :

« Tu vois, bonhomme, que l’argent volé ne profite jamais. »

Puis il ajouta : « Les brigands eux-mêmes qui viennent de s’en aller avec mon argent n’iront pas loin sans être arrêtés, car j’ai prévenu la maréchaussée qui les attend près d’ici. »

— Qui donc êtes-vous ? » demandèrent-ils.

— Je suis un saint du Paradis, répondit l’inconnu, envoyé par Dieu tout exprès pour voir jusqu’où pouvait aller ton penchant pour le vol. Maintenant que je suis fixé sur ton compte, je te préviens que si tu ne cesses la vie de rapine que tu mènes depuis trop longtemps déjà, tu recevras bientôt le châtiment de tes crimes. »

Après avoir prononcé ces paroles, le saint cessa d’être visible pour les époux Guenoche qui s’en retournèrent chez eux en méditant sur ce qu’ils venaient de voir et d’entendre.

À partir de ce jour, Boniface changea d’existence ; il devint aussi laborieux qu’il avait été fainéant, et voulut, sur le produit de son travail, rendre à tous ses voisins la valeur du dommage qu’il leur avait causé.

Il mourut en saint homme, bénissant Dieu de l’avoir converti.

(Conté par le père Marnel,
facteur à Bain, âgé de 69 ans).