LE FER À CHEVAL DE MA TANTE JOSÉPHINE



Je n’ai jamais vu autant de jolies filles qu’à Trois-Rivières, mais, d’un autre côté, un si grand nombre de filles à marier. Pourquoi ? Je me le demande. Peut-être parce que dans les petites villes on connaît aussi bien les défauts que les qualités d’un chacun. Et cet état de choses remonte très loin, s’il faut en croire l’histoire que me raconta ma tante Joséphine, une après-dînée d’hiver que j’étais assis à ses pieds près de la cheminée où flambaient de grosses bûches.

Ma tante Joséphine avait dû être ravissante dans l’épanouissement de ses vingt ans, à en juger par ses restes qui sont gravés dans ma mémoire.

Je revois encore sa petite personne gracile, délicieuse comme une figurine de Tanagra, presque perdue dans le grand fauteuil de damas vert. Qu’elle était digne et aimable, avec ses bandeaux de neige et sa coiffe de fine dentelle, ses yeux perçaient encore, à soixante-dix ans, des échappées de jeunesse, et ses lèvres minces et pâles ensoleillées par un éternel sourire de bonté !

J’étais un favori dans la maison de briques rouges de la rue des Forges, d’où le maître, hélas ! était parti depuis des années.

Deux fois la semaine, le jeudi et le dimanche, me soulevant sur la pointe des pieds, je laissais retomber le marteau de fer forgé — une tête de lion à la crinière hérissée qui montrait des crocs formidables. Le plus souvent, c’était la vieille servante, Angélique, qui venait m’ouvrir. Quelquefois, cependant, ma tante, en personne, me faisait l’honneur de m’introduire dans le calme intérieur. À mon entrée, elle m’appliquait un bon gros bec sur les deux joues, puis s’informait de ma santé, de mes succès à l’école. Cela fait, elle me poussait une chaise près de la longue table ovale de la salle à manger. Ce geste faisait mon bonheur : les confitures, les gâteaux et la crème n’étaient pas loin. Ah ! les délicieuses confitures, les succulents gâteaux de ma tante Joséphine, ils sont inséparables du souvenir de la chère disparue.

Mais, je m’écarte de mon sujet.

Au nombre des objets qui m’étaient familiers mais dont quelques-uns avaient longtemps intrigué ma curiosité, il me faut mentionner un fer à cheval, fer banal, tout rouillé, comme il nous arrive d’en trouver sur notre route.

Celui dont je veux parler occupait la place d’honneur du salon, sur une console de marbre. Il était couché sur un coussinet de peluche pourpre et recouvert d’un globe, sur lequel l’œil ne surprenait pas un grain de poussière. On n’eût pas marqué plus de considération pour une couronne dans un musée national.

Après de longues hésitations, je voulus savoir à tout prix.

Au risque de m’attirer des réprimandes avec ma question indiscrète, je pris mon courage à deux mains et suppliai ma tante de me raconter l’histoire du fer à cheval.

Voici ce qu’elle me narra.

***

Ma tante Joséphine ne s’était jamais senti la vocation de nonne, moins encore de vieille fille. Oh ! cet aveu, elle le faisait en toute sincérité. Elle n’allait pas il est vrai, jusqu’à offrir sa main, mais la réserve et la pudeur sauvegardées, elle en parlait d’abondance à qui voulait l’entendre. Pècha-t-elle par excès, c’est possible.

La jeune fille, toutefois, comme dans le conte du bon Perrault, ne voyait rien venir, sinon le soleil qui poudroyait, l’herbe qui verdoyait et… en hiver, la neige qui tombait.

Et les années s’ajoutaient aux années. Chaque anniversaire lui faisait dire, avec dépit et mélancolie, que si beaucoup, à Trois-Rivières, sont appelées, peu sont élues.

***

Elle avait alors vingt-quatre ans.

Désirable encore avec ses formes charmantes, ses yeux rieurs et d’un bleu caressant, sa peau d’un blanc transparent, son heureux naturel, elle n’en commençait pas moins à désespérer, pleine d’appréhension. Dans un an elle serait cataloguée dans le registre des vieilles filles. Bon gré mal gré, il lui faudrait incliner ce front charmant pour être coiffée par sainte Catherine. En voilà une sainte du paradis qui n’est pas populaire parmi nos belles.

Aujourd’hui ce n’est plus la même chose. Autres temps autres mœurs. À vingt-cinq ans, Mademoiselle vous toise du haut de ses vingt printemps. Si l’homme meurt plus tôt, la femme vieillit plus tard.

***

Un soir d’octobre, soir désolé s’il en fut jamais, alors que les feuilles mortes étaient emportées en tourbillons par la pluie et le vent dans le ciel sale, ma tante regagnait le logis, la tête basse.

Elle faisait d’amères réflexions sur l’injustice du sort qui s’acharnait à elle, alors que d’autres moins bien douées voyaient la fortune leur sourire.

Soudain, elle tressaillit. Ses yeux venaient de tomber sur un fer à cheval, en face de la place du Marché.

Pas plus superstitieuse qu’une autre, elle l’était assez pour avoir vu le jour à Trois-Rivières.

Or, ce vieux fer à cheval, c’était une trouvaille, un talisman de bonheur. Elle n’eut donc rien de plus empressé que d’en prendre possession.

Avant de se mettre au lit, elle accrocha son fétiche près du petit bénitier de pierre blanche, dans la chambrette tendue de rose et… continua d’attendre.

***

L’automne passa, l’hiver passa, les feuilles recommencèrent à verdoyer, le soleil à poudroyer et ma tante ne voyait rien venir.

***

Elle était, ce soir-là, d’une humeur massacrante. C’est que, le lendemain, l’heure fatale allait sonner.

La pauvre enfant n’en serait pas un brin moins attirante, moins bonne, moins spirituelle, mais elle aurait atteint le tournant dangereux de la vie où les roses se font de plus en plus rares sous les pas de la jeune fille.

Elle serait une vieille fille. Et si les enfants sont sans pitié pour le grand monde, le grand monde est sans pitié pour les vieilles filles.

Qui de nous, cependant, n’a pas connu de ces femmes séduisantes dont le seul tort est de s’être laissé damer le pion par des cadettes qui ne les valaient pas, loin de là. Et combien de dévouements héroïques et ignorés de la part de celles que l’on est trop souvent enclin à tourner en ridicule.

Ce soir-là donc, ma tante, d’un caractère naturellement doux, donna libre cours à sa colère.

Quand elle vit que tout était fini, que le Prince charmant si longtemps attendu, si impatiemment désiré ne se présentait pas, elle bondit sur le talisman qu’elle tint en partie responsable de sa guigne, et, par la fenêtre ouverte, le lança rageusement dans la rue :

— Loin d’ici, fer à cheval de malheur ! s’écria-t-elle.

Et elle s’écroula sur sa couche, la tête enfouie dans l’oreiller qu’elle mouilla de ses larmes.

***

À ce moment précis traversait la rue un monsieur bien mis, qui, de goûts pacifiques, avait juré ses grands dieux, lui, de ne jamais prendre femme, n’aimant pas les aventures.

Il avait trente-cinq ans. C’était donc un jeune homme, bien que son crâne fût chauve comme un œuf. Ni beau ni laid, d’une intelligence ordinaire, pas de vices, le cœur sur la main, employé de l’État à l’hôtel de la Douane, Arthur Bournival était un parti fort acceptable pour une jeune fille qui ne passe pas son temps à bâtir des châteaux en Espagne dans le pays des romans.

Il arriva donc que, au moment où le monsieur en question mettait le pied sur le trottoir en bois aux planches disjointes, sa tête vint en collision avec le fer à cheval.

Il ne connaissait rien de l’astronomie, et trouva très déplaisant de commencer l’étude de cette science par les bolides. Il en vit trente-six étoiles.

Fumant de colère, il leva les yeux.

La jeune personne n’avait pas disparu assez tôt.

M. Bournival, armé de la pièce à conviction, frappa à coups redoublés à la porte de la demeure de la jeune fille.

Un gros courtaud vint ouvrir.

Et aussitôt :

— Je veux voir votre fille, clama M. Bournival, en brandissant le fer à cheval.

Le père de ma tante, à la vue de ces traits enflammés, de ce bras armé, en entendant cette voix courroucée, se crut en présence d’un fou furieux.

Il eut peur.

Il allait refermer la porte, quand le jeune homme fit un pas en avant.

— Je veux voir votre fille, répéta-t-il, avec plus d’assurance.

— Et moi, je vous dis que vous ne la verrez pas.

— Et moi, je vous dis que je vais la voir. Je le veux.

Le père s’échauffait. Il cria tout rouge :

— Je vous dis que non. Je voudrais bien savoir qui est maître ici, polisson que vous êtes ! En voilà une manière de demander à voir une jeune fille.

— Vous en parlez à votre aise. Ignorez-vous donc que j’ai failli me faire assommer en pleine rue, et par votre fille encore ?

Les deux hommes bouillaient, les voix avaient des éclats sonores dans la tranquillité du soir, les piétons s’arrêtaient, faisaient cercle. Là-bas, un gardien de la paix s’amenait d’un pas lent et majestueux.

Attirée par le bruit de ce tapage insolite, la jeune fille parut au haut de l’escalier.

— Papa, dit-elle, fais donc monter M. Bournival ; je vais t’expliquer.

Autant pour échapper aux lazzi des curieux que pour obtenir des éclaircissements sur cette affaire, le père se rendit à la demande de sa fille.

Ma tante, qui se savait seule responsable de cette mauvaise aventure, voulut se faire pardonner. Aussi se montra-t-elle des plus aimable. Elle avait séché ses larmes et un sourire plein d’aménité arquait gentiment ses lèvres. C’était le soleil après la pluie.

Elle prit elle-même le chapeau et la canne des mains de M. Bournival, et le pria de daigner prendre le fauteuil qu’elle lui avança.

Comment tant de grâce et d’empressement n’auraient-ils pas désarmé le plus intraitable ?

Ce fut donc d’un ton radouci que le jeune homme commença :

— Je venais de quitter un ami et traversais la rue, quand tout à coup…

— Inutile de continuer, interrompit ma tante. J’ai d’humbles excuses à présenter à M. Bournival, et j’espère qu’il voudra bien ne pas trop m’en vouloir de mon étourderie.

Le jeune homme s’inclina.

— Je n’y pense déjà plus, fit-il, avec une galanterie parfaite.

Ma tante, tout de même, raconta comment cela s’était passé. Naturellement, sa pudeur lui interdit d’entrer dans les détails et d’expliquer la cause de son ressentiment.

— Enfin, s’enquit M. Beaulieu, peu satisfait des explications de sa fille, tout cela est bel et bon. Mais, je voudrais bien savoir quelle mouche t’avait piquée pour risquer, à propos de rien, de tuer les passants ?

— C’est que, répondit ma tante en rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux blonds, c’est que… c’est difficile à dire.

M. Beaulieu devenait d’une ténacité désespérante.

— Admettons que ce soit difficile, donne-nous une raison, néanmoins. En voulais-tu à ce monsieur ?

— Pas plus à lui qu’aux autres, répondit-elle les yeux sur la pointe de ses souliers.

— Alors ?

La jeune fille s’impatienta.

— Je vous raconterai cela à vous seul. Je ne puis toujours pas mettre les étrangers au courant de mes affaires intimes.

M. Bournival, de plus en plus empressé, à mesure que le dialogue se poursuivait, intervint :

— Je vous en prie, Monsieur Beaulieu, vous me feriez plaisir en ne parlant plus de cet incident qui n’a pas la moindre importance.

Cependant, quinze jours plus tard, c’est de son propre mouvement que la jeune fille avoua à M. Bournival le motif secret de son courroux.

Faut-il ajouter que le soir de l’incident sans importance ce dernier n’était rentré que tard dans sa chambre vide de célibataire.

Et s’il s’était attardé chez ma tante, ce n’était certainement pas pour les beaux yeux du chef de la maison qui était ennuyeux comme une pluie du mois des morts.

Et va dire, mon petit, conclut ma tante, qui fut très, heureuse en ménage, que les vieux fers à cheval ne portent pas chance.