CONTES DE CHEZ NOUS


LE CASTOR DE MON ONCLE CÉSAIRE



Metternich. (S’adressant au chapeau).
Te voilà, — Légendaire !
Il y avait longtemps que…
(Avec un petit salut protecteur).
Bonjour !
(Ironiquement, comme si le chapeau s’était permis de réclamer).
Tu dis ?… Hein ?…
(Il lui fait signe qu’il est trop tard).
— Non ! Douze ans de splendeur me contemplent en vain
Du haut de ta petite et sombre pyramide :
Je n’ai plus peur.
(Il le touche du doigt et riant avec impertinence).
Voici le bout de cuir solide
Par lequel on pouvait, sans trop te déformer,
T’enlever, tout le temps, pour se faire acclamer !
Toi, — dont il s’éventait après chaque conquête,
Toi, qui ne pouvais pas, de cette main distraite

Tomber sans qu’aussitôt un roi te ramassât,
Tu n’es plus aujourd’hui qu’un décrochez-moi ça,
Et si je te jetais, ce soir, par la croisée,
Où donc finirais-tu, vieux bicorne ?

Flambeau. (Dans l’ombre à part).

Au Musée.

Metternich. (Tournant le chapeau dans ses mains).
Le voilà, ce fameux petit !… Comme il est laid !
On l’appelle petit, d’abord est-ce qu’il l’est ?
(Haussant les épaules, et de plus en plus rancunier).
Non. — Il est grand. Très grand. Énorme. C’est en somme
Celui, pour se grandir, que porte un petit homme !…
(L’AIGLON, Troisième acte, Scène VII).


Il était grand, très grand, énorme. Le bicorne du vainqueur d’Austerliz ? Non : le castor de mon oncle Césaire.

Je me rappelle l’avoir vu dans mon enfance, quand j’allais passer mes vacances à Bécancourt. Il m’est resté de ce souvenir l’impression d’un rêve étrange et confus. Et cependant, jamais je n’oublierai le castor de mon oncle Césaire. Figurez-vous un cylindre tapissé d’un poil qui avait dû être lisse dans les jours de sa pimpante jeunesse, mais que l’âge et les hasards d’une vie accidentée avaient rendu bourru, rébarbatif, et qui, au soleil, avait des reflets brisés de vieux cuivre repoli. Cette bizarre figure géométrique s’élevait à une hauteur insolente, et se terminait par une superficie luisante et unie, quelque chose comme une patinoire, qui, par les belles journées, servait de lieu de récréation en plein air à des insectes aussi multiples que variés. J’allais omettre d’ajouter que ce cylindre poilu était entouré à sa base d’un large cercle concave gracieusement replié sur lui-même, comme la proue d’une pirogue indienne.

Mais si je n’ai pas perdu la mémoire du tuyau de poêle de mon oncle Césaire, j’ai encore meilleure souvenance de ce dernier. Je vivrais cent ans, que je le verrais toujours présent à mes yeux, tel que je l’aperçus pour la dernière fois dans la forge de Lucien Gagnon dont la réputation de maréchal ferrant excellent, de bon garçon, et de lutteur herculéen, s’étendait à dix lieues à la ronde.

Césaire Lahaye portait allègrement ses soixante-deux ans bien sonnés. C’était un homme petit, maigrelet, chauve, précieux, la barbe en éventail si clairsemée que ça ne valait pas la peine d’en parler. Monsieur et Madame Lahaye, dont il avait été l’unique rejeton, partant le seul héritier, lui avaient laissé à leur mort, survenue à deux ans d’intervalle, une des plus belles terres de Bécancourt, à un demi-mille en haut de l’église. Le jeune Césaire, à cette époque décisive de sa vie, venait de sortir bon vingt-troisième de sa rhétorique, bien qu’il eût décroché un quatrième accessit de discours français. Il ne se sentait guère d’attrait pour la très noble et très patriotique vocation du laboureur, vocation qui a fort grand air dans un sonnet ou une pastorale, ou qui résonne harmonieusement aux oreilles flattées des commettants à la veille des élections générales, mais assez pénible quand il faut engranger par une chaleur de 93 degrés au-dessus.

Le jeune homme donc n’avait pas tardé à vendre la terre. Il gardait la maison ancestrale. Assez fortuné pour vivre sans extravagance, trop indolent pour achever ses études classiques, il opta pour la carrière de rentier de village.

Les débuts de cette existence oiseuse furent marqués de commentaires pour le moins peu approbateurs. Mais comme Césaire était la bonté même, qu’il donnait largement aux kermesses du village, payait régulièrement sa dîme, et ne faisait pas le fier, on le laissa vivre à sa guise. Les jupons de la riante paroisse de Bécancourt lui gardèrent toujours, il est vrai, un peu rancune de ce qu’il ne convola jamais. Mais lui, fort du conseil de saint Paul : « Mariez-vous, vous faites bien, ne mariez-vous pas, vous faites mieux », il avait continué son petit bonhomme de chemin et laissé dire. Il couchait seul et mangeait à l’auberge.

« C’est un original », voilà ce qu’on répondait à ceux qui s’enquéraient de mon oncle Césaire.

Où donc ce célibataire passait-il ses longues journées ? Là où je l’ai toujours vu : à la forge de Lucien Gagnon. Beau temps mauvais temps, il se rendait en cet endroit, couvert de son imposant castor.

Et, comme il prenait de son couvre-chef un soin extrême, jamais il ne mettait le nez dehors sans son parapluie, — j’allais dire son parachute, — d’un noir qui se rapprochait plus du sang de bœuf que de l’encre de Chine. Pleuvait-il ou neigeait-il, mon oncle dressait sa tente au-dessus de sa tête, afin de protéger son chapeau contre la pluie ou la neige fondante. Faisait-il beau, vite il ouvrait tout grand son parachute pour se garer des rayons du soleil qu’il trouvait toujours trop ardents.

Voilà comment le castor et le parachute avaient acquis, dans la paroisse, la réputation de deux inséparables.

Quand mon oncle était en train, il arpentait lestement la route, son castor rejeté en arrière de la tête. Le 24 juin surtout, le malheureux castor faisait des efforts inouïs de saltimbanque pour se retenir au crâne dénudé du vieux. Entre nous, je vous avouerai une chose. Mon oncle n’était pas un ivrogne. Ah ! pour ça, jamais de la vie. Mais… mais… comment dirai-je ? Il lui arrivait de se hasarder dans les vignes du Seigneur trois fois l’an : le premier de janvier, à Pâques, et, comme c’était un bon patriote, à la Saint-Jean-Baptiste.

Tiens ! observaient les villageois, monsieur Lahaye a perdu un pain de sa fournée.

En effet, le castor avait fait demi-tour en avant, et les sourcils, guère plus fournis que la barbe grisonnante, disparaissaient presque entièrement sous le cercle concave du volume tubulaire plus haut décrit.

Se trouvait-il en présence d’un personnage dont il redoutait l’ascendant — monsieur le maire, par exemple — mon oncle, qui était un timide honteux, je veux dire ces timides qui jamais n’avoueront leur faiblesse, plantait avec arrogance son castor sur son oreille, gauche ou droite, peu importait.

C’était sans doute une autre réminiscence de sa rhétorique, alors que les collégiens, aux jours de sortie, voulant en imposer aux jeunes filles, renversent crânement leurs casquettes à visière sur le côté de leurs classiques têtes.

***

Ce jour-là donc, mon oncle Césaire s’en allait à la forge de l’Éloi de Bécancourt, qui a toujours compté sur son patron pour le faire admettre en paradis. Un large mouchoir à demi-sorti de la poche de son veston de toile blanche, son parapluie sang de bœuf ouvert au-dessus de son castor passé en arrière de son crâne resplendissant, il traînait la jambe tant l’air était lourd. Dans les champs, hommes, femmes, enfants, mal protégés par les grands chapeaux de paille trop petits, brûlés par le soleil, mettaient en veillottes. Les criquets se plaignaient tout haut de la chaleur. Réfugiées sous l’ombre des chênes et des noyers, les bêtes s’assoupissaient langoureusement étendues sur le sol, balayant de leurs queues rageuses leurs flancs assaillis par les mouches importunes.

Lucien Gagnon battait un fer à cheval tout rouge sur son enclume qui rendait un son cadencé et mélodieux. Sous le choc du marteau volaient les étincelles. Deux chevaux de trait, la tête basse, la crinière longue, la queue rasant la terre, attendaient, attachés par un licou à deux gros anneaux en fer. Leurs maîtres, deux villageois de Sainte-Angèle-de-Laval, fumaient sans mot dire, assis sur l’établi. Près de la croisée, étaient suspendus les marteaux, les masses, les limes, les tenailles et la boîte en bois dans laquelle, frappés par un rayon de soleil traversant un carreau sale et poussiéreux, où une araignée achevait de tisser sa toile, brillaient les clous en lamé de stylet à grosse tête ronde et plate. De vieux fers rouillés étaient amoncelés dans un coin. Tout près de la porte, un travail de faucheuse mécanique, rompu aux trois-quarts. Un terre-neuve, au long poil noir et soyeux, reposait au pied de l’enclume, le museau allongé sur les pattes, les yeux à demi-fermés.

Et Lucien Gagnon tapait dur. C’est que le maréchal de Bécancourt était un colosse. L’antiquité payenne en eut fait un fils de Vulcain, chargé de ferrer les coursiers des dieux. Il tapait dur. La sueur coulait le long de son visage noirci par la fumée, de sa poitrine et de ses bras nus et velus, mordillés par les étincelles. À chaque coup de marteau, ses muscles jouaient comme des serpents entrelacés. Il martelait sans relever la tête.

Quand l’étique charpente de mon oncle Césaire parut dans le large encadrement de la porte, le maréchal posa son marteau sur l’enclume, et s’essuya le front avec son tablier taillé dans une peau de mouton. Alors, on vit à la lueur mourante de la flamme du foyer, un visage doux et terrible.

Lucien Gagnon avait une quarantaine d’années et une jolie fiancée qu’il devait épouser après les foins. Il était remarquable par sa figure massive, son nez camard, ses yeux bons en boules de loto, ses lippes épaisses, sa mâchoire forte et édentée. Il ne portait ni barbe ni moustache, et ses cheveux noirs, entremêlés de fils blancs, étaient crépus comme ceux d’un zoulou. Cet homme parlait en bégayant et en grimaçant comme un chimpanzé. Bien qu’il eût la tête aussi dure que son enclume, c’était un cœur d’or. Cependant, quand il avait bu, il ne faisait pas bon de lui donner de la tablature. Fait singulier, ce cyclope qui, à la grande lumière du jour, pouvait faire reculer une troupe armée de bâtons, était, les ténèbres venues, lâche comme un grimelin. Il avait une peur atroce des morts. Les esprits forts du village lui assuraient qu’il n’y avait pas de revenants, et que les morts sont tellement heureux d’avoir quitté ce monde de misères, que, même chez le diable, ils ne tiennent pas à revenir parmi nous. Lui n’en voulait rien croire.

Vous eussiez fouillé tout le comté de Nicolet sans découvrir une meilleure paire d’amis. Voulait-on trouver mon oncle Césaire, on cherchait Lucien Gagnon, et vice versa. Cela ne veut pas dire que le colosse et le maigrichon n’eussent pas, comme le reste des humains, leurs petites querelles. Mais, bah ! ils s’arrangeaient toujours de façon à resserrer les liens de leur amitié.

— Ah ! bonjour le rentier, dit d’une voix tonnante, le forgeron, dès qu’il aperçut mon oncle.

— Bonjour, mes amis, répondit le petit vieux, en parcourant la forge du regard.

Un grognement inarticulé partit de l’établi où étaient assis les deux cultivateurs.

— N’est-ce pas, Lucien, qu’il fait chaud aujourd’hui ?

— Chaud ! j’ai pas le temps de m’occuper d’ça, moé. C’est bon pour des gros messieurs comme vous.

— Tiens ! voilà encore ce bon Lucien qui veut me pointiller. Ne dis donc pas de bêtises, espèce de gros mufle !

Dans un mouvement de gaieté, le forgeron, pour toute réponse ; saisit mon oncle à la ceinture, d’un seul bras, et l’assit sur son enclume, comme il l’eût fait d’un poupard.

Mon oncle ne goûta pas la farce. L’enclume n’était pas encore refroidie, et ce mouvement désordonné avait fait perdre l’équilibre à son castor, qui alla rouler avec un cri plaintif sur un tas de vieilles ferrailles.

L’auteur du mal et les deux cultivateurs s’élancèrent en avant pour ramasser le couvre-chef endolori par la chute.

Mon oncle passait son grand mouchoir écarlate sur les poils rebelles et couverts de poussière avec une sollicitude toute paternelle.

Il expliqua :

Je vais dire comme on dit, ce castor-là est pour moi comme le Bucéphale du grand Alexandre.

Mon oncle Césaire avait de son passage au petit séminaire de Nicolet gardé un souvenir impérissable de ses belles-lettres et de sa rhétorique. Confondant dieux, demi-dieux, déesses, nymphes, vestales, césars, imperators, dictateurs, tribuns, aréopagites, conquérants, rois, ducs, coursiers, il en faisait un panthéon hétérogène, abracadabrant, où il arrivait aux villageois de voir Attila, à cheval sur le coursier d’un prince byzantin, donnant l’accolade à Savonarole. Monsieur le curé, le médecin, le notaire, que mon oncle promenait parfois dans les dédales de ce capharnaüm hétéroclite, avaient peine à s’y reconnaître, tant il y avait tohu-bohu.

Les gens de Bécancourt, que ces réminiscences classiques avaient d’abord étonnés, avaient fini par s’y faire en déclarant que c’était là une nouvelle originalité du bonhomme.

— Et s’il m’arrivait de le perdre, conclua-t-il, j’en ferais, je crois, comme on dit, une maladie.

— Mais dites-donc, monsieur Lahaye, — Lucien ne tutoya jamais son ami — vot’castor y a donc ben d’la valeur puisque vous y tenez tant ? En disant cela le maréchal prit entre ses cuisses nerveuses la patte d’un robuste percheron gris pommelé, et lui entailla avec sa rénette la corne du sabot après y avoir adapté le fer.

— De la valeur ! à qui le dites-vous ? s’écria mon oncle. Tenez, ajouta-t-il avec emphase, en redressant sa taille fluette, vrai comme il y a une enclume ici, ce castor a vu le feu en 1837 à Saint-Eustache.

Les deux paysans quittèrent leur établi et se rapprochèrent. Lucien laissa retomber la patte de la bête. Il prit un vieux fer de cheval qu’il mit dans le foyer, le recouvrit de menu charbon amoncelé en forme de cône, et, d’un seul bras couché sur la flasque du soufflet, fit entendre un sonore ronronnement. Il s’échappa d’abord du monticule de charbon, sous la poussée du vent sortant de la tuyère, une fumée opaque, jaunâtre, puis la flamme se fit çà et là une trouée, enfin le feu monta droit et brillant. Quand le narrateur vit qu’il avait suffisamment éveillé l’impatiente curiosité de son mince auditoire, il reprit après avoir toussé :

Oui, mes amis, ce castor a vu le feu en 1837 à Saint-Eustache. Et, comme la couronne de Charlemagne a été portée de tête en tête jusqu’à Napoléon, ce castor, comme on dit, a déjà appartenu au fameux Chénier, et, de tête en tête, est venu jusqu’à moi.

— Un tas de blagues que vous nous contez-là, repartit Lucien, incrédule.

— Des blagues ! sursauta mon oncle, rouge de colère de ce qu’on soupçonnait l’authenticité de son historique castor, c’est aussi vrai qu’il y a, comme on dit, un bon Dieu dans le ciel.

Le maréchal pour se donner une défaite ajouta :

— Il paraîtrait qu’il a fait du chemin vot’castor !

— S’il a fait du chemin ! j’te crois. Et plus que tu penses, comme on dit. Oui, mon cher, ce castor, tel que tu le vois, a appartenu à l’illustre Chénier ? Je posséderais le chapeau de Bonaparte que je n’en serais pas plus fier. Voici en deux mots son histoire :

Quand le patriote reçut dans le ventre un coup de pistolet, au moment où il enjambait une clôture, son castor alla rouler sur le sol…

— Et Chénier itout ?

— Naturellement.

— Il y en a, peut-être, qui diront que Chénier n’avait pas de castor, ce jour-là, ou ben encore que mon castor n’a pas plus appartenu au patriote qu’à Jean-Marie du deuxième rang. Mais il ne faut pas s’occuper de ces jaseurs-là. Ce sont tous des escarreux, comme on dit, des gens qui prétendent tout savoir et qui ne savent rien. Ça me rappelle que quand je faisais ma rhétorique au petit séminaire de Nicolet avec ce pauvre défunt M. Lacroix, un saint prêtre, et un savant s’il en fut, une discussion s’était élevée à propos du passage des Thermopyles…

— Mais, monsieur Lahaye, interrompit Lucien, vot’castor, lui, y était pas aux Bermovyles. Quisqui l’a ramassé vot’castor, ou betôt celui de Chénier, comme vous dites ?

— C’est le gros Zéphirin Ledoux, qui était le neveu à mon grand-oncle Auguste. Tu as entendu parler du gros Zéphirin ?

— Connais pas.

— N’importe. Or, le gros Zéphirin, qui n’avait jamais été mis au monde pour faire un soldat, et qui avait eu une telle peur qu’il lui était arrivé le même sort qu’à Henri IV, ramassa le castor de son chef, tira sa révérence, et prit les jambes à son cou. Mais il ne courait pas si fort qu’Atalante, et il n’avait pas fait quatre arpents qu’il tomba nez à nez avec deux longs goddams armés chacun de pistolets d’arçon. Le neveu à mon grand-oncle Auguste n’était pas un Thersite, pour preuve qu’il avait risqué sa peau, mais, comme on dit, contre la force pas de résistance. Il se laissa mettre la main au collet. Bref, pour piquer au plus court de mon histoire, comme on dit, il fut déporté aux Bermudes avec les autres patriotes, et avec son castor qu’il n’avait pas voulu abandonner, le cher homme.

De retour d’exil, il ne vécut que trois ans, et légua son castor à son fils Jérémie qui, moyennant la somme de trois louis deux schellings, le céda à mon père lors de son voyage à Saint-Eustache. Et, comme de bonne, quand défunt mon père mourut, que le bon Dieu ait son âme en son saint paradis, comme on dit, il me laissa le castor de Chénier, avec la maison et la terre. Comme vous savez, je me suis départi de la terre, mais j’ai gardé le castor et la maison.

Le maréchal avait cessé de faire fonctionner le soufflet. Il demanda :

— Et quand vous défuntiserez, qu’est-ce que vous en ferez de vot’castor ?

Mon oncle Césaire n’hésita pas une seconde :

— Je veux qu’on m’enterre avec, dit-il d’un ton mêlé d’assurance et d’émotion.

Lucien Gagnon ne répondit pas, mais un éclair fauve venait de briller dans ses prunelles douces. Il sortit le fer rougi à blanc, et, pour cacher ses impressions, se mit à frapper avec frénésie, penché sur son enclume.

***

Trois semaines plus tard, mon oncle Césaire, emporté par une congestion de poumons, rendait à Dieu son âme pacifique.

On disait même dans Bécancourt, certains en gouaillant, mais d’autres fort sérieusement, que c’était l’héroïcité de son amour pour son castor qui avait hâté la fin du vieillard. En effet, un jour que mon oncle revenait de l’Île, où il était allé voir un sien ami, il avait été surpris par une pluie torrentielle. La fatalité s’en mêlant, il avait, pour la première fois de sa vie, oublié son parapluie chez son ami. Alors, il n’avait pas balancé. Courageusement il avait abrité son castor du mieux possible sous les pans de son habit, comme un enfant chéri qu’on protège contre la tempête. Et, sur son crâne poli comme une bille de billard la pluie froide et traîtresse était tombée. Revenu à la maison trempé comme une soupe, il s’était mis à grelotter et avait pris le lit.

Quand il vit arriver sa dernière heure, il fit venir Lucien Gagnon, et lui tint à peu près ce langage :

— Mon pauvre ami, c’est la fin. Non, non, ne proteste pas, je la sens là, tout près de mon lit. Tu vois, je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Je suis seul au monde, ou plutôt, les rares parents que j’ai se soucient de moi comme de l’homme dans la lune, comme on dit. Nous avons toujours été de vrais amis, comme qui dirait Nisus et Euryale de Virgile. Prends l’enveloppe que tu trouveras dans la boîte de la grande horloge de ma tante Égérie, dans la salle à manger. Je te nomme mon exécuteur testamentaire. Je te cède la moitié de mes biens, l’autre moitié à Monsieur le Curé. Seulement, mon cher Lucien, n’oublie pas le castor, tu sais le castor du grand Chénier. Tiens, mets-le là, devant moi, que je le voie encore une fois avant de rendre le dernier soupir. Bien, c’est cela ! Quand je ne serai plus, tu le coucheras avec moi dans ma tombe. Je veux reposer avec. C’est la seule faveur que je te demande. Tu sais, la prière, d’un mourant, c’est sacré. Au revoir, mon cher Lucien, dans le ciel, comme on dit. Mon cher castor !!!…

***

L’exécuteur testamentaire passa une nuit terrible. Ce fut pis que la tempête sous le crâne de Jean Valjean. Garderait-il le chapeau, le rendrait-il à la terre ? La douleur d’avoir perdu son autre soi-même, la reconnaissance et la joie de la petite fortune si inattendue, se confondaient, s’emmêlaient, s’effaçaient devant un autre sentiment, un épouvantable, celui-là : la convoitise.

Il était là devant lui l’objet de sa cupidité, là, grand, très grand, énorme sur la petite table au pied de la couchette en sapin, éclairé des reflets douteux d’une lampe fumeuse. Le vent, parfois, se faufilant par la croisée mal fermée, faisait trembloter la flamme. Alors le castor prenait des formes fantasmagoriques. Le malheureux forgeron y découvrait des yeux tristes et courroucés, un nez colère, une bouche au rictus effroyable. Ce n’était plus un chapeau, c’était un homme ; ce n’était pas un homme, c’était un esprit d’outre-tombe qui revenait sur terre pour réclamer justice et pour allonger au-dessus de la tête du coupable un bras invisible, chargé de vengeances. Aussitôt Lucien étouffait un cri, et, pâle, baigné de sueur, il frottait avec épouvante ses yeux hagards, et… ne revoyait plus que le castor de mon oncle Césaire.

Après tout, pensait-il, quel mal y avait-il à ne pas rendre ce vieux chapeau qui avait certainement au-delà de trois-quarts de siècle d’existence. Le sentiment qui le poussait à le garder pour lui était un sentiment noble. Monsieur le Curé ne saurait que l’approuver. M. Lahaye était son meilleur ami ; lui-même était parent de feu Monsieur Chénier par sa grand’mère. Ce chapeau lui appartenait donc. S’il fallait obéir aux désirs de tous les mourants, on en ferait de belles parfois. Qu’est-ce que le défunt ferait de ce chapeau à six pieds sous terre ? C’était une lubie du pauvre vieux, lubie dont il ne fallait pas s’occuper. Nom d’un petit bonhomme ! c’était idiot : aller donner en pâture aux vers un castor historique, un castor qui avait appartenu au grand Chénier. Et puis ce n’était ni ci ni ça, ce satané chapeau avait le diable dans le corps pour ainsi dire, un charme inexplicable qui l’attirait à lui, l’empoignait, ne le lâchait plus. Il était ensorcelé à la fin !

Le maréchal ne ferma pas l’œil de la nuit. À l’aube, il avait décidé de faire ensevelir mon oncle Césaire sans son castor. Dire qu’à partir de ce moment-là il eut la conscience tranquille, ce serait mentir effrontément.

Lucien, lui, croyant s’en tirer à assez bon compte avait songé :

Je lui ferai dire des messes.

***

Mais Lucien Gagnon avait beau faire dire des messes, il dépérissait à vue d’œil. Il était devenu maigre comme un clou. Tellement que les villageois trouvèrent outrée la douleur post-mortem de leur maréchal ferrant. Ils ne se gênaient pas d’observer tout haut qu’il avait beau se ronger les sangs à cause de la mort de son ami, ce n’était toujours pas ni sa femme ni son enfant. Il était ridicule enfin !

Lucien, lui, laissait dire, mais ne mangeait plus, ne dormait plus, ne parlait plus. Depuis quinze jours que mon oncle Césaire avait trépassé, l’infortuné n’avait plus qu’une consolation : la jolie Virginie Arcand, sa fiancée. Comme toujours, il allait la voir les dimanches après-midi, les mardis et les jeudis soir. Hélas ! leur bonheur, qui, depuis bientôt trois ans, avait été un ciel d’un rose inaltérable, menaçait de se couvrir. Un grain venait d’apparaître à l’horizon de leurs promesses ensoleillées. Virginie trouvait blessante pour son amour et sa fierté la douleur exagérée de son Lucien. Pourquoi les mardis et les jeudis soir était-il si distrait ? Pourquoi la quittait-il beaucoup plus de bonne heure qu’anciennement ? À mesure que l’été s’éloignait, il abrégeait ses visites. Si ça devait continuer ainsi, à l’automne il ne viendrait plus du tout. C’était donc qu’il se fatiguait d’elle. Elle avait une rivale peut-être ? La mort de l’ami n’était qu’un prétexte, sans doute, un trompe-l’œil. Il n’osait pas briser tout d’un coup.

Quand une femme se met à faire des suppositions, on sait bien quand et comment ça commence, mais sait-on quand et comment ça finit ? Ah ! si elle avait pu lire, la pauvre petiote, dans cette conscience rongée par le remords ! Si elle avait su qu’il ne la laissait, dès la brunante venue, que pour rentrer chez lui avant la noirceur pour ne pas passer seul devant le cimetière ! Mais on eût offert toutes les terres de Bécancourt au maréchal, qu’il n’eût confié son secret à personne, encore moins à Virginie Arcand.

***

Ça devait arriver. Un jeudi, Lucien ayant voulu, comme depuis un mois, quitter sa promise beaucoup trop tôt, il s’ensuivit des prières d’une part, des refus de l’autre, de vives paroles des deux côtés, et, finalement, un coup de vent accompagné de rupture de trois ans de bonne et tendre amitié.

Quand il revint à la maison, ce soir-là, le colosse pleura comme un enfant. Tout le long du chemin, il tourna entre ses gros doigts une bague ornée de trois petits grenats — trois larmes de sang.

***

Il se mit à boire à tire-larigot. Les foins étaient finis, et Virginie s’appelait encore mademoiselle Arcand. La pauvrette avait bien pleuré la mort de son rêve, mais il avait fallu s’y résigner. Le fiancé, en effet, n’était pas retourné au Moulin où elle demeurait. Ça n’allait plus. La forge était délaissée pour la bonne raison que, la la plupart du temps, la porte en était fermée, et que le maître courait le guilledou. Il avait une mauvaise réputation, aujourd’hui. Sept jours sur sept, il rentrait au logis en tibulant comme une charrette surchargée dans de mauvais chemins.

***

En compagnie de deux amis, il avait passé cette froide journée de novembre à chasser les outardes. On n’était revenu que sur le soir. Mécontent de s’être attardé, le maréchal ferrant se préparait à quitter ses compagnons de plaisir, quand il céda à leurs instances, et accepta de vider avec eux une couple de verres de rhum. Un troisième verre suivit le deuxième, un quatrième le troisième, et cetera. Vint un moment où il fallut songer au départ. Lucien, à son immense effroi, devait reprendre seul la route du logis. Ses amis demeuraient de ce côté-là de l’église, et lui à l’autre extrémité du village, à quelques arpents en de ça du pont rustique de l’Île. Il était minuit, heure solennelle, heure des drames et des mystères. Pour rien au monde, l’ancien ami de mon oncle Césaire n’eût avoué sa peur. Et cependant, rien qu’à songer qu’il lui faudrait franchir seul, à cette heure de la nuit, — dans le mois des morts, — cette longue route, il sentait une sueur froide moiter toute son écrasante corpulence.

Son fusil sur l’épaule, il partit.

Il fait une nuit noire. Le ciel est balayé en tous sens de nuages qui prennent les formes les plus sinistres, trouées de temps en temps par des apparitions fugitives d’un morceau de lune terne. Pour une conscience inquiète, le moindre bruit, l’objet le plus insignifiant prennent des proportions anormales, surnaturelles, redoutables. À chaque pas, le piéton, aux grandes jambes lourdes, le cœur battant à lui rompre la poitrine, voit surgir des fantômes tout noirs, aux dimensions atrocement gigantesques, qui ne sont autres que des arbres ou des massifs de bosquets. Ou bien encore, il entend des miaulements lugubres, des rugissements de damnés, des hurlements infernaux. C’est le vent tapageur qui fait grincer les girouettes, craquer les branches sèches et dénudées des arbres, claquer les volets.

Soudain, ô horreur ! le forgeron s’est arrêté tout court. Il ne peut faire un pas. Ses membres sont ankylosés par une terreur indescriptible. Ses rares dents claquent dans sa bouche comme les osselets d’un squelette choqués les uns contre les autres. Il a dépassé l’église et se trouve en face du cimetière. Cette fois, il ne se trompe pas. Là, à une cinquantaine de pieds, au sein des pierres tumulaires, a surgi un fantôme devant ses regards agrandis par l’épouvante. À demi-voilée par les nuages, la lune lui montre, embrouillée comme dans un cauchemar, menaçante, accoudée à un tombeau, la taille grêle de mon oncle Césaire coiffé de son castor grand, très grand, énorme. Les jambes du coupable fléchissent sous son corps. Sa vue s’obscurcit. Les vapeurs dont son cerveau est plein lui montrent le formidable spectre qui grossit, grossit, grossit. Épouvantable, le castor a pris des proportions démesurées. Il est haut comme l’église. Il se penche en avant comme au temps où mon oncle Césaire se fâchait. Et, des profondeurs des ténèbres et des tombeaux, sort une voix caverneuse, courroucée, vengeresse.

Alors, l’infortuné ne sait plus ce qu’il fait. Il est fou d’horreur. Il sent le poids de son fusil sur son bras. Il épaule au hasard. Il presse la détente. On entend un coup de feu retentissant suivi d’un sinistre cri de douleur, un gémissement qui n’a rien d’humain.

Et les gens du village, réveillés en sursaut, mettent la tête aux fenêtres et aux lucarnes, et voient dans la nuit un géant tout noir fuir avec la rapidité du vent.

***

Le lendemain, qui était un dimanche, les villageois, en se rendant à la messe, aperçurent avec stupeur, dans le modeste cimetière, un jeune veau à la robe noire étendu sur le flanc — étrange coïncidence — en travers de la tombe de mon oncle Césaire. Le pauvre animal avait perdu tout son sang par un trou béant à la tempe.

Et le castor de mon oncle Césaire, maintenu par une corde en filasse, était crânement penché sur le côté de la tête de la bête, comme s’il avait voulu en cette heure suprême prendre un air imposant. Ses dernières paroles avaient dû être : « J’m’en vas dire comme Cambronne à Waterloo : « La garde meurt mais ne se rend pas ! ».

Au milieu de la route on avait ramassé le fusil du maréchal ferrant.

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Cette aventure faillit coûter la vie à son héros. Durant quinze jours et quinze nuits, il fut dans le délire. Il ne sut jamais la farce qu’on lui avait jouée. Souvent, un mal finit par un bien, car ce fut pour son bonheur.

Aujourd’hui, on le voit, à chaque anniversaire de la mort de son ami, aller prier avec sa femme, Virginie Arcand, et ses enfants, sur la tombe de M. Lahaye.

Mais le castor de Chénier repose sur la tombe de mon oncle Césaire.