Le Tambour de Roquevaire


« Brigadier…

— C’est-il vous, Picardan ?

— Oui, brigadier. Et même qu’il y a du nouveau.

— Attendez alors, que je mette mes bottes. »

Là-dessus, le brigadier ferma la fenêtre du rez-de-chaussée aux vitres de laquelle le garde Picardan avait cogné, et disparut un instant pour reparaître sur le perron de la caserne, non plus en bonnet de coton, comme un bon gendarme qui va livrer au repos du soir, mais sanglé d’un baudrier, coiffé d’un tricorne et prêt à traquer le délinquant, malgré les ténèbres, d’ailleurs relatives, dont une nuit d’août transparente couvrait les collines et les champs autour du village de Roquevaire.

Ils partirent, marchant côte à côte, sans parler.

Quand ils eurent dépassé les dernières maisons, quand Roquevaire ne fut plus sur le fond bleu du ciel piqué d’innombrables étoiles qu’une masse noire que dominaient la tour carrée et la cage en fer travaillée à jour de l’horloge municipale, dans cette cage onze heures sonnèrent, notes d’argent dans le grand silence.

« Ainsi nos gaillards sont au plant de Font-Sèche ?

— Oui, brigadier.

— Tous les quatre ?

— Comme toujours.

— Suffit !… Faudra voir une bonne fois à tirer leur affaire au clair. »

Puis le silence retomba, interrompu seulement par le pas rythmé du brigadier et le claquement sec du sarment de vigne recourbé en crosse, que Picardan — héritier inconscient des vieux centurions romains — portait comme insigne de ses fonctions.

Après le cimetière, à l’endroit où la route commence à grimper, Picardan dit :

« Chut ! écoutons… »

Un bruit sourd, comparable au roulement d’un tambour voilé, s’entendait de l’autre côté de la hauteur. Le bruit cessa, puis recommença, par intervalles réguliers, de plus en plus distinct, de plus en plus nourri, à mesure que le gendarme et le garde montaient.

Ils avaient maintenant quitté le grand chemin, et coupaient en biais, l’oreille aux aguets, guidés par le son, un plateau inculte dominant la plaine.

« Encore quelques pas, et, de la crête, nous allons les voir.

— Il faudrait trouver, pour se cacher, n’importe quoi ; un rocher, un arbre… »

Mais en fait d’arbres, le plateau n’avait que des lavandes maigres et rares ; des cailloux au lieu de rochers. Il est même étonnant que le mistral, qui souffle dur sur les hauteurs en ce bienheureux pays de Provence, eût laissé là tant de cailloux.

« Attention, fit le garde, voici que la diablerie commence. »

En effet, là-bas, dans les oliviers, quelque chose d’inaccoutumé se passe. Entre les troncs que l’éclat multiplié des constellations baigne d’une vague lueur, quatre hommes ou plutôt quatre fantômes se suivent à la file indienne. Tout à coup, et comme obéissant à un mot d’ordre, la procession s’arrête. Le premier des fantômes, porteur d’une lanterne sourde, en promène le reflet de droite à gauche, lentement et circulairement. Le second aussitôt roule de son tambour. Le troisième, balançant un ustensile qui paraît être un arrosoir, fait jaillir vers le sol, dans la clarté de la lanterne, une pluie de diamants liquides. Alors le quatrième — celui-ci armé d’un panier — tourne à genoux… Et, l’incantation finie, tout rentre dans le silence et l’ombre, jusqu’à ce qu’un nouveau roulement, un nouveau jet de vive lumière viennent trahir sur un autre point de la plaine la présence de ces étranges promeneurs.

« Que pensez-vous, brigadier ?

— Qu’il faut se coucher en tirailleurs, observer et attendre. »

Ils n’attendirent pas longtemps. Presque sous leurs pieds, au bas de l’escarpement formé par le bord extrême du plateau, soudain la lanterne luisit et le tambour sonna.

« En avant ! cria le brigadier.

— En avant ! » répéta le garde.

Prêts à prendre leur élan, ils se dressèrent. Mais au même moment, derrière eux, la lune apparaissant par-dessus les collines, étendit sur tout le plateau sa blanche nappe de lumière ; et deux gigantesques ombres portées, l’une coiffée d’un simple képi, l’autre d’un tricorne en bataille, s’allongèrent démesurément dans la direction de la plaine restée obscure, comme si les deux représentants de l’autorité, grandis soudain de plusieurs coudées, se fussent étalés à plat, face contre terre.


Les fantômes avaient-ils entendu les voix du gendarme et du garde ? Avaient-ils aperçu leur double silhouette ?… Mais en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le tambour se tut, la lanterne s’éteignit, et le garde avec le gendarme, malgré la hâte qu’ils y mirent, ne purent, arrivés sur les lieux, que constater de nombreuses traces de pas autour d’un rond encore humide.

Cette nuit, le brigadier ne dormit guère, et sa femme en fut effrayée.

Il songeait que depuis deux mois, chaque samedi, quatre particuliers suspects se livraient nuitamment à d’inexplicables sarabandes, et que le moment était venu, pour l’honneur de la gendarmerie, de mettre bon ordre à tout cela.

Qui pouvaient bien être ces particuliers ?

Des fantômes ?… Non ! Les gendarmes ne croient pas aux fantômes.

Des chercheurs de trésors ?… L’hypothèse à première vue parut séduisante au brigadier. Pourtant l’arrosoir, le tambour le déconcertaient. On n’arrose pas les trésors ; on ne cherche pas de trésors au son du tambour.

Des sorciers, alors ? Mettons des sorciers ! Avec des sorciers, tout s’expliquait.

Puis il réfléchit qu’après tout, la chose pouvait bien se rattacher à la politique. En effet le sentier bordé de murs en pierres sèches par où évidemment, car il n’y avait que celui-là, les rôdeurs avaient pris la fuite, menait droit au Mas de l’Agasse. Or, ce Mas de l’Agasse appartenait au sieur Baculas, tueur de tourdres, bon vivant, qui aimait par farce à faire courir les gendarmes et que les gendarmes avaient à l’œil un peu à cause de cela, et aussi, quoiqu’on fût en république, à cause de ses opinions scandaleusement avancées.

Pincer Baculas, quelle joie !

« On verra voir, » se dit le brigadier.

Et, son plan dressé, sa résolution prise, il s’endormit du sommeil des justes.

Le lendemain, beau jour de dimanche, le brigadier, rasé de frais, coquet dans sa petite tenue, avec l’air aimable et l’allure d’un guerrier point méchant qui se promène pour son plaisir, se dirigea, dès que le soleil fut assez haut, du côté du Mas de l’Agasse.

Le toit fumait.

— « Les particuliers y sont ! »

Ce disant, il huma l’air et renifla en chien chasseur qui se sent sur la bonne piste.

Comment douter d’ailleurs ? D’un premier rapide coup d’œil jeté dans l’intérieur du cabanon par la porte laissée grande ouverte, ne venait-il pas d’apercevoir — suspendues au mur en manière de panoplie — les plus probantes des pièces à conviction ; un grand panier, un arrosoir, l’œil convexe et rond d’une lanterne, sans compter le tambour qu’une serviette voilait.

Les criminels ne se troublèrent pas, au contraire.

« Tiens, le brigadier ?

— Bonjour, brigadier !

— Brigadier, entrez, si un coup de vin frais ne vous, fait pas peur. »

Le brigadier entra, décidé à observer les hommes et les choses.

Sauf la lanterne et le tambour — car la présence de l’arrosoir et du panier n’avait en somme rien d’extraordinaire — un cabanon comme les autres ; une de ces cigalières sans ombre où les bons Provençaux, restés musulmans par plus d’un coin, passent leurs dimanches délicieusement à se réjouir entre amis, face à face avec la nature et surtout loin de leurs épouses. Sur les murs blanchis à la chaux et décorés d’ustensiles de cuisine, se lisaient des inscriptions joyeuses : « Buvons ! — Chantons ! — Égayons-nous ! » Des listes de convives, au crayon, avec une croix à côté du nom des morts, rappelaient la date et le souvenir des déjeuners marquants dont le cabanon fut le théâtre. Au milieu de la cheminée, une pendule peinte en trompe-l’œil, sans aiguilles, s’enguirlandait de la philosophique devise : « Ici le cadran n’a pas d’heures. »

Sous la surveillance de trois hommes attentifs à entretenir les braises, trois casseroles glougloutaient. Le quatrième, Baculas lui-même, bras nus, le front emperlé de sueur, broyait l’aïoli sacré dans un coin.

Tout à coup, d’un geste d’Hercule déposant sa massue, il planta le pilon de bois au centre de l’odorante et tremblotante pommade, et comme le pilon tint debout :

« Tous à table, l’aïoli est pris. »

Puis, se retournant, et comme redescendu aux choses terrestres :

« Tiens ! c’est vous, brigadier… Vous ne refuserez pas de goûter notre aïoli ? »

Le brigadier accepta sans trop se faire prier, bien que sa délicatesse s’offusquât de partager le pain et le sel avec des escogriffes qu’il espérait bien appréhender au collet avant peu.

« Et la morue ? disait Baculas. — La morue est prête. — Fait-elle la pierre à fusil ? — Elle fait la pierre à fusil. — Bon ! Et les haricots verts ? Les pommes de terre ? — Les haricots verts, les pommes de terre sont à point. — Et les cacalauses ? (cacalause est le nom qu’ont les escargots en langue d’oc). — Flairez plutôt, elles embaument. — Alors il n’y a plus qu’à manger. »


Tous prirent place ; et Baculas, avant de s’asseoir, prononça en guise de bénédicité la phrase classique :

« Souvenons-nous, braves gens, que les anciens Romains faisaient nicher les escargots et mangeaient l’aïoli trois fois par semaine, ce qui ne les empêcha pas d’être des conquérants distingués, et de mourir vieux à l’occasion. »

Le brigadier pensait à part, soi : Je crois, nom d’un cheval, qu’on se fiche de la gendarmerie !

« Voyons, brigadier, qu’avez-vous ? Quelque chose vous préoccupe. Vous mangez, un œil sur l’assiette, l’autre sur la lanterne et le tambour ; et pas plus tard qu’hier soir, du haut du plateau de Font-Sèche, avec ce brigand de Picardan, vous nous espionniez… Ne niez pas. On vous a vus : votre tricorne cachait la lune.

— Croyez, messieurs…

— Ah ! vous avez voulu savoir nos secrets, vous avez voulu pénétrer nos mystères ? Eh bien, vous saurez, vous pénétrerez… Camarades, qu’on ferme la porte !… Et quand tout vous sera révélé, jurez, brigadier, que vous ne nous trahirez point. »

Le brigadier était seul, il n’avait pas son sabre, il jura.

« Apprenez donc, brigadier, commença Baculas d’une voix tonnante, que pareillement aux Romains leurs aïeux, les fils de la Provence furent toujours friands d’escargots. À Roquevaire surtout ! car nulle part on n’estime l’escargot autant qu’à Roquevaire.

« Malheureusement, l’escargot est un gibier capricieux, qui choisit ses heures. L’escargot ne montre ses cornes qu’en temps de pluie… Quelle misère lorsqu’il ne pleut pas !

« L’hiver, passe encore ! Avec du temps et de la patience, on finit toujours par en dénicher quelques douzaines dans les trous de mur où ils sont endormis.

« Mais l’été — à moins d’une ondée providentielle qui vienne une fois par hasard rafraîchir le toit en tuiles rouges du cabanon et ses arbustes poussiéreux sur lesquels les cigales crient comme si elles étaient en train de frire à la chaleur — l’été, avec un terrain sec et dur qu’un coup de mine n’entamerait pas, nul moyen de se procurer les intéressants gastéropodes… Là, brigadier, que feriez-vous ? »

Interloqué, le brigadier oublia de répondre, se demandant où son interlocuteur voulait en venir.

« Et pourtant, continuait Baculas, le moyen existe, grâce auquel on peut persuader aux escargots enfouis sous terre de venir se promener à la surface du sol. Mais pour le trouver, ce moyen, il fallait toute l’ingéniosité native des Provençaux en général et des Roquevairois en particulier… Inutile de chercher à deviner, brigadier, puisque vous n’êtes pas de Roquevaire.

« Voici d’ailleurs succinctement la manière dont s’organisent, entre Roquevairois initiés, ces petites expéditions nocturnes.

« On part quatre, à la queue leu leu, d’un pas uniforme, comme hier vous avez pu nous voir faire ; et, l’un dissimulant une lanterne sourde, le second portant un tambour, le troisième un arrosoir et le quatrième un panier de taille, on va se perdre sous les oliviers. Aux endroits propices, l’homme à la lanterne démasque sa lanterne, et, d’un coup de poignet rapide, en promène vivement la lueur sur le sol ; l’homme au tambour exécute un sourd roulement, l’homme à l’arrosoir arrose en mesure. Trompé par ce simulacre d’éclair suivi de tonnerre et de pluie, le naïf escargot sort de ses retraites. Il est alors délicatement cueilli par le quatrième compère qui le jette dans son panier.

— Drôle de chasse ! fit le brigadier vexé au fond sans vouloir le laisser paraître.

— Chasse amusante, reprit Baculas implacable, et qui ne nécessite pas de permis. »

L’histoire est-elle vraie ? Pourquoi non !… Je me suis borné à la transcrire telle qu’elle me fut racontée par le grand Mimile, un Marseillais pur sang qui n’a pas son pareil pour déchiffrer les devinettes. En tout cas, une chose que je puis affirmer, c’est que, dans toute la Provence, alors qu’il éclaire et qu’il tonne, les bonnes gens, après s’être signés ou non, ne manquent jamais d’ajouter en regardant l’averse crever les nuages :

« Voilà le tambour de Roquevaire qui bat le rappel des escargots. »