Contes de Provence/4
Le Champ du Fou
Demi-bourgeois et presque riche, il avait, chose invraisemblable, toujours vécu en paysan. Bien mieux, ayant perdu sa femme, il se permit l’idée bizarre de donner tout son bien à des parents éloignés, pour ne garder qu’une rustique maisonnette avec quelques cents mètres de terrain autour, juste ce qu’il pourrait cultiver lui-même ; et, depuis ce temps, il vivait seul, heureux et seul ! dans la familiarité de la nature. C’est pour cela que les gens du pays le croyaient fou.
Rien de joli, d’ailleurs, comme le petit domaine qu’il s’était arrangé au clos Saint-Laze. Un ermite, à le voir, s’en serait rendu amoureux.
Ce que j’appelais tout à l’heure maisonnette, faute de trouver le terme exact, n’était, en réalité, qu’un creux de rocher que fermait un mur percé d’une fenêtre et d’une porte.
Mais le mur était si blanc, un si beau rosier enguirlandait la fenêtre et de si vigoureuses broussailles faisaient corniche à la place du toit, que cette logette valait un château.
À deux pas, une source claire jaillissait du milieu d’un amas de tufs et de mousses pour tomber à grand bruit dans un vivier, au-dessous duquel descendait en pente un jardinet arrosé à sa soif même au plus fort de l’été et plein d’arbres et de légumes.
Quelques oliviers, un carré de blé, un cordon de vigne assuraient amplement la subsistance du propriétaire. Mais sur ce sol montueux, tout hérissé d’énormes pierres qu’il aurait fallu attaquer à la mine, bien des coins demeuraient incultes. Le bonhomme les mettait à profit pour y planter toutes sortes de fleurs curieuses et rares qu’il allait chercher dans la montagne ; seulement, n’étant pas ingrat, et voulant rendre à la montagne un peu de ce qu’il lui prenait, il y semait des fleurs de jardin aux endroits les plus solitaires, ou bien greffait sur des sauvageons les meilleures qualités de fruits, heureux par avance de l’étonnement des botanistes et des surprises gastronomiques que sa bienfaisante supercherie préparait aux pâtres et aux coureurs de bois.
On l’appelait le père Noé, sans doute en manière de sobriquet, à cause de son amour pour les bêtes.
Quand je le connus, du plus loin que je me souvienne, c’était un homme très vieux, tout blanc, et si affaibli par le grand âge qu’il était obligé, la plupart du temps, de laisser les trois quarts de son bien en friche. Il avait des idées étranges là-dessus, prétendant que tout homme ne doit demander que sa part à la terre, et n’eût pas souffert qu’on l’aidât. Il lui arrivait rarement de rentrer toute sa vendange ; son plaisir était de laisser les plus belles grappes sur le cep.
« Il faut bien, disait-il, quelques raisins mûrs pour les grives… »
Mais les grives n’étaient pas seules à picorer dans sa vigne, la vigne à personne, comme nous disions entre galopins, et la plus grosse part nous revenait de ses muscats amollis et cuits, si doux que leur sucre brûlait la langue.
Le père Noé aimait les petits et nous tolérait volontiers. Par exemple, chez lui, défense absolue de toucher aux nids et de faire du mal à quoi que ce fût. Le père Noé se montrait sur ce point méticuleux comme un bouddhiste. Aussi son clos nous faisait-il l’effet, dans nos imaginations enfantines, d’un second paradis terrestre où vivaient heureuses, en pleine liberté, toutes les bestioles de la création. Sans compter les oiseaux bruyants et innombrables, de superbes lézards verts, le dos chatoyant et grenu comme une bourse brodée de perles, se chauffaient au soleil un peu partout, le long des muraillettes de pierre sèche étagées en terrasse pour empêcher la bonne terre de glisser. Des lapins ignorants du coup de fusil venaient effrontément galoper et cabrioler à la barbe de leur protecteur ; et dans les crépuscules d’automne, de gros insectes à la silhouette fantastique passaient d’un vol vibrant et lourd sur les nuages pourpres du couchant.
Un jour, vaguant dans le clos Saint-Laze avec l’autorisation du père Noé, nous trouvâmes un lièvre au gîte, de qui les oreilles diaboliquement dressées nous effrayèrent. Car il y avait vraiment de tout dans ce bienheureux clos Saint-Laze, de tout, même un vieux chêne crevassé où logeait un essaim d’abeilles. Le père Noé, sans les tuer ni les mettre en fuite, — ne savait-il pas parler aux bêtes ? — leur prenait à chaque printemps quelques rayons de miel, du miel sauvage, du miel d’ours dont il nous faisait des tartines. Et nous étions fiers, pensez donc, de manger ainsi du miel d’ours.
Une après-midi, comme il était en train de faire la moisson de son blé méteil, le père Noé fut pris d’un subit malaise. Il appela un voisin qui dut l’aider à regagner la maisonnette, car ses jambes ne le portaient plus. On rentra les gerbes coupées, mais il fallut laisser sur pied ce qui restait.
« Puisque je n’ai pas pu couper mon blé moi-même, c’est un signe que je n’aurai plus besoin de tant de pain. »
On lui fit remarquer qu’il y avait sacrilège à laisser périr le bon grain.
« Attendez l’hiver, attendez, les oiseaux me donneront raison… »
Et comme le père Noé passait pour un peu sorcier, tout le monde augura qu’il sentait sa fin, qu’il mourrait bientôt et que la saison serait mauvaise.
En effet, cette année-là, décembre s’annonça terrible.
Les montagnes d’abord apparurent ourlées de neige à leur crête. Puis la neige gagna les plaines ; et, le vent des Alpes soufflant, des flocons se mirent à tomber, lents et drus. Au bout de deux jours, quand le temps s’éclaircit, toute la campagne, à perte de vue, était blanche — fossés comblés, haies recouvertes — et sans les lignes de grands noyers, on n’aurait pas pu reconnaître les routes. Un froid dur avec cela, si dur que les rochers mouillés se recouvraient partout d’une croûte de givre, et que tout l’effort du soleil n’arrivant qu’à fondre un peu de neige à la superficie, elle se gelait aussitôt, luisait, et craquait sous le pied comme verre.
Un matin, ma grand’mère, qui était prieuresse des Pénitents bleus, prit sa chaufferette et sa mante.
« Où allez-vous, grand’mère ?
— Garder jusqu’à ce soir le père Noé qui est au plus mal, et lui porter une bouteille de vin cuit. »
Malgré le froid, malgré la neige, comme le soleil s’annonçait beau, elle consentit à m’emmener.
« Et dites-moi, grand’mère, l’hiver, comment font les oiseaux pour vivre ?
— Un peu comme ils peuvent, mon mignot. Ceux qui ont de bonnes ailes s’en vont dans des pays où l’on a toujours chaud, par delà la mer, en Afrique. Les autres…
— Oui ! les autres, ceux qui n’ont pas de bonnes ailes ?
— Eh bien, les autres mangent ce qu’ils trouvent, les baies des buissons, les épis oubliés aux champs.
— Mais quand la neige cache les buissons et recouvre les champs ?
— Alors, que veux-tu, ils ont faim, ils meurent. »
Je me rappelai précisément avoir vu, le matin même, un moineau mort, près de la fontaine, et comme aucun oiseau ne se montrait le long de la route, je fus pris d’une vague tristesse, m’imaginant qu’en effet tous étaient morts.
Mais à Saint-Laze, quelle surprise !
Sitôt la barrière dépassée, au-dessus du champ de méteil, avec des cris, des froufrous d’ailes, un nuage noir s’éleva. C’étaient des milliers d’oisillons qui, effrayés par notre vue, se postèrent en observation à la cime des arbres. Puis un se hasarda à revenir, un second l’imita, d’autres suivirent ; et bientôt toute la bande s’abattit de nouveau sur les épis noircis et les tiges brouillées du morceau de moisson que le père Noé avait voulu laisser debout. Ah ! les braves petits oiseaux, c’était affaire à eux de secouer la neige qui tenait les chaumes, courbés. Ils travaillaient des pieds, du bec. Une vraie orgie, un pillage ! De tous les coins de l’horizon, friquets, pinsons, chardonnerets, venaient pour avoir leur part de l’aubaine ; et, se réchauffant à un rayon de bon soleil que laissait entrer la porte ouverte, le père Noé, de sa cabane, contemplait cela, souriant.
« En voici, en voici encore !
— Mais d’où viennent-ils en si grand nombre, monsieur Noé ?
— Figure-toi, petit, que, l’autre jour, j’avais donné commission à un merle d’aller publier par toute la contrée que la table était mise ici, chez un vieux fou qui va partir et qui a du blé de reste. La commission, paraît-il, a été bien faite… Mais, s’en fourrent-ils, s’en fourrent-ils, les brigands ! »
Puis, montrant dans un coin un sac qui n’était qu’à moitié vide :
« Mon méteil n’y suffira pas… Je vous charge, quand je serai mort, de leur distribuer encore ceci. »
Huit jours après, le père Noé s’étant éteint paisiblement, je m’en allai au clos Saint-Laze, avec quelques malpeignés de mon âge, pour assister à la cérémonie.
La neige avait un peu fondu. Maintenant, sur le chemin, tout le long des haies, des kyrielles d’oisillons ragaillardis piquaient du bec en gazouillant les perles noires des viornes et les grains de corail des aubépines.
« Regarde-les voler… Écoute comme ils chantent… Le curé ne leur fait pas peur. »
Et nous restâmes persuadés, avec raison peut-être, que c’étaient les oiseaux du clos Saint-Laze, les oiseaux mangeurs de méteil, qui suivaient ainsi le convoi, accompagnant pieusement leur ami jusqu’au cimetière.