Contes de Pantruche et d’ailleurs/Une Soirée perdue

F Juven et Cie (p. 48-53).


Une Soirée perdue



Mon ami Henry Flan est représentant à Paris d’une maison anglaise. Ce n’est pas une entreprise de manille aux enchères, malgré ce que pourraient croire les nombreuses personnes qui voient Henry Flan assis de deux heures à sept heures et de neuf heures à minuit à une table du café Drouot.

Au fond, ce que cette maison, sise à Sheffield, vend et fabrique, M. Flan ne le sait pas au juste. C’est en tous cas un article anglais. Mais cette désignation n’est pas suffisante pour la clientèle, qui tient, quand elle achète, à être renseignée plus exactement.

Aussi, quand à la question : « Comment vont les affaires ? » Henry Flan répond dignement qu’elles « se maintiennent », on sait à peu près ce que cela veut dire.

Henry Flan, hier matin, reçut une lettre de Sheffield. Cette lettre était écrite en anglais, comme toutes celles que lui envoient ses patrons. M. Flan, qui ne connaissait de la langue anglaise que certaines expressions spéciales (telles que dead heat, walk over, prince of Wales), alla porter la lettre à un traducteur de ses amis.

M. Penpenny, de Sheffield, annonçait que le soir même, à sept heures, il serait sur le boulevard, à la terrasse d’un café qu’il désignait, et priait M. Flan de dîner en sa compagnie.

Un quart d’heure avant l’heure fixée, M. Flan se trouvait au rendez-vous. Il avait mis ce qu’il avait de plus élégant, à savoir mes bottines vernies, l’habit noir de l’ami traducteur, et un très beau haut de forme, fait sur mesure pour quelqu’un, et qui tenait très bien sur la tête de M. Flan, dès qu’il l’inclinait un peu sur l’oreille.

Trois heures se passèrent, pendant lesquelles M. Flan eut l’occasion de se lever une trentaine de fois et de demander à une trentaine de messieurs s’ils n’étaient pas M. Penpenny. Or personne, décidément, ce soir-là, ne portait ce patronyme, à la vérité peu répandu.

À dix heures, M. Flan quitta tristement sa table. Un peu d’absinthe, au fond de son verre, avait pris l’air honteux d’un apéritif attardé.

M. Flan avait faim, et tous ses amis avaient déjà dîné. Il s’aperçut qu’il était en habit et dans une excellente tenue pour un bal de mariage. Il se rendit dans un bel hôtel et choisit le bal du premier étage qu’il pensa être le plus opulent.

Il fut salué à son entrée par un vieux monsieur bourbonien et par la mère d’un des conjoints, une dame trapue, qui exposait un grand déploiement de velours noirs, une aigrette de diamants, un bel édifice de cheveux, et deux mamelles fécondes.

M. Flan était très réservé dans ses salamalecs, surtout avec ces gens qu’il ne connaissait pas et qu’il comptait bien ne jamais revoir, à moins que le hasard ne l’amenât précisément au mariage de leur seconde fille. Il se dirigea sans trop de hâte vers le buffet.

À l’une des extrémités de la longue table chargée de victuailles, il se fit servir un consommé, voire deux consommés, et deux verres de champagne. Puis il se rendit à pas comptés à l’autre bout, où il but dignement trois autres coupes de champagne, tout en mangeant sept ou huit sandwiches.

Le dessert se prit au milieu, en un endroit non encore exploré, sous la forme de deux tartes et d’une petite fine.

M. Flan se rendit ensuite dans un fumoir oriental où des boîtes de longs cigares s’ouvraient innocemment. M. Flan examina les cigares, en fit craquer six, qu’il ne jugea sans doute pas assez secs, car il les introduisit un à un dans sa poche. De guerre lasse, il en prit un septième au hasard, et s’en alla le fumer sur un canapé.

Son état d’esprit s’était singulièrement amélioré dans cette dernière demi-heure. « Ah ! pensait-il, si le traducteur avait les épaules plus larges, la vie serait une chose parfaite ! » Et du pouce il fit jouer ses entournures.

Puis, son cigare terminé, il se leva lentement et se dirigea vers la salle de bal.

La valse avait été très rude. Les polytechniciens tamponnaient leurs fronts boutonneux. Les civils, plus légèrement vêtus, avaient meilleure contenance. Quant aux demoiselles adversaires, elles avaient regagné leurs chaises d’expectative, sous l’œil tutélaire des mamans, attendri des grand’mères, et l’aile des éventails battait éperdument sur les corsages en fleur.

En somme M. Flan, ce soir-là, ne s’attendait pas à tomber amoureux. Transporté par une digestion nerveuse, il effleurait le parquet ciré de son corps impondérable. Il se rencontra dans une glace. Il vit qu’il avait les yeux brillants et le teint animé. Il se sourit avec bonne humeur et se tourna le dos.

Cependant, sans qu’il la réclamât, il manquait à sa soirée l’aventure d’amour, la belle dame que l’on souhaite au tournant du chemin.

Ce fut une jeune fille blonde, en robe vert Nil, que la Providence commit à ce rôle. Elle avait de blanches épaules minces, et un de ces profils un peu boudeurs que M. Flan avait toujours aimés. Tout naturellement il vint à elle et l’invita pour une valse.

Des procureuses invisibles étaient allées chercher ces âmes sœurs à travers le bal, et les avaient mises en présence, après les avoir convenablement préparées. M. Flan était très échauffé par le champagne, et la demoiselle vert Nil, par quelques tournoiements en musique, et aussi peut-être par de petites libations (car les jeunes filles vont assez fréquemment au buffet, où les entraîne la générosité facile des valseurs).

Quand ils eurent dansé une valse, puis une autre encore, ils ne se quittèrent plus.

Ils allèrent s’asseoir ensemble dans un petit salon, que traversaient quelques rares danseurs. M. Flan prit la main de la demoiselle vert Nil. Ils restèrent sans mot dire à côté l’un de l’autre. Les minutes passaient silencieusement le long du mur.

Quand elle dut s’en aller, M. Flan, d’une voix altérée, balbutia qu’il n’oublierait pas cette soirée. Lucie (car c’était elle) voulut lui laisser un souvenir. Elle tenait à la main un petit mouchoir de dentelles, mais elle hésita à se dessaisir de cet objet de toilette de première nécessité. Elle détacha de son poignet gauche un fin bracelet d’or orné d’une perle. « C’est, dit-elle très vite et les yeux baissés, un bracelet qu’on m’a donné pour ma fête. J’y tenais beaucoup. Gardez-le en souvenir de moi. »

Le lendemain à onze heures, M. Flan me rapporta mes bottines vernies. « Hé bien, me dit-il après avoir achevé ce récit, que pensez-vous de cette soirée perdue ? Le hasard m’a procuré là une heure vraiment exquise.

« Une heure exquise, répéta-t-il, et quatre-vingts francs. Car ce matin, à neuf heures tapant, j’ai porté ce petit bracelet au clou de la rue Milton. Je pouvais en tirer vingt-cinq ou trente francs tout au plus. Eh bien ! le Mont-de-Piété m’en a donné quatre louis. Il faut croire que la perle était d’un bel orient.

« Sans compter, acheva-t-il, que je vais me faire encore une pièce de quinze à dix-huit francs avec la reconnaissance. »