Contes de Pantruche et d’ailleurs/La Politesse et l’Amitié

F Juven et Cie (p. 30-32).


La Politesse et l’Amitié

I

Georges d’Oreste et Maxime Pylade ont été présentés l’un à l’autre, un de ces derniers étés, à la terrasse du café Canadien. Georges d’Oreste et Maxime Pylade sont deux jeunes hommes bien élevés, de riche famille. La présentation faite, chacun d’eux, devant son porto blanc, se tint un peu gourmé, pas du tout entamé par la chaleur, les cheveux partagés en bandeaux, le cou très entouré de cravate.

Ils se découvrirent des amis et des goûts communs, et prirent rendez vous timidement, pour une date prochaine. Ils s’en imposaient mutuellement, et chacun tenait à se hausser dans l’estime de l’autre.

Au moment de payer les consommations : — C’est à moi, s’écria l’un. — Pardon, c’est pour moi, riposta l’autre.

— Voyons, reprit d’Oreste, je n’admettrai pas ça.

— Je vous assure que vous me désobligerez, repartit Pylade.

— Prenez, garçon !

— Non, non ! Tenez, garçon !

Patient, le garçon attendait la fin de cette lutte coutumière, augurant avec satisfaction que le vainqueur ne manquerait pas de saluer sa victoire par un pourboire suffisamment épateur.

II

Deux ans se sont écoulés. La pauvre bande des quatre figurants éhontés, le vieux poncif Hiver, le jeune et équivoque Printemps, le rastaquouère Été, et l’Automne, puant de snobisme élégiaque, ont passé et repassé, comme ils font sans répit, sur la scène du Monde. L’eau qui vient des montagnes, va à la mer, se volatilise et ressert toujours, l’eau économique a coulé sous les ponts. Oreste et Pylade ont appris à se connaître, et ce sont maintenant deux amis, deux vrais.

Ils montent ensemble à bicyclette, plaisantent avec les mêmes dames, empruntent aux mêmes usuriers.

Ils ont le même tailleur, les mêmes rancunes, et dans le même temps que l’un change d’opinion, l’autre jette la sienne au linge sale, jusqu’au jour où ils remettent l’un et l’autre ces opinions pareilles, blanchies par des arguments ou des intérêts nouveaux.

Aussi inséparables que ces messieurs siamois, ils ont un langage à eux, où certains mots, évoquant des souvenirs communs et spéciaux, les font rire aux larmes et ne font rire qu’eux.

Les voici attablés devant la même table du café Canadien. Des pailles plongent dans leurs verres, vides et décolorés. Oreste et Pylade sont là depuis pas mal de temps, et ils s’en iraient volontiers. Mais Pylade guette un geste d’Oreste, qui espère un mouvement de Pylade.

À la fin, Pylade, impatienté : — Paie, toi.

Et Oreste : — Cochon ! Qui est-ce qui a payé la voiture tout à l’heure ?

Pylade : — C’est moi qui ai trinqué presque toute la semaine dernière. C’est bien ton tour.

Oreste : — Est-il râleux, cet oiseau-là ! D’abord je n’ai pas de monnaie.

Pylade : — Tu as changé un louis tout à l’heure…

Et les deux amis continuent. Ce sont deux vrais amis qui ne se gênent plus.