Contes de Pantruche et d’ailleurs/L’appétit vient en mangeant

F Juven et Cie (p. 36-41).


L’appétit vient en mangeant


« Les naturels de l’Ouandsi, vaste territoire qui s’étend entre le lac Rodolphe et le lac Victoria-Nyanza sont, parmi les anthropophages de l’Afrique centrale, ceux qui ont le mieux su concilier leurs habitudes de cannibalisme avec les raffinements de notre civilisation. Une délégation de l’Ouandsi, à la suite d’un séjour de quelques semaines au Jardin d’acclimatation, a rapporté au pays natal d’intéressantes coutumes européennes.

« C’est ainsi que la royauté dans l’Ouandsi se tire au sort, à la façon de la royauté de l’Épiphanie. La galette traditionnelle y est remplacée par une jeune femme, enceinte de trois mois, qu’on accommode en salmis. L’heureux gagnant est proclamé roi pour une année.

« C’est lui qui, aux termes de la constitution, est chargé, trois mois avant l’expiration de son mandat, de préparer la jeune femme pour le Jour des Rois prochain.

« On en prépare chaque année trois ou quatre, pour plus de sécurité ».

Cet extrait du Moniteur des explorations et découvertes m’avait toujours vivement intéressé. À cette époque, mon âme jeune, éprise d’inconnu, s’exaltait aux récits des Livingstone et des Stanley. Et mon plus grand désir était de visiter des tribus d’anthropophages.

J’appris à cette époque que le docteur Pionnier, le hardi conférencier, trois fois lauréat de l’Académie des sciences, partait en mission dans l’Afrique centrale, dans un but à la fois géographique et humanitaire. On faisait appel à tous les jeunes gens de bonne volonté, possédant une bonne santé, un jarret solide, et trois mille francs pour subvenir aux besoins de l’expédition. Le docteur Pionnier réunit ainsi sept jeunes hommes d’excellente famille qui lui apportèrent vingt et un mille francs. Comme c’était un galant homme, il s’en servit immédiatement pour régler des dettes de jeu.

D’après les prospectus, une fois nos trois mille francs versés, notre voyage était payé en première classe de Marseille à Zanzibar. Mais, le jour du départ, le docteur Pionnier eut une longue conférence avec le capitaine du steamer la Ville-d’Aubervilliers. Puis il vint nous expliquer qu’un voyage trop confortable nous préparerait mal aux fatigues de l’expédition. Nous coucherions donc avec les hommes de l’équipage, et nous rendrions de petits services au navire en qualité de chauffeurs et d’aides cuisiniers.

Nous arrivâmes le 16 avril en vue de Zanzibar, ville célèbre, ainsi nommée parce que tous les habitants passent leur temps à jouer des consommations. Le docteur Pionnier fit alors un nouvel appel de fonds, et nous réunîmes, en vidant nos poches, sept mille sept cents francs, dont le chef de l’expédition se servit pour régler de nouvelles dettes de jeu, contractées à bord du steamer.

Le sultan de Zanzibar, très flatté de notre visite, nous invita à sa table et offrit au docteur Pionnier un bateau démontable qui devait nous servir à traverser des rivières. Puis il nous donna une escorte de douze nègres, du tabac à priser et de riches présents, dont quinze paires d’espadrilles.

Avec les hommes que nous avions amenés d’Europe, nous étions bien une vingtaine de blancs. Nous prîmes chacun un morceau du bateau démontable sous notre bras et nous nous acheminâmes gaiement vers Bagamoyo.

La dysenterie cependant faisait des vides dans notre petite troupe. Quand l’un de nous restait en route, on lui prenait son tabac et son morceau de bateau.

Malheureusement plusieurs morceaux de bateau s’égarèrent et quand nous voulûmes reconstituer notre frêle esquif, la moitié de la coque manquait. D’ailleurs il ne devait déjà pas être au complet quand le sultan nous l’avait donné. (Le sultan de Zanzibar a, sur toute la côte orientale, la réputation d’un blagueur à froid.)

Nous arrivâmes fort à propos à Irantouni, petit royaume situé entre Bagamoyo et Mpouapoua (8° de latitude sud). Le roi d’Irantouni avait longtemps habité Paris. Il en avait rapporté douze lances d’allumeurs de réverbères dont il avait armé sa garde royale, et une quantité énorme de ces paysages peints en gris qui servent aux photographes pour les fonds. Il en avait bordé des allées entières et des places publiques.

Comme tous les vendredis, l’administration du Jardin d’acclimatation fait conduire les rois nègres dans une maison spéciale du quartier de la Bourse, le roi d’Irantouni, qui n’était pas renseigné, avait cru visiter une cour européenne ou quelque somptueuse ambassade. Aussi toutes les dames de sa cour étaient-elles désormais habillées de peignoirs en satinette de couleur, ouverts sur le devant.

Les habitants d’Irantouni n’étant pas anthropophages, nous fûmes obligés de nous avancer vers l’intérieur des terres, pour pouvoir exercer notre œuvre de civilisation. Nous arrivâmes, aux premiers jours de juin, à Kakoma. Mais les habitants de Kakoma avaient été récemment convertis au végétarisme.

À Kahouélé, le roi du pays, à qui nous demandions s’il était friand de chair humaine, nous répondit : « Dipaça tumféroté, » ce qui voulait dire : « Je vous en prie, ne continuez pas sur ce ton-là ; vous allez me donner des haut-le-cœur. »

Nous arrivâmes enfin dans cette grande étendue de terres qui se trouve entre les lacs Tanganyika et Victoria-Nyanza.

Les villages et endroits habités devinrent rares.

Nous parcourûmes une cinquantaine de milles sans rencontrer un être vivant. Les provisions de la petite troupe s’épuisaient.

L’eau, par bonheur, ne manquait pas. Mais aucune plante comestible ne croissait dans la prairie. Le gibier faisait complètement défaut.

Le 18 juillet au soir, nous n’avions rien mangé depuis trente-six heures. Le docteur réunit tous les blancs ; on mit solennellement dans un chapeau les noms des nègres.

Le premier nom qui sortit fut celui d’un vieux guide qui rendait de sérieux services à l’expédition. On recommença l’épreuve par égard pour son grand âge et sa probable coriacité.

Enfin le sort désigna un jeune nègre nommé Counou. Il était vigoureux et de belle taille. Le docteur, excellent cuisinier, fut chargé de l’accommoder.

Tout le monde, servi copieusement, en redemanda. Il nous fit trois repas.

Cependant le pays commençait à devenir giboyeux. Mais la chasse était si difficile, et c’est toujours imprudent de manger des bêtes qu’on ne connaît pas. Nous entamâmes un second nègre le 20 juillet au soir. Puis, à l’exception du vieux guide, toute l’escorte y passa. Heureusement nous arrivions dans des régions habitées et nous pouvions retrouver d’autres nègres.

Nous faisions je dois le dire, horreur aux populations avec de pareilles coutumes. À Kibanga, un vieux raseur de chef noir vint nous faire une longue allocution où il nous sermonnait de la belle façon et nous disait qu’au dix-neuvième siècle il était honteux qu’on se livrât encore à de semblables pratiques.

Enfin, après quelques semaines de marche, nous arrivâmes à Moussoumba, dans l’État indépendant du Congo. Jamais une expédition ne s’était accomplie dans des circonstances aussi favorables. Nous étions tous gras et bien portants. Nous avions sans doute trouvé la nourriture qui convenait pour supporter le dur climat de l’Afrique centrale.

À notre retour en Europe, on nous combla de distinctions, et le docteur Pionnier, dès sa première conférence, fit justice de cette opinion stupide qui prétend qu’on ne trouve plus d’anthropophages sur le continent africain.