Contes de Noël (Josette)/Noël au pays

John Lovell & Fils (p. 17-28).

NOËL AU PAYS


On est à la Noël. Partout dans la campagne, sur la vaste étendue, les longues routes blanches sont constellées. Entre leur bordure verte de sapins, — ces bouées fleuries, guides du voyageur dans la plaine immense et nivelée par l’hiver, — on les voit courir et se croiser à travers les champs combles.

Et c’est comme une procession, ce long cortège de traîneaux venant de toutes parts, s’acheminant tous vers l’église du village.

La rosse qui les tire, indifférente au froid comme à la gravité de l’heure, trotte sans hâte, d’un pas égal et rythmé.

De ses naseaux l’haleine s’échappe en fumée lumineuse ; mais cette ressemblance lointaine avec les coursiers olympiens, dont les narines flamboyantes lancent des éclairs, en est une bien trompeuse cependant, car, voyez la pauvre bête — par exemple la dernière là-bas, avec cette lourde charge — les ardeurs guerrières sont depuis longtemps mortes en sa vieille charpente.

D’un contentement égal elle porte au marché les poches pleines, ou, comme en ce moment, la famille à la messe de minuit.

Le pauvre cheval n’est pas né du printemps.

Cette demi-douzaine de marmots qu’il traîne là, et d’autres encore qu’on a laissés à la maison, s’il ne les a pas vus naître, du moins les a-t-il tous, chacun à son tour, menés à l’église petits infidèles, pour les en ramener petits chrétiens.

L’histoire de ces vieilles bêtes est celle de leur maître.

Jeune et fringant, le bon animal brûla jadis le pavé pour conduire chez « sa blonde » le père d’aujourd’hui. Et, depuis, ils cheminent ensemble dans la vie, se supportant réciproquement, travaillant côte à côte, indispensables l’un à l’autre, se retrouvant toujours aux heures solennelles, aux moments d’urgence, moments où le plus humble des deux devient parfois le principal acteur.

Quand il s’agit, par exemple, de longues courses pressées, l’hiver, par les chemins débordés, au milieu de la « poudrerie » que soulève l’aquilon ; l’automne, quand le pied s’embourbe et se dégage avec peine dans les sentiers boueux, et l’été sur les routes sans ombrage.

Élément obligé des joies de la famille, il conduit aujourd’hui « les enfants » à la messe de minuit ; cette fête unique pour les petits et les simples ; fête mystérieuse où ils retrouvent dans la touchante et poétique allégorie de la Crèche, la reproduction tangible, comme une incarnation des choses vagues et douces, du merveilleux qu’ils voient parfois flotter dans les rêves de leur sommeil paisible ou dans les fantaisies de leur imagination naïve.

Les deux plus jeunes de ces six heureux, enfouis, émus et recueillis, dans le fond du traîneau, y viennent pour la première fois.

Tandis que le père, dès qu’on est arrivé descend le premier et se met en devoir de tirer les petits de l’encombrement des « robes, » le plus grand saute à terre pour jeter la meilleure et la plus chaude peau sur la bête qui fume. Et pendant qu’on l’attache, les mioches, rangés sur le perron de l’église, engoncés, raides comme des mannequins dans leurs gros vêtements « d’étoffe du pays, » regardent et se disent tous bas :

— Pauvre Bidou, il ne verra rien !

Puis on les pousse dans le vestibule, où la main paternelle enlève de leur tête, la « tuque » de laine profondément enfoncée. Les cheveux suivent le mouvement, et demeurent tout droits, hérissés. Qu’importe ! les petits hommes, le cœur serré, ne quittent pas des yeux le chef de famille, prêts à obéir au premier signe. À peine osent-ils passer en hâte leur grosse mitaine au bout de leur nez et sur leurs yeux où le froid a mis des larmes.

À travers la lourde porte on perçoit quelque chose de doux et de troublant, quelque chose d’exquis comme un chant pour endormir les anges. Soudain cette porte s’ouvre toute grande et les marmots extasiés, le regard attaché sur les mille feux de l’autel, avancent inconsciemment, marchent comme dans un rêve, jusqu’à ce qu’on les retienne par leur habit.

Tandis que la foule s’agenouille et s’incline autour d’eux, ils restent debout, sans mouvements, absorbés par la vue de la grotte de sapins, cristallisée de sel, représentant la neige sous laquelle gît, presque nu, le Petit-Jésus tout blanc, tout mignon, tendant les bras en souriant aux fidèles qui l’adorent.

Certes, il ne fait pas chaud dans l’église ; l’haleine y monte comme l’encens, en spirales blanches, vers la voûte noire. Aussi, malgré la présence du bœuf et de l’âne autour de la crèche, les petits gars se disent-ils en eux-mêmes que cela leur semble bien insuffisant. Ils craignent beaucoup que le bon Jésus ne grelotte, aussi légèrement vêtu. Mais il y a là la sainte Vierge toute sereine, presque souriante ; elle s’en apercevrait bien, elle, puisqu’elle est sa maman, n’est-ce pas, s’il avait trop froid.

Qu’importe ! voilà saint Joseph avec un grand manteau rejeté en arrière et dont il n’a que faire… S’il le lui mettait, ça ne serait pas de trop assurément !

Mais non pourtant… Cela doit être. Il faut que l’adorable Jésus souffre pour les hommes… afin d’expier leurs péchés !

On leur a souvent raconté cela.

Mais pourquoi les vilains hommes ont-ils fait des péchés ?

Leur cœur se soulève, s’emplit soudain d’une grande indignation.

Un violent désir de venger le Petit-Jésus les saisit. Des gros mots — les plus énergiques de leur vocabulaire enfantin — d’éloquentes invectives leur montent aux lèvres pour flétrir les ingrats qui lui font tant de mal.

Ils vont le prendre et l’emporter. Ils vont le mettre dans leur lit — eux coucheront à terre plutôt ! Ils vont le couvrir de tout ce qu’il y a de chaud et de moëlleux dans la maison !… L’on verra bien ensuite si les méchants oseront venir le leur ôter !…

Et les pauvres innocents, navrés, tout frémissants de la tempête qui vient de passer en eux, reniflent tout bas, pris d’une grosse envie de pleurer.

Tout à coup la musique cesse.

C’est comme si une main brusque chassait leur rêve en les réveillant brutalement.

La grotte de sapins s’emplit d’ombres, et au milieu d’un vilain brouhaha, on les entraîne dehors où le vent glacé les soufflette au visage.

Sans un mot ils se laissent tasser, encapuchonner, envelopper dans les fourrures, sentant gronder en eux une sorte de mauvaise humeur rageuse qui se fond bientôt en un immense besoin de dormir.

À la maison on les sort de leur nid comme des sacs de farine — par les deux bouts.

On les déshabille, on les couche sans qu’ils en aient conscience, sans qu’ils prennent même part à ce fameux réveillon dont ils ont vu les apprêts alléchants, et qui devait, dans leur espoir d’hier, couronner si délicieusement la fête.

Leurs nerfs agités se reposent, dans un sommeil de plomb, de la secousse qu’ils ont subie.

Et ce sera demain le débordement des impressions, les emportements, les questions sans nombre, l’adorable histoire enfin des âmes neuves s’ouvrant une première fois à la perception des choses de la vie.

Et, certes, sous quel plus pur et plus chaud rayonnement que celui de la crèche divine ; à quelle plus belle aurore pouvait s’opérer cette fraîche éclosion !

Vive Noël toujours pour les mignons et les innocents !