Contes de Noël (Josette)/Noël
NOËL.
Le petit Noël, au bout de sa tournée, s’arrêtait indécis devant deux souliers qui lui restaient à remplir.
Et pourtant, rarement il hésite, car c’est son métier de semer à pleines mains le bonheur sur sa route, et le bienfaisant génie a pour cette tâche délicate les grâces d’état.
Jamais, depuis qu’il avait commencé sa carrière, depuis qu’il avait été chargé de rappeler au monde le glorieux anniversaire en répandant les trésors de la charité divine, jamais il ne s’était trouvé en pareille perplexité.
C’est que pour un seul cadeau qui lui restait, il y avait encore deux souliers à combler.
L’un était une merveille.
La mule d’une sultane n’est pas plus précieuse, et Cendrillon en aurait avec plaisir chaussé son second pied.
Il était fait de peluche brodée d’argent, et, sur le nœud de satin, nuancé comme une fleur, qui l’ornait, un papillon reposait dont les ailes semblaient avoir gardé des reflets d’aurore.
Cambré sur son fier talon, touchant à peine le sol du bout de sa pointe effilée, ce soulier ne semblait avoir emprisonné jamais que le pied d’une fée mignonne, qui l’aurait laissé tomber à terre en s’élançant vers son mystique royaume.
Mais, ce qui surtout faisait ressortir la grâce exquise de l’adorable sandale et qui en même temps embrouillait complètement les idées de l’excellent petit Noël, c’était le contraste du voisinage.
À côté de ce chef-d’œuvre d’élégance et de luxe, gisait, sur le tapis, le plus roturier des sabots.
Lourd, usé, crotté, il semblait durci au feu, après avoir été trempé aux bourbiers des rues.
Pauvre petite ruine ! peut-être au demeurant était-elle plus à plaindre qu’à mépriser pour sa laideur…
Comme il avait dû vaillamment patauger, trottiner et courir pour être ainsi sali et morfondu, le pauvre sabot ! Mais, que venait-il faire ici ? Et pour qui réclamait-il les faveurs du petit Noël ?
Celui-ci voyait bien devant lui — sommeillant dans leurs lits respectifs — deux enfants, aussi dissemblables d’attitude et de nature que l’étaient le soulier merveille et le grossier sabot ; mais cela ne tranchait pas son embarras.
Dans un berceau duveté, tendu de soie et de gaze blanches, vaporeuses comme les visions d’un rêve, une enfant reposait.
Elle ressemblait aux anges qui ornent les autels, tant elle était belle et pâle. Pas un soupir, pas un mouvement ne trahissait la vie sur sa figure idéale. Son repos était une extase.
Tout auprès, dans sa camisole de bure, une fillette rose dormait heureusement, la tête appuyée sur son bras potelé.
Ses cheveux en broussaille cachaient à demi son visage, et flottaient comme une poussière d’or sur l’oreiller.
Parfois un plus long soupir accentuait sa respiration ; ses bras nus s’étiraient avec aise, ses lèvres closes, rouges comme un fruit mur, s’ouvraient en un sourire de béatitude ; ses petons dodus repoussaient la couverture, puis la bouche rieuse se reformait en une fleur vermeille, les menottes disparaissaient dans la brume blonde des cheveux, les petits pieds blancs, devenus frileux, allaient s’enfouir sous les lainages ; et l’enfant se peletonnait voluptueusement dans la tiédeur de son nid.
En la contemplant, le petit Noël cherchait à s’expliquer le mystère de ce bizarre rapprochement.
Il supposait bien, lui qui connaît intimement le bon Dieu, et qui sait que sa toute-puissante Providence ne s’amuse pas à de futiles espiègleries, il soupçonnait fort, dis-je, un dessein de la miséricorde divine.
Et cependant !… répétait-il d’un air songeur en regardant le bébé mignon, qu’il était bien près de trouver importun.
Un grand sac dégonflé pendait au cou du céleste émissaire, et chaque fois que ses yeux tombaient sur le bon diable de vieux sabot, sa main instinctivement tâtait ce sac vide.
C’était, selon toute probabilité, celui qui avait contenu les présents réservés aux souliers de cette catégorie.
Déjà l’aube discrète glissait à travers les ténèbres ses lueurs lactées.
Bientôt le sommeil, agité de rêves fantastiques et de visions éblouissantes, allait fuir les paupières enfantines, empressées de s’ouvrir aux belles choses déposées à leurs pieds par la munificence du petit Noël.
Il fallait se hâter. L’ami de l’enfance allait être pris en flagrant délit de visibilité, et cela, il ne l’aurait pas voulu pour une couronne de séraphin !
Chacun a son orgueil. Celui de cet excellent esprit est d’expédier la besogne qu’on lui confie, d’une façon irréprochable, et surtout promptement.
Jamais il n’a été surpris par le jour. Le flambeau que le bon Dieu lui prête pour guider sa course à travers les ombres, c’est l’étoile qui conduisait autrefois les trois rois d’Orient à la crèche du Sauveur.
Voyant que ses délibérations mentales ne l’amenaient à aucune conclusion satisfaisante, l’envoyé du ciel éleva vers Dieu son pur esprit, et sollicita une inspiration.
Il eut alors l’intuition du décret divin :
Le sac qu’il avait cru vide fut ouvert, et son bras s’y plongea jusqu’à l’épaule pour en retirer un petit paquet mystérieux.
Alors les innombrables bibelots qui avaient été primitivement destinés à l’opulente pantoufle furent divisés en deux lots, et les mandataires muets qui, gisant sur le tapis, réclamaient tacitement leur butin, en reçurent chacun une part égale.
Puis, louant le Créateur de son ingénieuse et tendre générosité, le bon petit Noël brisa le cachet de l’enveloppe énigmatique dont il avait deviné le contenu précieux.
Aussitôt, une poudre dorée s’échappant de ses doigts, tomba dans la sandale de peluche, puis dans le misérable sabot.
Tout ce qui restait d’ombres dans la pièce s’évanouit devant le poudroiement irisé de cette poussière merveilleuse, mettant partout des rayonnements.
La fillette rose, blottie dans la profondeur des coussins, en devint toute resplendissante, et l’ange pâle qui dormait à côté s’anima, se transforma tout à coup, sous le feu des reflets magiques.
Un sang nouveau sembla s’infiltrer dans ses veines et colorer d’incarnat les lis de ses joues. La vie refleurissait en cette frêle créature.
Le petit Noël s’était envolé sans bruit.
Deux voix enfantines éclatèrent ensemble comme un délicieux chant d’oiseaux, emplissant le vaste palais d’échos inconnus.
En même temps une mère folle de joie accourait, élevait dans ses bras son enfant ravivée, et s’écriait en la pressant passionnément sur son cœur :
— Ma prière est exaucée ! Soyez béni, Seigneur !
« Qui donne au pauvre prête à Dieu, » dit un touchant enseignement. Dans le cas actuel, le tout-puissant débiteur avait royalement soldé sa dette, rendant un trésor pour une obole — une vie chère pour un abri donné à l’orphelin.
Le partage avait été judicieusement fait par le délégué de la Providence. Les deux souliers, sans distinction d’élégance ou de difformité, avaient été surchargés de bonbons et de jouets.
Tout cela était merveille et nouveauté pour la naïve propriétaire du vilain soulier.
La veille, dans le tumulte d’une grande rue, un groupe de passants l’avait séparée de sa mère. Voulant la rejoindre et courant en tous sens la pauvre mignonne se perdit.
Alors lasse et désolée, elle s’arrêta et se mit à sangloter dans son châle, murmurant tout bas l’appel qu’elle avait longtemps répété avec des cris déchirants :
— Maman ! maman ! soupirait-elle comme une invocation, tandis que son petit cœur éclatait.
Soudain, elle sentit que l’on abaissait doucement ses mains. Une grande dame, toute enveloppée de fourrures, penchée vers elle, lui demandait tendrement :
— Pourquoi pleures-tu, mon enfant ?
Cette belle femme douce et triste l’avait fait monter dans une superbe voiture, et l’avait emmenée en un palais éblouissant où la pauvresse fut choyée, dorlotée, à un tel point que le souvenir de son malheur en devint moins cuisant.
Elle avait aussi trouvé, sous le toit hospitalier de sa bienfaitrice, un ange consolateur.
C’était une enfant frêle, avec de grands yeux pensifs où il y avait quelque chose de profond et de serein qui étonnait, en la subjuguant, la simple fillette.
La belle dame contemplait avec attendrissement ces deux gracieuses créatures s’observant avec curiosité et causant en leur langage d’oiseaux.
Elle vint se mettre à genoux près du joli groupe, et ses yeux tout pleins de larmes, allant de l’une à l’autre, semblaient les comparer.
— Que je serais heureuse ! répétait-elle, que je serais heureuse !
Prenant entre ses mains la tête angélique de sa fille et la baisant avec tendresse :
— Prie le bon Dieu avec moi, qu’il te fasse ressembler à cette chère petite ! lui dit-elle.
Les âmes innocentes s’entendent bien entre elles. Les deux bébés devinrent bientôt les plus grandes amies du monde. L’une essuyait les larmes de l’autre, qui finissait par sourire aux caresses de sa douce protectrice.
Quand sa belle amie mit sa précieuse pantoufle sur le foyer, la pauvre enfant perdue l’imita naïvement, et les compagnes, gentilles à ravir dans leur posture d’anges, joignirent les mains et prièrent ensemble le petit Noël de s’en souvenir.
Comme on l’a vu, leurs vœux furent accomplis.
Après avoir curieusement parcouru, scruté et exploré le logis magnifique qu’elle occupait depuis la veille, la grosse fillette s’orna sans rien dire de tous les présents qui avaient plu dans son sabot, jeta de travers sur ses épaules le vestige fané qu’elle appelait « son châle, » posa sur le buisson inextricable de ses boucles un bonnet de laine, et se présenta, ainsi équipée, devant un grand laquais qui se tenait debout dans l’antichambre :
— Je veux voir maman, déclara-t-elle en levant vers lui sa figure ingénue.
— Où demeure-t-elle, ta mère ? demanda le laquais ironique sans se déranger.
— Je trouverai bien. Ouvrez-moi seulement cette grande porte.
Le serviteur galonné se mit à rire en analysant le bizarre accoutrement de son interlocutrice.
Elle le regardait avec ses grands yeux naïfs, et attendait. Quand, à la fin, il se décida à ouvrir les deux énormes battants de la porte massive, elle se retourna une dernière fois vers sa compagne, lui sourit doucement en manière d’adieu, et, serrant plus fortement ses trésors, pour ne pas les perdre en route, elle partit en courant.
C’est alors que le petit sabot se remit à patauger en expert, et que les polichinelles et les poupées, étroitement emprisonnés entre ses bras, eurent leurs cheveux joliment ébouriffés par les collisions diverses qu’ils subirent avec les passants, les poteaux de reverbères, que sais-je encore !
Et, ma foi, tout était pour le mieux.
Ces personnalités élégantes, en leur mise irréprochable, se fussent trouvées bien dépaysées dans le logis où les conduisait leur petite maîtresse.
L’emmêlement de leurs chevelures, et les menues avaries que reçurent leurs toilettes pendant le trajet, les firent accueillir comme de la famille chez leurs nouveaux hôtes.
Après une très longue course, notre amie s’arrêta devant une bicoque, et frappa la porte du pied en appelant sa mère.
Elle tomba dans les bras de celle-ci, toute bourrée de ses cadeaux, cherchant à les garantir jusque dans la chaleur de l’étreinte maternelle.
Aux questions empressées : « D’où viens-tu, chère enfant ? Qu’as-tu fait ? Où as-tu passé la nuit ? » la fillette ne répondait rien. Elle exhibait à ses petits frères son riche butin, ses yeux brillant du plaisir de se retrouver dans la misère et l’intimité de sa cahutte.
La rentrée de la chère absente avec son attrayant cortège chassa le laid fantôme du désespoir qui était venu s’asseoir au foyer.
La mère ravivée, berçant longuement entre ses bras le bébé retrouvé, oublia toutes les angoisses des dernières heures. Le bonheur qui n’attendait que ce signal éclata dans la masure un instant assombrie… Car le petit Noël avait aussi passé là, jetant dans les sabots la semence d’or qui donne la paix du cœur, l’insouciance heureuse et la fraîcheur colorée d’une vigoureuse jeunesse.
Pour récompenser la charité d’une mère, Dieu avait donc mis dans un palais le don inestimable qu’il réserve à ses amis les pauvres. Il y avait déposé le rare bien, l’unique trésor en cette vallée de larmes.