Contes de Madame d’Aulnoy/Texte entier

Contes de Madame d’Aulnoy
Illustrations par Staal, Ferdinandus, H. Cottin.
Contes de Madame d’AulnoyGarnier frères, libraire-éditeurs.


CONTES
DE
MADAME D’AULNOY














CONTES

DE

MADAME D’AULNOY

GRACIEUSE ET PERCINET. – LA BELLE AUX CHEVEUX D’OR.

L’OISEAU BLEU. – FINETTE CENDRON. – LE NAIN JAUNE.

LA BICHE AUX BOIS. – LA CHATTE BLANCHE.

Illustrés de vignettes par STAAL et FERDINANDUS

ET DE HUIT GRAVURES EN CHROMOLITHOGRAPHIE

PAR H. COTTIN


Centré

PARIS

GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6

1882

GRACIEUSE ET PERCINET




— Eh bien, dit-elle, sachez que tous ces tonneaux sont pleins d’or et de pierreries…



I l y avait une fois un roi et une reine qui n’avaient qu’une fille. Sa beauté, sa douceur et son esprit qui étaient incomparables, la firent nommer Gracieuse. Elle faisait toute la joie de sa mère ; il n’y avait point de matin qu’on ne lui apportât une belle robe, tantôt de brocard d’or, de velours, ou de satin. Elle était parée à merveille, sans être ni plus fière ni plus glorieuse. Elle passait la matinée avec des personnes savantes qui lui apprenaient toutes sortes de sciences ; et l’après-dinée, elle travaillait auprès de la reine. Quand il était temps de faire collation, on lui servait des bassins pleins de dragées, et plus de vingt pots de confitures : aussi disait-on partout qu’elle était la plus heureuse princesse de l’univers.

Il y avait dans cette même cour une vieille fille fort riche, appelée la duchesse Grognon, qui était affreuse de tout point : ses cheveux étaient d’un roux couleur de feu ; elle avait le visage épouvantablement gros et couvert de boutons ; de deux yeux qu’elle avait eus autrefois, il ne lui en restait qu’un chassieux ; sa bouche était si grande, qu’on eût dit qu’elle voulait manger tout le monde ; mais, comme elle n’avait point de dents, on ne la craignait pas ; elle était bossue devant et derrière, et boiteuse des deux côtés. Ces sortes de monstres portent envie à toutes les belles personnes : elle haïssait mortellement Gracieuse, et se retira de la cour pour n’en entendre plus dire du bien. Elle fut dans un château à elle, qui n’était pas éloigné. Quand quelqu’un l’allait voir, et qu’on lui racontait des merveilles de la princesse, elle s’écriait en colère : « Vous mentez, vous mentez, elle n’est point aimable, j’ai plus de charmes dans mon petit doigt qu’elle n’en a dans toute sa personne ! »

Cependant la reine tomba malade et mourut. La princesse Gracieuse pensa mourir aussi de douleur d’avoir perdu une si bonne mère ; le roi regrettait beaucoup une si bonne femme. Il demeura près d’un an enfermé dans son palais. Enfin les médecins, craignant qu’il ne tombât malade, lui ordonnèrent de se promener et de se divertir. Il fut à la chasse : et, comme la chaleur était grande, en passant par un gros château qu’il trouva sur son chemin, il y entra pour se reposer.


Aussitôt Grognon prit un petit marteau et frappa, toc, toc… (p. 1)

Aussitôt la duchesse Grognon, avertie de l’arrivée du roi (car c’était son château) vint le recevoir et lui dit que l’endroit le plus frais de la maison, c’était une grande cave bien voûtée, fort propre, où elle le priait de descendre. Le roi y fut avec elle, et voyant deux cents tonneaux rangés les uns sur les autres, il lui demanda si c’était pour elle seule qu’elle faisait une si grosse provision : « Oui, Sire, dit-elle, c’est pour moi seule ; je serai bien aise de vous en faire goûter ; voilà du Canarie, du Saint-Laurent, du Champagne, de l’Hermitage, du Rivesaltes, du Rossolis, Persicot, Fenouillet : duquel voulez-vous ?

— Franchement, dit le roi, je tiens que le vin de Champagne vaut mieux que tous les autres. » Aussitôt Grognon prit un petit marteau et frappa, toc, toc ; il sort du tonneau un millier de pistoles. « Qu’est-ce que cela signifie ? », dit-elle en souriant. Elle cogne l’autre tonneau, toc, toc ; il en sort un boisseau de doubles louis d’or. « Je n’entends rien à cela ! », dit-elle encore, en souriant plus fort. Elle passe à un troisième tonneau, et cogne, toc, toc ; il en sort tant de perles et de diamants, que la terre en était toute couverte. « Ah ! s’écria-t-elle, je n’y comprends rien, Sire, il faut qu’on m’ait volé mon bon vin, et qu’on ait mis à la place ces bagatelles.

— Bagatelles ! dit le roi, qui était bien étonné ; vertuchou ! madame Grognon, appelez-vous cela des bagatelles ? Il y en a pour acheter dix royaumes grands comme Paris.

— Eh bien, dit-elle, sachez que tous ces tonneaux sont pleins d’or et de pierreries : je vous en ferai le maître, à condition que vous m’épouserez.

— Ah ! répliqua le roi, qui aimait uniquement l’argent, je ne demande pas mieux ; dès demain si vous voulez. — Mais, dit-elle, il y a encore une condition, c’est que je veux être maîtresse de votre fille comme l’était sa mère ; qu’elle dépende entièrement de moi, et que vous m’en laissiez la disposition. — Vous en serez la maîtresse, dit le roi, touchez là. » Grognon mit la main dans la sienne ; ils sortirent ensemble de la riche cave, dont elle lui donna la clef.

Aussitôt il revint à son palais. Gracieuse, entendant le roi son père, courut au-devant de lui ; elle l’embrassa, et lui demanda s’il avait fait une bonne chasse. « J’ai pris, dit-il, une colombe toute en vie. — Ah ! Sire, dit la princesse, donnez-la-moi, je la nourrirai. — Cela ne se peut, continua-t-il ; car pour m’expliquer plus intelligiblement, il faut vous dire que j’ai rencontré la duchesse Grognon, et que je l’ai prise pour ma femme. — Ô Ciel ! s’écria Gracieuse dans son premier mouvement, peut-on l’appeler une colombe ? C’est bien plutôt une chouette. — Taisez-vous, dit le roi en se fâchant, je prétends que vous l’aimiez et la respectiez autant que si elle était votre mère : allez promptement vous parer, car je veux retourner dès aujourd’hui au-devant d’elle. »

La princesse était fort obéissante ; elle entra dans sa chambre, afin de s’habiller. Sa nourrice connut bien sa douleur à ses yeux. « Qu’avez-vous, ma chère petite ? lui dit-elle ; vous pleurez. — Hélas ! ma chère nourrice, répliqua Gracieuse, qui ne pleurerait ? Le roi va me donner une marâtre ; et, pour comble de disgrâce, c’est ma plus cruelle ennemie ; c’est, en un mot, l’affreuse Grognon. Quel moyen de la voir dans ces beaux lits que la reine, ma bonne mère, avait si délicatement brodés de ses mains ? Quel moyen de caresser une magotte qui voudrait m’avoir donné la mort ? — Ma chère enfant, répliqua la nourrice, il faut que votre esprit vous élève autant que votre naissance : les princesses comme vous doivent de plus grands exemples que les autres. Et quel plus bel exemple y a-t-il que d’obéir à son père, et de se faire violence pour lui plaire ? Promettez-moi donc que vous ne témoignerez point à Grognon la peine que vous avez. » La princesse ne pouvait s’y résoudre ; mais la sage nourrice lui dit tant de raisons, qu’enfin elle s’engagea de faire bon visage, et d’en bien user avec sa belle-mère.

Elle s’habilla aussitôt d’une robe verte à fond d’or ; elle laissa tomber ses blonds cheveux sur ses épaules, flottant au gré du vent, comme c’était la mode en ce temps-là ; et elle mit sur sa tête une légère couronne de roses et de jasmin, dont toutes les feuilles étaient d’émeraudes. En cet état, Vénus, mère des Amours, aurait été moins belle ; cependant la tristesse qu’elle ne pouvait surmonter paraissait sur son visage.

Mais, pour revenir à Grognon, cette laide créature était bien occupée à se parer. Elle se fit faire un soulier plus haut d’une demi-coudée que l’autre, pour paraître un peu moins boiteuse ; elle se fit faire un corps rembourré sur une épaule pour cacher sa bosse ; elle mit un œil d’émail le mieux fait qu’elle pût trouver ; elle se farda pour se blanchir ; elle teignit ses cheveux roux en noir ; puis elle mit une robe de satin amarante doublée de bleu, avec une jupe jaune et des rubans violets. Elle voulut faire son entrée à cheval, parce qu’elle avait ouï dire que les reines d’Espagne faisaient ainsi la leur.


Ah ! princesse, lui dit-il, je n’ai encore osé me faire connaître… (p.2)

Pendant que le roi donnait des ordres, et que Gracieuse attendait le moment de partir pour aller au-devant de Grognon, elle descendit toute seule dans le jardin, et passa dans un petit bois fort sombre, où elle s’assit sur l’herbe. « Enfin, dit-elle, me voici en liberté ; je peux pleurer tant que je voudrai sans qu’on s’y oppose. » Aussitôt elle se prit à soupirer et pleurer tant et tant que ses yeux paraissaient deux fontaines d’eau vive. En cet état elle ne songeait plus à retourner au palais, quand elle vit venir un page vêtu de satin vert, qui avait des plumes blanches et la plus belle tête du monde ; il mit un genou en terre, et lui dit : « Princesse, le roi vous attend. » Elle demeura surprise de tous les agréments qu’elle remarquait en ce jeune page ; et comme elle ne le connaissait point, elle crut qu’il devait être du train de Grognon. « Depuis quand, lui dit-elle, le roi vous a-t-il reçu au nombre de ses pages ? — Je ne suis pas au roi, madame, lui dit-il ; je suis à vous et je ne veux être qu’à vous. — Vous êtes à moi ? répliqua-t-elle tout étonnée, et je ne vous connais point. — Ah, princesse ! lui dit-il, je n’ai encore osé me faire connaître ; mais les malheurs dont vous êtes menacée par le mariage du roi m’obligent à vous parler plus tôt que je n’aurais fait : j’avais résolu de laisser au temps et à mes services le soin de vous déclarer ma passion, et… — Quoi ! un page, s’écria la princesse, un page a l’audace de me dire qu’il m’aime ! Voici le comble à mes disgrâces. — Ne vous effrayez point, belle Gracieuse, lui dit-il, d’un air tendre et respectueux ; je suis Percinet, prince assez connu par mes richesses et mon savoir, pour que vous ne trouviez point d’inégalité entre nous. Il n’y a que votre mérite et votre beauté qui puissent y en mettre ; je vous aime depuis longtemps ; je suis souvent dans les lieux où vous êtes, sans que vous me voyiez. Le don de féerie que j’ai reçu en naissant m’a été d’un grand secours pour me procurer le plaisir de vous voir : je vous accompagnerai aujourd’hui partout sous cet habit, et j’espère ne vous être pas tout à fait inutile. » À mesure qu’il parlait, la princesse le regardait dans un étonnement dont elle ne pouvait revenir. « C’est vous, beau Percinet, lui dit-elle, c’est vous que j’avais tant d’envie de voir, et dont on raconte des choses si surprenantes ! Que j’ai de joie que vous vouliez être de mes amis ! Je ne crains plus la méchante Grognon, puisque vous entrez dans mes intérêts. » Ils se dirent encore quelques paroles, et puis Gracieuse alla au palais, où elle trouva un cheval tout harnaché et caparaçonné que Percinet avait fait entrer dans l’écurie, et que l’on crut qui était pour elle : elle monta dessus. Comme c’était un grand sauteur, le page le prit par la bride, et le conduisait, se tournant à tout moment vers la princesse, pour avoir le plaisir de la regarder.

Quand le cheval qu’on menait à Grognon parut auprès de celui de Gracieuse, il avait l’air d’une franche rosse ; et la housse du beau cheval était si éclatante de pierreries, que celle de l’autre ne pouvait entrer en comparaison. Le roi, qui était occupé de mille choses, n’y prit pas garde ; mais tous les seigneurs n’avaient des yeux que pour la princesse, dont ils admiraient la beauté, et pour son page vert qui était lui seul plus joli que tous ceux de la cour.

On trouva Grognon en chemin, dans une calèche découverte, plus laide et plus mal bâtie qu’une paysanne. Le roi et la princesse l’embrassèrent : on lui présenta son cheval pour monter dessus ; mais voyant celui de Gracieuse : « Comment, dit-elle, cette créature aura un plus beau cheval que le mien ! j’aimerais mieux n’être jamais reine et retourner à mon riche château, que d’être traitée d’une telle manière. » Le roi aussitôt commanda à la princesse de mettre pied à terre et de prier Grognon de lui faire l’honneur de monter sur son cheval. La princesse obéit sans répliquer. Grognon ne la regarda ni ne la remercia ; elle se fit guinder sur le beau cheval ; elle ressemblait à un paquet de linge sale. Il y avait huit gentilshommes qui la tenaient, de peur qu’elle ne tombât. Elle n’était pas encore contente ; elle grommelait des menaces entre ses dents. On lui demanda ce qu’elle avait. « J’ai, dit-elle, qu’étant la maîtresse, je veux que le page vert tienne la bride de mon cheval, comme il faisait quand Gracieuse le montait. » Le roi ordonna au page vert de conduire le cheval de la reine. Percinet jeta les yeux sur sa princesse, et elle sur lui, sans dire un pauvre mot : il obéit, et toute la cour se mit en marche ; les tambours et les trompettes faisaient un bruit désespéré. Grognon était ravie : avec son nez plat et sa bouche de travers, elle ne se serait pas changée pour Gracieuse.

Mais dans le temps que l’on y pensait le moins, voilà le beau cheval qui se met à sauter, à ruer et à courir si vite, que personne ne pouvant l’arrêter ; il emporta Grognon. Elle se tenait à la selle et aux crins, elle criait de toute sa force ; enfin elle tomba le pied pris dans l’étrier. Il la traîna bien loin sur des pierres, sur des épines et dans la boue, où elle resta presque ensevelie. Comme chacun la suivait, on l’eut bientôt jointe : elle était tout écorchée, sa tête cassée en quatre ou cinq endroits, un bras rompu : il n’a jamais été une mariée en plus mauvais état.

Le roi paraissait au désespoir. On la ramassa comme un verre brisé en pièces : son bonnet était d’un côté, ses souliers de l’autre : on la porta dans la ville, on la coucha, et l’on fit venir les meilleurs chirurgiens. Toute malade qu’elle était, elle ne laissait pas de tempêter : « Voilà un tour de Gracieuse, disait elle ; je suis certaine qu’elle n’a pris ce beau et méchant cheval que pour m’en faire envie, et qu’il me tuât : si le roi ne m’en fait pas raison, je retournerai dans mon riche château, et je ne le verrai de mes jours. » On alla dire au roi la colère de Grognon. Comme sa passion dominante était l’intérêt, la seule idée de perdre les mille tonneaux d’or et de diamants le fit frémir, et l’aurait porté à tout. Il accourut auprès de la crasseuse malade ; il se mit à ses pieds, et lui jura qu’elle n’avait qu’à prescrire une punition proportionnée à la faute de Gracieuse, et qu’il l’abandonnait à son ressentiment. Elle lui dit que cela suffisait, qu’elle allait l’envoyer quérir.


…Quatre femmes, qui ressemblaient à quatre furies, se jetèrent sur elle… (p. 3)

En effet, on vint dire à la princesse que Grognon la demandait. Elle devint pâle et tremblante, se doutant bien que ce n’était pas pour la caresser ; elle regarda de tous côtés si Percinet ne paraissait point ; elle ne le vit pas, et elle s’achemina bien triste vers l’appartement de Grognon. À peine y fut-elle entrée, qu’on ferma les portes ; puis quatre femmes, qui ressemblaient à quatre furies, se jetèrent sur elle par l’ordre de leur maîtresse, lui arrachèrent ses beaux habits et déchirèrent sa chemise. Quand ses épaules furent découvertes, ces cruelles mégères ne pouvaient soutenir l’éclat de leur blancheur ; elles fermaient les yeux comme si elles eussent regardé longtemps de la neige. « Allons, allons, courage ! criait l’impitoyable Grognon du fond de son lit, qu’on me l’écorche, et qu’il ne lui reste pas un petit morceau de cette peau blanche qu’elle croit si belle. »

En tout autre détresse, Gracieuse aurait souhaité le beau Percinet, mais se voyant presque nue, elle était trop modeste pour vouloir que ce prince en fût témoin, et elle se préparait à tout souffrir comme un pauvre mouton. Les quatre furies tenaient chacune une poignée de verges épouvantable ; elles avaient encore de gros balais pour en prendre de nouvelles, de sorte qu’elles l’assommaient sans quartier, et à chaque coup la Grognon disait : « Plus fort, plus fort ! vous l’épargnez. »

Il n’y a personne qui ne croie après cela que la princesse était écorchée depuis la tête jusqu’aux pieds : l’on se trompe quelquefois ; car le galant Percinet avait fasciné les yeux de ces femmes : elles pensaient avoir des verges à la main, c’étaient des plumes de mille couleurs ; et dès qu’elles commencèrent, Gracieuse les vit et cessa d’avoir peur, disant tout bas : « Ah ! Percinet, vous m’êtes venu secourir bien généreusement ! Qu’aurais-je fait sans vous ! » Les fouetteuses se lassèrent tant qu’elles ne pouvaient plus remuer les bras : elles la tamponnèrent dans ses habits, et la mirent dehors avec mille injures.

Elle revint dans sa chambre, feignant d’être bien malade ; elle se mit au lit, et commanda qu’il ne restât auprès d’elle que sa nourrice, à qui elle conta toute son aventure. À force de conter elle s’endormit : la nourrice s’en alla : et en se réveillant elle vit dans un petit coin le page vert, qui, par respect, n’osait s’approcher. Elle lui dit qu’elle n’oublierait de sa vie les obligations qu’elle lui avait ; qu’elle le conjurait de ne la pas abandonner à la fureur de son ennemie, et de vouloir se retirer, parce qu’on lui avait toujours dit qu’il ne fallait pas demeurer seule avec les garçons. Il répliqua qu’elle pouvait remarquer avec quel respect il en usait ; qu’il était bien juste, puisqu’elle était sa maîtresse, qu’il lui obéît en toutes choses, même aux dépens de sa propre satisfaction. Là-dessus, il la quitta, après lui avoir conseillé de feindre d’être malade du mauvais traitement qu’elle avait reçu.

Grognon fut si aise de savoir Gracieuse en cet état, qu’elle en guérit la moitié plus tôt qu’elle n’aurait fait ; et les noces s’achevèrent avec une grande magnificence. Mais, comme le roi savait que, par dessus toutes choses, Grognon aimait à être vantée pour belle, il fit faire son portrait et ordonna un tournoi, où six des plus adroits chevaliers de la Cour devaient soutenir envers et contre tous que la reine Grognon était la plus belle princesse de l’univers. Il vint beaucoup de chevaliers et d’étrangers pour soutenir le contraire. Cette magote était présente à tout, placée sur un grand balcon tout couvert de brocard d’or, et elle avait le plaisir de voir que l’adresse de ses chevaliers lui faisait gagner sa méchante cause. Gracieuse était derrière elle, qui s’attirait mille regards : Grognon folle et vaine croyait qu’on n’avait des yeux que pour elle.

Il n’y avait presque plus personne qui osât disputer sur la beauté de Grognon, lorsqu’on vit arriver un jeune chevalier qui tenait un portrait dans une boîte de diamants. Il dit qu’il soutenait que Grognon était la plus laide de toutes les femmes, et que celle qui était peinte dans sa boîte était la plus belle de toutes les filles. En même temps il court contre les six chevaliers, qu’il jette par terre ; il s’en présente six autres, et jusqu’à vingt-quatre qu’il abattit tous ; puis il ouvrit sa boîte, et il leur dit que pour les consoler, il allait leur montrer ce beau portrait. Chacun le reconnut pour être celui de la princesse Gracieuse : il lui fit une profonde révérence, et se retira sans avoir voulu dire son nom ; mais elle ne douta point que ce ne fût Percinet.


Mais comme le roi savait que, par-dessus toutes choses, Grognon aimait à être vantée pour belle… (p. 4)


La colère pensa suffoquer Grognon : la gorge lui enfla, elle ne pouvait prononcer une parole. Elle faisait signe que c’était à Gracieuse qu’elle en voulait ; et quand elle put s’en expliquer, elle se mit à faire une vie désespérée. « Comment ? disait-elle, oser me disputer le prix de la beauté ! faire recevoir un pareil affront à mes chevaliers ! Non, je ne puis le souffrir ; il faut que je me venge ou que je meure. — Madame, lui dit la princesse, je vous proteste que je n’ai aucune part à ce qui vient d’arriver : je signerai de mon sang (si vous voulez) que vous êtes la plus belle personne du monde, et que je suis un monstre de laideur. — Ah ! vous plaisantez, ma petite mignonne, répliqua Grognon ; mais j’aurai mon tour avant peu. » On alla dire au roi les fureurs de sa femme, et que la princesse mourait de peur ; qu’elle le suppliait d’avoir pitié d’elle, parce que s’il l’abandonnait à la reine, elle lui ferait mille maux. Il ne s’en émut pas davantage, et répondit seulement : « Je l’ai donnée à sa belle-mère, elle en fera comme il lui plaira. »

La méchante Grognon attendait la nuit impatiemment ; dès qu’elle fut venue, elle fit mettre les chevaux à sa chaise roulante ; on obligea Gracieuse d’y monter, et sous une grosse escorte on la conduisit à cent lieues de là, dans une grande forêt où personne n’osait passer, parce qu’elle était pleine de lions, d’ours, de tigres et de loups. Quand ils eurent percé jusqu’au milieu de cette horrible forêt, ils la firent descendre et l’abandonnèrent, quelque prière qu’elle pût leur faire d’avoir pitié d’elle. « Je ne vous demande pas la vie, leur disait-elle, je ne vous demande qu’une prompte mort ; tuez-moi pour m’épargner tous les maux qui vont m’arriver. » C’était parler à des sourds ; ils ne daignèrent pas lui répondre, et s’éloignant d’elle d’une grande vitesse, ils laissèrent cette belle et malheureuse fille toute seule. Elle marcha quelque temps sans savoir où elle allait ; tantôt se heurtant contre un arbre, tantôt tombant, tantôt embarrassée dans les buissons ; enfin, accablée de douleur, elle se jeta par terre sans avoir la force de se relever. « Percinet, s’écriait-elle quelquefois, Percinet, où êtes-vous ? Est-il possible que vous m’ayez abandonnée ? » Comme elle disait ces mots, elle vit tout d’un coup la plus belle et la plus surprenante chose du monde : c’était une illumination si magnifique, qu’il n’y avait pas un arbre dans la forêt où il n’y eût plusieurs lustres remplis de bougies ; et dans le fond d’une allée elle aperçut un palais tout de cristal qui brillait autant que le soleil. Elle commença de croire qu’il entrait du Percinet dans ce nouvel enchantement, elle sentit une joie mêlée de crainte. « Je suis seule, disait-elle ; ce prince est jeune, aimable, amoureux ; je lui dois la vie. Ah ! c’en est trop, éloignons-nous de lui : il vaut mieux mourir que de l’aimer. » En disant ces mots, elle se leva, malgré sa lassitude et sa faiblesse : et sans tourner les yeux vers le beau château, elle marcha d’un autre côté, si troublée et si confuse, dans les différentes pensées qui l’agitaient, qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait.

Dans ce moment, elle entendit du bruit derrière elle : la peur la saisit, elle crut que c’était quelque bête féroce qui l’allait dévorer ; elle regarda en tremblant, et elle vit le prince Percinet aussi beau que l’on dépeint l’Amour. « Vous me fuyez, lui dit-il, ma princesse ! Vous me craignez quand je vous adore ! Est-il possible que vous soyez si peu instruite de mon respect, que de me croire capable d’en manquer pour vous ? Venez, venez sans alarme dans le palais de féerie, je n’y entrerai pas si vous me le défendez ; vous y trouverez la reine, ma mère, et mes sœurs qui vous aiment déjà tendrement sur ce que je leur ai dit de vous. » Gracieuse, charmée de la manière soumise et engageante dont lui parlait son jeune amant, ne put refuser d’entrer avec lui dans un petit traîneau peint et doré, que deux cerfs tiraient d’une vitesse prodigieuse ; de sorte qu’en très peu de temps il la conduisit en mille endroits de cette forêt, qui lui semblèrent admirables. On voyait clair partout ; il y avait des bergers et des bergères vêtus galamment, qui dansaient au son des flûtes et des musettes. Elle voyait en d’autres lieux, sur le bord des fontaines, des villageois avec leurs maîtresses, qui mangeaient et qui chantaient gaiement : « Je croyais, lui dit-elle, cette forêt inhabitée ; mais tout m’y paraît peuplé et dans la joie. — Depuis que vous y êtes, ma princesse, répliqua Percinet, il n’y a plus dans cette sombre solitude que des plaisirs et d’agréables amusements : les Amours vous accompagnent, les fleurs naissent sous vos pas. » Gracieuse n’osa répondre ; elle ne voulait point s’embarquer dans ces sortes de conversations, et elle pria le prince de la mener auprès de la reine sa mère.


Gracieuse… ne put refuser d’entrer avec lui dans un petit traineau peint et doré… (p. 5)

Aussitôt il dit à ses cerfs d’aller au palais de féerie. Elle entendit en arrivant une musique admirable, et la reine avec deux de ses filles, qui étaient toutes charmantes, vinrent au-devant d’elle, l’embrassèrent, et la menèrent dans une grande salle dont les murs étaient de cristal de roche : elle y remarqua avec beaucoup d’étonnement que son histoire jusqu’à ce jour y était gravée, et même la promenade qu’elle venait de faire avec le prince dans le traîneau ; mais cela était d’un travail si fini, que les Phidias et tout ce que l’ancienne Grèce nous vante, n’en auraient pu approcher. « Vous avez des ouvriers bien diligents, dit Gracieuse à Percinet ; à mesure que je fais une action et un geste, je le vois gravé. — C’est que je ne veux rien perdre de tout ce qui a quelque rapport à vous, ma princesse, répliqua-t-il : hélas ! en aucun endroit je ne suis ni heureux, ni content. » Elle ne lui répondit rien, et remercia la reine de la manière dont elle la recevait. On servit un grand repas, où Gracieuse mangea de bon appétit ; car elle était ravie d’avoir trouvé Percinet, au lieu des ours et des lions qu’elle craignait dans la forêt. Quoiqu’elle fût bien lasse, il l’engagea de passer dans un salon tout brillant d’or et de peintures, où l’on représenta un opéra : c’était les Amours de Psyché et de Cupidon, mêlés de danses et de petites chansons. Un jeune berger vint chanter ces paroles :


L’on vous aime, Gracieuse, et le dieu d’Amour même
Ne saurait pas aimer au point que l’on vous aime.

Imitez pour le moins les tigres et les ours,
Qui se laissent dompter aux plus petits Amours
Des plus fiers animaux le naturel sauvage
S’adoucit aux plaisirs où l’amour les engage :
Tous parlent de l’amour et s’en laissent charmer ;
Vous seule êtes farouche et refusez d’aimer.


Elle rougit de s’être ainsi entendue nommer devant la reine et les princesses : elle dit à Percinet qu’elle avait quelque peine que tout le monde entrât dans leurs secrets. Je me souviens là-dessus d’une maxime, continua-t-elle, qui m’agrée fort :  

Ne faites point de confidence,
Et soyez sûr que le silence
A pour moi des charmes puissants.
Le monde a d’étranges maximes ;
Les plaisirs les plus innocents
Passent quelquefois pour des crimes.


Il lui demanda pardon d’avoir fait une chose qui lui avait déplu. L’opéra finit, et la reine l’envoya conduire dans son appartement par les deux princesses. Il n’a jamais été rien de plus magnifique que les meubles, ni de si galant que le lit et la chambre où elle devait coucher. Elle fut servie par vingt-quatre filles vêtues en nymphes ; la plus vieille avait dix-huit ans, et chacune paraissait un miracle de beauté. Quand on l’eut mise au lit, on commença une musique ravissante pour l’endormir ; mais elle était si surprise qu’elle ne pouvait fermer les yeux. « Tout ce que j’ai vu, disait-elle, sont des enchantements. Qu’un prince si aimable et si habile est à redouter ! Je ne peux m’éloigner trop tôt de ces lieux. » Cet éloignement lui faisait beaucoup de peine : quitter un palais si magnifique pour se mettre entre les mains de la barbare Grognon, la différence était grande ; on hésiterait à moins : d’ailleurs, elle trouvait Percinet si engageant, qu’elle ne voulait pas demeurer dans un palais dont il était le maître.

Lorsqu’elle fut levée, on lui présenta des robes de toutes les couleurs, des garnitures de pierreries de toutes les manières, des dentelles, des rubans, des gants et des bas de soie, tout cela d’un goût merveilleux : rien n’y manquait. On lui mit une toilette d’or ciselé : elle n’avait jamais été si bien parée et n’avait jamais paru si belle. Percinet entra dans sa chambre, vêtu d’un drap d’or et vert (car le vert était sa couleur, parce que Gracieuse l’aimait). Tout ce qu’on nous vante de mieux fait et de plus aimable, n’approchait pas de ce jeune prince. Gracieuse lui dit qu’elle n’avait pu dormir, que le souvenir de ses malheurs la tourmentait, et qu’elle ne savait s’empêcher d’en appréhender les suites. « Qu’est-ce qui peut vous alarmer, madame ? lui dit-il. Vous êtes souveraine ici, vous y êtes adorée ; voudriez-vous m’abandonner pour votre plus cruelle ennemie ? — Si j’étais la maîtresse de ma destinée, lui dit-elle, le parti que vous me proposez serait celui que j’accepterais : mais je suis comptable de mes actions au roi mon père ; il vaut mieux souffrir que manquer à mon devoir. » Percinet lui dit tout ce qu’il put au monde pour la persuader de l’épouser, elle n’y voulut point consentir ; et ce fut presque malgré elle qu’il la retint huit jours, pendant lesquels il imagina mille nouveaux plaisirs pour la divertir.

Elle disait souvent au prince : « Je voudrais bien savoir ce qui se passe à la Cour de Grognon, et comment elle s’est expliquée de la pièce qu’elle m’a faite. » Percinet lui dit qu’il y enverrait son écuyer, qui était homme d’esprit. Elle répliqua qu’elle était persuadée qu’il n’avait besoin de personne pour être informé de ce qui se passait, et qu’ainsi il pouvait le lui dire. « Venez donc avec nui, lui dit-il, dans la grande tour, et vous verrez vous-même. » Là-dessus il la mena au haut d’une tour prodigieusement haute, qui était toute de cristal de roche comme le reste du château : il lui dit de mettre son pied sur le sien, et son petit doigt dans sa bouche ; puis de regarder du côté de la ville. Elle aperçut aussitôt que la vilaine Grognon était avec le roi et qu’elle lui disait : « Cette misérable princesse s’est pendue dans la cave : je viens de la voir, elle fait horreur ; il faut vitement l’enterrer, et vous consoler d’une si petite perte. » Le roi se mit à pleurer la mort de sa fille ; Grognon, lui tournant le dos, se retira dans sa chambre et fit prendre une bûche que l’on ajusta de cornettes et bien enveloppée on la mit dans le cercueil, puis par l’ordre du roi on lui fit un grand enterrement, où tout le monde assista en pleurant et maudissant la marâtre qu’ils accusaient de cette mort. Chacun prit le grand deuil : elle entendait les regrets qu’on faisait de sa perte ; qu’on disait tout bas : « Quel dommage, que cette jeune et belle princesse soit périe par les cruautés d’une si mauvaise créature ! Il faudrait la hacher et en faire un pâté. » Le roi ne pouvait ni boire ni manger, il pleurait de tout son cœur.

Gracieuse voyant son père si affligé : « Ah ! Percinet, dit-elle, je ne puis souffrir que mon père me croie plus longtemps morte ; si vous m’aimez, ramenez-moi. » Quelque chose qu’il pût lui dire, il fallut obéir, quoique avec une répugnance extrême : « Ma princesse, lui disait-il, vous regretterez plus d’une fois le palais de féerie : car pour moi, je n’ose croire que vous me regrettiez, vous m’êtes plus inhumaine que Grognon ne vous l’est. » Quoi qu’il sût lui dire, elle s’entêta de partir ; elle prit congé de la mère et des sœurs du prince. Il monta avec elle dans le traîneau, les cerfs se mirent à courir ; et comme elle sortait du palais, elle entendit un grand bruit : elle regarda derrière elle, c’était tout l’édifice qui tombait en mille morceaux. « Que vois-je ! s’écria-t-elle, il n’y a plus ici de palais ! — Non, lui répliqua Percinet, mon palais sera parmi les morts : vous n’y entrerez qu’après votre enterrement. — Vous êtes en colère, lui dit Gracieuse, en essayant de le radoucir ; mais au fond, ne suis-je pas plus à plaindre que vous ? »

Quand ils arrivèrent, Percinet fit que la princesse, lui et le traîneau devinrent invisibles. Elle monta dans la chambre du roi et allat se jeter à ses pieds. Lorsqu’il la vit, il eut peur et voulut fuir, la prenant pour un fantôme ; elle le retint et lui dit qu’elle n’était point morte : que Grognon l’avait fait conduire dans la forêt sauvage, qu’elle était montée au haut d’un arbre où elle avait vécu de fruits ; qu’on avait fait enterrer une bûche à sa place, et qu’elle lui demandait en grâce de l’envoyer dans quelqu’un de ses châteaux, où elle ne fût plus exposée aux fureurs de sa marâtre.

Le roi incertain si elle lui disait vrai, envoya déterrer la bûche, et demeura bien étonné de la malice de Grognon. Tout autre que lui l’aurait fait mettre à la place ; mais c’était un pauvre homme faible, qui n’avait pas le courage de se fâcher tout de bon : il caressa beaucoup sa fille et la fit souper avec lui. Quand les créatures de Grognon allèrent lui dire le retour de la princesse et qu’elle soupait avec le roi, elle commença de faire la forcenée ; et, courant chez lui, elle lui dit qu’il n’y avait point à balancer, qu’il fallait lui abandonner cette friponne, ou la voir partir dans le même moment pour ne revenir de sa vie ; que c’était une supposition de croire qu’elle fût la princesse Gracieuse, qu’à la vérité elle lui ressemblait un peu, mais que Gracieuse s’était pendue, qu’elle l’avait vue de ses yeux ; et que si l’on ajoutait foi aux impostures de celle-ci, c’était manquer de considération et de confiance pour elle. Le roi, sans dire un mot, lui abandonna l’infortunée princesse, croyant ou feignant de croire que ce n’était pas sa fille.

Grognon, transportée de joie, la traîna, avec le secours de ses femmes, dans un cachot où elle la fit déshabiller. On lui ôta ses riches habits, et on la couvrit d’un pauvre guenillon de grosse toile, avec des sabots aux pieds et un capuchon de bure sur sa tête ; à peine lui donna-t-on un peu de paille pour se coucher, et du pain bis.

Dans cette détresse, elle se prit à pleurer amèrement, et à regretter le château de féerie ; mais elle n’osait appeler Percinet à son secours, trouvant qu’elle en avait trop mal usé avec lui et ne pouvant se promettre qu’il l’aimât assez pour lui aider encore. Cependant la mauvaise Grognon avait envoyé quérir une fée, qui n’était guère moins malicieuse qu’elle : « Je tiens ici, lui dit-elle, une petite coquine dont j’ai sujet de me plaindre ; je veux la faire souffrir, et lui donner toujours des ouvrages difficiles, dont elle ne puisse venir à bout, afin de la pouvoir rouer de coups sans qu’elle ait lieu de s’en plaindre ; aidez-moi à lui trouver chaque jour de nouvelles peines. » La fée répliqua qu’elle y rêverait et qu’elle reviendrait le lendemain. Elle n’y manqua pas. Elle apporta un écheveau de fils gros comme quatre personnes, si délié, que le fil se cassait à souffler dessus, et si mêlé qu’il était en un tapon, sans commencement ni fin. Grognon, ravie, envoya quérir sa belle prisonnière et lui dit : « Ça, ma bonne commère, apprêtez vos grosses pattes pour dévider ce fil, et soyez bien assurée que si vous en rompez un seul brin, vous êtes perdue, car je vous écorcherai moi-même. Commencez quand il vous plaira ; mais je veux qu’il soit dévidé avant que le soleil se couche. » Puis elle l’enferma sous trois clefs dans une chambre.

La princesse n’y fut pas plus tôt, que, regardant ce gros écheveau, le tournant et le retournant, cassant mille fils pour un, elle demeura si interdite, qu’elle ne voulut pas seulement tenter d’en rien dévider, et, le jetant au milieu de la place : « Va, dit-elle, fil fatal, tu seras cause de ma mort. Ah ! Percinet, Percinet, si mes rigueurs ne vous ont point trop rebuté, je ne demande pas que vous me veniez secourir, mais tout au moins, venez recevoir mon dernier adieu. » Là-dessus, elle se mit à pleurer si amèrement, que quelque chose de moins sensible qu’un amant en aurait été touché. Percinet ouvrit la porte avec la même facilité que s’il eût gardé la clef dans sa poche : « Me voici, ma princesse, lui dit-il, toujours prêt à vous servir ; je ne suis point capable de vous abandonner, quoique vous reconnaissiez mal ma passion. » Il frappa trois coups de sa baguette sur l’écheveau, les fils aussitôt se rejoignirent les uns aux autres, et en deux autres coups tout fut dévidé d’une propreté surprenante. Il lui demanda si elle souhaitait encore quelque chose de lui, et si elle ne l’appellerait jamais que dans ses détresses. « Ne me faites point de reproches, beau Percinet, dit-elle, je suis déjà assez malheureuse. — Mais, ma princesse, il ne tient qu’à vous de vous affranchir de la tyrannie dont vous êtes la victime ; venez avec moi, faisons notre commune félicité. Que craignez-vous ? — Que vous ne m’aimiez pas assez, répliqua-t-elle : je veux que le temps me confirme vos sentiments. »

Percinet, outré de ses soupçons, prit congé d’elle, et la quitta.

Le soleil était sur le point de se coucher, Grognon en attendait l’heure avec mille impatiences ; enfin elle la devança, et vint avec ses quatre furies, qui l’accompagnaient partout. Elle mit les trois clefs dans les trois serrures, et disait en ouvrant la porte : « Je gage que cette belle paresseuse n’aura fait œuvre de ses dix doigts, elle aura bien mieux aimé dormir pour avoir le teint frais. »

Quand elle fut entrée, Gracieuse lui présenta le peloton de fil où rien ne manquait. Elle n’eut pas autre chose à dire, sinon qu’elle l’avait sali, qu’elle était une malpropre, et pour cela elle lui donna deux soufflets, dont ses joues blanches et incarnates devinrent bleues et jaunes. L’infortunée Gracieuse souffrit patiemment une insulte qu’elle n’était pas en état de repousser ; on la ramena dans son cachot, où elle fut bien enfermée.

Grognon chagrine de n’avoir pas réussi avec l’écheveau de fil, envoya quérir la fée et la chargea de reproches. « Trouvez, lui dit-elle, quelque chose plus malaisé, pour qu’elle n’en puisse venir à bout. » La fée s’en alla, et le lendemain elle fit apporter une grande tonne pleine de plumes. Il y en avait de toutes sortes d’oiseaux, de rossignols, de serins, de tarins, de chardonnerets, linottes, fauvettes, perroquets, hiboux, moineaux, colombes, autruches, outardes, paons, alouettes, perdrix : je n’aurais jamais fait si je voulais tout nommer. Ces plumes étaient mêlées les unes parmi les autres ; les oiseaux mêmes n’auraient pu les reconnaître. « Voici, dit la fée en parlant à Grognon, de quoi éprouver l’adresse et la patience de votre prisonnière ; commandez-lui de trier ces plumes, de mettre celles des paons à part, des rossignols à part, et ainsi de chacune elle fasse un monceau : une fée y serait assez nouvelle. » Grognon se pâma de joie en se figurant l’embarras de la malheureuse princesse ; elle l’envoya quérir, lui fit ses menaces ordinaires et l’enferma avec la tonne dans la chambre des trois serrures, lui ordonnant que tout l’ouvrage fût fini au coucher du soleil.

Gracieuse prit quelques plumes ; mais il lui était impossible de connaître la différence des unes aux autres : elle les rejeta dans la tonne. Elle les prit encore, elle essaya plusieurs fois ; et voyant qu’elle tentait une chose impossible : « Mourons, dit-elle, d’un ton et d’un air désespéré ; c’est ma mort que l’on souhaite, c’est elle qui finira mes malheurs. Il ne faut plus appeler Percinet à mon secours, s’il m’aimait, il serait déjà ici. — J’y suis, ma princesse, s’écria Percinet en sortant du fond de la tonne où il était caché, j’y suis pour vous tirer de l’embarras où vous êtes ; doutez, après tant de preuves de mon attention, que je vous aime plus que ma vie ! » Aussitôt il frappa trois coups de sa baguette, et les plumes, sortant à milliers de la tonne, se rangeaient d’elles-mêmes par petits monceaux tout autour de la chambre. « Que ne vous dois-je point, seigneur ! lui dit Gracieuse ; sans vous j’allais succomber ; soyez certain de toute ma reconnaissance. » Le prince n’oublia rien pour lui persuader de prendre une ferme résolution en sa faveur ; elle lui demanda du temps, et, quelque violence qu’il se fît, il lui accorda ce qu’elle voulait.

Grognon vint ; elle demeura si surprise de ce qu’elle voyait, qu’elle ne savait plus qu’imaginer pour désoler Gracieuse. Elle ne laissa pas de la battre, disant que les plumes étaient mal arrangées. Elle envoya quérir la fée, et se mit dans une colère horrible contre elle. La fée ne savait que lui répondre ; elle demeurait confondue ; enfin, elle lui dit qu’elle allait employer toute son industrie à faire une boîte qui embarrasserait bien sa prisonnière, si elle s’avisait de l’ouvrir ; et quelques jours après, elle lui apporta une boîte assez grande. « Tenez, dit-elle à Grognon, envoyez porter cela quelque part par votre esclave ; défendez lui bien de l’ouvrir, elle ne pourra s’en empêcher, et vous serez contente. » Grognon ne manqua à rien : « Portez cette boîte, dit-elle, à mon riche château, et la mettez sur la table du cabinet ; mais je vous défends, sur peine de mourir, de regarder ce qui est dedans. »


Et aussitôt il en sort tant de petits hommes et de petites femmes… (p. 8)

Gracieuse partit avec ses sabots, son habit de toile et son capuchon de laine ; ceux qui la rencontraient disaient : « Voilà quelque déesse déguisée ! » car elle ne laissait pas d’être d’une beauté merveilleuse. Elle ne marcha guère sans se lasser beaucoup. En passant dans un petit bois qui était bordé d’une prairie agréable, elle s’assit pour respirer un peu ; elle tenait la boîte sur ses genoux, et tout d’un coup l’envie la prit de l’ouvrir. « Qu’est-ce qui m’en peut arriver ? disait-elle. Je n’y prendrai rien, mais tout au moins je verrai ce qui est dedans. » Elle ne réfléchit pas davantage aux conséquences, elle l’ouvrit ; et aussitôt il en sort tant de petits hommes et de petites femmes, de violons, d’instruments, de petites tables, petits cuisiniers, petits plats ; enfin, le géant de la troupe était haut comme le doigt. Ils sautent dans le pré, ils se séparent en plusieurs bandes, et commencent le plus joli bal que l’on ait jamais vu ; les uns dansaient, les autres faisaient la cuisine, et les autres mangeaient : les petits violons jouaient à merveille. Gracieuse prit d’abord quelque plaisir à voir une chose si extraordinaire ; mais quand elle fut un peu délassée, et qu’elle voulut les obliger de rentrer dans la boîte, pas un seul ne le voulut ; les petits messieurs et les petites dames s’enfuyaient, les violons de même, et les cuisiniers, avec leurs marmites sur leurs têtes et les broches sur l’épaule, gagnaient le bois quand elle entrait dans le pré, et passaient dans le pré quand elle venait dans le bois. « Curiosité trop indiscrète, disait Gracieuse en pleurant, tu vas être bien favorable à mon ennemie ! le seul malheur dont je pouvais me garantir, m’arrive par ma faute : non, je ne puis assez me le reprocher ! Percinet, s’écria-t-elle, Percinet, s’il est possible que vous aimiez encore une princesse si imprudente, venez m’aider dans la rencontre la plus fâcheuse de ma vie. » Percinet ne se fit pas appeler jusqu’à trois fois ; elle l’aperçut avec son riche habit vert. « Sans la méchante Grognon, lui dit-il, belle princesse, vous ne penseriez jamais à moi. — Ah ! jugez mieux de mes sentiments, répliqua-t-elle, je ne suis ni insensible au mérite, ni ingrate aux bienfaits ; il est vrai que j’éprouve votre constance, mais c’est pour la couronner quand j’en serai convaincue. » Percinet plus content qu’il eût encore été, donna trois coups de baguette sur la boîte ; aussitôt petits hommes, petites femmes, violons, cuisiniers, et rôti, tout s’y plaça comme s’il ne s’en fût pas déplacé. Percinet avait laissé dans le bois son chariot ; il pria la princesse de s’en servir pour aller au riche château : elle avait bien besoin de cette voiture en l’état où elle était ; de sorte que la rendant invisible, il la mena lui-même, et il eut le plaisir de lui tenir compagnie ; plaisir auquel ma chronique dit qu’elle n’était pas indifférente dans le fond de son cœur, mais elle cachait ses sentiments avec soin.

Elle arriva au riche château ; et quand elle demanda de la part de Grognon qu’on lui ouvrît son cabinet, le gouverneur s’éclata de rire : « Quoi ! lui dit-il, tu crois en quittant tes moutons entrer dans un si beau lieu ; va, retourne où tu voudras, jamais sabots n’ont été sur un tel plancher. » Gracieuse le pria de lui écrire un mot, comme quoi il la refusait : il le voulut bien ; et sortant du riche château, elle trouva l’aimable Percinet qui l’attendait et qui la ramena au palais. Il serait difficile d’écrire tout ce qu’il lui dit pendant le chemin, de tendre et de respectueux pour la persuader de finir ses malheurs. Elle lui répliqua que si Grognon lui faisait encore un mauvais tour, elle y consentirait.

Lorsque cette marâtre la vit revenir, elle se jeta sur la fée qu’elle avait retenue ; elle l’égratigna et l’aurait étranglée, si une fée était étranglable. Gracieuse lui présenta le billet du gouverneur et la boîte : elle jeta l’un et l’autre au feu, sans daigner les ouvrir ; et, si elle s’en était crue, elle y aurait bien jeté la princesse ; mais elle ne différait pas son supplice pour longtemps.

Elle fit faire un grand trou dans le jardin, aussi profond qu’un puits ; l’on posa dessus une grosse pierre. Elle s’alla promener, et dit à Gracieuse et à tous ceux qui l’accompagnaient : « Voici une pierre sous laquelle je suis avertie qu’il y a un trésor ; allons, qu’on la lève promptement. » Chacun y mit la main, et Gracieuse comme les autres : c’était ce qu’on voulait. Dès qu’elle fut au bord, Grognon la poussa rudement dans le puits, et on laissa retomber la pierre qui le fermait.


En même temps elle découvrit le château de féerie… (p. 9)

Pour ce coup-là, il n’y avait plus rien à espérer ; où Percinet l’aurait-il pu trouver, au fond de la terre ? Elle en comprit bien les difficultés, et se repentit d’avoir attendu si tard à l’épouser. « Que ma destinée est terrible ! s’écriait-elle. Je suis enterrée toute vivante ! Ce genre de mort est plus affreux qu’aucun autre. Vous êtes vengé de mes retardements, Percinet ; mais je craignais que vous ne fussiez de l’humeur légère des autres hommes, qui changent quand ils sont certains d’être aimés. Je voulais enfin être sûre de votre cœur ; mes injustes défiances sont cause de l’état où je me trouve ; encore, continuait-elle, si je pouvais espérer que vous donnassiez des regrets à ma perte, il me semble qu’elle me serait moins sensible. » Elle parlait ainsi pour soulager sa douleur, quand elle sentit ouvrir une petite porte, qu’elle n’avait pu remarquer dans l’obscurité. En même temps elle aperçut le jour, et un jardin rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, de grottes, de statues, de bocages et de cabinets ; elle n’hésita point à y entrer. Elle s’avança dans une grande allée, rêvant dans son esprit quelle fin aurait ce commencement d’aventures ; en même temps, elle découvrit le château de féerie : elle n’eut pas de peine à le reconnaître ; sans compter que l’on n’en trouve guère tout de cristal de roche, et qu’elle y voyait ses nouvelles aventures gravées. Percinet parut avec la reine sa mère et ses sœurs : « Ne vous en défendez plus, belle princesse, dit la reine à Gracieuse, il est temps de rendre mon fils heureux et de vous tirer de l’état déplorable où vous vivez sous la tyrannie de Grognon. » La princesse reconnaissante se jeta à ses genoux, et lui dit qu’elle pouvait ordonner de sa destinée, et qu’elle lui obéirait en tout ; qu’elle n’avait pas oublié la prophétie de Percinet lorsqu’elle partit du palais de féerie, quand il lui dit que ce même palais serait parmi les morts, et qu’elle n’y entrerait qu’après avoir été enterrée ; qu’elle voyait avec admiration son savoir, et qu’elle n’en avait pas moins pour son mérite ; qu’ainsi elle l’acceptait pour époux. Le prince se jeta à son tour à ses pieds ; en même temps le palais retentit de voix et d’instruments, et les noces se firent avec la dernière magnificence. Toutes les fées de mille lieues à la ronde y vinrent avec des équipages somptueux : les unes arrivaient dans des chars tirés par des cygnes, d’autres par des dragons, d’autres sur des nues, d’autres dans des globes de feu. Entre celles-là parut la fée qui avait aidé à Grognon à tourmenter Gracieuse ; quand elle la reconnut, l’on n’a jamais été plus surpris ; elle la conjura d’oublier ce qui s’était passé, et qu’elle chercherait les moyens de réparer les maux qu’elle lui avait fait souffrir. Ce qui est de vrai, c’est qu’elle ne voulut pas demeurer au festin, et que remontant dans son char, attelé de deux terribles serpents, elle vola au palais du roi ; en ce lieu elle chercha Grognon, et lui tordit le cou sans que ses gardes ni ses femmes l’en pussent empêcher.


moralité


C’est toi, triste et funeste envie
Qui causes les maux des humains,
Et qui de la plus belle vie
Trouble les jours les plus sereins.
C’est toi, qui contre Gracieuse
De l’indigne Grognon animas le courroux ;
C’est toi qui conduisis les coups
Qui la rendirent malheureuse.
Hélas ! quel eût été son sort,
Si de son Percinet la constance amoureuse
Ne l’avait tant de fois dérobée à la mort !
Il méritait la récompense
Que reçut enfin son ardeur.
Lorsque l’on aime avec constance,
Tôt ou tard, on se voit dans un parfait bonheur. 


LA BELLE AUX CHEVEUX D’OR




Il y avait une fois la fille d’un roi qui était si belle, qu’il n’y avait rien de si beau au monde ; et, à cause qu’elle était si belle, on la nommait la Belle aux cheveux d’or, car ses cheveux étaient plus fins que de l’or, et blonds par merveille, tout frisés, qui lui tombaient jusque sur les pieds. Elle allait toujours couverte de ses cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs sur la tête et des habits brodés de diamants et de perles ; tant il y a qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer.


Elle allait toujours couverte de ses cheveux bouclés… (p. 11)

Il y avait un jeune roi de ses voisins qui n’était point marié, et qui était bien fait et bien riche. Quand il eut appris tout ce qu’on disait de la Belle aux cheveux d’or, bien qu’il ne l’eût point encore vue, il se prit à l’aimer si fort, qu’il en perdait le boire et le manger, et il se résolut de lui envoyer un ambassadeur pour la demander en mariage. Il fit faire un carrosse magnifique à son ambassadeur, il lui donna plus de cent chevaux et cent laquais, et lui recommanda bien de lui amener la princesse.

Quand il eut pris congé du roi et qu’il fut parti, toute la cour ne parlait d’autre chose ; et le roi, qui ne doutait pas que la Belle aux cheveux d’or ne consentît à ce qu’il souhaitait, lui faisait déjà faire de belles robes et des meubles admirables. Pendant que les ouvriers étaient occupés à travailler, l’ambassadeur, arrivé chez la Belle aux cheveux d’or, lui fit son petit message ; mais soit qu’elle ne fût pas ce jour-là de bonne humeur, ou que le compliment ne lui semblât pas à son gré, elle répondit à l’ambassadeur qu’elle remerciait le roi, mais qu’elle n’avait point envie de se marier.

L’ambassadeur partit de la cour de cette princesse, bien triste de ne la pas amener avec lui ; il rapporta tous les présents qu’il lui avait portés de la part du roi, car elle était fort sage, et savait bien qu’il ne faut pas que les filles reçoivent rien des garçons ; aussi elle ne voulut jamais accepter les beaux diamants et le reste ; et pour ne pas mécontenter le roi, elle prit seulement un quarteron d’épingles d’Angleterre.

Quand l’ambassadeur arriva à la grande ville du roi, où il était attendu si impatiemment, chacun s’affligea de ce qu’il n’amenait point la Belle aux cheveux d’or, et le roi se mit à pleurer comme un enfant : on le consolait sans en pouvoir venir à bout.

Il y avait un jeune garçon à la cour qui était beau comme le soleil, et le mieux fait de tout le royaume : à cause de sa bonne grâce et de son esprit, on le nommait Avenant. Tout le monde l’aimait, hors les envieux, qui étaient fâchés que le roi lui fît du bien et qu’il lui confiât tous les jours ses affaires.

Avenant se trouva avec des personnes qui parlaient du retour de l’ambassadeur, et qui disaient qu’il n’avait rien fait qui vaille ; il leur dit, sans y prendre garde : « Si le roi m’avait envoyé vers la Belle aux cheveux d’or, je suis certain qu’elle serait venue avec moi. » Tout aussitôt ces méchantes gens vont dire au roi : « Sire, vous ne savez pas ce que dit Avenant ? Que, si vous l’aviez envoyé chez la Belle aux cheveux d’or, il l’aurait ramenée. Considérez bien sa malice, il prétend être plus beau que vous, et qu’elle l’aurait tant aimé, qu’elle l’aurait suivi partout. » Voilà le roi qui se met en colère, en colère tant et tant, qu’il était hors de lui. « Ah ! ce joli mignon se moque de mon malheur, et il se prise plus que moi : allons, qu’on le mette dans ma grosse tour, et qu’il y meure de faim. »

Les gardes du roi furent chez Avenant, qui ne pensait plus à ce qu’il avait dit ; ils le traînèrent en prison et lui firent mille maux. Ce pauvre garçon n’avait qu’un peu de paille pour se coucher, et il serait mort, sans une petite fontaine qui coulait dans le pied de la tour, dont il buvait un peu pour se rafraîchir, car la faim lui avait bien séché la bouche.

Un jour qu’il n’en pouvait plus, il disait en soupirant : « De quoi se plaint le roi ? Il n’a point de sujet qui lui soit plus fidèle que moi ; je ne l’ai jamais offensé. » Le roi, par hasard, passait près de la tour, quand il entendit la voix de celui qu’il avait tant aimé, il s’arrêta pour l’écouter, malgré ceux qui étaient avec lui, qui haïssaient Avenant et qui disaient au roi : « À quoi vous amusez-vous, sire ? ne savez-vous pas que c’est un fripon ? » Le roi répondit : « Laissez-moi là, je veux l’écouter. » Ayant ouï ses plaintes, les larmes lui vinrent aux yeux. Il ouvrit la porte de la tour et l’appela. Avenant vint tout triste se mettre à genoux devant lui, et baisa ses pieds : « Que vous ai-je fait, sire, lui dit-il, pour me traiter si durement ? — Tu t’es moqué de moi et de mon ambassadeur, dit le roi. Tu as dit que, si je t’avais envoyé chez la Belle aux cheveux d’or, tu l’aurais bien amenée. — Il est vrai, sire, répondit Avenant, que je lui aurais si bien fait connaître vos grandes qualités, que je suis persuadé qu’elle n’aurait pu s’en défendre ; et en cela je n’ai rien dit qui ne vous dût être agréable. » Le roi trouva qu’effectivement il n’avait point de tort ; il regarda de travers ceux qui lui avaient dit du mal de son favori, et il l’emmena avec lui, se repentant bien de la peine qu’il lui avait faite.

Après l’avoir fait souper à merveille, il l’appela dans son cabinet et lui dit : « Avenant, j’aime toujours la Belle aux cheveux d’or, ses refus ne m’ont point rebuté ; mais je ne sais comment m’y prendre pour qu’elle veuille m’épouser ; j’ai envie de t’y envoyer pour voir si tu pourras réussir. » Avenant répliqua qu’il était disposé à lui obéir en toutes choses, et qu’il partirait dès le lendemain. « Oh ! dit le roi, je veux te donner un grand équipage. — Cela n’est point nécessaire, répondit-il, il ne me faut qu’un bon cheval, avec des lettres de votre part. » Le roi l’embrassa ; car il était ravi de le voir sitôt prêt.

Ce fut le lundi matin qu’il prit congé du roi et de ses amis, pour aller à son ambassade tout seul, sans pompe et sans bruit. Il ne faisait que rêver aux moyens d’engager la Belle aux cheveux d’or d’épouser le roi ; il avait une écritoire dans sa poche, et, quand il lui venait quelque belle pensée à mettre dans sa harangue, il descendait de cheval et s’asseyait sous des arbres pour écrire, afin de ne rien oublier. Un matin qu’il était parti à la petite pointe du jour, en passant dans une grande prairie, il lui vint une pensée fort jolie ; il mit pied à terre, et se plaça contre des saules et des peupliers qui étaient plantés le long d’une petite rivière qui coulait au bord du pré. Après qu’il eut écrit, il regarda de tous côtés, charmé de se trouver en un si bel endroit. Il aperçut sur l’herbe une grosse carpe dorée qui bâillait et qui n’en pouvait plus ; car, ayant voulu attraper de petits moucherons, elle avait sauté si hors de l’eau, qu’elle s’était élancée sur l’herbe, où elle était près de mourir. Avenant en eut pitié ; et quoiqu’il fût jour maigre, et qu’il eût pu l’emporter pour son dîner, il fut la prendre et la remit doucement dans la rivière. Dès que ma commère la carpe sentit la fraîcheur de l’eau, elle commence à se réjouir, et se laisse couler jusqu’au fond ; puis revenant toute gaillarde au bord de la rivière : « Avenant, dit-elle, je vous remercie du plaisir que vous venez de me faire ; sans vous je serais morte, et vous m’avez sauvée ; je vous le revaudrai. » Après ce petit compliment, elle s’enfonça dans l’eau ; et Avenant demeura bien surpris de l’esprit et de la grande civilité de la carpe.


…Puis, revenant toute gaillarde au bord de la rivière : Avenant, dit-elle… (p. 12)

Un autre jour qu’il continuait son voyage, il vit un corbeau bien embarrassé : ce pauvre oiseau était poursuivi par un gros aigle, grand mangeur de corbeaux : il était près de l’attraper, et il l’aurait avalé comme une lentille, si Avenant n’eût eu compassion du malheur de cet oiseau. « Voilà, dit-il, comme les plus forts oppriment les plus faibles ; quelle raison a l’aigle de manger le corbeau ? » Il prend son arc qu’il portait toujours, et une flèche ; puis, mirant bien l’aigle, croc, il lui décoche la flèche dans le corps et le perce de part en part ; il tomba mort, et le corbeau, ravi, vint se percher sur un arbre : « Avenant, lui dit-il, vous êtes bien généreux de m’avoir secouru, moi qui ne suis qu’un misérable corbeau ; mais je n’en demeurerai point ingrat, je vous le revaudrai. »

Avenant admira le bon esprit du corbeau et continua son chemin. En entrant dans un grand bois, si matin qu’il ne voyait qu’à peine à se conduire, il entendit un hibou qui criait en hibou désespéré. « Ouais, dit-il, voilà un hibou bien affligé, il pourrait s’être laissé prendre dans quelque filet ; » il chercha de tous côtés, et enfin il trouva de grands filets que des oiseleurs avaient tendus la nuit pour attraper des oisillons. « Quelle pitié, dit-il ! les hommes ne sont faits que pour s’entre-tourmenter, ou pour persécuter de pauvres animaux qui ne leur font ni tort ni dommage ; » il tira son couteau et coupa les cordelettes. Le hibou prit l’essor ; mais revenant à tire-d’aile : « Avenant, dit-il, il n’est pas nécessaire que je vous fasse une longue harangue pour vous faire comprendre l’obligation que je vous ai ; elle parle assez d’elle-même : les chasseurs allaient venir, j’étais pris, j’étais mort sans votre secours ; j’ai le cœur reconnaissant, je vous le revaudrai. »

Voilà les trois plus considérables aventures qui arrivèrent à Avenant dans son voyage : il était si pressé d’arriver, qu’il ne tarda pas à se rendre au palais de la Belle aux cheveux d’or. Tout y était admirable ; l’on y voyait les diamants entassés comme des pierres, les beaux habits, le bonbon, l’argent, c’étaient des choses merveilleuses ; et il pensait en lui-même que si elle quittait tout cela pour venir chez le roi son maître, il faudrait qu’il jouât bien de bonheur. Il prit un habit de brocart, des plumes incarnates et blanches ; il se peigna, se poudra, se lava le visage ; il mit une riche écharpe toute brodée à son cou, avec un petit panier, et dedans un beau petit chien, qu’il avait acheté en passant à Bologne. Avenant était si bien fait, si aimable, il faisait toutes choses avec tant de grâce, que lorsqu’il se présenta à la porte du palais, tous les gardes lui firent une grande révérence ; et l’on courut dire à la Belle aux cheveux d’or qu’Avenant, ambassadeur du roi son plus proche voisin, demandait à la voir.

Sur ce nom d’Avenant, la princesse dit : « Cela me porte bonne signification ; je gagerais qu’il est joli, et qu’il plaît à tout le monde. — Vraiment oui, madame, lui dirent toutes ses filles d’honneur, nous l’avons vu du grenier où nous accommodions votre filasse ; et tant qu’il est demeuré sous les fenêtres nous n’avons pu rien faire. — Voilà qui est beau, répliqua la Belle aux cheveux d’or, de vous amuser à regarder les garçons ! çà que l’on me donne ma grande robe de satin bleu brodée, et que l’on éparpille bien mes blonds cheveux ; que l’on me fasse des guirlandes de fleurs nouvelles, que l’on me donne mes souliers hauts et mon éventail ; que l’on balaye ma chambre et mon trône ; car je veux qu’il dise partout que je suis vraiment la Belle aux cheveux d’or. »

Voilà toutes les femmes qui s’empressaient de la parer comme une reine : elles étaient si hâtées, qu’elles s’entrecognaient et n’avançaient guère. Enfin la princesse passa dans sa galerie aux grands miroirs, pour voir si rien ne lui manquait ; et puis elle monta sur son trône d’or, d’ivoire, et d’ébène, qui sentait comme baume ! et elle commanda à ses filles de prendre des instruments et de chanter tout doucement pour n’étourdir personne.

L’on conduisit Avenant dans la salle d’audience. Il demeura si transporté d’admiration, qu’il a dit depuis bien des fois qu’il ne pouvait presque parler ; néanmoins il prit courage et fit sa harangue à merveille ; il pria la princesse qu’il n’eût pas le déplaisir de s’en retourner sans elle. « Gentil Avenant, lui dit-elle, toutes les raisons que vous venez de me conter sont fort bonnes, et je vous assure que je serais bien aise de vous favoriser plus qu’un autre : mais il faut que vous sachiez qu’il y a un mois je fus me promener sur la rivière avec toutes mes dames, et comme l’on me servit ma collation, en ôtant mon gant je tirai de mon doigt une bague qui tomba par malheur dans la rivière : je la chérissais plus que mon royaume ; je vous laisse juger de quelle affliction cette perte fut suivie ; j’ai fait serment de n’écouter jamais aucune proposition de mariage, que l’ambassadeur qui me proposera un époux ne me rapporte ma bague. Voyez à présent ce que vous avez à faire là-dessus car quand vous me parleriez quinze jours et quinze nuits, vous ne me persuaderiez pas de changer de sentiment. »

Avenant demeura bien étonné de cette réponse, il lui fit une profonde révérence et la pria de recevoir le petit chien, le panier et l’écharpe ; mais elle lui répliqua qu’elle ne voulait point de présents, et qu’il songeât à ce qu’elle venait de lui dire.

Quand il fut retourné chez lui, il se coucha sans souper. Son petit chien, qui s’appelait Cabriole, ne voulut pas souper non plus : il vint se mettre auprès de lui. Tant que la nuit fut longue, Avenant ne cessa point de soupirer : « Où puis-je prendre une bague tombée depuis un mois dans une grande rivière ? disait-il ; c’est folie de l’entreprendre. La princesse ne m’a dit cela que pour me mettre dans l’impossibilité de lui obéir ; » il soupirait et s’affligeait très fort. Cabriole, qui l’écoutait, lui dit : « Mon cher maître, je vous prie, ne désespérez point de votre bonne fortune : vous êtes trop aimable pour n’être pas heureux. Allons, dès qu’il fera jour, au bord de la rivière. » Avenant lui donna deux petits coups de la main et ne répondit rien ; mais, tout accablé de tristesse, il s’endormit.

Cabriole, voyant le jour, cabriola tant qu’il l’éveilla, et lui dit : « Mon maître, habillez-vous, et sortons. » Avenant le voulut bien ; il se lève, s’habille et descend dans le jardin, et du jardin il va insensiblement au bord de la rivière, où il se promenait les bras croisés l’un sur l’autre, ne pensant qu’à son départ, quand tout d’un coup il entendit qu’on l’appelait : « Avenant, Avenant ! » Il regarde de tous côtés et ne voit personne ; il crut rêver. Il continue sa promenade ; on le rappelle : « Avenant, Avenant ! — Qui m’appelle ? » dit-il. Cabriole, qui était fort petit, et qui regardait de près l’eau, lui répliqua : « Ne me croyez jamais, si ce n’est une carpe dorée que j’aperçois. » Aussitôt la grosse carpe paraît, et lui dit : « Vous m’avez sauvé la vie dans le pré des alisiers, où je serais restée sans vous ; je vous promis de vous le revaloir ; tenez, cher Avenant, voici la bague de la Belle aux cheveux d’or. » Il se baissa et la prit dans la gueule de ma commère la carpe, qu’il remercia mille fois.

Au lieu de retourner chez lui, il fut droit au palais avec le petit Cabriole, qui était bien aise d’avoir fait venir son maître au bord de l’eau. L’on alla dire à la princesse qu’il demandait à la voir : « Hélas ! dit-elle, le pauvre garçon, il vient prendre congé de moi. Il a considéré que ce que je veux est impossible, et il va le dire à son maître. » L’on fit entrer Avenant, qui lui présenta sa bague et lui dit : « Madame la princesse, voilà votre commandement fait ; vous plaît-il recevoir le roi mon maître pour époux ? » Quand elle vit sa bague où il ne manquait rien, elle resta si étonnée, qu’elle croyait rêver. « Vraiment, dit-elle, gracieux Avenant, il faut que vous soyez favorisé de quelque fée, car naturellement cela n’est pas possible. — Madame, dit-il, je n’en connais aucune, mais j’avais bien envie de vous obéir. — Puisque vous avez si bonne volonté, continua-t-elle, il faut que vous me rendiez un autre service, sans lequel je ne me marierai jamais. Il y a un prince, qui n’est pas éloigné d’ici, appelé Galifron, lequel s’était mis dans l’esprit de m’épouser. Il me fit déclarer son dessein avec des menaces épouvantables, que si je le refusais il désolerait mon royaume ; mais jugez si je pouvais l’accepter, c’est un géant qui est plus haut qu’une haute tour ; il mange un homme comme un singe mange un marron. Quand il va à la campagne, il porte dans ses poches de petits canons, dont il se sert de pistolets : et, lorsqu’il parle bien haut, ceux qui sont près de lui deviennent sourds. Je lui mandai que je ne voulais point me marier, et qu’il m’excusât ; cependant il n’a laissé de me persécuter ; il tue tous mes sujets, et avant toutes choses il faut vous battre contre lui et m’apporter sa tête. »

Avenant demeura un peu étourdi de cette proposition ; il rêva quelque temps, puis il dit : « Eh bien, madame, je combattrai Galifron, je crois que je serai vaincu ; mais je mourrai en homme brave. » La princesse resta bien étonnée : elle lui dit mille choses pour l’empêcher de faire cette entreprise. Cela ne servit à rien : il se retira pour aller chercher des armes et tout ce qu’il lui fallait. Quand il eut ce qu’il voulait, il remit le petit Cabriole dans son panier, il monta sur son beau cheval, et fut dans le pays de Galifron. Il demandait de ses nouvelles à ceux qu’il rencontrait, et chacun lui disait que c’était un vrai démon, dont on n’osait approcher : plus il entendait dire cela, plus il avait peur. Cabriole le rassurait, et lui disait : « Mon cher maître, pendant que vous vous battrez, j’irai lui mordre les jambes ; il baissera la tête pour me chasser, et vous le tuerez. » Avenant admirait l’esprit du petit chien, mais il savait assez que son secours ne suffirait pas.

Enfin, il arriva près du château de Galifron ; tous les chemins étaient couverts d’os et de carcasses d’hommes qu’il avait mangés ou mis en pièces. Il ne l’attendit pas longtemps, qu’il le vit venir à travers un bois ; sa tête dépassait les plus grands arbres, et il chantait d’une voix épouvantable :


Où sont les petits enfants
Que je les croque à belles dents ?
Il m’en faut tant, tant et tant,
Que le monde n’est suffisant.

Aussitôt Avenant se mit à chanter sur le même air :


Approche, voici Avenant,
Qui t’arrachera les dents.
Bien qu’il ne soit pas des plus grands,
Pour te battre il est suffisant.


…Il se mit dans une colère effroyable ; et prenant une massue… (p. 14)

Les rimes n’étaient pas bien régulières mais il fit la chanson fort vite, et c’est même un miracle comme il ne la fît pas plus mal ; car il avait horriblement peur. Quand Galifron entendit ces paroles, il regarda de tous côtés, et il aperçut Avenant l’épée à la main, qui lui dit deux ou trois injures pour l’irriter. Il n’en fallut pas tant, il se mit dans une colère effroyable ; et prenant une massue toute de fer, il aurait assommé du premier coup le gentil Avenant, sans un corbeau qui vint se mettre sur le haut de sa tête, et avec son bec lui donna si juste dans les yeux, qu’il les creva ; son sang coulait sur son visage, il était comme un désespéré, frappant de tous côtés. Avenant l’évitait, et lui portait de grands coups d’épée qu’il enfonçait jusqu’à la garde, et qui lui faisaient mille blessures, par où il perdit tant de sang, qu’il tomba. Aussitôt Avenant lui coupa la tête, bien ravi d’avoir été si heureux ; et le corbeau, qui s’était perché sur un arbre, lui dit : « Je n’ai pas oublié le service que vous me rendîtes en tuant l’aigle qui me poursuivait ; je vous promis de m’en acquitter : je crois l’avoir fait aujourd’hui. — C’est moi qui vous dois tout, monsieur du corbeau, répliqua Avenant ; je demeure votre serviteur. » Il monta aussitôt à cheval, chargé de l’épouvantable tête de Galifron.

Quand il arriva dans la ville, tout le monde le suivait, et criait : « Voici le brave Avenant qui vient de tuer le


… Et il chantait d’une voix épouvantable.

monstre, » de sorte que la princesse, qui entendit bien du bruit, et qui tremblait qu’on ne lui vînt apprendre la mort d’Avenant, n’osait demander ce qui lui était arrivé ; mais elle vit entrer Avenant avec la tête du géant, qui ne laissa pas de lui faire encore peur, bien qu’il n’y eût plus rien à craindre. « Madame, lui dit-il, votre ennemi est mort, j’espère que vous ne refuserez plus le roi mon maître ? — Ah ! si fait, dit la Belle aux cheveux d’or, je le refuserai si vous ne trouvez moyen, avant mon départ, de m’apporter de l’eau de la grotte ténébreuse.

Il y a proche d’ici une grotte profonde qui a bien six lieues de tour ; on trouve à l’entrée deux dragons qui empêchent qu’on y entre, ils ont du feu dans la gueule et dans les yeux. Puis, lorsqu’on est dans la grotte, on trouve un grand trou dans lequel il faut descendre : il est plein de crapauds, de couleuvres et de serpents. Au fond de ce trou, il y a une petite cave où coule la fontaine de beauté et de santé ; c’est de cette eau que je veux absolument. Tout ce qu’on en lave devient merveilleux ; si l’on est belle, on demeure toujours belle ; si l’on est laide, on devient belle ; si l’on est jeune, on reste jeune ; si l’on est vieille, on devient jeune. Vous jugez bien, Avenant, que je ne quitterai pas mon royaume sans en emporter. — Madame, lui dit-il, vous êtes si belle que cette eau vous est bien inutile ; mais je suis un malheureux ambassadeur dont vous voulez la mort ; je vais aller chercher ce que vous désirez, avec la certitude de n’en pouvoir revenir. » La Belle aux cheveux d’or ne changea point de dessein, et Avenant partit avec le chien Cabriole, pour aller à la grotte ténébreuse chercher de l’eau de beauté. Tous ceux qu’il rencontrait sur le chemin disaient : « C’est une pitié de voir un garçon si aimable s’aller perdre de gaieté de cœur ; il va seul à la grotte, et quand il irait lui centième, il n’en pourrait venir à bout. Pourquoi la princesse ne veut-elle que des choses impossibles ? » Il continuait de marcher, et ne disait pas un mot ; mais il était bien triste.

Il arriva vers le haut d’une montagne, où il s’assit pour se reposer un peu, et il laissa paître son cheval et courir Cabriole après des mouches ; il savait que la grotte ténébreuse n’était pas loin de là, il regardait s’il ne la verrait point ; enfin il aperçut un vilain rocher noir comme de l’encre, d’où sortait une grosse fumée, et au bout d’un moment un des dragons qui jetait du feu par les yeux et par la gueule ; il avait le corps jaune et vert, des griffes et une longue queue qui faisait plus de cent tours. Cabriole vit tout cela ; il ne savait où se cacher, tant il avait peur.

Avenant, tout résolu de mourir, tira son épée, et descendit avec une fiole que la Belle aux Cheveux d’or lui avait donnée pour la remplir de l’eau de beauté. Il dit à son chien Cabriole : « C’en est fait de moi ! je ne pourrai jamais avoir de cette eau qui est gardée par des dragons ; quand je serai mort, remplis la fiole de mon sang et la porte à la princesse, pour qu’elle voie ce qu’elle me coûte ; et puis va trouver le roi mon maître et lui conte mon malheur. » Comme il parlait ainsi, il entendit qu’on appelait : « Avenant ! Avenant ! » Il dit : « Qui m’appelle ? » et il vit un hibou dans le trou d’un vieil arbre, qui lui dit : « Vous m’avez retiré du filet des chasseurs où j’étais pris, et vous me sauvâtes la vie, je vous promis que je vous le revaudrais, en voici le temps. Donnez-moi votre fiole : je sais tous les chemins de la grotte ténébreuse, je vais vous chercher de l’eau de beauté. » Dame ! qui fut bien aise ? je vous le laisse à penser. Avenant lui donna vite sa fiole, et le hibou entra sans nul empêchement dans la grotte. En moins d’un quart d’heure, il revint rapporter la bouteille bien bouchée. Avenant fut ravi. Il le remercia de tout son cœur ; et, remontant la montagne, il prit le chemin de la ville bien joyeux.


Avenant, tout résolu de mourir, tira son épée… (p. 15)

Il alla droit au palais, il présenta la fiole à la Belle aux cheveux d’or, qui n’eut plus rien à dire : elle remercia Avenant, et donna ordre de préparer tout ce qu’il fallait pour partir ; puis elle se mit en voyage avec lui. Elle le trouvait bien aimable et lui disait quelquefois : « Si vous aviez voulu, je vous aurais fait roi, nous ne serions point partis de mon royaume ; » mais il répondit : « Je ne voudrais pas faire un si grand déplaisir à mon maître pour tous les royaumes de la terre, quoique je vous trouve plus belle que le soleil. »

Enfin ils arrivèrent à la grande ville du roi, qui, sachant que la Belle aux cheveux d’or venait, alla au-devant d’elle et lui fit les plus beaux présents du monde. Il l’épousa avec tant de réjouissances que l’on ne parlait d’autre chose ; mais la Belle aux cheveux d’or, qui aimait Avenant dans le fond de son cœur, n’était bien aise que quand elle le voyait, et elle le louait toujours ; Je ne serais point venue sans Avenant, dit-elle au roi ; il a fallu qu’il ait fait des choses impossibles pour mon service : vous lui devez être obligé ; il m’a donné de l’eau de beauté ; je ne vieillirai jamais ; je serai toujours belle. »

Les envieux qui écoutaient la reine dirent au roi : « Vous n’êtes point jaloux, et vous avez sujet de l’être. La reine aime si fort Avenant qu’elle en perd le boire et le manger, elle ne fait que parler de lui et des obligations que vous lui avez, comme si tel autre que vous auriez envoyé n’en eût pas fait autant. » Le roi dit : « Vraiment, je m’en avise ; qu’on aille le mettre dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains. » L’on prit Avenant ; et pour sa récompense d’avoir si bien servi le roi, on l’enferma dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains. Il ne voyait personne que le geôlier, qui lui jetait un morceau de pain noir par un trou, et de l’eau dans une écuelle de terre ; pourtant son petit chien Cabriolle ne le quittait point, il le consolait, et venait lui dire toutes les nouvelles.

Quand la Belle aux cheveux d’or sut sa disgrâce, elle se jeta aux pieds du roi, et, tout en pleurs, elle le pria de faire sortir Avenant de prison. Mais plus elle le priait, plus il se fâchait, songeant : « C’est qu’elle l’aime », et il n’en voulut rien faire ; elle n’en parla plus : elle était bien triste.

Le roi s’avisa qu’elle ne le trouvait peut-être pas assez beau ; il eut envie de se frotter le visage avec de l’eau de beauté, afin que la reine l’aimât plus qu’elle ne faisait. Cette eau était dans la fiole sur le bord de la cheminée de la chambre de la reine : elle l’avait mise là pour la regarder plus souvent, mais une de ses femmes de chambre, voulant tuer une araignée avec un balai, jeta par malheur la fiole par terre, qui se cassa, et toute l’eau fut perdue. Elle balaya vitement, et ne sachant que faire, elle se souvint qu’elle avait vu dans le cabinet du roi une fiole toute semblable, pleine d’eau claire comme était l’eau de beauté ; elle la prit adroitement sans rien dire, et la porta sur la cheminée de la reine.

L’eau qui était dans le cabinet du roi servait à faire mourir les princes et les grands seigneurs quand ils étaient criminels ; au lieu de leur couper la tête ou de les pendre, on leur frottait le visage de cette eau : ils s’endormaient et ne se réveillaient plus. Un soir donc, le roi prit la fiole et se frotta bien le visage ; puis il s’endormit et mourut. Le petit chien Cabriolle l’apprit des premiers, et ne manqua pas de l’aller dire à Avenant, qui lui dit d’aller trouver la Belle aux cheveux d’or, et de la faire souvenir du pauvre prisonnier.

Cabriolle se glissa doucement dans la presse, car il y avait grand bruit à la cour pour la mort du roi. Il dit à la reine : « Madame, n’oubliez pas le pauvre Avenant. » Elle se souvint aussitôt des peines qu’il avait souffertes à cause d’elle et de sa grande fidélité : elle sortit sans parler à personne, et fut droit à la tour, où elle ôta elle-même les fers des pieds et des mains d’Avenant ; et, lui mettant une couronne d’or sur la tête et le manteau royal sur les épaules, elle lui dit : « Venez, aimable Avenant, je vous fais roi et vous prends pour mon époux. » Il se jeta à ses pieds et la remercia. Chacun fut ravi de l’avoir pour maître ; il se fit la plus belle noce du monde, et la Belle aux cheveux d’or vécut longtemps avec le bel Avenant, tous deux heureux et satisfaits.


MORALITÉ.


Si par hasard un malheureux
Te demande ton assistance,
Ne lui refuse point un secours généreux :
Un bienfait tôt ou tard reçoit sa récompense.
Quand Avenant, avec tant de bonté,
Servait carpe et corbeau ; quand jusqu’au hibou même,
Sans être rebuté de sa laideur extrême,
Il conservait la liberté ;
Aurait-on jamais pu le croire,
Que ces animaux, quelque jour,
Le conduiraient au comble de la gloire,
Lorsqu’il voudrait du roi servir le tendre amour ?
Malgré tous les attraits d’une beauté charmante,
Qui commençait pour lui de sentir des désirs,
Il conserve à son maître, étouffant ses soupirs,
Une fidélité constante.
Toutefois sans raison il se voit accusé :
Mais quand à son bonheur il paraît plus d’obstacle,
Le ciel lui devait un miracle
Qu’à la vertu jamais le ciel n’a refusé.


On l’appelait Truitonne…

L’OISEAU BLEU




On l’appelait Truitonne…



I l était une fois un roi fort riche en terres et en argent ; sa femme mourut, il en fut inconsolable. Il s’enferma huit jours entiers dans un petit cabinet, où il se cassait la tête contre les murs, tant il était affligé. On craignit qu’il ne se tuât : on mit des matelas entre la tapisserie et la muraille, de sorte qu’il avait beau se frapper, il ne se faisait plus de mal. Tous ses sujets résolurent entre eux de l’aller voir, et de lui dire ce qu’ils pourraient de plus propre à soulager sa tristesse. Les uns préparaient des discours graves et sérieux, d’autres d’agréables, et même de réjouissants ; mais cela ne faisait aucune impression sur son esprit, à peine entendait-il ce qu’on lui disait. Enfin, il se présenta devant lui une femme si couverte de crêpes noirs, de voiles, de mantes, de longs habits de deuil, et qui pleurait et sanglotait si fort et si haut, qu’il en demeura surpris. Elle lui dit qu’elle n’entreprenait point comme les autres de diminuer sa douleur, qu’elle venait pour l’augmenter, parce que rien n’était plus juste que de pleurer une bonne femme ; que pour elle, qui avait eu le meilleur de tous les maris, elle faisait bien son compte de pleurer tant qu’il lui resterait des yeux à la tête. Là-dessus elle redoubla ses cris, et le roi à son exemple se mit à hurler.

Il la reçut mieux que les autres : il l’entretint des belles qualités de sa chère défunte, et elle renchérit celles de son cher défunt : ils causèrent tant et tant, qu’ils ne savaient plus que dire sur leur douleur. Quand la fine veuve vit la matière presque épuisée, elle leva un peu ses voiles, et le roi affligé se récréa la vue à regarder cette pauvre affligée, qui tournait et retournait fort à propos deux grands jeux bleus, bordés de longues paupières noires ; son teint était assez fleuri. Le roi la considéra avec beaucoup d’attention ; peu à peu il parla moins de sa femme, puis il n’en parla plus du tout. La veuve disait qu’elle voulait toujours pleurer son mari, le roi la pria de ne point immortaliser son chagrin. Pour conclusion, l’on fut tout étonné qu’il l’épousât, et que le noir se changeât en vert et en couleur de rose : il suffit très souvent de connaître le faible des gens pour entrer dans leur cœur et pour en faire tout ce que l’on veut.

Le roi n’avait eu qu’une fille de son premier mariage, qui passait pour la huitième merveille du monde ; on la nommait Florine, parce qu’elle ressemblait à Flore, tant elle était fraîche, jeune et belle. On ne lui voyait guère d’habits magnifiques ; elle aimait les robes de taffetas volant, avec quelques agrafes de pierreries et force guirlandes de fleurs, qui faisaient un effet admirable quand elles étaient placées dans ses beaux cheveux. Elle n’avait que quinze ans lorsque le roi se remaria.


Le roi la considéra avec beaucoup d’attention.(p. 17)

La nouvelle reine envoya quérir sa fille, qui avait été nourrie chez sa marraine, la fée Soussio ; mais elle n’en était ni plus gracieuse ni plus belle : Soussio y avait voulu travailler, et n’avait rien gagné ; elle ne laissait pas de l’aimer chèrement : on l’appelait Truitonne, car son visage avait autant de taches de rousseur qu’une truite ; ses cheveux noirs étaient si gras et si crasseux que l’on n’y pouvait toucher, et sa peau jaune distillait de l’huile. La reine ne laissait pas de l’aimer à la folie, elle ne parlait que de la charmante Truitonne ; et comme Florine avait toutes sortes d’avantages au-dessus d’elle, la reine s’en désespérait ; elle cherchait tous les moyens possibles de la mettre mal auprès du roi : il n’y avait point de jour que la reine et Truitonne ne fissent quelque pièce à Florine. La princesse, qui était douce et spirituelle, tâchait de se mettre au-dessus de ce mauvais procédé.

Le roi dit un jour à la reine que Florine et Truitonne étaient assez grandes pour être mariées, et qu’aussitôt qu’un prince viendrait à la cour, il fallait faire en sorte de lui en donner une des deux. « Je prétends, répliqua la reine, que ma fille soit la première établie ; elle est plus âgée que la vôtre, et, comme elle est mille fois plus aimable, il n’y a pas à balancer là-dessus. » Le roi, qui n’aimait point la dispute, lui dit qu’il le voulait bien et qu’il l’en faisait la maîtresse.

À quelque temps de là, on apprit que le roi Charmant devait arriver. Jamais prince n’avait porté plus loin la galanterie et la magnificence ; son esprit et sa personne n’avaient rien qui ne répondît à son nom. Quand la reine sut ces nouvelles, elle employa tous les brodeurs, tous les tailleurs et tous les ouvriers à faire des ajustements à Truitonne. Elle pria le roi que Florine n’eût rien de neuf, et, ayant gagné ses femmes, elle lui fit voler tous ses habits, toutes ses coiffures et toutes ses pierreries le jour même que Charmant arriva, de sorte que, lorsqu’elle se voulut parer, elle ne trouva pas un ruban. Elle vit bien d’où lui venait ce bon office : elle envoya chez les marchands pour avoir des étoffes : ils répondirent que la reine avait défendu qu’on lui en donnât ; elle demeura donc avec une petite robe fort crasseuse, et sa honte était si grande, qu’elle se mit dans le coin de la salle lorsque le roi Charmant arriva.


Florine et Truitonne.

La reine le reçut avec de grandes cérémonies ; elle lui présenta sa fille, plus brillante que le soleil et plus laide par toutes ses parures qu’elle ne l’était ordinairement. Le roi en détourna ses yeux, la reine voulait se persuader qu’elle lui plaisait trop et qu’il craignait de s’engager, de sorte qu’elle la faisait toujours mettre devant lui. Il demanda s’il n’y avait pas encore une autre princesse appelée Florine. « Oui, dit Truitonne en la montrant avec le doigt ; la voilà qui se cache, parce qu’elle n’est pas brave. » Florine rougit, et devint si belle, si belle, que le roi Charmant demeura comme un homme ébloui. Il se leva promptement, et fit une profonde révérence à la princesse : « Madame, lui dit-il, votre incomparable beauté vous pare trop, pour que vous ayez besoin d’aucun secours étranger. — Seigneur, répliqua-t-elle, je vous avoue que je suis peu accoutumée à porter un habit aussi malpropre que l’est celui-ci ; et vous m’auriez fait plaisir de ne vous pas apercevoir de moi. — Il serait impossible, s’écria Charmant, qu’une si merveilleuse princesse pût être en quelque lieu, et que l’on eût des yeux pour d’autres que pour elle. — Ah ! dit la reine irritée, je passe bien mon temps à vous entendre ; croyez-moi, seigneur, Florine est déjà assez coquette, et elle n’a pas besoin qu’on lui dise tant de galanteries. » Le roi Charmant démêla aussitôt les motifs qui faisaient ainsi parler la reine ; mais, comme il n’était pas de condition à se contraindre, il laissa paraître toute son admiration pour Florine, et l’entretint trois heures de suite.

La reine au désespoir, et Truitonne inconsolable de n’avoir pas la préférence sur la princesse, firent de grandes plaintes au roi et l’obligèrent de consentir que, pendant le séjour du roi Charmant, l’on enfermerait Florine dans une tour, où ils ne se verraient point. En effet, aussitôt qu’elle fut retournée dans sa chambre, quatre hommes masqués la portèrent au haut de la tour, et l’y laissèrent dans la dernière désolation ; car elle vit bien que l’on n’en usait ainsi que pour l’empêcher de plaire au roi, qui lui plaisait déjà fort, et qu’elle aurait bien voulu pour époux.

Comme il ne savait pas les violences que l’on venait de faire à la princesse, il attendait l’heure de la revoir avec mille impatiences ; il voulut parler d’elle à ceux que le roi avait mis auprès de lui pour lui faire plus d’honneur ; mais, par l’ordre de la reine, ils lui dirent tout le mal qu’ils purent : qu’elle était coquette, inégale, de méchante humeur ; qu’elle tourmentait ses amis et ses domestiques, qu’on ne pouvait être plus malpropre, et qu’elle poussait si loin l’avarice, qu’elle aimait mieux être habillée comme une petite bergère, que d’acheter de riches étoffes de l’argent que lui donnait le roi son père. À tout ce détail, Charmant souffrait et se sentait des mouvements de colère qu’il avait bien de la peine à modérer. « Non, disait-il en lui-même, il est impossible que le ciel ait mis une âme si mal faite dans le chef-d’œuvre de la nature : je conviens qu’elle n’était pas proprement mise quand je l’ai vue ; mais la honte qu’elle en avait prouve assez qu’elle n’était point accoutumée à se voir ainsi. Quoi ! elle serait mauvaise avec cet air de modestie et de douceur qui enchante ? Ce n’est pas une chose qui me tombe sous le sens ; il m’est bien plus aisé de croire que c’est la reine qui la décrie ainsi : l’on n’est pas belle-mère pour rien ; et la princesse Truitonne est une si laide bête, qu’il ne serait point extraordinaire qu’elle portât envie à la plus parfaite de toutes les créatures. »

Pendant qu’il raisonnait là-dessus, des courtisans qui l’environnaient devinaient bien à son air qu’ils ne lui avaient pas fait plaisir de parler mal de Florine ; il y en eut un plus adroit que les autres, qui, changeant de ton et de langage pour connaître les sentiments du prince, se mit à dire des merveilles de la princesse. À ces mots il se réveilla comme d’un profond sommeil, il entra dans la conversation, la joie se répandit sur son visage. Amour, amour, que l’on te cache difficilement ! tu parais partout, sur les lèvres d’un amant, dans ses yeux, au son de sa voix ; lorsque l’on aime, le silence, la conversation, la joie ou la tristesse, tout parle de ce qu’on ressent.

La reine, impatiente de savoir si le roi Charmant était bien touché, envoya quérir ceux qu’elle avait mis dans sa confidence, et elle passa le reste de la nuit à les questionner. Tout ce qu’ils lui disaient ne servait qu’à confirmer l’opinion où elle était, que le roi aimait Florine. Mais que vous dirai-je de la mélancolie de cette pauvre princesse ? Elle était couchée par terre dans le donjon de cette horrible tour où les hommes masqués l’avaient emportée. « Je serais moins à plaindre, disait-elle, si l’on m’avait mise ici avant que j’eusse vu cet aimable roi : l’idée que j’en conserve ne peut servir qu’à augmenter mes peines. Je ne dois pas douter que c’est pour m’empêcher de le voir davantage que la reine me traite si cruellement. Hélas ! que le peu de beauté dont le ciel m’a pourvue coûtera cher à mon repos ! » Elle pleurait ensuite si amèrement, si amèrement que sa propre ennemie en aurait eu pitié si elle avait été témoin de ses douleurs.

C’est ainsi que la nuit se passa. La reine, qui voulait engager le roi Charmant par tous les témoignages qu’elle pourrait lui donner de son attention, lui envoya des habits d’une richesse et d’une magnificence sans pareille, faits à la mode du pays, et l’ordre des chevaliers d’Amour, qu’elle avait obligé le roi d’instituer le jour de leurs noces. C’était un cœur d’or émaillé de couleur de feu, entouré de plusieurs flèches, et percé d’une, avec ces mots : Une seule me blesse. La reine avait fait tailler pour Charmant un cœur d’un rubis gros comme un œuf d’autruche, chaque flèche était d’un seul diamant, longue comme le doigt ; et la chaîne où ce cœur tenait était faite de perles, dont la plus petite pesait une livre : enfin, depuis que le monde est monde, il n’avait rien paru de tel.

Le roi, à cette vue, demeura si surpris qu’il fut quelque temps sans parler. On lui présenta en même temps un livre dont les feuilles étaient de vélin, avec des miniatures admirables, la couverture d’or, chargée de pierreries ; et les statuts de l’ordre des chevaliers d’Amour y étaient écrits d’un style fort tendre et fort galant. L’on dit au roi que la princesse qu’il avait vue le priait d’être son chevalier, et qu’elle lui envoyait ce présent. À ces mots, il osa se flatter que c’était celle qu’il aimait. « Quoi ! la belle princesse Florine, s’écria-t-il, pense à moi d’une manière si généreuse et si engageante ? — Seigneur, lui dit-on, vous vous méprenez au nom, nous venons de la part de l’aimable Truitonne… — Qui me veut pour son chevalier ? dit le roi d’un air froid et sérieux. Je suis fâché de ne pouvoir accepter cet honneur ; mais un souverain n’est pas assez maître de lui pour prendre les engagements qu’il voudrait. Je sais ceux d’un chevalier, je voudrais les remplir tous, et j’aime mieux ne pas recevoir la grâce qu’elle m’offre que de m’en rendre indigne. » Il remit aussitôt le cœur, la chaîne et le livre dans la même corbeille, puis il envoya tout chez la reine, qui pensa étouffer de rage avec sa fille, de la manière méprisante dont le roi étranger avait reçu une faveur si particulière.

Lorsqu’il put aller chez le roi et la reine, il se rendit dans leur appartement : il espérait que Florine y serait ; il regardait de tous côtés pour la voir. Dès qu’il entendait entrer quelqu’un dans la chambre, il tournait la tête brusquement vers la porte ; il paraissait inquiet et chagrin. La malicieuse reine devinait assez ce qui se passait dans son âme, mais elle n’en faisait pas semblant. Elle ne lui parlait que de parties de plaisir ; il lui répondait tout de travers ; enfin il demanda où était la princesse Florine. « Seigneur, lui dit fièrement la reine, le roi son père a défendu qu’elle sorte de chez elle, jusqu’à ce que ma fille soit mariée. — Et quelle raison, répliqua le roi, peut-on avoir de tenir cette belle personne prisonnière ? — Je l’ignore, dit la reine ; et, quand je le saurais, je pourrais me dispenser de vous le dire. » Le roi se sentait dans une colère inconcevable ; il regardait Truitonne de travers, et songeait en lui-même que c’était à cause de ce petit monstre qu’on lui dérobait le plaisir de voir la princesse. Il quitta promptement la reine : sa présence lui causait trop de peine.

Quand il fut revenu dans sa chambre, il dit à un jeune prince qui l’avait accompagné, et qu’il aimait fort, de donner tout ce qu’on voudrait au monde pour gagner quelqu’une des femmes de la princesse, afin qu’il pût lui parler un moment. Ce prince trouva aisément des dames du palais qui entrèrent dans la confidence ; il y en eut une qui l’assura que le soir même Florine serait à une petite fenêtre basse qui répondait sur le jardin, et que par là elle pourrait lui parler, pourvu qu’il prît de grandes précautions afin qu’on ne le sût pas ; car, ajouta-t-elle, le roi et la reine sont si sévères, qu’ils me feraient mourir s’ils découvraient que j’eusse favorisé la passion de Charmant. Le prince, ravi d’avoir amené l’affaire jusque-là, lui promit tout ce qu’elle voulait, et courut faire sa cour au roi, en lui annonçant l’heure du rendez-vous. Mais la mauvaise confidente ne manqua pas d’aller avertir la reine de ce qui se passait et de prendre ses ordres. Aussitôt elle pensa qu’il fallait envoyer sa fille à la petite fenêtre ; elle l’instruisit bien, et Truitonne ne manqua rien, quoiqu’elle fût naturellement une grande bête.

La nuit était si noire, qu’il aurait été impossible au roi de s’apercevoir de la tromperie qu’on lui faisait, quand même il n’aurait pas été aussi prévenu qu’il l’était ; de sorte qu’il s’approcha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables : il dit à Truitonne tout ce qu’il aurait dit à Florine pour la persuader de sa passion. Truitonne, profitant de la conjoncture, lui dit qu’elle se trouvait la plus malheureuse personne du monde d’avoir une belle-mère si cruelle, et qu’elle aurait toujours à souffrir jusqu’à ce que sa fille fût mariée. Le roi l’assura que, si elle le voulait pour son époux, il serait ravi de partager avec elle sa couronne et son cœur. Là-dessus, il tira sa bague de son doigt, et, la mettant au doigt de Truitonne, il ajouta que c’était un gage éternel de sa foi, et qu’elle n’avait qu’à prendre l’heure pour partir en diligence. Truitonne répondit le mieux qu’elle put à ses empressements : il s’apercevait bien qu’elle ne disait rien qui vaille, et cela lui aurait fait de la peine, s’il ne se fût persuadé que la crainte d’être surprise par la reine lui ôtait la liberté de son esprit : il ne la quitta qu’à la condition de revenir le lendemain à pareille heure ce qu’elle lui promit de tout son cœur.

La reine ayant su l’heureux succès de cette entrevue, elle s’en promit tout. Et, en effet, le jour étant concerté, le roi vint la prendre dans une chaise volante, traînée par des grenouilles ailées : un enchanteur de ses amis lui avait fait ce présent. La nuit était fort noire ; Truitonne sortit mystérieusement par une petite porte, et le roi, qui l’attendait, la reçut dans ses bras et lui jura cent fois une fidélité éternelle. Mais comme il n’était pas d’humeur à voler longtemps dans sa chaise volante sans épouser la princesse qu’il aimait, il lui demanda où elle voulait que les noces se fissent. Elle lui dit qu’elle avait pour marraine une fée qu’on appelait Soussio, qui était fort célèbre ; qu’elle était d’avis d’aller à son château. Quoique le roi ne sût pas le chemin, il n’eut qu’à dire à ses grosses grenouilles de l’y conduire ; elles connaissaient la carte générale de l’univers et en peu de temps elles rendirent le roi et Truitonne chez Soussio.

Le château était si bien éclairé, qu’en arrivant le roi aurait reconnu son erreur, si la princesse ne s’était soigneusement couverte de son voile. Elle demanda sa marraine ; elle lui parla en particulier, et lui conta comme quoi elle avait attrapé Charmant, et qu’elle la priait de l’apaiser. « Ah ! ma fille, dit la fée, la chose ne sera pas facile : il aime trop Florine ; je suis certaine qu’il va nous faire désespérer. » Cependant le roi les attendait dans une salle dont les murs étaient de diamants, si clairs et si nets, qu’il vit au travers Soussio et Truitonne causer ensemble. Il croyait rêver. « Quoi ! disait-il, ai-je été trahi ? Les démons ont-ils apporté cette ennemie de notre repos ? Vient-elle pour troubler mon mariage ? Ma chère Florine ne paraît point ! son père l’a peut-être suivie ! » Il pensait mille choses qui commençaient à le désoler. Mais ce fut bien pis quand elles entrèrent dans la salle et que Soussio lui dit d’un ton absolu : « Roi Charmant, voici la princesse Truitonne, à laquelle vous avez donné votre foi ; elle est ma filleule, et je souhaite que vous l’épousiez tout à l’heure. — Moi, s’écria-t-il, moi, j’épouserais ce petit monstre ! Vous me croyez d’un naturel bien docile, quand vous me faites de telles propositions : sachez que je ne lui ai rien promis ; si elle dit autrement, elle en a… — N’achevez pas, interrompit Soussio, et ne soyez jamais assez hardi pour me manquer de respect. — Je consens, répliqua le roi, de vous respecter autant qu’une fée est respectable, pourvu que vous me rendiez ma princesse. — Est-ce que je ne la suis pas, parjure ? dit Truitonne en lui montrant sa bague. À qui as-tu donné cet anneau pour gage de ta foi ? À qui as-tu parlé à la petite fenêtre, si ce n’est pas à moi ? — Comment donc ! reprit-il, j’ai été déçu et trompé ? Non, non, je n’en serai point la dupe. Allons, allons, mes grenouilles, mes grenouilles, je veux partir tout à l’heure.

— Oh ! ce n’est pas une chose en votre pouvoir si je n’y consens, dit Soussio ; » elle le toucha, et ses pieds s’attachèrent au parquet, comme si on les y avait cloués. « Quand vous me lapideriez, lui dit le roi, quand vous m’écorcheriez, je ne serais point à une autre qu’à Florine ; j’y suis résolu, et vous pouvez après cela user de votre pouvoir à votre gré. » Soussio employa la douceur, les menaces, les promesses, les prières. Truitonne pleura, cria, gémit, se fâcha, s’apaisa. Le roi ne disait pas un mot, et, les regardant toutes deux avec l’air du monde le plus indigné, il ne répondait rien à tous leurs verbiages.

Il se passa ainsi vingt jours et vingt nuits, sans qu’elles cessassent de parler, sans manger, sans dormir et sans s’asseoir. Enfin Soussio, à bout et fatiguée, dit au roi : « Oh bien, vous êtes un opiniâtre qui ne voulez pas entendre raison ; choisissez, ou d’être sept ans en pénitence, pour avoir donné votre parole sans la tenir, ou d’épouser ma filleule. » Le roi, qui avait gardé un profond silence, s’écria tout d’un coup : « Faites de moi tout ce que vous voudrez, pourvu que je sois délivré de cette maussade. — Maussade vous-même, dit Truitonne en colère ; je vous trouve un plaisant roitelet, avec votre équipage marécageux, de venir jusqu’en mon pays pour me dire des injures et manquer à votre parole : si vous aviez quatre deniers d’honneur, en useriez-vous ainsi ? — Voilà des reproches touchants, dit le roi d’un ton railleur. Voyez-vous, qu’on a tort de ne pas prendre une aussi belle personne pour sa femme ! — Non, non, elle ne le sera pas, s’écria Soussio en colère. Tu n’as qu’à t’envoler par cette fenêtre, si tu veux, car tu seras sept ans Oiseau Bleu. »

En même temps le roi change de figure ; ses bras se couvrent de plumes et forment des ailes ; ses jambes et ses pieds deviennent noirs et menus ; il lui croît des ongles crochus, son corps s’apetisse ; il est tout garni de longues plumes fines et mêlées de bleu céleste ; ses yeux s’arrondissent et brillent comme des soleils ; son nez n’est plus qu’un bec d’ivoire ; il s’élève sur sa tête une aigrette blanche, qui forme une couronne, il chante à ravir, et parle de même. En cet état il jette un cri douloureux de se voir ainsi métamorphosé, et s’envole à tire-d’aile pour fuir le funeste palais de Soussio.

Dans la mélancolie qui l’accable, il voltige de branche en branche, et ne choisit que les arbres consacrés à l’amour ou à la tristesse, tantôt sur les myrtes, tantôt sur les cyprès ; il chante des airs pitoyables, où il déplore sa méchante fortune et celle de Florine. « En quel lieu ses ennemis l’ont-ils cachée ? disait-il. Qu’est devenue cette belle victime ? La barbarie de la reine la laisse-t-elle encore respirer ? Où la chercherai-je ? Suis-je condamné à passer sept ans sans elle ? Peut-être que pendant ce temps on la mariera, et que je perdrai pour jamais l’espérance qui soutient ma vie. » Ces différentes pensées affligeaient l’Oiseau bleu à tel point, qu’il voulait se laisser mourir.

D’un autre côté, la fée Soussio renvoya Truitonne à la reine, qui était bien inquiète comment les noces se seraient passées. Mais quand elle vit sa fille, et qu’elle lui raconta tout ce qui venait d’arriver, elle se mit dans une colère terrible, dont le contrecoup retomba sur la pauvre Florine. « Il faut, dit-elle, qu’elle se repente plus d’une fois d’avoir su plaire à Charmant. » Elle monta dans la tour avec Truitonne, qu’elle avait parée de ses plus riches habits ; elle portait une couronne de diamants sur sa tête, et trois filles des plus riches barons de l’État tenaient la queue de son manteau royal ; elle avait au pouce l’anneau du roi Charmant, que Florine remarqua le jour qu’ils parlèrent ensemble. Elle fut étrangement surprise de voir Truitonne dans un si pompeux appareil. « Voilà ma fille qui vient vous apporter des présents de sa noce, dit la reine : le roi Charmant l’a épousée, il l’aime à la folie, il n’a jamais été de gens plus satisfaits. » Aussitôt on étale devant la princesse des étoffes d’or et d’argent, des pierreries, des dentelles, des rubans, qui étaient dans de grandes corbeilles de filigrane d’or. En lui présentant toutes ces choses, Truitonne ne manquait pas de faire briller l’anneau du roi ; de sorte que la princesse Florine ne pouvait plus douter de son malheur, elle s’écria, d’un air désespéré, qu’on ôtât de ses yeux tous ces présents si funestes ; qu’elle ne pouvait plus porter que du noir, ou plutôt qu’elle voulait présentement mourir. Elle s’évanouit, et la cruelle reine, ravie d’avoir si bien réussi, ne permit pas qu’on la secourût : elle la laissa seule dans le plus déplorable état du monde, et alla conter malicieusement au roi que sa fille était si transportée de tendresse que rien n’égalait les extravagances qu’elle faisait ; qu’il fallait bien se donner de garde de la laisser sortir de la tour. Le roi lui dit qu’elle pouvait gouverner cette affaire à sa fantaisie et qu’il en serait toujours satisfait.

Lorsque la princesse revint de son évanouissement, et qu’elle réfléchit sur la conduite qu’on tenait avec elle, aux mauvais traitements qu’elle recevait de son indigne marâtre, et à l’espérance qu’elle perdait pour jamais d’épouser le roi Charmant, sa douleur devint si vive, qu’elle pleura toute la nuit ; en cet état elle se mit à sa fenêtre, où elle fit des regrets fort tendres et fort touchants. Quand le jour approcha, elle la ferma et continua de pleurer.

La nuit suivante, elle ouvrit la fenêtre, elle poussa de profonds soupirs et des sanglots, elle versa un torrent de larmes : le jour vint ; elle se cacha dans sa chambre. Cependant le roi Charmant, ou pour mieux dire le bel Oiseau bleu, ne cessait point de voltiger autour du palais : il jugeait que sa chère princesse y était enfermée, et, si elle faisait de tristes plaintes, les siennes ne l’étaient pas moins : il s’approchait des fenêtres le plus qu’il pouvait, pour regarder dans les chambres ; mais la crainte que Truitonne ne l’aperçût et ne se doutât que c’était lui, l’empêchait de faire ce qu’il aurait voulu. « Il y va de ma vie, disait-il en lui-même : si ces mauvaises découvraient où je suis, elles voudraient se venger ; il faudrait que je m’éloignasse, ou que je fusse exposé aux derniers dangers. » Ces raisons l’obligèrent à garder de grandes mesures, et d’ordinaire il ne chantait que la nuit.

Il y avait vis-à-vis de la fenêtre où Florine se mettait, un cyprès d’une hauteur prodigieuse ; l’Oiseau bleu vint s’y percher. Il y fut à peine, qu’il entendit une personne qui se plaignait : « Souffrirai-je encore longtemps ? disait-elle. La mort ne viendra-t-elle point à mon secours ? Ceux qui la craignent ne la voient que trop tôt ; je la désire et la cruelle me fuit. Ah ! barbare reine, que t’ai-je fait, pour me retenir dans une captivité si affreuse ? N’as-tu pas assez d’autres endroits pour me désoler ? Tu n’as qu’à me rendre témoin du bonheur que ton indigne fille goûte avec le roi Charmant ! » L’Oiseau Bleu n’avait pas perdu un mot de cette plainte, il en demeura bien surpris, et il attendit le jour avec la dernière impatience, pour voir la dame affligée ; mais avant qu’il vînt, elle avait fermé la fenêtre et s’était retirée.

L’oiseau curieux ne manqua pas de revenir la nuit suivante ; il faisait clair de lune ; il vit une fille à la fenêtre de la tour, qui commençait ses regrets : « Fortune, disait-elle, toi qui me flattais de régner, toi qui m’avais rendu l’amour de mon père, que t’ai-je fait pour me plonger tout d’un coup dans les plus amères douleurs ? Est-ce dans un âge aussi tendre que le mien qu’on doit commencer à ressentir ton inconstance ? Reviens, barbare, s’il est possible ; je te demande, pour toutes faveurs, de terminer ma fatale destinée. » L’Oiseau bleu écoutait ; et plus il écoutait, plus il se persuadait que c’était son aimable princesse qui se plaignait : il lui dit : « Adorable Florine, merveille de nos jours, pourquoi voulez-vous finir si promptement les vôtres ? Vos maux ne sont point sans remède. — Hé ! qui me parle, s’écria-t-elle, d’une manière si consolante ? — Un roi malheureux, reprit l’Oiseau, qui vous aime et n’aimera jamais que vous. — Un roi qui m’aime ! ajouta-t-elle. Est-ce ici un piège que me tend mon ennemie ? Mais, au fond, qu’y gagnera-t-elle ? Si elle cherche à découvrir mes sentiments, je suis prête à lui en faire l’aveu. — Non, ma princesse, répondit-il : l’amant qui vous parle n’est point capable de vous trahir. » En achevant ces mots, il vola sur la fenêtre. Florine eut d’abord grande peur d’un oiseau si extraordinaire, qui parlait avec autant d’esprit que s’il avait été homme, quoiqu’il conservât le petit son de voix d’un rossignol ; mais la beauté de son plumage et ce qu’il lui dit la rassura. « M’est-il permis de vous revoir, ma princesse ? s’écria-t-il. Puis-je goûter un bonheur si parfait sans mourir de joie ? Mais, hélas ! que cette joie est troublée par votre captivité et l’état où la méchante Soussio m’a réduit pour sept ans ! — Et qui êtes-vous, charmant Oiseau ? dit la princesse en le caressant. — Vous avez dit mon nom, ajouta le roi, et vous feignez de ne pas me connaître. — Quoi ! le plus grand roi du monde ! Quoi ! le roi Charmant, dit la princesse, serait le petit oiseau que je tiens ? — Hélas ! belle Florine, il n’est que trop vrai, reprit-il ; et, si quelque chose m’en peut consoler, c’est que j’ai préféré cette peine à celle de renoncer à la passion que j’ai pour vous. — Pour moi ! dit Florine. Ah ! ne cherchez point à me tromper ! Je sais, je sais que vous avez épousé Truitonne ; j’ai reconnu votre anneau à son doigt : je l’ai vue toute brillante des diamants que vous lui avez donnés. Elle est venue m’insulter dans ma triste prison ; chargée d’une riche couronne et d’un manteau royal qu’elle tenait de votre main pendant que j’étais chargée de chaînes et de fers.

— Vous avez vu Truitonne en cet équipage ? interrompit le roi ; sa mère et elle ont osé vous dire que ces joyaux venaient de moi ? Ô ciel ! est-il possible que j’entende des mensonges si affreux, et que je ne puisse m’en venger aussitôt que je le souhaite ? Sachez qu’elles ont voulu me décevoir, qu’abusant de votre nom, elles m’ont engagé d’enlever cette laide Truitonne ; mais, aussitôt que je connus mon erreur, je voulus l’abandonner, et je choisis enfin d’être Oiseau bleu sept ans de suite, plutôt que de manquer à la fidélité que vous ai vouée. »

Florine avait un plaisir si sensible d’entendre parler son aimable amant, qu’elle ne se souvenait plus des malheurs de sa prison. Que ne lui dit-elle pas pour le consoler de sa triste aventure, et pour le persuader qu’elle ne ferait pas moins pour lui qu’il n’avait fait pour elle ? Le jour paraissait, la plupart des officiers étaient déjà levés, que l’Oiseau bleu et la princesse parlaient encore ensemble : ils se séparèrent avec mille peines, après s’être promis que toutes les nuits ils s’entretiendraient ainsi.

La joie de s’être trouvés était si extrême, qu’il n’est point de termes capables de l’exprimer ; chacun de son côté remerciait l’Amour et la Fortune. Cependant Florine s’inquiétait pour l’Oiseau bleu : « Qui le garantira des chasseurs, disait-elle, ou de la serre aiguë de quelque aigle, ou de quelque vautour affamé, qui le mangerait avec autant d’appétit que si ce n’était pas un grand roi ? Ô ciel ! que deviendrais-je si ses plumes légères et fines, poussées par le vent, venaient jusque dans ma prison m’annoncer le désastre que je crains ? » Cette pensée empêcha que la pauvre princesse fermât les yeux : car, lorsque l’on aime, les illusions paraissent des vérités, et ce que l’on croyait impossible dans un autre temps semble aisé en celui-là, de sorte qu’elle passa le jour à pleurer, jusqu’à ce que l’heure fût venue de se mettre à sa fenêtre.

Le charmant Oiseau, caché dans le creux d’un arbre, avait été tout le jour occupé à penser à la belle princesse. « Que je suis content, disait-il, de l’avoir retrouvée ! qu’elle est engageante ! que je sens vivement les bontés qu’elle me témoigne ! » Ce tendre amant comptait jusqu’aux moindres moments de la pénitence qui l’empêchait de l’épouser, et jamais on n’en a désiré la fin avec plus de passion. Comme il voulait faire à Florine toutes les galanteries dont il était capable, il vola jusqu’à la ville capitale de son royaume : il fut à son palais, il entra dans son cabinet par une vitre qui était cassée ; il prit des pendants d’oreilles de diamants, si parfaits et si beaux qu’il n’y en avait point au monde qui en approchassent ; il les apporta le soir à Florine, et la pria de s’en parer. « J’y consentirais, lui dit-elle, si vous me voyiez le jour ; mais puisque je ne vous parle que la nuit, je ne les mettrai pas. » L’Oiseau lui promit de prendre si bien son temps, qu’il viendrait à la tour à l’heure qu’elle voudrait : aussitôt elle mit les pendants d’oreilles, et la nuit se passa à causer, comme s’était passée l’autre.

Le lendemain l’Oiseau bleu retourna dans son royaume ; il fut à son palais, il entra dans son cabinet par la vitre rompue, et il en apporta les plus riches bracelets que l’on eût encore vus : ils étaient d’une seule émeraude, taillés en facettes creuses par le milieu, pour y passer la main et le bras. « Pensez-vous, lui dit la princesse, que mes sentiments pour vous aient besoin d’être cultivés par des présents ? Ah ! que vous me connaîtriez mal. — Non, madame, répliquait-il, je ne crois pas que les bagatelles que je vous offre soient nécessaires pour me conserver votre tendresse ; mais la mienne serait blessée si je négligeais aucune occasion de vous marquer mon attention ; et, quand vous ne me voyez point, ces petits bijoux me rappellent à votre souvenir. » Florine lui dit là-dessus mille choses obligeantes, auxquelles il répondit par mille autres qui ne l’étaient pas moins.

La nuit suivante, l’Oiseau amoureux ne manqua pas d’apporter à sa belle une montre d’une grandeur raisonnable, qui était dans une perle : l’excellence du travail surpassait celle de la matière. « Il est inutile de me régaler d’une montre, dit-elle galamment ; quand vous êtes éloigné de moi, les heures me paraissent sans fin ; quand vous êtes avec moi, elles passent comme un songe : ainsi je ne puis leur donner une juste mesure. — Hélas ! ma princesse, s’écria l’Oiseau bleu, j’en ai la même opinion que vous, et je suis persuadé que je renchéris encore sur la délicatesse. — Après ce que vous souffrez pour me conserver votre cœur, répliqua-t-elle, je suis en état de croire que vous avez porté l’amitié et l’estime aussi loin qu’elles peuvent aller. »

Dès que le jour paraissait, l’Oiseau volait dans le fond de son arbre, où des fruits lui servaient de nourriture. Quelquefois encore il chantait de beaux airs, sa voix ravissait les passants, ils l’entendaient et ne voyaient personne, aussi il était conclu que c’étaient des esprits. Cette opinion devint si commune, que l’on n’osait entrer dans le bois : on rapportait mille aventures fabuleuses qui s’y étaient passées, et la terreur générale fit la sûreté particulière de l’Oiseau bleu.

Il ne se passait aucun jour sans qu’il fît un présent à Florine ; tantôt un collier de perles, ou des bagues des plus brillantes et des mieux mises en œuvre, des attaches de diamants, des poinçons, des bouquets de pierreries qui imitaient la couleur des fleurs, des livres agréables, des médailles ; enfin, elle avait un amas de richesses merveilleuses : elle ne s’en parait jamais que la nuit pour plaire au roi ; et le jour, n’ayant pas d’endroit où les mettre, elle les cachait soigneusement dans sa paillasse.

Deux années s’écoulèrent ainsi sans que Florine se plaignît une seule fois de sa captivité. Et comment s’en serait-elle plainte ? Elle avait la satisfaction de parler toute la nuit à ce qu’elle aimait : il ne s’est jamais tant dit de jolies choses. Bien qu’elle ne vît personne et que l’Oiseau passât le jour dans le creux d’un arbre, ils avaient mille nouveautés à se raconter ; la matière était inépuisable, leur cœur et leur esprit fournissaient abondamment des sujets de conversation.

Cependant la malicieuse reine, qui la retenait si cruellement en prison, faisait d’inutiles efforts pour marier Truitonne ; elle envoyait des ambassadeurs la proposer à tous les princes dont elle connaissait le nom : dès qu’ils arrivaient, on les congédiait brusquement. « S’il s’agissait de la princesse Florine, vous seriez reçus avec joie, leur disait-on ; mais pour Truitonne, elle peut rester vestale sans que personne s’y oppose. » À ces nouvelles, sa mère et elle s’emportaient de colère contre l’innocente princesse qu’elles persécutaient. « Quoi ! malgré sa captivité, cette arrogante nous traversera ! disaient-elles. Quel moyen de lui pardonner les mauvais tours qu’elle nous fait ? Il faut qu’elle ait des correspondances secrètes dans les pays étrangers : c’est tout au moins une criminelle d’État ; traitons-la sur ce pied, et cherchons tous les moyens possibles de la convaincre. »

Elles finirent leur conseil si tard, qu’il était plus de minuit lorsqu’elles résolurent de monter dans la tour pour l’interroger. Elle était avec l’Oiseau bleu à la fenêtre, parée de ses pierreries, coiffée de ses beaux cheveux, avec un soin qui n’était pas naturel aux personnes affligées ; sa chambre et son lit étaient jonchés de fleurs, et quelques pastilles d’Espagne qu’elle venait de brûler répandaient une odeur excellente. La reine écouta à la porte ; elle crut entendre chanter un air à deux parties, car Florine avait une voix presque céleste ; en voici les paroles, qui lui parurent tendres :

Que notre sort est déplorable,
Et que nous souffrons de tourments
Pour nous aimer trop constamment !
Mais c’est en vain qu’on nous accable !
Malgré nos cruels ennemis,
Nos cœurs seront toujours unis.


Quelques soupirs finirent leur petit concert.

« Ah ! ma Truitonne, nous sommes trahies, » s’écria la reine en ouvrant brusquement la porte, et se jetant dans la chambre. « Que devint Florine à cette vue ? Elle poussa promptement sa petite fenêtre, pour donner le temps à l’Oiseau royal de s’envoler. Elle était bien plus occupée de sa conservation que de la sienne propre ; mais il ne se sentit pas la force de s’éloigner : ses yeux perçants lui avaient découvert le péril auquel sa princesse était exposée. Il avait vu la reine et Truitonne ; quelle affliction de n’être pas en état de défendre sa maîtresse ! Elles s’approchèrent d’elle comme des furies qui voulaient la dévorer. « L’on sait vos intrigues contre l’État, s’écria la reine, ne pensez pas que votre rang vous sauve des châtiments que vous méritez. — Et avec qui, madame ? répliqua la princesse. N’êtes-vous pas ma geôlière depuis deux ans ? Ai-je vu d’autres personnes que celles que vous m’avez envoyées ? » Pendant qu’elle parlait, la reine et sa fille l’examinaient avec une surprise sans pareille, son admirable beauté et son extraordinaire parure les éblouissaient. « Et d’où vous viennent, madame, dit la reine, ces pierreries qui brillent plus que le soleil ? Nous ferez-vous accroire qu’il y en a des mines dans cette tour ? — Je les y ai trouvées, répliqua Florine ; c’est tout ce que j’en sais. » La reine la regardait attentivement, pour pénétrer jusqu’au fond de son cœur ce qui s’y passait. « Nous ne sommes pas vos dupes, dit-elle, vous pensez nous en faire accroire ; mais, princesse, nous savons ce que vous faites depuis le matin jusqu’au soir. On vous a donné tous ces bijoux dans la seule vue de vous obliger à vendre le royaume de votre père. — Je serais fort en état de le livrer ! répondit-elle avec un sourire dédaigneux : une princesse infortunée, qui languit dans les fers depuis si longtemps, peut beaucoup dans un complot de cette nature ! — Et pour qui donc, reprit la reine, êtes-vous coiffée comme une petite coquette, votre chambre pleine d’odeurs, et votre personne si magnifique, qu’au milieu de la cour vous seriez moins parée ? — J’ai assez de loisir, dit la princesse ; il n’est pas extraordinaire que j’en donne quelques moments à m’habiller ; j’en passe tant d’autres à pleurer mes malheurs, que ceux-là ne sont pas à me reprocher. — Çà, çà, voyons, dit la reine, si cette innocente personne n’a point quelque traité fait avec les ennemis. » Elle chercha elle-même partout ; et venant à la paillasse, qu’elle fit vider, elle y trouva une si grande quantité de diamants, de perles, de rubis, d’émeraudes et de topazes, qu’elle ne savait d’où cela venait. Elle avait résolu de mettre en quelque lieu des papiers pour perdre la princesse ; dans le temps qu’on n’y prenait pas garde, elle en cacha dans la cheminée : mais par bonheur l’Oiseau bleu était perché au-dessus, qui voyait mieux qu’un lynx, et qui écoutait tout ; il s’écria : « Prends garde à toi, Florine, voilà ton ennemie qui veut te faire une trahison. » Cette voix, si peu attendue épouvanta à tel point la reine, qu’elle n’osa faire ce qu’elle avait médité. « Vous voyez, madame, dit la princesse, que les esprits qui volent en l’air me sont favorables. — Je crois, dit la reine outrée de colère, que les démons s’intéressent pour vous ; mais malgré eux votre père saura se faire justice. — Plût au Ciel, s’écria Florine, n’avoir à craindre que la fureur de mon père ! Mais la vôtre, madame, est plus terrible. »

La reine la quitta, troublée de tout ce qu’elle venait de voir et d’entendre ; elle tint conseil sur ce qu’elle devait faire contre la princesse : on lui dit que, si quelque fée ou quelque enchanteur la prenaient sous leur protection, le vrai secret pour les irriter serait de lui faire de nouvelles peines, et qu’il serait mieux d’essayer de découvrir son intrigue. La reine approuva cette pensée ; elle envoya coucher dans sa chambre une jeune fille qui contrefaisait l’innocente : elle eut l’ordre de lui dire qu’on la mettait auprès d’elle pour la servir. Mais quelle apparence de donner dans un panneau si grossier ? La princesse la regarda comme une espionne ; elle ne put ressentir une douleur plus violente. « Quoi ! je ne parlerais plus à cet oiseau qui m’est si cher ? disait-elle. Il m’aidait à supporter mes malheurs, je soulageais les siens ; notre tendresse nous suffisait. Que va-t-il faire ? Que ferai-je moi-même ? » En pensant à toutes ces choses, elle versait des ruisseaux de larmes.

Elle n’osait plus se mettre à la petite fenêtre, quoiqu’elle entendît voltiger autour : elle mourait d’envie de lui ouvrir ; mais elle craignait d’exposer la vie de ce cher amant. Elle passa un mois entier sans paraître ; l’Oiseau bleu se désespérait : quelles plaintes ne faisait-il pas ! Comment vivre sans voir sa princesse ? Il n’avait jamais mieux ressenti les maux de l’absence et ceux de la métamorphose ; il cherchait inutilement des remèdes à l’une et à l’autre : après s’être creusé la tête, il ne trouvait rien qui le soulageât.

L’espionne de la princesse, qui veillait jour et nuit depuis un mois, se sentit si accablée de sommeil, qu’enfin elle s’endormit profondément. Florine s’en aperçut ; elle ouvrit sa petite fenêtre, et dit :

Oiseau bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.


Ce sont là ses propres paroles, auxquelles l’on n’a rien voulu changer. L’Oiseau les entendit si bien, qu’il vint promptement sur la fenêtre. Quelle joie de se revoir ! Qu’ils avaient de choses à se dire ! Les amitiés et les protestations de fidélité se renouvelèrent mille et mille fois : la princesse n’ayant pu s’empêcher de répandre des larmes, son amant s’attendrit beaucoup et la consola de son mieux. Enfin, l’heure de se quitter étant venue, sans que la geôlière se fût réveillée, ils se dirent l’adieu du monde le plus touchant. Le lendemain encore l’espionne s’endormit ; la princesse diligemment se mit à la fenêtre, puis elle dit comme la première fois :

Oiseau bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.


Aussitôt l’Oiseau vint, et la nuit se passa comme l’autre, sans bruit et sans éclat, dont nos amants étaient ravis : ils se flattaient que la surveillante prendrait tant de plaisir à dormir, qu’elle en ferait autant toutes les nuits. Effectivement, la troisième se passa encore très heureusement ; mais pour celle qui suivit, la dormeuse ayant entendu quelque bruit, elle écouta sans faire semblant de rien ; puis elle regarda de son mieux, et vit au clair de la lune le plus bel Oiseau de l’univers qui parlait à la princesse, qui la caressait avec sa patte, qui la becquetait doucement ; enfin elle entendit plusieurs choses de leur conversation, et demeura très étonnée ; car l’Oiseau parlait comme un amant, et la belle Florine lui répondait avec tendresse.

Le jour parut, ils se dirent adieu ; et comme s’ils eussent eu un pressentiment de leur prochaine disgrâce, ils se quittèrent avec une peine extrême : la princesse se jeta sur son lit toute baignée de ses larmes, et le roi retourna dans le creux de son arbre. La geôlière courut chez la reine ; elle lui apprit tout ce qu’elle avait vu et entendu. La reine envoya quérir Truitonne et ses confidentes ; elles raisonnèrent longtemps ensemble, et conclurent que l’Oiseau bleu était le roi Charmant. « Quel affront ! s’écria la reine. Quel affront, ma Truitonne ! Cette insolente princesse, que je croyais si affligée, jouissait en repos des agréables conversations de notre ingrat ! Ah ! je me vengerai d’une manière si sanglante qu’il en sera parlé. » Truitonne la pria de n’y perdre pas un moment, et, comme elle se croyait plus intéressée dans l’affaire que la reine, elle mourait de joie lorsqu’elle pensait à tout ce qu’on ferait pour désoler l’amant et la maîtresse.

La reine renvoya l’espionne dans la tour ; elle lui ordonna de ne témoigner ni soupçon, ni curiosité, et de paraître plus endormie qu’à l’ordinaire. Elle se coucha de bonne heure, elle ronfla de son mieux ; et la pauvre princesse, ouvrant la petite fenêtre, s’écria :

Oiseau bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.


Mais elle l’appela toute la nuit inutilement, il ne parut point ; car la méchante reine avait fait attacher au cyprès des épées, des couteaux, des rasoirs, des poignards ; et, lorsqu’il vint à tire-d’aile s’abattre dessus, ces armes meurtrières lui coupèrent les pieds ; il tomba sur d’autres, qui lui coupèrent les ailes ; et enfin, tout percé, il se sauva avec mille peines jusqu’à son arbre, laissant une longue trace de sang.

Que n’étiez-vous là, belle princesse, pour soulager cet Oiseau royal ? Mais elle serait morte, si elle l’avait vu dans un état si déplorable ! Il ne voulait prendre aucun soin de sa vie, persuadé que c’était Florine qui lui avait fait jouer ce mauvais tour. « Ah ! barbare, disait-il douloureusement, est-ce ainsi que tu payes la passion la plus pure et la plus tendre qui sera jamais ? Si tu voulais ma mort, que ne me la demandais-tu toi-même ? elle m’aurait été chère de ta main. Je venais te trouver avec tant d’amour et de confiance ! Je souffrais pour toi, et je souffrais sans me plaindre ! Quoi ! tu m’as sacrifié à la plus cruelle des femmes ! Elle était notre ennemie commune ; tu viens de faire ta paix à mes dépens. C’est toi, Florine, c’est toi qui me poignardes ! Tu as emprunté la main de Truitonne, et tu l’as conduite jusque dans mon sein ! » Ces funestes idées l’accablèrent à un tel point qu’il résolut de mourir.


…Il sonna du cor assez longtemps et puis il cria cinq fois… (p. 25)

Mais son ami l’enchanteur, qui avait vu revenir chez lui les grenouilles volantes avec le chariot, sans que le roi parût, se mit si en peine de ce qui pouvait lui être arrivé, qu’il parcourut huit fois toute la terre pour le chercher, sans qu’il lui fût possible de le trouver. Il faisait son neuvième tour, lorsqu’il passa dans le bois où il était, et, suivant les règles qu’il s’était prescrites, il sonna du cor assez longtemps, et puis il cria cinq fois de toute sa force : « Roi Charmant, roi Charmant, où êtes-vous ? » Le roi reconnut la voix de son meilleur ami : « Approchez, lui dit-il, de cet arbre, et voyez le malheureux roi que vous chérissez, noyé dans son sang. » L’enchanteur, tout surpris, regardait de tous côtés sans rien voir : « Je suis Oiseau bleu, dit le roi d’une voix faible et languissante ». À ces mots, l’enchanteur le trouva sans peine dans son petit nid. Un autre que lui aurait été étonné plus qu’il ne le fut ; mais il n’ignorait aucun tour de l’art nécromancien : il ne lui en coûta que quelques paroles pour arrêter le sang qui coulait encore ; et avec des herbes qu’il trouva dans le bois, et sur lesquelles il dit deux mots de grimoire, il guérit le roi aussi parfaitement que s’il n’avait pas été blessé.

Il le pria ensuite de lui apprendre par quelle aventure il était devenu oiseau, et qui l’avait blessé si cruellement. Le roi contenta sa curiosité ; il lui dit que c’était Florine qui avait décelé le mystère amoureux des visites secrètes qu’il lui rendait ; et que, pour faire sa paix avec la reine, elle avait consenti à laisser garnir le cyprès de poignards et de rasoirs, par lesquels il avait été presque haché : il se récria mille fois sur l’infidélité de cette princesse, et dit qu’il s’estimerait heureux d’être mort avant d’avoir connu son méchant cœur. Le magicien se déchaîna contre elle et contre toutes les femmes ; il conseilla au roi de l’oublier. « Quel malheur serait le vôtre, lui dit-il, si vous étiez capable d’aimer plus longtemps cette ingrate ? Après ce qu’elle vient de vous faire, l’on en doit tout craindre. » L’Oiseau bleu n’en put demeurer d’accord, il aimait encore trop chèrement Florine ; et l’enchanteur, qui connut ses sentiments malgré le soin qu’il prenait de les cacher, lui dit d’une manière agréable :

Accablé d’un cruel malheur,
En vain l’on parle et l’on raisonne :
On n’écoute que sa douleur,
Et point les conseils qu’on nous donne.

Il faut laisser faire le temps ;
Chaque chose a son point de vue,
Et quand l’heure n’est pas venue,
On se tourmente vainement.


Le royal Oiseau en convint, et pria son ami de le porter chez lui et de le mettre dans une cage où il fût à couvert de la patte du chat et de toute arme meurtrière. « Mais, lui dit l’enchanteur, resterez-vous encore cinq ans dans un état si déplorable et si peu convenable à vos affaires et à votre dignité ? Car enfin, vous avez des ennemis qui soutiennent que vous êtes mort ; ils veulent envahir votre royaume : je crains bien que vous ne l’ayez perdu avant d’avoir recouvré votre première forme. — Ne pourrais-je pas, répliqua-t-il, aller dans mon palais et gouverner tout comme je faisais ordinairement ?

— Oh ! s’écria son ami, la chose est difficile ! Tel qui veut obéir à un homme ne veut pas obéir à un perroquet ; tel vous craint étant roi, étant environné de grandeur et de faste, qui vous arrachera toutes les plumes, vous voyant un petit oiseau. — Ah ! faiblesse humaine ! brillant extérieur ! s’écria le roi. Encore que tu ne signifies rien pour le mérite et la vertu, tu ne laisses pas d’avoir des endroits décevants, dont on ne saurait presque se défendre ! Eh bien, continua-t-il, soyons philosophe, méprisons ce que nous ne pouvons obtenir, notre parti ne sera point le plus mauvais. — Je ne me rends pas sitôt, dit le magicien, j’espère trouver quelques bons expédients. »

Florine, la triste Florine, désespérée de ne plus voir le roi, passait les jours et les nuits à la fenêtre, répétant sans cesse :

Oiseau bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.


La présence de son espionne ne l’en empêchait point ; son désespoir était tel, qu’elle ne ménageait plus rien. « Qu’êtes-vous devenu, roi Charmant ? s’écria-t-elle. Nos communs ennemis vous ont-ils fait ressentir les cruels effets de leur rage ? Avez-vous été sacrifié à leurs fureurs ? Hélas ! hélas ! n’êtes-vous plus ? Ne dois-je plus vous voir ? ou, fatigué de mes malheurs, m’avez-vous abandonnée à la dureté de mon sort ? » Que de larmes, que de sanglots suivaient ces tendres plaintes ! Que les heures étaient devenues longues par l’absence d’un amant si aimable et si cher ! La princesse, abattue, malade, maigre et changée, pouvait à peine se soutenir ; elle était persuadée que tout ce qu’il y a de plus funeste était arrivé au roi.

La reine et Truitonne triomphaient ; la vengeance leur faisait plus de plaisir que l’offense ne leur avait fait de peine. Et, au fond, de quelle offense s’agissait-il ? Le roi Charmant n’avait pas voulu épouser un petit monstre qu’il avait mille sujets de haïr. Cependant le père de Florine, qui devenait vieux, tomba malade et mourut. La fortune de la méchante reine et sa fille changea de face : elles étaient regardées comme des favorites qui avaient abusé de leur faveur ; le peuple mutiné courut au palais demander la princesse Florine, la reconnaissant pour souveraine. La reine irritée voulut traiter l’affaire avec hauteur ; elle parut sur un balcon et menaça les mutins. En même temps la sédition devint générale, on enfonce les portes de son appartement, on le pille, et on l’assomme à coups de pierres. Truitonne s’enfuit chez sa marraine la fée Soussio ; elle ne courait pas moins de dangers que sa mère.

Les grands du royaume s’assemblèrent promptement et montèrent à la tour où la princesse était fort malade : elle ignorait la mort de son père et le supplice de son ennemie. Quand elle entendit tant de bruit, elle ne douta pas qu’on ne vînt la prendre pour la faire mourir, elle n’en fut point effrayée : la vie lui était odieuse depuis qu’elle avait perdu l’Oiseau bleu. Mais ses sujets s’étant jetés à ses pieds, lui apprirent le changement qui venait d’arriver à sa fortune : elle n’en fut point émue. Ils la portèrent dans son palais et la couronnèrent.

Les soins infinis que l’on prit de sa santé, et l’envie qu’elle avait d’aller chercher l’Oiseau bleu, contribuèrent beaucoup à la rétablir, et lui donnèrent bientôt assez de force pour nommer un Conseil, afin d’avoir soin de son royaume en son absence ; de plus elle prit pour des mille millions de pierreries, et elle partit une nuit toute seule, sans que personne sût où elle allait.

L’enchanteur qui prenait soin des affaires du roi Charmant, n’ayant pas assez de pouvoir pour détruire ce que Soussio avait fait, s’avisa de l’aller trouver et de lui proposer quelque accommodement, en faveur duquel elle rendrait au roi sa figure naturelle ; il prit les grenouilles et vola chez la fée, qui causait dans ce moment avec Truitonne. D’un enchanteur à une fée il n’y a que la main ; ils se connaissaient depuis cinq ou six cents ans, et dans cet espace de temps ils avaient été mille fois bien et mal ensemble. Elle le reçut très agréablement : « Que veut mon compère ? lui dit-elle (c’est ainsi qu’ils se nomment tous). Y a-t’il quelque chose pour son service qui dépende de moi ? — Oui, ma commère, dit le magicien ; vous pouvez tout pour ma satisfaction ; il s’agit du meilleur de mes amis, d’un roi que vous avez rendu infortuné. — Ah ! ah ! je vous entends, compère, s’écria Soussio, j’en suis fâchée ; mais il n’y a point de grâce à espérer pour lui, s’il ne veut épouser ma filleule ; la voilà belle et jolie, comme vous voyez : qu’il se consulte. »

L’enchanteur pensa demeurer muet, tant il la trouva laide ; cependant il ne pouvait se résoudre à s’en aller sans régler quelque chose avec elle, parce que le roi avait couru mille risques depuis qu’il était en cage. Le clou qui l’accrochait s’était rompu ; la cage était tombée, et Sa Majesté emplumée souffrit beaucoup de cette chute ; Minet, qui se trouvait dans la chambre lorsque cet accident arriva, lui donna un coup de griffe dans l’œil dont il pensa rester borgne. Une autre fois on avait oublié de lui donner à boire ; il allait le grand chemin d’avoir la pépie, quand on l’en garantit par quelques gouttes d’eau. Un petit coquin de singe, s’étant échappé, attrapa ses plumes au travers des barreaux de sa cage, et il l’épargna aussi peu qu’il aurait fait un geai ou un merle. Le pire de tout cela, c’est qu’il était sur le point de perdre son royaume ; ses héritiers faisaient tous les jours des fourberies nouvelles pour prouver qu’il était mort. Enfin l’enchanteur conclut avec sa commère Soussio qu’elle mènerait Truitonne dans le palais du roi Charmant ; qu’elle y resterait quelques mois, pendant lesquels il prendrait sa résolution de l’épouser, et qu’elle lui rendrait sa figure ; quitte à reprendre celle d’oiseau, s’il ne voulait pas se marier.

La fée donna des habits tout d’or et d’argent à Truitonne, puis elle la fit monter en trousse derrière elle sur un dragon, et elles se rendirent au royaume de Charmant, qui venait d’y arriver avec son fidèle ami l’enchanteur. En trois coups de baguette il se vit le même qu’il avait été, beau, aimable, spirituel et magnifique ; mais il achetait bien cher le temps dont on diminuait de sa pénitence : la seule pensée d’épouser Truitonne le faisait frémir. L’enchanteur lui disait les meilleures raisons qu’il pouvait ; et il était moins occupé de la conduite de son royaume que des moyens de prolonger le terme que Soussio lui avait donné pour épouser Truitonne.

Cependant la reine Florine, déguisée sous un habit de paysanne, avec ses cheveux épars et mêlés, qui cachaient son visage, un chapeau de paille sur la tête, un sac de toile sur son épaule, commença son voyage, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt par mer, tantôt par terre : elle faisait toute la diligence possible ; mais, ne sachant où elle devait tourner ses pas, elle craignait toujours d’aller d’un côté pendant que son aimable roi serait de l’autre. Un jour qu’elle s’était arrêtée au bord d’une fontaine dont l’eau argentée bondissait sur de petits cailloux, elle eut envie de se laver les pieds ; elle s’assit sur le gazon, elle releva ses blonds cheveux avec un ruban, et mit ses pieds dans le ruisseau : elle ressemblait à Diane qui se baigne au retour d’une chasse. Il passa dans cet endroit une petite vieille toute voûtée, appuyée sur un gros bâton ; elle s’arrêta, et lui dit : « Que faites-vous là, ma belle fille ? vous êtes bien seule ! — Ma bonne mère, dit la reine, je ne laisse pas d’être en grande compagnie, car j’ai avec moi les chagrins, les inquiétudes et les déplaisirs. » À ces mots, ses yeux se couvrirent de larmes. « Quoi ! si jeune, vous pleurez, dit la bonne femme. Ah ! ma fille, ne vous affligez pas. Dites-moi ce que vous avez sincèrement, et j’espère vous soulager. » La reine le voulut bien ; elle lui conta ses ennuis, la conduite que la fée Soussio avait tenue dans cette affaire, et enfin comme elle cherchait l’Oiseau bleu.

La petite vieille se redresse, s’agence, change tout d’un coup de visage, paraît belle, jeune, habillée superbement ; et regardant la reine avec un sourire gracieux : « Incomparable Florine, lui dit-elle, le roi que vous cherchez n’est plus oiseau, ma sœur Soussio lui a rendu sa première figure, il est dans mon royaume ; ne vous affligez point, vous y arriverez, et vous viendrez à bout de votre dessein. Voici quatre œufs ; vous les casserez dans vos pressants besoins, et vous y trouverez des secours qui vous seront utiles. » En achevant ces mots, elle disparut.

Florine se sentit fort consolée de ce qu’elle venait d’entendre ; elle mit ses œufs dans son sac, et tourna ses pas vers le royaume de Charmant.

Après avoir marché huit jours et huit nuits sans s’arrêter, elle arrive au pied d’une montagne prodigieuse par sa hauteur, toute d’ivoire, et si droite que l’on n’y pouvait mettre les pieds sans tomber. Elle fit mille tentatives inutiles ; elle glissait, elle se fatiguait, et, désespérée d’un obstacle si insurmontable, elle se coucha au pied de la montagne, résolue de s’y laisser mourir, quand elle se souvint des œufs que la fée lui avait donnés. Elle en prit un : « Voyons, dit-elle, si elle ne s’est point moquée de moi en me promettant les secours dont j’aurais besoin. » Dès qu’elle l’eut cassé, elle y trouva de petits crampons d’or, qu’elle mit à ses pieds et à ses mains. Quand elle les eut, elle monta la montagne d’ivoire sans aucune peine, car les crampons entraient dedans et l’empêchaient de glisser. Lorsqu’elle fut tout en haut, elle eut de nouvelles peines pour descendre ; toute la vallée était d’une seule glace de miroir. Il y avait autour plus de soixante mille femmes qui s’y miraient avec un plaisir extrême, car ce miroir avait bien deux lieues de large et six de haut : Chacune s’y voyait selon ce qu’elle voulait être. La rousse y paraissait blonde, la brune avait les cheveux noirs, la vieille croyait être jeune, la jeune n’y vieillissait point ; enfin, tous les défauts y étaient si bien cachés, que l’on y venait des quatre coins du monde. Il y avait de quoi mourir de rire, de voir les grimaces et les minauderies que la plupart de ces coquettes faisaient. Cette circonstance n’y attirait pas moins d’hommes ; le miroir leur plaisait aussi. Il faisait paraître aux uns de beaux cheveux, aux autres la taille plus haute et mieux prise, l’air martial et meilleure mine. Les femmes, dont ils se moquaient, ne se moquaient pas moins d’eux ; de sorte que l’on appelait cette montagne de mille noms différents. Personne n’était jamais parvenu jusqu’au sommet, et, quand on vit Florine, les dames poussèrent de longs cris de désespoir : « Où va cette malavisée ? disaient-elles. Sans doute qu’elle a assez d’esprit pour marcher sur notre glace ; du premier pas elle brisera tout. » Elles faisaient un bruit épouvantable.

La reine ne savait comment faire, car elle voyait un grand péril à descendre par là ; elle cassa un autre œuf, dont il sortit deux pigeons et un chariot, qui devint en même temps assez grand pour s’y placer commodément ; puis les pigeons descendirent doucement avec la reine, sans qu’il lui arrivât rien de fâcheux. Elle leur dit : « Mes petits amis, si vous vouliez me conduire jusqu’au lieu où le roi Charmant tient sa cour, vous n’obligeriez point une ingrate. » Les pigeons, civils et obéissants, ne s’arrêtèrent ni jour ni nuit qu’ils ne fussent arrivés aux portes de la ville. Florine descendit et leur donna à chacun un doux baiser plus estimable qu’une couronne.

Oh ! que le cœur lui battit en entrant ! elle se barbouilla le visage pour n’être point connue. Elle demanda aux passants où elle pouvait voir le roi. Quelques-uns se prirent à rire ! « Voir le roi ? lui dirent-ils ; eh ! que lui veux-tu, ma mie Souillon ? Va, va te décrasser, tu n’as pas les yeux assez bons pour voir un tel monarque. » La reine ne répondit rien ; elle s’éloigna doucement et demanda encore à ceux qu’elle rencontra où elle se pourrait mettre pour voir le roi. « Il doit venir demain au temple avec la princesse Truitonne lui dit-on ; car enfin il consent à l’épouser. »

— Ciel ! quelle nouvelle ! Truitonne, l’indigne Truitonne sur le point d’épouser le roi ! » Florine pensa mourir ; elle n’eut plus de force pour parler ni pour marcher : elle se mit sous une porte, assise sur des pierres, bien cachée de ses cheveux et de son chapeau de paille. « Infortunée que je suis ! disait-elle ; je viens ici pour augmenter le triomphe de ma rivale et me rendre témoin de sa satisfaction ! C’était donc à cause d’elle que l’Oiseau bleu cessa de me venir voir ! C’était pour ce petit monstre qu’il faisait la plus cruelle de toutes les infidélités, pendant qu’abîmée dans la douleur, je m’inquiétais pour la conservation de sa vie ! Le traître avait changé ; et, se souvenant moins de moi que s’il ne m’avait jamais vue, il me laissait le soin de m’affliger de sa trop longue absence, sans se soucier de la mienne. »

Quand on a beaucoup de chagrin, il est rare d’avoir bon appétit ; la reine chercha où se loger, et se coucha sans souper. Elle se leva avec le jour, elle courut au temple ; elle n’y entra qu’après avoir essuyé mille rebuffades des gardes et des soldats. Elle vit le trône du roi et celui de Truitonne, qu’on regardait déjà comme la reine. Quelle douleur pour une personne aussi tendre et aussi délicate que Florine ! Elle s’approcha du trône de sa rivale ; elle se tint debout, appuyée contre un pilier de marbre. Le roi vint le premier, plus beau et plus aimable qu’il eût été de sa vie. Truitonne parut ensuite, richement vêtue, et si laide, qu’elle en faisait peur. Elle regarda la reine en fronçant le sourcil. « Qui es-tu, lui dit-elle, pour oser t’approcher de mon excellente figure, et si près de mon trône d’or ? — Je me nomme Mie-Souillon, répondit-elle ; je viens de loin pour vous vendre des raretés. » Elle fouilla aussitôt dans son sac de toile ; elle en tira des bracelets d’émeraude que le roi Charmant lui avait donnés. « Oh ! oh ! dit Truitonne, voilà de jolies verrines ; en veux-tu une pièce de cinq sols ? — Montrez-les, madame, aux connaisseurs, dit la reine, et puis nous ferons notre marché. » Truitonne, qui aimait le roi plus tendrement qu’une telle bête n’en était capable, étant ravie de trouver des occasions de lui parler, s’avança jusqu’à son trône et lui montra les bracelets, le priant de lui dire son sentiment. À la vue de ces bracelets, il se souvint de ceux qu’il avait donnés à Florine ; il pâlit, il soupira, et fut longtemps sans répondre ; enfin, craignant qu’on ne s’aperçût de l’état où ses différentes pensées le réduisaient, il se fit un effort et lui répliqua : « Ces bracelets valent, je crois, autant que mon royaume ; je pensais qu’il n’y en avait qu’une paire au monde, mais en voilà de semblables. »

Truitonne revint de son trône, où elle avait moins bonne mine qu’une huître à l’écaille ; elle demanda à la reine combien, sans surfaire, elle voulait de ces bracelets. « Vous auriez trop de peine à me les payer, madame, dit-elle ; il vaut mieux vous proposer un autre marché : si vous me voulez procurer de coucher une nuit dans le cabinet des Échos qui est au palais du roi, je vous donnerai mes émeraudes. — Je le veux bien, Mie-Souillon, » dit Truitonne en riant comme une perdue, et montrant des dents plus longues que les défenses d’un sanglier.

Le roi ne s’informa point d’où venaient ces bracelets, moins par indifférence pour celle qui les présentait (bien qu’elle ne fût guère propre à faire naître la curiosité), que par un éloignement invincible qu’il sentait pour Truitonne. Or, il est à propos qu’on sache que, pendant qu’il était Oiseau bleu, il avait conté à la princesse qu’il y avait sous son appartement un cabinet, qu’on appelait le cabinet des Échos, qui était si ingénieusement fait, que tout ce qui s’y disait fort bas était entendu du roi lorsqu’il était couché dans sa chambre ; et, comme Florine voulait lui reprocher son infidélité, elle n’en avait point imaginé de meilleur moyen.

On la mena dans le cabinet par ordre de Truitonne : elle commença ses plaintes et ses regrets. « Le malheur dont je voulais douter n’est que trop certain, cruel Oiseau bleu ! dit-elle, tu m’as oubliée, tu aimes mon indigne rivale ! Les bracelets que j’ai reçus de ta déloyale main n’ont pu me rappeler à ton souvenir, tant j’en suis éloignée ! » Alors les sanglots interrompirent ses paroles, et, quand elle eut assez de forces pour parler, elle se plaignit encore et continua jusqu’au jour. Les valets de chambre l’avaient entendue toute la nuit gémir et soupirer : ils le dirent à Truitonne, qui lui demanda quel tintamarre elle avait fait. La reine lui dit qu’elle dormait si bien, qu’ordinairement elle rêvait et qu’elle parlait très souvent haut. Pour le roi, il ne l’avait point entendue ; par une fatalité étrange, c’est que, depuis qu’il avait aimé Florine, il ne pouvait plus dormir ; et, lorsqu’il se mettait au lit pour prendre quelque repos, on lui donnait de l’opium.

La reine passa une partie du jour dans une étrange inquiétude. « S’il m’a entendue, disait-elle, se peut-il une indifférence plus cruelle ? S’il ne m’a pas entendue, que ferai-je pour parvenir à me faire entendre ? » Il ne se trouvait plus de raretés extraordinaires, car des pierreries sont toujours belles ; mais il fallait quelque chose qui piquât le goût de Truitonne : elle eut recours à ses œufs. Elle en cassa un ; aussitôt il en sortit un petit carrosse d’acier poli, garni d’or de rapport : il était attelé de six souris vertes, conduites par un raton couleur de rose, et le postillon, qui était aussi de famille ratonienne, était gris de lin. Il y avait dans ce carrosse quatre marionnettes plus fringantes et plus spirituelles que toutes celles qui paraissent aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent ; elles faisaient des choses surprenantes, particulièrement deux petites Égyptiennes qui, pour danser la sarabande et les passe-pieds, ne l’auraient pas cédé à Léance.

La reine demeura ravie de ce nouveau chef-d’œuvre de l’art nécromancien ; elle ne dit mot jusqu’au soir, qui était l’heure que Truitonne allait à la promenade ; elle se mit dans une allée, faisant galoper ses souris, qui traînaient le carrosse, les ratons et les marionnettes. Cette nouveauté étonna si fort Truitonne, qu’elle s’écria deux ou trois fois : « Mie-Souillon, Mie-Souillon, veux-tu cinq sols du carrosse et de ton attelage souriquois ? — Demandez aux gens de lettres et aux docteurs de ce royaume, dit Florine, ce qu’une telle merveille peut valoir, et je m’en rapporterai à l’estimation du plus savant. » Truitonne, qui était absolue en tout, lui répliqua : « Sans m’importuner plus longtemps de ta crasseuse présence, dis-m’en le prix. — Dormir encore dans le cabinet des Échos, dit-elle, est tout ce que je demande. — Va, pauvre bête, répliqua Truitonne, tu n’en seras pas refusée. »  Et se tournant vers ses dames : « Voilà une sotte créature, dit-elle, de retirer si peu d’avantages de ses raretés. »

La nuit vint. Florine dit tout ce qu’elle put imaginer de plus tendre, et elle le dit aussi inutilement qu’elle l’avait déjà fait, parce que le roi ne manquait jamais de prendre son opium. Les valets de chambre disaient entre eux : « Sans doute que cette paysanne est folle : qu’est-ce qu’elle raisonne toute la nuit ? — Avec cela, disaient les autres, il ne laisse pas d’y avoir de l’esprit et de la passion dans ce qu’elle conte. » Elle attendait impatiemment le jour, pour voir quel effet ses discours auraient produit. « Quoi ! ce barbare est devenu sourd à ma voix ! disait-elle. Il n’entend plus sa chère Florine ? Ah ! quelle faiblesse de l’aimer encore ! que je mérite bien les marques de mépris qu’il me donne ! » Mais elle y pensait inutilement, elle ne pouvait se guérir de sa tendresse. Il n’y avait plus qu’un œuf dans son sac dont elle dût espérer du secours ; elle le cassa : il en sortit un pâté de six oiseaux qui étaient bardés, cuits et fort bien apprêtés ; avec cela, ils chantaient merveilleusement bien, disaient la bonne aventure, et savaient mieux la médecine qu’Esculape. La reine resta charmée d’une chose si admirable ; elle alla avec son pâté parlant dans l’antichambre de Truitonne.

Comme elle attendait qu’elle passât, un des valets de chambre du roi s’approcha d’elle et lui dit : « Ma Mie-Souillon, savez-vous bien que, si le roi ne prenait pas de l’opium pour dormir, vous l’étourdiriez assurément ? car vous jasez la nuit d’une manière surprenante. » Florine ne s’étonna plus de ce qu’il ne l’avait pas entendue ; elle fouilla dans son sac et lui dit : « Je crains si peu d’interrompre le repos du roi, que, si vous voulez ne point lui donner d’opium ce soir, en cas que je couche dans ce même cabinet, toutes ces perles et tous ces diamants seront pour vous. » Le valet de chambre y consentit et lui en donna sa parole.

À quelques moments de là, Truitonne vint ; elle aperçut la reine avec son pâté, qui feignait de le vouloir manger : « Que fais-tu là, Mie-Souillon ? lui dit-elle. — Madame, répliqua Florine, je mange des astrologues, des musiciens et des médecins. » En même temps tous les oiseaux se mettent à chanter plus mélodieusement que des sirènes ; puis ils s’écrièrent : « Donnez la pièce blanche et nous vous dirons votre bonne aventure. » Un canard, qui dominait, dit plus haut que les autres : « Can, can, can, je, suis médecin, je guéris de tous les maux et de toute sorte de folie, hormis de celle d’amour. » Truitonne, plus surprise de tant de merveilles qu’elle l’eût été de ses jours, jura : « Par la vertuchou, voilà un excellent pâté ! je le veux avoir ; çà, çà, Mie-Souillon, que t’en donnerai-je ? — Le prix ordinaire, dit-elle : coucher dans le cabinet des Échos, et rien davantage. — Tiens, dit généreusement Truitonne (car elle était de belle humeur par l’acquisition d’un tel pâté), tu en auras une pistole. » Florine, plus contente qu’elle l’eût encore été, parce qu’elle espérait que le roi l’entendrait, se retira en la remerciant.

Dès que la nuit parut, elle se fit conduire dans le cabinet, souhaitant avec ardeur que le valet de chambre lui tînt parole, et qu’au lieu de donner de l’opium au roi il lui présentât quelque autre chose qui pût le tenir éveillé. Lorsqu’elle crut que chacun s’était endormi, elle commença ses plaintes ordinaires. « À combien de périls me suis-je exposée, disait-elle, pour te chercher, pendant que tu me fuis et que tu veux épouser Truitonne. Que t’ai-je donc fait, cruel, pour oublier tes serments ? Souviens-toi de ta métamorphose, de mes bontés, de nos tendres conversations. » Elle les répéta presque toutes, avec une mémoire qui prouvait assez que rien ne lui était plus cher que ce souvenir.

Le roi ne dormait point, et il entendait si distinctement la voix de Florine et toutes ses paroles, qu’il ne pouvait comprendre d’où elles venaient ; mais son cœur, pénétré de tendresse, lui rappela si vivement l’idée de son incomparable princesse qu’il sentit sa séparation avec la même douleur qu’au moment où les couteaux l’avaient blessé sur le cyprès. Il se mit à parler de son côté comme la reine avait fait du sien : « Ah ! princesse, dit-il, trop cruelle pour un amant qui vous adorait ! est-il possible que vous m’ayez sacrifié à nos communs ennemis ! » Florine entendit ce qu’il disait, et ne manqua pas de lui répondre et de lui apprendre que, s’il voulait entretenir la Mie-Souillon, il serait éclairci de tous les mystères qu’il n’avait pu pénétrer jusqu’alors. À ces mots, le roi, impatient, appela un de ses valets de chambre et lui demanda s’il ne pouvait point trouver Mie-Souillon et l’amener. Le valet de chambre répliqua que rien n’était plus aisé, parce qu’elle couchait dans le cabinet des Échos.

Le roi ne savait qu’imaginer : quel moyen de croire qu’une si grande reine que Florine fût déguisée en souillon ? Et quel moyen de croire que Mie-Souillon eût la voix de la reine et sût des secrets si particuliers, à moins que ce ne fût elle-même ? Dans cette incertitude il se leva, et, s’habillant avec précipitation, il descendit par un degré dérobé dans le cabinet des Échos, dont la reine avait ôté la clef ; mais le roi en avait une qui ouvrait toutes les portes du palais.

Il la trouva avec une légère robe de taffetas blanc, qu’elle portait sous ses vilains habits, ses beaux cheveux couvraient ses épaules ; elle était couchée sur un lit de repos et une lampe un peu éloignée ne rendait qu’une lumière sombre. Le roi entra tout d’un coup, et son amour l’emportant sur son ressentiment, dès qu’il la reconnut, il vint se jeter à ses pieds, il mouilla ses mains de ses larmes et pensa mourir de joie, de douleur et de mille pensées différentes qui lui passèrent en même temps dans l’esprit.

La reine ne demeura pas moins troublée ; son cœur se serra, elle pouvait à peine soupirer ; elle regardait fixement le roi sans lui rien dire, et, quand elle eut la force de lui parler, elle n’eut pas celle de lui faire des reproches ; le plaisir de le revoir lui fit oublier pour quelque temps les sujets de plaintes qu’elle croyait avoir. Enfin, ils s’éclaircirent, ils se justifièrent, leur tendresse se réveilla, et tout ce qui les embarrassait, c’était la fée Soussio.

Mais dans ce moment, l’enchanteur, qui aimait le roi, arriva avec une fée fameuse : c’était justement celle qui donna les quatre œufs à Florine. Après les premiers compliments, l’enchanteur et la fée déclarèrent que leur pouvoir étant uni en faveur du roi et de la reine, Soussio ne pouvait rien contre eux, et qu’ainsi leur mariage ne recevrait aucun retardement.

Il est aisé de se figurer la joie de ces deux jeunes amants : dès qu’il fut jour, on la publia dans tout le palais, et chacun était ravi de voir Florine. Ces nouvelles allèrent jusqu’à Truitonne ; elle accourut chez le roi ; quelle surprise d’y trouver sa belle rivale ! Dès qu’elle voulut ouvrir la bouche pour lui dire des injures, l’enchanteur et la fée parurent, qui la métamorphosèrent en truie, afin qu’il lui restât au moins une partie de son nom et de son naturel grondeur : elle s’enfuit toujours grognant jusque dans la basse-cour, où de longs éclats de rire que l’on fit sur elle achevèrent de la désespérer.

Le roi Charmant et la reine Florine, délivrés d’une personne si odieuse, ne pensèrent plus qu’à la fête de leurs noces ; la galanterie et la magnificence y parurent également ; il est aisé de juger de leur félicité, après de si longs malheurs.


moralité


Quand Truitonne aspirait à l’hymen de Charmant,
Et que, sans avoir pu lui plaire,
Elle voulait former ce triste engagement
Que la mort seule peut défaire,
Qu’elle était imprudente, hélas !
Sans doute elle ignorait qu’un pareil mariage
Devient un funeste esclavage,
Si l’amour ne le forme pas.
Je trouve que Charmant fut sage.
À mon sens, il vaut beaucoup mieux
Être Oiseau Bleu, corbeau, devenir hibou même,
Que d’éprouver la peine extrême
D’avoir ce que l’on hait toujours devant les yeux,
En ces sortes d’hymens notre siècle est fertile :
Les hymens seraient plus heureux,
Si l’on trouvait encore quelque enchanteur habile
Qui voulût s’opposer à ces coupables nœuds,
Et ne jamais souffrir que l’hyménée unisse,
Par intérêt ou par caprice,
Deux cœurs infortunés, s’ils ne s’aiment tous deux.


FINETTE CENDRON




I l était une fois un roi et une reine qui avaient mal fait leurs affaires : on les chassa de leur royaume ; ils vendirent leurs couronnes pour vivre, puis leurs habits, leurs linges, leurs dentelles et tous leurs meubles, pièce à pièce ; les fripiers étaient las d’acheter, car tous les jours ils vendaient chose nouvelle. Quand le roi et la reine furent bien pauvres, le roi dit à sa femme : « Nous voilà hors de notre royaume ; nous n’avons plus rien : il faut gagner notre vie et celle de nos pauvres enfants ; avisez un peu ce que nous avons à faire, car jusqu’à présent je n’ai su que le métier de roi, qui est fort doux. »

La reine avait beaucoup d’esprit ; elle lui demanda huit jours pour y rêver. Au bout de ce temps, elle lui dit : « Sire, il ne faut point nous affliger. Vous n’avez qu’à faire des filets dont vous prendrez des oiseaux à la chasse et des poissons à la pêche ; pendant que les cordelettes s’useront, je filerai pour en faire d’autres. À l’égard de nos trois filles, ce sont de franches paresseuses, qui croient être de grandes dames, elles veulent faire les demoiselles ; il faut les mener si loin, si loin, qu’elles ne reviennent jamais, car il serait impossible que nous puissions leur fournir assez d’habits à leur gré. »

Le roi commença de pleurer, quand il vit qu’il fallait se séparer de ses enfants : il était bon père, mais la reine était la maîtresse. Il demeura donc d’accord de tout ce qu’elle voulait ; il lui dit : « Levez-vous demain de bon matin, et prenez vos trois filles, pour les mener où vous jugerez à propos. » Pendant qu’ils complotaient cette affaire, la princesse Finette, qui était la plus petite des filles, écoutait par le trou de la serrure, et, quand elle eut découvert le dessein de son papa et de sa maman, elle s’en alla tant qu’elle put à une grande grotte, fort éloignée de chez eux, où demeurait la fée Merluche, qui était sa marraine.

Finette avait pris deux livres de beurre frais, des œufs, du lait et de la farine, pour faire un excellent gâteau à sa marraine, afin d’en être bien reçue. Elle commença gaîment son voyage ; mais plus elle allait, plus elle se lassait. Ses souliers s’usèrent jusqu’à la dernière semelle, et ses petits pieds mignons s’écorchèrent si fort que c’était grande pitié : elle n’en pouvait plus ; elle s’assit sur l’herbe, pleurant.

Par là passa un beau cheval d’Espagne, tout sellé, tout bridé ; il y avait plus de diamants à sa housse, qu’il n’en faudrait pour acheter trois villes ; et quand il vit la princesse, il se mit à paître doucement auprès d’elle, ployant le jarret, il semblait lui faire la révérence ; aussitôt elle le prit par la bride : « Gentil dada, dit-elle, voudrais-tu bien me porter chez ma marraine la fée ? Tu me feras un grand plaisir, car je suis si lasse que je vais mourir ; mais si tu me sers dans cette occasion, je te donnerai de bonne avoine et de bon foin ; tu auras de la paille fraîche pour te coucher. » Le cheval se baissa presque à terre devant elle, et la jeune Finette sauta dessus. Il se mit à courir si légèrement, qu’il semblait que ce fût un oiseau. Il s’arrêta à l’entrée de la grotte, comme s’il en avait su le chemin, et il le savait bien aussi, car c’était Merluche qui, ayant deviné que sa filleule la voulait venir voir, lui avait envoyé ce beau cheval.

Quand elle fut entrée, elle fit trois grandes révérences à sa marraine, et prit le bas de sa robe qu’elle baisa, et puis elle lui dit : « Bonjour, ma marraine, comment vous portez-vous ? Voilà du beurre, du lait, de la farine et des œufs que je vous apporte pour vous faire un bon gâteau à la mode de notre pays. — Soyez la bienvenue, Finette, dit la fée ; venez que je vous embrasse. » Elle l’embrassa deux fois, dont Finette resta très joyeuse, car madame Merluche n’était pas une fée à la douzaine. Elle dit : « Çà, ma filleule, je veux que vous soyez ma petite femme de chambre ; décoiffez-moi et me peignez. » La princesse la décoiffa et la peigna le plus adroitement du monde. « Je sais bien, dit Merluche, pourquoi vous venez ici. Vous avez écouté le roi et la reine qui veulent vous mener perdre, et vous voulez éviter ce malheur. Tenez, vous n’avez qu’à prendre ce peloton, le fil n’en rompra jamais. Vous attacherez le bout à la porte de votre maison, et vous le tiendrez à votre main. Quand la reine vous aura laissée, il vous sera aisé de revenir en suivant le fil. »

La princesse remercia sa marraine, qui lui remplit un sac de beaux habits, tous d’or et d’argent. Elle l’embrassa ; elle la fit remonter sur le joli cheval, et en deux ou trois moments, il la rendit à la porte de la maisonnette de Leurs Majestés. Finette dit au cheval : « Mon petit ami, vous êtes beau et très sage, vous allez plus vite que le soleil, je vous remercie de votre peine ; retournez d’où vous venez. » Elle entra tout doucement dans la maison, cachant son sac sous son chevet ; elle se coucha sans faire semblant de rien. Dès que le jour parut, le roi réveilla sa femme : « Allons, allons, madame, lui dit-il, apprêtez-vous pour le voyage. » Aussitôt elle se leva, prit ses gros souliers, une jupe courte, une camisole blanche et un bâton ; elle fit venir l’aînée de ses filles, qui s’appelait Fleur-d’Amour ; la seconde Belle-de-Nuit, et la troisième Fine-Oreille : c’est pourquoi on la nommait ordinairement Finette. « J’ai rêvé cette nuit, dit la reine, qu’il faut que nous allions voir ma sœur, elle nous régalera bien : nous mangerons et nous rirons tant que nous voudrons. » Fleur-d’Amour, qui se désespérait d’être dans un désert, dit à sa mère : « Allons, madame, où il vous plaira ; pourvu que je me promène. » Les deux autres en dirent autant ; elles prennent congé du roi, et les voilà toutes quatre en chemin. Elles allèrent si loin, si loin, que Fine-Oreille avait grande peur de n’avoir pas assez de fil, car il y avait près de mille lieues. Elle marchait toujours derrière ses sœurs, passant le fil adroitement dans les buissons.

Quand la reine crut que ses filles ne pourraient plus retrouver le chemin, elle entra dans un grand bois, et leur dit : « Mes petites brebis, dormez ; je ferai comme la bergère qui veille autour de son troupeau, crainte que le loup ne le mange. » Elles se couchèrent sur l’herbe, et s’endormirent. La reine les quitta, croyant ne les revoir jamais ; Finette fermait les yeux, et ne dormait pas. « Si j’étais une méchante fille, disait-elle, je m’en irais tout à l’heure, et je laisserais mourir mes sœurs ici, car elles me battent et m’égratignent jusqu’au sang ; malgré toutes leurs malices, je ne les veux pas abandonner. »

Elle les réveille, et leur conte toute l’histoire. Elles se mettent à pleurer et la prient de les mener avec elle, qu’elles lui donneront leurs belles poupées, leur petit ménage d’argent, leurs autres jouets et leurs bonbons. « Je sais assez que vous n’en ferez rien, dit Finette, mais je n’en serai pas moins bonne sœur. » Et, se levant, elle suivit son fil, et les princesses aussi ; de sorte qu’elles arrivèrent presque aussitôt que la reine.

En s’arrêtant à la porte, elles entendirent que le roi disait : « J’ai le cœur tout saisi de vous voir revenir seule. — Bon, dit la reine, nous étions trop embarrassés de nos filles. — Encore, dit le roi, si vous aviez ramené ma Finette, je me consolerais des autres, car elles n’aiment rien. » Elles frappèrent. Toc, toc. Le roi dit : « Qui va là ? » Elles répondirent : « Ce sont vos trois filles, Fleur-d’Amour, Belle-de-Nuit, et Fine-Oreille. » La reine se mit à trembler : « N’ouvrez pas, disait-elle, il faut que ce soit des esprits, car il est impossible qu’elles puissent être revenues. » Le roi était aussi poltron que sa femme, et il disait : « Vous me trompez, vous n’êtes point mes filles. » Mais Fine-Oreille, qui était adroite, lui dit : « Mon papa, je vais me baisser, regardez-moi par le trou du chat, et si je ne suis pas Finette, je consens d’avoir le fouet. » Le roi regarda comme elle lui avait dit, et dès qu’il l’eut reconnue, il leur ouvrit. La reine fit semblant d’être bien aise de les revoir, elle leur dit qu’elle avait oublié quelque chose, qu’elle l’était venu chercher ; mais qu’assurément elle les aurait été retrouver. Elles feignirent de la croire, et montèrent dans un beau petit grenier, où elles couchaient.

« Çà, dit Finette, mes sœurs, vous m’avez promis une poupée, donnez-la-moi. — Vraiment tu n’as qu’à t’y attendre, petite coquine, dirent-elles, tu es cause que le roi ne nous regrette pas. » Là-dessus, prenant leurs quenouilles, elles la battirent comme plâtre. Quand elles l’eurent bien battue, elle se coucha ; et comme elle avait tant de plaies et de bosses, elle ne pouvait dormir, et elle entendit que la reine disait au roi : « Je les mènerai d’un autre côté, encore plus loin, et je suis certaine qu’elles ne reviendront jamais. » Quand Finette entendit ce complot, elle se leva tout doucement pour aller voir encore sa marraine. Elle entra dans le poulailler, elle prit deux poulets et un maître coq, à qui elle tordit le cou, puis deux petits lapins que la reine nourrissait de choux, pour s’en régaler dans l’occasion ; elle mit le tout dans un panier et partit. Mais elle n’eut pas fait une lieue à tâtons, mourant de peur, que le cheval d’Espagne vint au galop, ronflant et hennissant ; elle crut que c’était fait d’elle, que quelques gens d’armes l’allaient prendre. Quand elle vit le joli cheval tout seul, elle monta dessus, ravie d’aller si à son aise : elle arriva promptement chez sa marraine.

Après les cérémonies ordinaires, elle lui présenta les poulets, le coq et les lapins, et la pria de l’aider de ses bons avis, parce que la reine avait juré qu’elle les mènerait jusqu’au bout du monde. Merluche dit à sa filleule de ne pas s’affliger ; elle lui donna un sac tout plein de cendre : « Vous porterez le sac devant vous, lui dit-elle, vous le secouerez, vous marcherez sur la cendre, et, quand vous voudrez revenir, vous n’aurez qu’à regarder l’impression de vos pas ; mais ne ramenez point vos sœurs, elles sont trop malicieuses, et si vous les ramenez, je ne veux plus vous voir. » Finette prit congé d’elle, emportant, par son ordre, pour trente ou quarante millions de diamants en une petite boîte, qu’elle mit dans sa poche. Le cheval était tout prêt, et la rapporta comme à l’ordinaire. Au point du jour, la reine appela les princesses ; elles vinrent, et elle leur dit : « Le roi ne se porte pas très bien ; j’ai rêvé cette nuit qu’il faut que j’aille lui cueillir des fleurs et des herbes en un certain pays où elles sont fort excellentes, elles le feront rajeunir ; c’est pourquoi allons-y tout à l’heure. » Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit, qui ne croyaient pas que leur mère eût encore envie de les perdre, s’affligèrent de ces nouvelles. Il fallut pourtant partir ; et elles allèrent si loin, qu’il ne s’est jamais fait un si long voyage. Finette, qui ne disait mot, se tenait derrière les autres et secouait sa cendre à merveille, sans que le vent ni la pluie y gâtassent rien. La reine étant persuadée qu’elles ne pourraient retrouver le chemin, remarqua un soir que ses trois filles étaient bien endormies ; elle prit ce temps pour les quitter et revint chez elle. Quand il fut jour et que Finette connut que sa mère n’y était plus, elle éveilla ses sœurs : « Nous voici seules, dit-elle, la reine s’en est allée. » Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit se prirent à pleurer : elles arrachaient leurs cheveux, et meurtrissaient leur visage à coups de poings. Elles s’écriaient : « Hélas ! qu’allons-nous faire ? » Finette était la meilleure fille du monde ; elle eut encore pitié de ses sœurs. « Voyez à quoi je m’expose, leur dit-elle ; car lorsque ma marraine m’a donné le moyen de revenir, elle m’a défendu de vous enseigner le chemin et que si je lui désobéissais, elle ne voulait plus me voir. » Belle-de-Nuit se jette au cou de Finette, autant en fit Fleur-d’Amour ; elles la caressèrent si tendrement, qu’il n’en fallut pas davantage pour revenir toutes trois ensemble chez le roi et la reine.

Leurs Majestés furent bien surprises de revoir les princesses ; elles en parlèrent toute la nuit, et la cadette, qui ne se nommait pas Fine-Oreille pour rien, entendait qu’ils faisaient un nouveau complot, et que le lendemain, la reine se remettrait en campagne. Elle courut éveiller ses sœurs. « Hélas ! leur dit-elle, nous sommes perdues ! la reine veut absolument nous mener dans quelque désert, et nous y laisser. Vous êtes cause que j’ai fâché ma marraine, je n’ose l’aller trouver comme je faisais toujours. » Elles restèrent bien en peine, et se disaient l’une à l’autre : « Que ferons-nous, ma sœur, que ferons-nous ? » Enfin, Belle-de-Nuit dit aux deux autres : « Il ne faut pas s’embarrasser, la vieille Merluche n’a pas tant d’esprit qu’il n’en reste un peu aux autres : nous n’avons qu’à nous charger de pois ; nous les sèmerons le long du chemin et nous reviendrons. » Fleur-d’Amour trouva l’expédient admirable ; elles se chargèrent de pois, elles remplirent leurs poches ; pour Fine-Oreille, au lieu de prendre des pois, elle prit le sac aux beaux habits, avec la petite boîte de diamants, et dès que la reine les appela pour partir, elles se trouvèrent toutes prêtes.

Elle leur dit : « J’ai rêvé cette nuit qu’il y a dans un pays, qu’il n’est pas nécessaire de nommer trois beaux princes qui vous attendent pour vous épouser ; je vais vous y mener, pour voir si mon songe est véritable. » La reine allait devant et ses filles après, qui semaient des pois sans s’inquiéter, car elles étaient certaines de retourner à la maison. Pour cette fois la reine alla plus loin encore qu’elle n’était allée : mais pendant une nuit obscure, elle les quitta et revint trouver le roi ; elle arriva fort lasse et fort aise de n’avoir plus un si grand ménage sur les bras.

Les trois princesses ayant dormi jusqu’à onze heures du matin se réveillèrent ; Finette s’aperçut la première de l’absence de la reine ; bien qu’elle s’y fût préparée, elle ne laissa pas de pleurer, se confiant davantage pour son retour à sa marraine la fée, qu’à l’habileté de ses sœurs. Elle fut leur dire toute effrayée : « La reine est partie, il faut la suivre au plus vite. — Taisez-vous, petite babouine, répliqua Fleur-d’Amour, nous trouverons bien le chemin quand nous voudrons, vous faites ici ma commère l’empressée mal à propos. » Finette n’osa répliquer. Mais quand elles voulurent retrouver le chemin, il n’y avait plus ni traces ni sentiers ; les pigeons, dont il y a grand nombre en ce pays-là, étaient venus manger les pois. Elles se mirent à pleurer jusqu’aux cris. Après être resté deux jours sans manger, Fleur-d’Amour dit à Belle-de-Nuit : « Ma sœur, n’as-tu rien à manger ? — Non », dit-elle. Elle dit la même chose à Finette : « Je n’ai rien non plus, répliqua-t-elle, mais je viens de trouver un gland. — Ah ! donnez-le-moi, dit l’une. — Donnez-le-moi, dit l’autre. » Chacune le voulait avoir. « Nous ne serons guère rassasiées d’un gland à nous trois, dit Finette ; plantons-le, il en viendra un arbre qui nous pourra servir. » Elles y consentirent quoiqu’il n’y eût guère d’apparence qu’il vînt un arbre dans un pays où il n’y en avait point ; on n’y voyait que des choux et des laitues, dont les princesses mangeaient ; si elles avaient été bien délicates, elles seraient mortes cent fois ; elles couchaient presque toujours à la belle étoile ; tous les matins et tous les soirs elles allaient tour à tour arroser le gland, et lui disaient : « Croîs, croîs, beau gland ! » Il commença de croître à vue d’œil. Quand il fut un peu grand, Fleur-d’Amour voulut monter dessus, mais il n’était pas assez fort pour la porter ; elle le sentait plier sous elle, aussitôt elle descendit. Belle-de-Nuit eut la même aventure ; Finette plus légère s’y tint longtemps, et ses sœurs lui demandèrent : « Ne vois-tu rien, ma sœur ? » Elle leur répondit : « Non, je ne vois rien. — Ah ! c’est que le chêne n’est pas assez haut », disait Fleur-d’Amour ; de sorte qu’elles continuaient d’arroser le gland et de lui dire : « Croîs, croîs, beau gland ! » Finette ne manquait jamais d’y monter deux fois par jour. Un matin qu’elle y était, Belle-de-Nuit dit à Fleur-d’Amour : « J’ai trouvé un sac que notre sœur nous a caché ; qu’est-ce qu’il peut y avoir dedans ? » Fleur-d’Amour répondit : « Elle m’a dit que c’était de vieilles dentelles qu’elle raccommode. — Et moi, je crois que c’est du bonbon, » ajouta Belle-de-Nuit. Elle était friande, et voulut y voir ; elle y trouva effectivement toutes les dentelles du roi et de la reine, mais elles servaient à cacher les beaux habits de Finette et la boîte de diamants. « Eh bien, se peut-il une plus grande petite coquine ! s’écria-t-elle ; il faut prendre tout pour nous, et mettre des pierres à la place. » Elles le firent promptement. Finette revint sans s’apercevoir de la malice de ses sœurs, car elle ne s’avisait pas de se parer dans un désert ; elle ne songeait qu’au chêne qui devenait le plus beau de tous les chênes.


Fleur-d’Amour monta sur l’arbre (p. 34)

Une fois qu’elle y monta et que ses sœurs, selon leur coutume, lui demandèrent si elle ne découvrait rien, elle s’écria : « Je découvre une grande maison, si belle, si belle que je ne saurais assez le dire ; les murs en sont d’émeraudes et de rubis, le toit de diamants : elle est toute couverte de sonnettes d’or, les girouettes vont et viennent comme le vent. — Tu mens, disaient-elles, cela n’est pas si beau que tu le dis. — Croyez-moi, répondit Finette, je ne suis pas menteuse ; venez-y plutôt voir vous-mêmes, j’en ai les yeux tout éblouis. » Fleur-d’Amour monta sur l’arbre : quand elle eut vu le château, elle ne s’en pouvait taire. Belle-de-Nuit, qui était fort curieuse, ne manqua pas de monter à son tour, elle demeura aussi ravie que ses sœurs. « Certainement, dirent-elles, il faut aller à ce palais, peut-être que nous y trouverons de beaux princes qui seront trop heureux de nous épouser. » Tant que la soirée fut longue, elles ne parlèrent que de leur dessein, elles se couchèrent sur l’herbe ; mais lorsque Finette leur parut fort endormie, Fleur-d’Amour dit à Belle-de-Nuit : « Savez-vous ce qu’il faut faire, ma sœur ? levons-nous et nous habillons des riches habits que Finette a apportés. — Vous avez raison, » dit Belle-de-Nuit. Elles se levèrent donc, se frisèrent, se poudrèrent, puis elles mirent des mouches, et les belles robes d’or et d’argent toutes couvertes de diamants ; il n’a jamais été rien de si magnifique.

Finette ignorait le vol que ses méchantes sœurs lui avaient fait ; elle prit son sac dans le dessein de s’habiller, mais elle demeura bien affligée de ne trouver que des cailloux ; elle aperçut en même temps ses sœurs qui s’étaient accommodées comme des soleils. Elle pleura et se plaignit de la trahison qu’elles lui avaient faite, et elles d’en rire et de se moquer. « Est-il possible, leur dit-elle, que vous ayez le courage de me mener au château sans me parer et me faire belle ? — Nous n’en avons pas trop pour nous, répliqua Fleur-d’Amour ; tu n’auras que des coups si tu nous importunes. — Mais, continua-t-elle, ces habits que vous portez sont à moi ; ma marraine me les a donnés, ils ne vous doivent rien. — Si tu parles davantage, dirent-elles, nous allons t’assommer, et nous t’enterrerons sans que personne le sache. » La pauvre Finette n’eut garde de les agacer ; elle les suivait doucement et marchait un peu derrière, ne pouvant passer que pour leur servante.

Plus elles approchaient de la maison, plus elle leur semblait merveilleuse. « Ah ! disaient Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit, que nous allons nous bien divertir ! que nous ferons bonne chère ! nous mangerons à la table du roi ; mais pour Finette elle lavera les écuelles dans la cuisine, car elle est faite comme une souillon, et si l’on demande qui elle est, gardons-nous bien de l’appeler notre sœur : il faudra dire que c’est la petite vachère du village. » Finette qui était pleine d’esprit et de beauté, se désespérait d’être si maltraitée. Quand elles furent à la porte du château, elles frappèrent : aussitôt une vieille femme épouvantable leur vint ouvrir, elle n’avait qu’un œil au milieu du front, mais il était plus grand que cinq ou six autres, le nez plat, le teint noir et la bouche si horrible, qu’elle faisait peur ; elle avait quinze pieds de haut et trente de tour. « Ô malheureuses ! qui vous amène ici ? leur dit-elle. Ignorez-vous que c’est le château de l’ogre, et qu’à peine pouvez-vous suffire pour son déjeuner ? mais je suis meilleure que mon mari ; entrez, je ne vous mangerai pas tout d’un coup, vous aurez la consolation de vivre deux ou trois jours davantage. » Quand elles entendirent l’ogresse parler ainsi, elles s’enfuirent, croyant se pouvoir sauver, mais une seule de ses enjambées en valait cinquante des leurs ; elle courut après et les reprit, les unes par les cheveux, les autres par la peau du cou ; et, les mettant sous son bras, elle les jeta toutes trois dans la cave qui était pleine de crapauds et de couleuvres et l’on ne marchait que sur les os de ceux qu’ils avaient mangés.

Comme elle voulait croquer sur-le-champ Finette, elle fut quérir du vinaigre, de l’huile et du sel pour la manger en salade ; mais elle entendit venir l’ogre, et trouvant que les princesses avaient la peau blanche et délicate, elle résolut de les manger toute seule, et les mit promptement sous une grande cuve où elles ne voyaient que par un trou.

L’ogre était six fois plus haut que sa femme ; quand il parlait, la maison tremblait, et quand il toussait, il semblait des éclats de tonnerre ; il n’avait qu’un grand vilain œil, ses cheveux étaient tout hérissés, il s’appuyait sur une bûche dont il avait fait une canne ; il avait un panier couvert dans sa main ; il en tira quinze petits enfants qu’il avait volés par les chemins, et qu’il avala comme quinze œufs frais. Quand les trois princesses le virent, elles tremblaient sous la cuve, elles n’osaient pleurer bien haut, de peur qu’il ne les entendît ; mais elles s’entre-disaient tout bas : « Il va nous manger tout en vie, comment nous sauverons-nous ? » L’ogre dit à sa femme : « Vois-tu, je sens chair fraîche, je veux que tu me la donnes. — Bon, dit l’ogresse, tu crois toujours sentir chair fraîche, et ce sont tes moutons qui sont passés par là. — Oh ! je ne me trompe point, dit l’ogre, je sens chair fraîche assurément ; je vais chercher partout. — Cherche, dit-elle, et tu ne trouveras rien. — Si je trouve, répliqua l’ogre, et que tu me le caches, je te couperai la tête pour en faire une boule. » Elle eut peur de cette menace, et lui dit : « Ne te fâche point, mon petit ogrelet, je vais te déclarer la vérité. Il est venu aujourd’hui trois jeunes fillettes que j’ai prises, mais ce serait dommage de les manger, car elles savent tout faire. Comme je suis vieille, il faut que je me repose ; tu vois que notre belle maison est fort malpropre, que notre pain n’est pas cuit, que la soupe ne te semble plus si bonne, et que je ne te parais plus si belle, depuis que je me tue de travailler ; elles seront mes servantes ; je te prie, ne les mange pas à présent ; si tu en as envie quelque jour, tu en seras assez le maître. »

L’ogre eut bien de la peine à lui promettre de ne les pas manger tout à l’heure. Il disait : « Laisse-moi faire, je n’en mangerai que deux. — Non, tu n’en mangeras pas. — Eh bien, je ne mangerai que la plus petite. » Et elle disait : « Non, tu n’en mangeras pas une ! » Enfin après bien des contestations, il lui promit de ne les pas manger. Elle pensait en elle-même : « Quand il ira à la chasse, je les mangerai, et je lui dirai qu’elles se sont sauvées. »

L’ogre sortit de la cave, il lui dit de les mener devant lui ; les pauvres filles étaient presque mortes de peur : l’ogresse les rassura ; et quand il les vit, il leur demanda ce qu’elles savaient faire. Elles répondirent qu’elles savaient balayer, qu’elles savaient coudre et filer à merveille, qu’elles faisaient de si bons ragoûts, que l’on mangeait jusqu’aux plats ; que pour du pain, des gâteaux et des pâtés, l’on en venait chercher chez elles de mille lieues à la ronde. L’ogre était friand, il dit : « Çà, çà, mettons vite ces bonnes ouvrières en besogne. Mais, dit-il à Finette, quand tu as mis le feu au four, comment peux-tu savoir s’il est assez chaud ? — Monseigneur, répliqua-t-elle, j’y jette du beurre, et puis j’y goûte avec la langue. — Eh bien, dit-il, allume donc le four. » Ce four était aussi grand qu’une écurie, car l’ogre et l’ogresse mangeaient plus de pain que deux armées. La princesse y fit un feu effroyable, il était embrasé comme une fournaise, et l’ogre qui était présent, attendant le pain tendre, mangea cent agneaux et cent petits cochons de lait. Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit accommodaient la pâte. Le maître ogre dit : « Hé bien, le four est-il chaud ? » Finette répondit : « Monseigneur, vous l’allez voir. » Elle jeta devant lui mille livres de beurre au fond du four, et puis elle dit : « Il faut tâter avec la langue, mais je suis trop petite. — Je suis grand, » dit l’ogre, et se baissant, il s’enfonça si avant qu’il ne pouvait plus se retirer, de sorte qu’il brûla jusqu’aux os. Quand l’ogresse vint au four, elle demeura bien étonnée de trouver une montagne de cendre des os de son mari.

Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit, qui la virent fort affligée, la consolèrent de leur mieux ; mais elles craignaient que sa douleur ne s’apaisât trop tôt, et que l’appétit lui venant, elle ne les mît en salade, comme elle avait déjà pensé faire. Elles lui dirent : « Prenez courage, madame, vous trouverez quelque roi ou quelque marquis, qui seront heureux de vous épouser. » Elle sourit un peu, montrant des dents plus longues que le doigt. Lorsqu’elles la virent de bonne humeur, Finette lui dit : « Si vous vouliez quitter ces horribles peaux d’ours, dont vous êtes habillée, vous mettre à la mode, nous vous coifferions à merveille, vous seriez comme un astre. — Voyons, dit-elle, comme tu l’entends ; mais assure-toi que, s’il y a quelques dames plus jolies que moi, je te hacherai menu comme chair à pâté. » Là-dessus les trois princesses lui ôtèrent son bonnet, et se mirent à la peigner et la friser en l’amusant de leur caquet. Finette prit une hache, et lui donna par derrière un si grand coup, qu’elle sépara son corps d’avec sa tête.

Il ne fut jamais une telle allégresse ; elles montèrent sur le toit de la maison pour se divertir à sonner les clochettes d’or ; elles furent dans toutes les chambres, qui étaient de perles et de diamants, et les meubles si riches qu’elles mouraient de plaisir ; elles riaient et chantaient, rien ne leur manquait, du blé, des confitures, des fruits et des poupées en abondance. Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit se couchèrent dans des lits de brocart et de velours, et s’entre-dirent : « Nous voilà plus riches que n’était notre père quand il avait son royaume ; mais il nous manque d’être mariées, il ne viendra personne ici, cette maison passe assurément pour un coupe-gorge, et on ne sait point la mort de l’ogre et de l’ogresse. Il faut que nous allions à la plus prochaine ville nous faire voir avec nos beaux habits, et nous n’y serons pas longtemps sans trouver de bons financiers qui seront bien aises d’épouser des princesses. »

Dès qu’elles furent habillées, elles dirent à Finette qu’elles allaient se promener, qu’elle demeurât à la maison à faire le ménage et la lessive, et qu’à leur retour tout fût net et propre ; que si elle y manquait, elles l’assommeraient de coups. La pauvre Finette, qui avait le cœur serré de douleur, resta seule au logis, balayant, nettoyant, lavant sans se reposer, et toujours pleurant. « Que je suis malheureuse, disait-elle, d’avoir désobéi à ma marraine, il m’en arrive toutes sortes de disgrâces : mes sœurs m’ont volé mes riches habits, ils servent à les parer ; sans moi, l’ogre et sa femme se porteraient encore bien : de quoi me profite de les avoir fait mourir ? n’aimerais-je pas autant qu’ils m’eussent mangée que de vivre comme je vis ? » Quand elle avait dit cela, elle pleurait à étouffer, puis ses sœurs arrivaient chargées d’oranges de Portugal, de confitures, de sucre, et elles lui disaient : « Ah ! que nous venons d’un beau bal ! Qu’il y avait de monde ! le fils du roi y dansait ; l’on nous a fait mille honneurs : allons, viens nous déchausser et nous décrotter, car c’est là ton métier. » Finette obéissait ; et si par hasard elle voulait dire un mot pour se plaindre, elles se jetaient sur elle, et la battaient à la laisser pour morte.

Le lendemain encore elles retournaient et revenaient conter des merveilles. Un soir que Finette était assise proche du feu sur un monceau de cendres, ne sachant que faire, elle cherchait dans les fentes de la cheminée ; et, cherchant ainsi, elle trouva une petite clé si vieille et si crasseuse, qu’elle eut toutes les peines du monde à la nettoyer. Quand elle fut claire, elle connut qu’elle était d’or, et pensa qu’une clé d’or devait ouvrir un beau petit coffre ; elle se mit aussitôt à courir par toute la maison, essayant la clé aux serrures ; et enfin elle trouva une cassette qui était un chef-d’œuvre. Elle l’ouvrit : il y avait dedans des habits, des diamants, des dentelles, du linge, des rubans pour des sommes immenses : elle ne dit mot de sa bonne fortune, mais elle attendit impatiemment que ses sœurs sortissent le lendemain. Dès qu’elle ne les vit plus, elle se para, de sorte qu’elle était plus belle que le soleil et la lune.

Ainsi ajustée, elle fut au même bal où ses sœurs dansaient, et, quoiqu’elle n’eût point de masque, elle était si changée en mieux, qu’elles ne la reconnurent pas. Dès qu’elle parut dans l’assemblée, il s’éleva un murmure de voix, les unes d’admiration et les autres de jalousie. On la prit pour danser ; elle surpassa toutes les dames à la danse, comme elle les surpassait en beauté. La maîtresse du logis vint à elle, et lui ayant fait une profonde révérence, elle la pria de lui dire comment elle s’appelait, afin de ne jamais oublier le nom d’une personne si merveilleuse ; elle lui répondit civilement qu’on la nommait Cendron. Il n’y eut point d’amant qui ne fût infidèle à sa maîtresse pour Cendron, point de poète qui ne rimât en Cendron ; jamais petit nom ne fit tant de bruit en si peu de temps, les échos ne répétaient que les louanges de Cendron ; l’on n’avait pas assez d’yeux pour la regarder, assez de bouche pour la louer.

Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit, qui avaient fait d’abord grand fracas dans les lieux où elles avaient paru, voyant l’accueil que l’on faisait à cette nouvelle venue, en crevaient de dépit ; mais Finette se démêlait de tout cela de la meilleure grâce du monde, il semblait, à son air, qu’elle n’était faite que pour commander. Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit qui ne voyaient leur sœur qu’avec de la suie de cheminée sur le visage, et plus barbouillée qu’un petit chien, avaient si fort perdu l’idée de sa beauté, qu’elles ne la reconnurent point du tout ; elles faisaient leur cour à Cendron comme les autres. Dès qu’elle voyait le bal prêt à finir, elle sortait vite, revenait à la maison, se déshabillait en diligence, reprenait ses guenilles ; et quand ses sœurs arrivaient : « Ah ! Finette ! nous venons de voir, lui disaient-elles, une jeune princesse qui est toute charmante ; ce n’est pas une guenuche comme toi ; elle est blanche comme la neige, plus vermeille que les roses, ses dents sont de perles, ses lèvres de corail ; elle a une robe qui pèse plus de mille livres, ce n’est qu’or et diamants : qu’elle est belle, qu’elle est aimable ! » Finette répondait entre ses dents : « Ainsi j’étais, ainsi j’étais. — Qu’est-ce que tu bourdonnes ? », disaient-elles. Finette répliquait encore plus bas : « Ainsi j’étais ! » Ce petit jeu dura longtemps ; il n’y eut presque pas de jour que Finette ne changeât d’habits, car la cassette était fée, et plus on y en prenait, plus il en revenait, et si fort à la mode, que les dames ne s’habillaient que sur son modèle.

Un soir que Finette avait plus dansé qu’à l’ordinaire, et qu’elle avait tardé assez tard à se retirer, voulant réparer le temps perdu et arriver chez elle un peu avant ses sœurs, en marchant de toute sa force, elle laissa tomber une de ses mules, qui était de velours rouge, toute brodée de perles. Elle fit son possible pour la retrouver dans le chemin, mais le temps était si noir, qu’elle prit une peine inutile : elle rentra au logis, un pied chaussé et l’autre nu.


…Et après l’avoir considéré trois jours et trois nuits… (p. 37)

Le lendemain le prince Chéri, fils aîné du roi, allant à la chasse, trouve la mule de Finette ; il la fait ramasser, la regarde, en admire la petitesse et la gentillesse, la tourne, la retourne, la baise, la chérit et l’emporte avec lui. Depuis ce jour-là, il ne mangeait plus ; il devenait maigre et changé, jaune comme un coing, triste, abattu. Le roi et


…Il commanda que l’on fût avec des tambours…

la reine, qui l’aimaient éperdument, envoyaient de tous côtés pour avoir de bon gibier et des confitures ; c’était pour lui moins que rien, il regardait tout cela sans répondre à la reine quand elle lui parlait. L’on envoya quérir des médecins partout, même jusqu’à Paris et à Montpellier ; quand ils furent arrivés, on leur fit voir le prince, et après l’avoir considéré trois jours et trois nuits sans le perdre de vue, ils conclurent qu’il était amoureux, et qu’il mourrait si l’on n’y apportait remède.

La reine, qui l’aimait à la folie, pleurait à fondre en eau de ne pouvoir découvrir celle qu’il aimait pour la lui faire épouser : elle amenait dans sa chambre les plus belles dames, il ne daignait pas les regarder. Enfin, elle lui dit une fois : « Mon cher fils, tu veux nous faire étouffer de douleur, car tu aimes, et tu nous caches tes sentiments ; dis-nous qui tu veux, et nous te la donnerons, quand ce ne serait qu’une simple bergère. » Le prince, plus hardi par les promesses de la reine, tira la mule de dessous son chevet, et l’ayant montrée : « Voilà, madame, lui dit-il, ce qui cause mon mal ; j’ai trouvé cette petite pouponne, mignonne, jolie mule en allant à la chasse ; je n’épouserai jamais que celle qui pourra la chausser. — Eh bien, mon fils, dit la reine, ne t’afflige point, nous la ferons chercher. » Elle fut dire au roi cette nouvelle ; il demeura bien surpris, et commanda en même temps que l’on fût avec des tambours et des trompettes, annoncer que toutes les filles et les femmes vinssent pour chausser la mule, et que celle à qui elle serait propre, épouserait le prince. Chacune ayant entendu de quoi il était question, se décrassa les pieds avec toutes sortes d’eaux, de pâtes et de pommades. Il y eut des dames qui se les firent peler, pour avoir la peau plus belle ; d’autres jeûnaient ou se les écorchaient afin de les avoir plus petits. Elles allaient en foule essayer la mule, une seule ne la pouvait mettre ; et plus il en venait inutilement, plus le prince s’affligeait.

Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit se firent un jour si braves, que c’était une chose étonnante. « Où allez-vous donc ? leur dit Finette. — Nous allons à la grande ville, répondirent-elles, où le roi et la reine demeurent, essayer la mule que le fils du roi a trouvée ; car si elle est propre à l’une de nous deux, il l’épousera et nous serons reines. — Et moi, dit Finette, n’irai-je point ? — Vraiment, dirent-elles, tu es un bel oison bridé ; va, va arroser nos choux : tu n’es propre à rien. »

Finette songea aussitôt qu’elle mettrait ses plus beaux habits, et qu’elle irait tenter l’aventure comme les autres, car elle avait quelque petit soupçon qu’elle y aurait bonne part ; ce qui lui faisait de la peine, c’est qu’elle ne savait pas le chemin, le bal où l’on allait danser n’était point dans la grande ville. Elle s’habilla magnifique, sa robe était de satin bleu, toute couverte d’étoiles et de diamants ; elle avait un soleil sur la tête, une pleine lune sur le dos, tout cela brillait si fort, qu’on ne la pouvait regarder sans clignoter les yeux. Quand elle ouvrit la porte pour sortir, elle resta bien étonnée de trouver le joli cheval d’Espagne qui l’avait portée chez sa marraine : elle le caressa et lui dit : « Sois le bienvenu, mon petit dada ; je suis obligée à ma marraine Merluche. » Il se baissa, elle s’assit dessus comme une nymphe : il était tout couvert de sonnettes d’or et de rubans ; sa housse et sa bride n’avaient point de prix ; et Finette était trente fois plus belle que la belle Hélène.

Le cheval d’Espagne allait légèrement, les sonnettes faisaient din, din, din ; Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit les ayant entendues, se retournèrent et la virent venir ; mais dans ce moment quelle fut leur surprise ! elles la reconnurent pour être Finette Cendron. Elles étaient fort crottées, leurs beaux habits étaient couverts de boue : « Ma sœur, s’écria Fleur-d’Amour, en parlant à Belle-de-Nuit, je vous proteste que voici Finette Cendron. » L’autre s’écria tout de même ; et Finette passant près d’elles, son cheval les éclaboussa, et leur fit un masque de crotte ; elle se prit à rire, et leur dit : « Altesses, Cendron vous méprise autant que vous le méritez. » Puis passant comme un trait, la voilà partie. Belle-de-Nuit et Fleur-d’Amour s’entre-regardèrent. « Est-ce que nous rêvons ? disaient-elles ; qui est-ce qui peut avoir fourni des habits et un cheval à Finette ? Quelle merveille ! le bonheur lui en veut : elle va chausser la mule, et nous n’aurons que la peine d’un voyage inutile. »

Pendant qu’elles se désespéraient, Finette arrive au palais ; dès qu’on la vit, chacun crut que c’était une reine ; les gardes prennent leurs armes, l’on bat le tambour, l’on sonne la trompette, l’on ouvre toutes les portes, et ceux qui l’avaient vue au bal, allaient devant elle, disant : « Place, place ! c’est la belle Cendron, c’est la merveille de l’Univers ! » Elle entre avec cet appareil dans la chambre du prince mourant ; il jette les yeux sur elle, et demeure charmé, souhaitant qu’elle eût le pied assez petit pour chausser la mule : elle la mit tout d’un coup et montra la pareille, qu’elle avait apportée exprès. En même temps l’on crie : « Vive la princesse Chérie ! vive la princesse qui sera notre reine ! » Le prince se leva de son lit, il vint lui baiser les mains ; elle le trouva beau et plein d’esprit ; il lui fit mille amitiés. L’on avertit le roi et la reine, qui accoururent ; la reine prend Finette entre ses bras, l’appelle sa fille, sa mignonne, sa petite reine, lui fait des présents admirables, sur lesquels le roi libéral renchérit encore. L’on tire le canon ; les violons, les musettes, tout joue ; l’on ne parle que de danser et de se réjouir.

Le roi, la reine et le prince prient Cendron de se laisser marier : « Non, dit-elle, il faut avant que je vous conte mon histoire. » Ce qu’elle fit en quatre mots. Quand ils surent qu’elle était née princesse, c’était bien une autre joie ; il tint à peu qu’ils n’en mourussent ; mais lorsqu’elle leur dit le nom du roi son père, de la reine sa mère, ils reconnurent que c’étaient eux qui avaient conquis leur royaume : ils le lui annoncèrent. Et elle jura qu’elle ne consentirait point à son mariage, qu’ils ne rendissent les États de son père. Ils le lui promirent, car ils avaient plus de cent royaumes, un de moins n’était pas une affaire.

Cependant Belle-de-Nuit et Fleur-d’Amour arrivèrent. La première nouvelle fut que Cendron avait mis la mule. Elles ne savaient que faire, ni que dire ; elles voulaient s’en retourner sans la voir ; mais quand elle sut qu’elles étaient là, elle les fit entrer, et au lieu de leur faire mauvais visage et de les punir comme elles le méritaient, elle se leva, et fut au devant d’elles les embrasser tendrement, puis elle les présenta à la reine, lui disant : « Madame, ce sont mes sœurs qui sont fort aimables, je vous prie de les aimer. » Elles demeurèrent si confuses de la bonté de Finette, qu’elles ne pouvaient proférer un mot. Elle leur promit qu’elles retourneraient dans leur royaume, que le prince le voulait rendre à leur famille. À ces mots, elles se jetèrent à genoux devant elle, pleurant de joie.

Les noces furent les plus belles que l’on eût jamais vues. Finette écrivit à sa marraine, et mit sa lettre avec de grands présents sur le joli cheval d’Espagne, la priant de chercher le roi et la reine, de leur dire son bonheur, et qu’ils n’avaient qu’à retourner dans leur royaume.

La fée Merluche s’acquitta fort bien de cette commission. Le père et la mère de Finette revinrent dans leurs États, et ses sœurs furent reines aussi bien qu’elle.


moralité


Pour tirer d’un ingrat une noble vengeance,
De la jeune Finette imite la prudence :
Ne cesse point sur lui de verser des bienfaits :
Tous tes présents et tes services
Sont autant de vengeurs secrets
Qui dans son cœur troublé préparent des supplices.
Belle-de-Nuit et Fleur-d’Amour
Sont plus cruellement punies
Quand Finette leur fait des grâces infinies,
Que si l’ogre cruel leur ravissait le jour.
Suis donc en tout temps sa maxime,
Et songe, en ton ressentiment,
Que jamais un cœur magnanime
Ne saurait se venger plus généreusement.



— Eh ! que lui voulez-vous la belle fille !…

LE NAIN JAUNE




— Eh ! que lui voulez-vous la belle fille !…



I l était une fois une reine à laquelle il ne resta, de plusieurs enfants qu’elle avait eus, qu’une fille qui en valait plus de mille. Mais sa mère se voyant veuve, et n’ayant rien au monde de si cher que cette jeune princesse, elle avait une si terrible appréhension de la perdre, qu’elle ne la corrigeait point de ses défauts ; de sorte que cette merveilleuse personne, qui se voyait d’une beauté plus céleste que mortelle, et destinée à porter une couronne, devint si fière et si entêtée de ses charmes naissants, qu’elle méprisait tout le monde.

La reine sa mère aidait, par ses caresses et par ses complaisances, à lui persuader qu’il n’y avait rien qui pût être digne d’elle : on la voyait presque toujours vêtue en Pallas ou en Diane, suivie des premières de la cour habillées en nymphes ; enfin, pour donner le dernier coup à sa vanité, la reine la nomma Toute-Belle ; et, l’ayant fait peindre par les plus habiles peintres, elle envoya son portrait chez plusieurs rois, avec lesquels elle entretenait une étroite amitié. Lorsqu’ils virent ce portrait, il n’y en eut aucun qui se défendît du pouvoir inévitable de ses charmes : les uns en tombèrent malades, les autres en perdirent l’esprit, et les plus heureux arrivèrent en bonne santé auprès d’elle ; mais sitôt qu’elle parut, devinrent ses esclaves.

Il n’a jamais été une cour plus galante et plus polie. Vingt rois, à l’envi, essayaient de lui plaire ; et après avoir dépensé trois ou quatre cents millions à lui donner seulement une fête, lorsqu’ils en avaient tiré un Cela est joli, ils se trouvaient trop récompensés. Les adorations qu’on avait pour elle ravissaient la reine ; il n’y avait point de jour qu’on ne reçût à sa cour sept ou huit mille sonnets, autant d’élégies, de madrigaux et de chansons, qui étaient envoyés par tous les poètes de l’univers. Toute-Belle était l’unique objet de la prose et de la poésie des auteurs de son temps : l’on ne faisait jamais de feux de joie qu’avec ces vers, qui pétillaient et brûlaient mieux qu’aucune sorte de bois.


La princesse avait déjà quinze ans… (p. 39)

La princesse avait déjà quinze ans ; personne n’osait prétendre à l’honneur d’être son époux, et il n’y avait personne qui ne désirât de le devenir. Mais comment toucher un cœur de ce caractère ? On se serait pendu cinq ou six fois par jour pour lui plaire qu’elle aurait traité cela de bagatelle. Ses amants murmuraient fort contre sa cruauté ; et la reine, qui voulait la marier, ne savait comment s’y prendre pour l’y résoudre. « Ne voulez-vous pas, lui disait-elle quelquefois, rabattre un peu de cet orgueil insupportable qui vous fait regarder avec mépris tous les rois qui viennent à notre cour ? Je veux vous en donner un : vous n’avez aucune complaisance pour moi. — Je suis si heureuse ! lui répondait Toute-Belle ; permettez, madame, que je demeure dans une tranquille indifférence ; si je l’avais une fois perdue, vous pourriez en être fâchée. — Oui, répliquait la reine, j’en serais fâchée si vous aimiez quelque chose au-dessous de vous ; mais voyez ceux qui vous demandent, et sachez qu’il n’y en a point ailleurs qui les valent. »

Cela était vrai ; mais la princesse prévenue de son mérite, croyait valoir encore mieux ; et peu à peu, par un entêtement de rester fille, elle commença de chagriner si fort sa mère, qu’elle se repentit, mais trop tard, d’avoir eu tant de complaisance pour elle.

Incertaine de ce qu’elle devait faire, elle fut toute seule chercher une célèbre fée, qu’on appelait la fée du Désert ; mais il n’était pas aisé de la voir, car elle était gardée par des lions. La reine y aurait été bien empêchée, si elle n’avait pas su depuis longtemps qu’il fallait leur jeter du gâteau fait de farine de millet, avec du sucre candi et des œufs de crocodiles : elle pétrit elle-même ce gâteau et le mit dans un petit panier à son bras. Comme elle était lasse d’avoir marché si longtemps, n’y étant point accoutumée, elle se coucha au pied d’un arbre pour prendre quelque repos. Insensiblement elle s’assoupit ; mais, en se réveillant, elle trouva seulement son panier, le gâteau n’y était plus ; et, pour comble de malheur, elle entendit les grands lions venir, qui faisaient beaucoup de bruit, car ils l’avaient sentie.


…En levant les yeux, elle aperçoit sur l’arbre un petit homme… (p. 40)

« Hélas ! que deviendrai-je ? s’écria-t-elle douloureusement ; je serai dévorée. » Elle pleurait, et n’ayant pas la force de faire un pas pour se sauver, elle se tenait contre l’arbre où elle avait dormi ; en même temps elle entendit : « Chet, chet ! hem, hem ! » Elle regarde de tous côtés ; en levant les yeux, elle aperçoit sur l’arbre un petit homme qui n’avait qu’une coudée de haut ; il mangeait des oranges, et lui dit : « Oh ! reine, je vous connais bien, et je sais la crainte où vous êtes que les lions ne vous dévorent ; ce n’est pas sans raison que vous avez peur, car ils en ont dévoré bien d’autres, et pour comble de disgrâce, vous n’avez point de gâteau. — Il faut me résoudre à la mort, dit la reine en soupirant ; hélas ! j’y aurais moins de peine si ma chère fille était mariée ! — Quoi ! vous avez une fille ? s’écria le Nain jaune (on le nommait ainsi à cause de la couleur de son teint et de l’oranger où il demeurait) ; vraiment, je m’en réjouis, car je cherche une femme par terre et par mer ; voyez si vous me la voulez promettre, je vous garantirai des lions, des tigres et des ours. » La reine le regarda, et elle ne fut guère moins effrayée de son horrible petite figure, qu’elle l’était déjà des lions ; elle rêvait et ne lui répondait rien. « Quoi ! vous hésitez, madame ? lui cria-t-il ; il faut que vous n’aimiez guère la vie ! » En même temps la reine aperçut les lions sur le haut d’une colline, qui accouraient à elle ; ils avaient chacun deux têtes, huit pieds, quatre rangs de dents, et leur peau était aussi dure que l’écaille et aussi rouge que du maroquin. À cette vue la pauvre reine, plus tremblante que la colombe quand elle aperçoit un milan, cria de toute sa force : « Monseigneur le Nain, Toute-Belle est à vous ! — Oh ! dit-il d’un air dédaigneux, Toute-Belle est trop belle ; je n’en veux point : gardez-la. — Eh ! monseigneur, continua la reine affligée, ne la refusez pas : c’est la plus charmante princesse de l’univers. — Eh bien, répliqua-t-il, je l’accepte par charité ; mais souvenez-vous du don que vous m’en faites. » Aussitôt l’oranger sur lequel il était s’ouvrit, la reine se jeta dedans à corps perdu ; il se referma, et les lions n’attrapèrent rien.

La reine était si troublée, qu’elle ne voyait pas une porte ménagée dans cet arbre ; enfin elle l’aperçut et l’ouvrit ; elle donnait dans un champ d’orties et de chardons. Il était entouré d’un fossé bourbeux, et un peu plus loin était une maisonnette fort basse, couverte de paille. Le Nain jaune en sortit d’un air enjoué ; il avait des sabots, une jaquette de bure jaune, point de cheveux, de grandes oreilles, et tout l’air d’un petit scélérat.

« Je suis ravi, dit-il à la reine, madame ma belle-mère, que vous voyiez le petit château où votre Toute-Belle vivra avec moi ; elle pourra nourrir, de ses orties et de ses chardons, un âne qui la portera à la promenade ; elle se garantira sous ce rustique toit de l’injure des saisons ; elle boira de cette eau et mangera quelques grenouilles qui s’y nourrissent grassement ; enfin, elle m’aura jour et nuit auprès d’elle, beau, dispos et gaillard comme vous me voyez ; car je serais bien fâché que son ombre l’accompagnât mieux que moi. »

L’infortunée reine, considérant tout d’un coup la déplorable vie que ce nain promettait à sa chère fille, et ne pouvant soutenir une idée si terrible, tomba de sa hauteur sans connaissance et sans avoir eu la force de lui répondre un mot. Mais pendant qu’elle était ainsi, elle fut rapportée dans son lit bien proprement avec les plus belles cornettes de nuit et la fontange du meilleur air qu’elle eût mises de ses jours. La reine s’éveilla, et se souvint de ce qui lui était arrivé ; elle n’en crut rien du tout ; car, se trouvant dans son palais au milieu de ses dames, sa fille à ses côtés, il n’y avait guère d’apparence qu’elle eût été au désert, qu’elle y eût couru de si grands périls, et que le nain l’en eût tirée à des conditions si dures que de lui donner Toute-Belle. Cependant ces cornettes d’une dentelle rare et le ruban l’étonnaient autant que le rêve qu’elle croyait avoir fait, et, dans l’excès de son inquiétude, elle tomba dans une mélancolie si extraordinaire, qu’elle ne pouvait presque plus ni parler, ni manger, ni dormir.

La princesse, qui l’aimait de tout son cœur, s’en inquiéta beaucoup ; elle la supplia plusieurs fois de lui dire ce qu’elle avait, mais la reine cherchant des prétextes, lui répondait, tantôt que c’était l’effet de sa mauvaise santé, et tantôt que quelqu’un de ses voisins la menaçait d’une grande guerre. Toute-Belle voyait bien que ses réponses étaient plausibles, mais que dans le fond il y avait autre chose, et que la reine s’étudiait à le lui cacher. N’étant plus maîtresse de son inquiétude, elle prit la résolution d’aller trouver la fameuse fée du Désert, dont le savoir faisait grand bruit partout ; elle avait aussi envie de lui demander son conseil pour demeurer fille ou pour se marier, car tout le monde la pressait fortement de choisir un époux : elle prit soin de pétrir elle-même le gâteau qui pouvait apaiser la fureur des lions, et, faisant semblant de se coucher le soir de bonne heure, elle sortit par un petit degré dérobé, le visage couvert d’un grand voile blanc qui tombait jusqu’à ses pieds, et ainsi seule elle s’achemina vers la grotte où demeurait cette habile fée.

Mais, en arrivant à l’oranger fatal dont j’ai déjà parlé, elle le vit si couvert de fruits et de fleurs, qu’il lui prit envie d’en cueillir ; elle posa sa corbeille par terre, et prit des oranges qu’elle mangea : quand il fut question de retrouver sa corbeille et son gâteau, il n’y avait plus rien ; elle s’inquiète, elle s’afflige, et voit tout d’un coup auprès d’elle l’affreux petit nain dont j’ai déjà parlé. « Qu’avez-vous, la belle fille, qu’avez-vous à pleurer ? lui dit-il. — Hélas ! qui ne pleurerait ? répondit-elle ; j’ai perdu mon panier et mon gâteau, qui m’étaient si nécessaires pour arriver à bon port chez la fée du Désert. — Eh ! que lui voulez-vous, belle fille ? dit ce petit magot ; je suis son parent, son ami, et pour le moins aussi habile qu’elle ? — La reine ma mère, répliqua la princesse, est tombée depuis quelque temps dans une affreuse tristesse qui me fait tout craindre pour sa vie ; j’ai dans l’esprit que j’en suis peut-être la cause, car elle souhaite de me marier ; je vous avoue que je n’ai encore rien trouvé digne de moi ; toutes ces raisons m’engagent à vouloir parler à la fée. — N’en prenez point la peine, princesse, lui dit le nain, je suis plus propre qu’elle à vous éclairer sur ces choses.

« La reine votre mère a du chagrin de vous avoir promise en mariage. — La reine m’a promise ! dit-elle en l’interrompant. Ah ! sans doute, vous vous trompez ; elle me l’aurait dit, et j’y ai trop d’intérêt pour qu’elle m’engage sans mon consentement. — Belle princesse, lui dit le nain en se jetant tout d’un coup à ses genoux, je me flatte que ce choix ne vous déplaira point, quand je vous aurai dit que c’est moi qui suis destiné à ce bonheur. — Ma mère vous veut pour son gendre, s’écria Toute-Belle en reculant quelques pas ; est-il une folie semblable à la vôtre ? — Je me soucie fort peu, dit le nain en colère, de cet honneur : voici les lions qui s’approchent, en trois coups de dents ils m’auront vengé de votre injuste mépris. »

En même temps la pauvre princesse les entendit qui venaient avec de longs hurlements. « Que vais-je devenir ? s’écria-t-elle. Quoi, je finirai donc ainsi mes beaux jours ! » Le méchant nain la regardait, et riant dédaigneusement : « Vous aurez au moins la gloire de mourir fille, lui dit-il, et de ne pas mésallier votre éclatant mérite avec un misérable nain tel que moi. — De grâce, ne vous fâchez pas, lui dit la princesse en joignant ses belles mains, j’aimerais mieux épouser tous les nains de l’univers, que de périr d’une manière si affreuse. — Regardez-moi bien, princesse, avant que de me donner votre parole, répliqua-t-il, car je ne prétends pas vous surprendre. — Je vous ai regardé de reste, lui dit-elle, les lions approchent, ma frayeur augmente ; sauvez-moi, sauvez-moi ! ou la peur me fera mourir. »


Je me soucie fort peu, dit le nain en colère, de cet honneur… (p. 41)

Effectivement elle n’avait pas achevé ces mots qu’elle tomba évanouie ; et, sans savoir comment, elle se trouva dans son lit avec le plus beau linge du monde, les plus beaux rubans, et une petite bague faite d’un seul cheveu roux, qui tenait si fort, qu’elle se serait plutôt arraché la peau, qu’elle ne l’aurait ôtée de son doigt.

Quand la princesse vit toutes ces choses, et qu’elle se souvint de ce qui s’était passé la nuit, elle tomba dans une mélancolie qui surprit et qui inquiéta toute la cour ; la reine en fut plus alarmée que personne ; elle lui demanda cent et cent fois ce qu’elle avait : elle s’opiniâtra à lui cacher son aventure. Enfin, les états du royaume, impatients de voir leur princesse mariée, s’assemblèrent et vinrent ensuite trouver la reine pour la prier de lui choisir au plus tôt un époux. Elle répliqua qu’elle ne demandait pas mieux, mais que sa fille y témoignait tant de répugnance, qu’elle leur conseillait de l’aller trouver et de la haranguer : ils y furent sur-le-champ. Toute-Belle avait bien rabattu de sa fierté depuis son aventure avec le Nain jaune ; elle ne comprenait pas de meilleur moyen, pour se tirer d’affaire que de se marier à quelque grand roi, contre lequel ce petit magot ne serait pas en état de disputer une conquête si glorieuse. Elle répondit donc plus favorablement que l’on ne l’avait espéré, qu’encore qu’elle se fût estimée heureuse de rester fille toute sa vie, elle consentirait à épouser le roi des Mines-d’Or : c’était un prince très puissant et très bien fait, qui l’aimait avec la dernière passion depuis quelques années, et qui, jusqu’alors, n’avait pas eu lieu de se flatter d’aucun retour.

Il est aisé de juger de l’excès de sa joie lorsqu’il apprit de si charmantes nouvelles, et de la fureur de tous ses rivaux, de perdre pour toujours une espérance qui nourrissait leur passion ; mais Toute-Belle ne pouvait pas épouser vingt rois ; elle avait eu bien de la peine d’en choisir un, car sa vanité ne se démentait point, et elle était fort persuadée que personne au monde ne pouvait lui être comparable.

L’on prépara toutes les choses nécessaires pour la plus grande fête de l’univers : le roi des Mines-d’Or fit venir des sommes si prodigieuses que toute la mer était couverte des navires qui les apportaient ; l’on envoya dans les cours les plus polies et les plus galantes, et particulièrement à celle de France, pour avoir ce qu’il y avait de plus rare, afin de parer la princesse ; elle avait moins besoin qu’une autre des ajustements qui relèvent la beauté ; la sienne était si parfaite, qu’il ne s’y pouvait rien ajouter, et le roi des Mines-d’Or, se voyant sur le point d’être heureux, ne quittait plus cette charmante princesse.

L’intérêt qu’elle avait à le connaître l’obligea de l’étudier avec soin ; elle lui découvrit tant de mérite, tant d’esprit, des sentiments si vifs et si délicats, enfin une si belle âme dans un corps si parfait, qu’elle commença de ressentir pour lui une partie de ce qu’il ressentait pour elle. Quels heureux moments pour l’un et pour l’autre, lorsque, dans les plus beaux jardins du monde, ils se trouvaient en liberté de se découvrir toute leur tendresse ! ces plaisirs étaient souvent secondés par ceux de la musique. Le roi, toujours galant et amoureux, faisait des vers et des chansons pour la princesse : en voici une qu’elle trouva fort agréable.


Ces bois, en vous voyant, sont parés de feuillages.
Et ces prés font briller leurs charmantes couleurs.
Le zéphir sous vos pas fait éclore les fleurs,
Les oiseaux amoureux redoublent leurs ramages ;
Dans ce charmant séjour
Tout rit, tout reconnaît la fille de l’Amour.


L’on était au comble de la joie ; les rivaux du roi, désespérés de sa bonne fortune, avaient quitté la cour ; ils étaient retournés chez eux accablés de la plus vive douleur, ne pouvant être témoins du mariage de Toute-Belle ; ils lui dirent adieu d’une manière si touchante, qu’elle ne put s’empêcher de les plaindre. « Ah ! madame, lui dit le roi des Mines-d’Or, quel larcin me faites-vous aujourd’hui ! Vous accordez votre pitié à des amants qui sont trop payés de leurs peines par un seul de vos regards. — Je serais fâchée, répliqua Toute-Belle, que vous fussiez insensible à la compassion que j’ai témoignée aux princes qui me perdent pour toujours : c’est une preuve de votre délicatesse dont je vous tiens compte ; mais, seigneur, leur état est si différent du vôtre ! vous devez être si content de moi ! ils ont si peu de sujet de s’en louer, que vous ne devez pas pousser plus loin votre jalousie. » Le roi des Mines-d’Or, tout confus de la manière obligeante dont la princesse prenait une chose qui pouvait la chagriner, se jeta à ses pieds, et lui baisant les mains, il lui demanda mille fois pardon.

Enfin, ce jour tant attendu et tant souhaité arriva : tout étant prêt pour les noces de Toute-Belle, les instruments et les trompettes annoncèrent par toute la ville cette grande fête ; l’on tapissa les rues, elles furent jonchées de fleurs, le peuple en foule accourut dans la grande place du palais ; la reine ravie, s’était à peine couchée, et elle se leva plus matin que l’aurore, pour donner les ordres nécessaires et pour choisir les pierreries dont la princesse devait être parée ; ce n’était que diamants jusqu’à ses souliers ; ils en étaient faits ; sa robe, de brocart d’argent, était chamarrée d’une douzaine de rayons du soleil que l’on avait achetés bien cher ; mais aussi rien n’était plus brillant, et il n’y avait que la beauté de cette princesse qui pût être plus éclatante ; une riche couronne ornait sa tête, ses cheveux flottaient jusqu’à ses pieds, et la majesté de sa taille se faisait distinguer au milieu de toutes les dames qui l’accompagnaient. Le roi des Mines-d’Or n’était pas moins accompli ni moins magnifique : sa joie paraissait sur son visage et dans toutes ses actions ; personne ne l’abordait qui ne s’en retournât chargé de ses libéralités ; car il avait fait arranger autour de sa salle des festins, mille tonneaux remplis d’or, et de grands sacs de velours en broderie de perles, que l’on remplissait de pistoles ; chacun en pouvait tenir cent mille, on les donnait indifféremment à ceux qui tendaient la main ; de sorte que cette petite cérémonie, qui n’était pas une des moins utiles et des moins agréables de la noce, y attira beaucoup de personnes qui étaient peu sensibles à tous les autres plaisirs.

La reine et la princesse s’avançaient pour sortir avec le roi, lorsqu’elles virent entrer, dans une longue galerie où elles étaient, deux gros coqs d’Inde qui traînaient une boîte fort mal faite ; il venait derrière eux une grande vieille dont l’âge avancé et la décrépitude ne surprirent pas moins que son extrême laideur ; elle s’appuyait sur une béquille ; elle avait une fraise de taffetas noir, un chaperon de velours rouge, un vertugadin en guenille ; elle fit trois tours avec les coqs d’Inde, sans dire une parole, puis, s’arrêtant au milieu de la galerie et branlant sa béquille d’une manière menaçante : « Oh ! oh ! reine ! oh ! princesse ! s’écria-t-elle, vous prétendez donc fausser impunément la parole que vous avez donnée à mon ami le Nain jaune ; je suis la fée du Désert ; sans lui, sans son oranger, ne savez-vous pas que mes grands lions vous auraient dévorées ? L’on ne souffre pas, dans le royaume de féerie, de telles insultes ; songez promptement à ce que vous voulez faire, car je jure par mon escoffion que vous l’épouserez, ou que je brûlerai ma béquille.

« Ah ! princesse, dit la reine en pleurant, qu’est-ce que j’apprends, qu’avez-vous promis ? Ah ! ma mère, répliqua douloureusement Toute-Belle, qu’avez-vous promis vous-même ? » Le roi des Mines-d’Or, indigné de ce qui se passait, et que cette méchante vieille vînt s’opposer à sa félicité, s’approcha d’elle l’épée à la main, et la portant à sa gorge : « Malheureuse, lui dit-il, éloigne-toi de ces lieux pour jamais, ou la perte de ta vie me vengera de ta malice. »

Il eut à peine prononcé ces mots que le dessus de la boîte sauta jusques au plancher avec un bruit affreux, et l’on en vit sortir le Nain jaune monté sur un gros chat d’Espagne, qui vint se mettre entre le fée du désert et le roi des Mines-d’Or. « Jeune téméraire, lui dit-il, ne pense pas outrager cette illustre fée ; c’est à moi seul que tu as affaire ; je suis ton rival, je suis ton ennemi ; l’infidèle princesse qui veut se donner à toi m’a donné sa parole et reçu la mienne ; regarde si elle n’a pas une bague d’un de mes cheveux ; tâche de la lui ôter, et tu verras, par ce petit essai que ton pouvoir est moindre que le mien. — Misérable monstre, lui dit le roi, as-tu bien la témérité de te dire l’adorateur de cette divine princesse, et de prétendre à une possession si glorieuse ? Songes-tu que tu es un magot, dont l’hideuse figure fait mal aux yeux, et que je t’aurais déjà ôté la vie, si tu étais digne d’une mort si glorieuse. » Le Nain jaune, offensé jusqu’au fond de l’âme, appuya l’éperon dans le ventre de son chat qui commença un miaulis épouvantable, et sautant deçà et delà, il faisait peur à tout le monde, hors au brave roi, qui serrait le nain de près, quand il tira un large coutelas dont il était armé, et, défiant le roi au combat, il descendit dans la place du palais avec un bruit étrange.

Le roi, courroucé, le suivit à grands pas. À peine furent-ils vis-à-vis l’un de l’autre et toute la cour sur des balcons, que le soleil, devenant tout d’un coup aussi rouge que s’il eût été ensanglanté, il s’obscurcit à tel point, qu’à peine se voyait-on ; le tonnerre et les éclairs semblaient vouloir abîmer le monde, et les deux coqs d’Inde parurent aux côtés du mauvais nain comme deux géants plus hauts que des montagnes, qui jetaient le feu par la bouche et par les yeux, avec une telle abondance, que l’on eût cru que c’était une fournaise ardente. Toutes ces choses n’auraient point été capables d’effrayer le cœur magnanime du jeune monarque ; il marquait une intrépidité dans ses regards et dans ses actions, qui rassurait tous ceux qui s’intéressaient à sa conservation et qui embarrassait peut-être bien le Nain jaune : mais son courage ne fut pas à l’épreuve de l’état où il aperçut sa chère princesse, lorsqu’il vit la fée du Désert coiffée en Tisiphone, sa tête couverte de longs serpents, montée sur un griffon ailé, armée d’une lance dont elle la frappa si rudement, qu’elle la fit tomber entre les bras de la reine toute baignée de son sang. Cette tendre mère, plus blessée du coup que sa fille ne l’avait été, poussa des cris et fit des plaintes que l’on ne peut représenter. Le roi perdit alors son courage et sa raison ; il abandonna le combat et courut vers la princesse pour la secourir ou pour expirer avec elle ; mais le Nain jaune ne lui laissa pas le temps de s’en approcher : il s’élança avec son chat espagnol dans le balcon où elle était ; il l’arracha des mains de la reine et de celles de toutes les dames, puis, sautant sur le toit du palais, il disparut avec sa proie.

Le roi, confus et immobile, regardait avec le dernier désespoir une aventure si extraordinaire et à laquelle il était assez malheureux de ne pouvoir apporter aucun remède, quand pour comble de disgrâce, il sentit que ses yeux se couvraient, qu’ils perdaient la lumière, et que quelqu’un d’une force extraordinaire l’emportait dans le vaste espace de l’air. Que de disgrâces ! Amour ! cruel amour ! est-ce ainsi que tu traites ceux qui te reconnaissent pour leur vainqueur ?

Cette mauvaise fée du Désert, qui était venue avec le Nain jaune pour le seconder dans l’enlèvement de la princesse, eut à peine vu le roi des Mines-d’Or, que son cœur barbare, devenant sensible au mérite de ce jeune prince, elle en voulut faire sa proie, et l’emporta au fond d’une affreuse caverne, où elle le chargea de chaînes qu’elle avait attachées à un rocher ; elle espérait que la crainte d’une mort prochaine lui ferait oublier Toute-Belle, et l’engagerait de faire ce qu’elle voudrait. Dès qu’elle fut arrivée, elle lui rendit la vue, sans lui rendre la liberté, et empruntant de l’art de féerie les grâces et les charmes que la nature lui avait refusés, elle parut devant lui comme une aimable nymphe que le hasard conduisait dans ces lieux.

« Que vois-je ! s’écria-t-elle ! quoi, c’est vous, prince charmant ! quelle infortune vous accable et vous retient dans un si triste séjour ? » Le roi, déçu par des apparences si trompeuses, lui répliqua : « Hélas ! belle nymphe, j’ignore ce que me veut la furie infernale qui m’a conduit ici, bien qu’elle m’ait ôté l’usage de mes yeux, lorsqu’elle m’a enlevé, et qu’elle n’ait point paru depuis, je n’ai pas laissé de reconnaître, au son de sa voix, que c’est la fée du Désert. — Ah ! seigneur, s’écria la fausse nymphe, si vous êtes entre les mains de cette femme, vous n’en sortirez point qu’après l’avoir épousée ; elle a fait ce tour à plus d’un héros, et c’est la personne du monde la moins traitable sur ses entêtements. » Pendant qu’elle feignait de prendre beaucoup de part à l’affliction du roi, il aperçut les pieds de la nymphe, qui étaient semblables à ceux d’un griffon ; c’était toujours à cela qu’on reconnaissait la fée dans ses différentes métamorphoses ; car à l’égard de ce griffonnage, elle ne pouvait le changer.

Le roi n’en témoigna rien, et, lui parlant sur un ton de confidence : « Je ne sens aucune aversion, lui dit-il, pour la fée du Désert ; mais il ne m’est pas supportable qu’elle protège le Nain jaune contre moi, et qu’elle me tienne enchaîné comme un criminel. Qui lui ai-je fait ? j’ai aimé une princesse charmante ; mais si elle me rend ma liberté, je sens bien que la reconnaissance m’engagera à n’aimer qu’elle. — Parlez-vous sincèrement ? lui dit la nymphe déçue. — N’en doutez pas, répliqua le roi, je ne sais point l’art de feindre, et je vous avoue qu’une fée peut flatter davantage ma vanité, qu’une simple princesse ; mais quand je devrais mourir d’amour pour elle, je lui témoignerai toujours de la haine, jusqu’à ce que je sois maître de ma liberté. »

La fée du Désert, trompée par ces paroles, prit la résolution de transporter le roi dans un lieu aussi agréable que cette solitude était affreuse, de manière, que l’obligeant à monter dans son chariot où elle avait attaché des cygnes au lieu de chauves-souris, qui le conduisaient ordinairement, elle vola d’un pôle à l’autre.

Mais que devint ce prince, lorsqu’en traversant ainsi le vaste espace de l’air, il aperçut sa chère princesse dans un château tout d’acier, dont les murs frappés, par les rayons du soleil, faisaient des miroirs ardents qui brûlaient tous ceux qui voulaient en approcher ; elle était dans un bocage, couchée sur le bord d’un ruisseau, une de ses mains sous sa tête, et de l’autre elle semblait essuyer ses larmes ; comme elle levait les yeux vers le ciel, pour lui demander quelque secours, elle vit passer le roi avec la fée du Désert, qui, ayant employé l’art de féerie où elle était experte, pour paraître belle aux yeux du jeune monarque, parut en effet à ceux de la princesse la plus merveilleuse personne du monde. « Quoi ! s’écria-t-elle, ne suis-je donc pas assez malheureuse dans cet inaccessible château, où l’affreux Nain jaune m’a transportée ? Faut-il que, pour comble de disgrâce, le démon de la jalousie vienne me persécuter ? Faut-il que par une aventure si extraordinaire, j’apprenne l’infidélité du roi de Mines-d’Or ? Il a cru, en me perdant de vue, être affranchi de tous les serments qu’il m’a faits. Mais qui est cette redoutable rivale, dont la fatale beauté surpasse la mienne ? »

Pendant qu’elle parlait ainsi, l’amoureux roi ressentit une peine mortelle de s’éloigner avec tant de vitesse du cher objet de ses vœux. S’il avait moins connu le pouvoir de la fée, il aurait tout tenté pour se séparer d’elle, en lui donnant la mort, ou par quelque autre moyen que son amour et son courage lui auraient fourni. Mais que faire contre une personne si puissante ? Il n’y avait que le temps et l’adresse qui pussent le retirer de ses mains.

La fée avait aperçu Toute-Belle, et cherchait dans les yeux du roi à pénétrer l’effet que cette vue aurait produit sur son cœur. « Personne ne peut mieux que moi vous apprendre, lui dit-il, ce que vous voulez savoir ; la rencontre imprévue d’une princesse malheureuse, et pour laquelle j’avais de l’attachement avant d’en prendre pour vous, m’a un peu ému ; mais vous êtes si fort au-dessus d’elle dans mon esprit, que j’aimerais mieux mourir que de vous faire une infidélité. — Ah ! prince, lui dit-elle, puis-je me flatter de vous avoir inspiré des sentiments si avantageux en ma faveur ? — Le temps vous en convaincra, madame, lui dit-il ; mais si vous vouliez me convaincre que j’ai quelque part dans vos bonnes grâces, ne me refusez point votre secours pour Toute-Belle. — Pensez-vous à ce que vous me demandez ? lui dit la fée, en fronçant le sourcil, et le regardant de travers. Vous voulez que j’emploie ma science contre le Nain jaune, qui est mon meilleur ami ; que je retire de ses mains une orgueilleuse princesse, que je ne puis regarder que comme ma rivale ! »

Le roi soupira sans rien répondre ; qu’aurait-il répondu à cette pénétrante personne ?

Ils arrivèrent dans une vaste prairie, émaillée de mille fleurs différentes ; une profonde rivière l’entourait, et plusieurs ruisseaux de fontaine coulaient doucement sous des arbres touffus, où l’on trouvait une fraîcheur éternelle ; on voyait dans l’éloignement, s’élever un superbe palais, dont les murs étaient de transparents émeraudes. Aussitôt que les cygnes qui conduisaient la fée se furent abaissés sous un portique, dont le pavé était de diamants, et les voûtes de rubis, il parut de tous côtés mille belles personnes qui vinrent la recevoir avec de grandes acclamations de joie ; elles chantaient ces paroles :


Quand l’amour veut d’un cœur remporter la victoire,
On fait pour résister des efforts superflus,
On ne fait qu’augmenter sa gloire,
Les plus puissants vainqueurs sont les premiers vaincus.


La fée du Désert était ravie d’entendre chanter ses amours ; elle conduisit le roi dans le plus superbe appartement qui se soit jamais vu de mémoire de fée, et elle l’y laissa quelques moments pour qu’il ne se crût pas absolument captif. Il se douta bien qu’elle ne s’éloignait guère et qu’en quelque lieu caché elle observerait ce qu’il faisait ; cela l’obligea de s’approcher d’un grand miroir, et s’adressant à lui : « Fidèle conseiller, lui dit-il, permets que je voie ce que je peux faire pour me rendre agréable à la charmante fée du Désert, car l’envie que j’ai de lui plaire m’occupe sans cesse. » Aussitôt il se peigna, se poudra, se mit une mouche, et, voyant sur une table un habit plus magnifique que le sien, il le mit en diligence.

La fée entra si transportée de joie, qu’elle ne pouvait la modérer. « Je vous tiens compte, lui dit-elle, des soins que vous prenez pour me plaire, vous en avez trouvé le secret, même sans le chercher ; jugez donc, seigneur, s’il vous sera difficile, lorsque vous le voudrez ! »

Le roi qui avait des raisons pour dire des douceurs à la vieille fée, ne les épargna pas, et il en obtint insensiblement la liberté de s’aller promener le long du rivage de la mer. Elle l’avait rendue par son art si terrible et si orageuse, qu’il n’y avait point de pilote assez hardi pour naviguer dessus ; ainsi elle ne devait rien craindre de la complaisance qu’elle avait pour son prisonnier. Il sentit quelque soulagement à ses peines de pouvoir rêver seul, sans être interrompu par sa méchante geôlière.

Après avoir marché assez longtemps sur le sable, il se baissa et écrivit ces vers avec une canne qu’il tenait dans sa main :


Enfin, je puis en liberté
Adoucir mes douleurs par un torrent de larmes :
Hélas ! je ne vois plus les charmes
De l’adorable objet qui m’avait enchanté.
Toi qui rends aux mortels ce bord inaccessible,
Mer orageuse, mer terrible,
Que poussent les vents furieux,
Tantôt jusqu’aux enfers, et tantôt jusqu’aux cieux,
Mon cœur est encor moins paisible
Que tu ne parais à mes yeux.
Toute-Belle ! oh ! destin barbare !
Je perds l’objet de mon amour.
Ô ciel ! dont l’arrêt m’en sépare,
Pourquoi diffères-tu de me ravir le jour ?
Divinité des ondes,
Vous avez de l’amour ressenti le pouvoir ;
Sortez de vos grottes profondes,
Secourez un amant réduit au désespoir.


Comme il écrivait, il entendit une voix qui attira malgré lui toute son attention, et, voyant que les flots grossissaient, il regardait de tous côtés, lorsqu’il aperçut une femme d’une beauté extraordinaire ; son corps n’était couvert que par ses longs cheveux, qui, doucement agités des zéphyrs, flottaient sur l’onde. Elle tenait un miroir dans l’une de ses mains et un peigne dans l’autre ; une longue queue de poisson avec des nageoires terminait son corps. Le roi demeura bien surpris d’une rencontre si extraordinaire. Dès qu’elle fut à portée de lui parler, elle lui dit : « Je sais le triste état où vous êtes réduit par l’éloignement de votre princesse et par la bizarre passion que la fée du Désert a prise pour vous. Si vous voulez, je vous tirerai de ce lieu fatal où vous languirez peut-être encore plus de trente ans. » Le roi ne savait que répondre à cette proposition : ce n’était pas manque d’envie de sortir de captivité, mais il craignait que la fée du Désert n’eût emprunté cette figure pour le décevoir. Comme il hésitait, la sirène, qui devina ses pensées, lui dit : « Ne croyez pas que ce soit un piège que je vous tends ; je suis de trop bonne foi pour vouloir servir vos ennemis. Le procédé de la fée du Désert et celui du Nain jaune, m’ont aigrie contre eux ; je vois tous les jours votre infortunée princesse ; sa beauté et son mérite me font une égale pitié, et, je vous le répète encore, si vous avez de la confiance en moi, je vous sauverai. — J’y en ai une si parfaite, s’écria le roi, que je ferai tout ce que vous m’ordonnerez. Mais puisque vous avez vu ma princesse, apprenez-moi de ses nouvelles. — Nous perdrions trop de temps à nous en entretenir, lui dit-elle ; venez avec moi, je vais vous porter au château d’acier, et laisser sur ce rivage une figure qui vous ressemblera si fort, que la fée en sera la dupe. »

Elle coupa aussitôt des joncs marins, elle en fit un gros paquet, et soufflant trois fois dessus, elle leur dit : « Joncs marins, mes amis, je vous ordonne de rester étendus sur le sable sans en partir, jusqu’à ce que la fée du Désert vous vienne enlever. » Les joncs parurent couverts de peau, et si semblables au roi des Mines-d’Or, qu’il n’avait jamais vu une chose si surprenante ; ils étaient vêtus d’un habit comme le sien ; ils étaient pâles et défaits, comme s’il se fût noyé ; en même temps, la bonne sirène fit asseoir le roi sur sa grande queue de poisson, et tous les deux voguèrent en pleine mer, avec une égale satisfaction.


Elle resta évanouie pendant tout le chemin (p. 45)

« Je veux bien à présent, lui dit-elle, vous apprendre que, lorsque le méchant Nain jaune eut enlevé Toute-Belle, il la mit, malgré la blessure que la fée du Désert lui avait faite, en trousse derrière lui sur son terrible chat d’Espagne ; elle perdait tant de sang et elle était si troublée de cette aventure, que ses forces l’abandonnèrent ; mais le Nain jaune ne voulut point s’arrêter pour la secourir qu’il ne se vît en sûreté dans son terrible palais d’acier ; elle resta évanouie pendant tout le chemin. Il y fut reçu par les plus belles personnes du monde, qu’il y avait transportées. Chacune à l’envi lui marqua son empressement pour servir la princesse ; elle fut mise dans un lit de drap d’or, chamarré de perles plus grosses que des noix. « Ah ! s’écria le roi des Mines-d’Or, en interrompant la sirène, il l’a épousée ? Je pâme ! je me meurs. — Non, lui dit-elle, seigneur, rassurez-vous, la fermeté de Toute-Belle l’a garantie des violences de cet affreux nain. — Achevez donc ! dit le roi. — Qu’ai-je à vous dire davantage ? continua la sirène. Elle était dans le bois lorsque vous avez passé ; elle vous a vu avec la fée du Désert ; elle était si fardée, qu’elle lui a paru d’une beauté supérieure à la sienne ; son désespoir ne se peut comprendre, elle croit que vous l’aimez. — Elle croit que je l’aime ! justes dieux ! s’écria le roi, dans quelle fatale erreur est-elle tombée, et que dois-je faire pour l’en détromper ? — Consultez votre cœur, répliqua la sirène avec un gracieux sourire ; lorsque l’on est fortement engagé, l’on n’a pas besoin de conseils. » En achevant ces mots, ils arrivèrent au château d’acier ; le côté de la mer était le seul endroit que le Nain jaune n’avait pas revêtu de ces formidables murs qui brûlaient tout le monde.

« Je sais fort bien, dit la sirène au roi, que Toute-Belle est au bord de la même fontaine où vous la vîtes en passant ; mais, comme vous aurez des ennemis à combattre avant que d’y arriver, voici une épée avec laquelle vous pouvez tout entreprendre et affronter les plus grands périls, pourvu que vous ne la laissiez pas tomber. Adieu, je vais me retirer sous le rocher que vous voyez. Si vous avez besoin de moi pour vous conduire plus loin avec votre chère princesse, je ne vous manquerai pas, car la reine sa mère est ma meilleure amie, et c’est pour la servir que je suis venue vous chercher. » En achevant ces mots, elle donna au roi une épée faite d’un seul diamant ; les rayons du soleil brillent moins : il en comprit toute l’utilité, et, ne pouvant trouver des termes assez forts pour lui marquer sa reconnaissance, il la pria d’y vouloir suppléer, en imaginant ce qu’un cœur bien fait est capable de ressentir pour de si grandes obligations.

Il faut dire quelque chose de la fée du Désert. Comme elle ne vit point revenir son aimable amant, elle se hâta de l’aller chercher ; elle fut sur le rivage avec cent filles de sa suite, toutes chargées de présents magnifiques pour le roi. Les unes portaient de grandes corbeilles remplies de diamants ; les autres des vases d’or d’un travail merveilleux ; plusieurs de l’ambre gris, du corail et des perles ; d’autres avaient sur leurs têtes des ballots d’étoffes d’une richesse inconcevable ; quelques autres encore des fruits, des fleurs et jusqu’à des oiseaux. Mais que devint la fée qui marchait après cette galante et nombreuse troupe, lorsqu’elle aperçut les joncs marins, si semblables au roi des Mines-d’Or, que l’on n’y reconnaissait aucune différence. À cette vue, frappée d’étonnement, et de la plus vive douleur, elle jeta un cri si épouvantable qu’il pénétra les cieux, fit trembler les monts, et retentit jusqu’aux enfers. Mégère furieuse, Alecto, Tisiphone, ne sauraient prendre des figures plus redoutables que celle qu’elle prit. Elle se jeta sur le corps du roi, elle pleura, elle hurla, elle mit en pièces cinquante des plus belles personnes qui l’avaient accompagnée, les immolant aux mânes de ce cher défunt. Ensuite elle appela onze de ses sœurs qui étaient fées comme elle, les priant de lui aider à faire un superbe mausolée à ce jeune héros. Il n’y en eut pas une qui ne fût la dupe des joncs marins. Cet événement est assez propre à surprendre, car les fées savaient tout ; mais l’habile sirène en savait encore plus qu’elles.

Pendant qu’elles fournissaient le porphyre, le jaspe, l’agate et le marbre, les statues, les devises, l’or et le bronze, pour immortaliser la mémoire du roi qu’elles croyaient mort, il remerciait l’aimable sirène, la conjurant de lui accorder sa protection ; elle s’y engagea de la meilleure grâce du monde, et disparut à ses yeux. Il n’eut plus rien à faire qu’à s’avancer vers le château d’acier.

Ainsi guidé par son amour, il marcha à grands pas, regardant d’un œil curieux s’il apercevrait son adorable princesse ; mais il ne fut pas longtemps sans occupation ; quatre sphinx terribles l’environnèrent, et, jetant sur lui leurs griffes aiguës, ils l’auraient mis en pièces, si l’épée de diamant n’avait commencé à lui être aussi utile que la sirène l’avait prédit. Il la fit à peine briller aux yeux de ces monstres, qu’ils tombèrent sans force à ses pieds ; il donna à chacun un coup mortel, puis, s’avançant encore, il trouva six dragons couverts d’écailles plus difficiles à pénétrer que le fer. Quelque effrayante que fût cette rencontre, il demeura intrépide, et, se servant de sa redoutable épée, il n’y en eut pas un qu’il ne coupât par la moitié ; il espérait avoir surmonté les plus grandes difficultés, quand il lui en survint une bien embarrassante. Vingt-quatre nymphes belles et gracieuses vinrent à sa rencontre, tenant de longues guirlandes de fleurs dont elles lui fermaient le passage. « Où voulez-vous aller, seigneur ? lui dirent-elles. Nous sommes commises à la garde de ces lieux ; si nous vous laissons passer, il en arriverait à vous et à nous des malheurs infinis ; de grâce, ne vous opiniâtrez point ; voudriez-vous tremper votre main victorieuse dans le sang de vingt-quatre filles innocentes qui ne vous ont jamais causé de déplaisir ? » Le roi, à cette vue, demeura interdit et en suspens ; il ne savait à quoi se résoudre : lui qui faisait profession de respecter le beau sexe et d’en être le chevalier à toute outrance, il fallait que, dans cette occasion, il se portât à le détruire ; mais une voix qu’il entendit le fortifia tout d’un coup. « Frappe ! frappe ! n’épargne rien, lui dit cette voix, ou tu perds ta princesse pour jamais ! »

En même temps sans rien répondre à ces nymphes, il se jette au milieu d’elles, rompt leurs guirlandes, les attaque sans nul quartier, et les dissipe en un moment ; c’était un des derniers obstacles qu’il devait trouver. Il entra dans le petit bois où il avait vu Toute-Belle : elle y était au bord de la fontaine, pâle et languissante. Il l’aborde en tremblant ; il veut se jeter à ses pieds ; mais elle s’éloigne de lui avec autant de vitesse et d’indignation que s’il avait été le Nain jaune. « Ne me condamnez pas sans m’entendre, madame, lui dit-il ; je ne suis ni infidèle ni coupable ; je suis un malheureux qui vous a déjà déplu sans le vouloir. — Ah ! barbare, s’écria-t-elle, je vous ai vu traverser les airs avec une personne d’une beauté extraordinaire ; est-ce malgré vous que vous faisiez ce voyage ? — Oui, princesse, lui dit-il, c’était malgré moi. La méchante fée du Désert ne s’est pas contentée de m’enchaîner à un rocher, elle m’a enlevé dans un char jusqu’à un des bouts de la terre, où je serais encore à languir sans le secours inespéré d’une sirène bienfaisante qui m’a conduit jusqu’ici. Je viens, ma princesse, pour vous arracher des mains qui vous retiennent captive ; ne refusez pas le secours du plus fidèle de tous les amants. » Il se jeta à ses pieds, et l’arrêtant par sa robe, il laissa malheureusement tomber sa redoutable épée. Le Nain jaune, qui se tenait caché sous une laitue, ne la vit pas plus tôt hors de la main du roi, qu’en connaissant tout le pouvoir, il se jeta dessus et s’en saisit.

La princesse poussa un cri terrible en apercevant le nain ; mais ses plaintes ne servirent qu’à aigrir ce petit monstre : avec deux mots de son grimoire, il fit paraître deux géants qui chargèrent le roi de chaînes et de fers. « C’est à présent, dit le nain, que je suis maître de la destinée de mon rival ; mais je lui veux bien accorder la vie et la liberté de partir de ces lieux, pourvu que, sans différer, vous consentiez à m’épouser. — Ah ! que je meure plutôt mille fois ! s’écria l’amoureux roi. — Que vous mouriez, hélas ! dit la princesse ; seigneur, est-il rien de si terrible ? — Que vous deveniez la victime de ce monstre, répliqua le roi, est-il rien de si affreux ! — Mourons donc ensemble ! continua-t-elle. — Laissez-moi, ma princesse, la consolation de mourir pour vous. — Je consens plutôt, dit-elle au nain, à ce que vous souhaitez. — À mes yeux, reprit le roi, à mes yeux, vous en ferez votre époux ! cruelle princesse, la vie me serait odieuse ! — Non, dit le Nain jaune, ce ne sera point à tes yeux que je deviendrai son époux ; un rival aimé m’est trop redoutable. »

En achevant ces mots, malgré les pleurs et les cris de Toute-Belle, il frappa le roi droit au cœur, et l’étendit à ses pieds. La princesse, ne pouvant survivre à son cher amant, se laissa tomber sur son corps, et ne fut pas longtemps sans unir son âme à la sienne. C’est ainsi que périrent ces illustres infortunés, sans que la sirène y pût apporter aucun remède, car la force du charme était dans l’épée de diamant.

Le méchant nain aima mieux voir la princesse privée de vie que de la voir entre les bras d’un autre ; et la fée du Désert ayant appris cette aventure, détruisit le mausolée qu’elle avait élevé, concevant autant de haine pour la mémoire du roi des Mines-d’Or qu’elle avait conçu de passion pour sa personne. La secourable sirène, désolée d’un si grand malheur, ne put rien obtenir du destin, que de les métamorphoser en palmiers. Ces deux corps si parfaits devinrent deux beaux arbres ; conservant toujours un amour fidèle l’un pour l’autre, ils se caressent de leurs branches entrelacées, et immortalisent leurs feux par leur tendre union.


moralité


Tel qui promet dans le naufrage
Une hécatombe aux immortels,
Ne va pas seulement embrasser leurs autels
Quand il se voit sur le rivage.
Chacun promet dans le danger ;
Mais le danger de Toute-Belle
T’apprend à ne point t’engager
Si ton cœur aux serments ne peut être fidèle.


LA BICHE AU BOIS




I l était une fois un roi et une reine dont l’union était parfaite ; ils s’aimaient tendrement, et leurs sujets les adoraient ; mais il manquait à la satisfaction des uns et des autres, de leur voir un héritier. La reine, qui était persuadée que le roi l’aimerait encore davantage si elle en avait un, ne manquait pas, au printemps, d’aller boire des eaux qui étaient excellentes. L’on y venait en foule ; et le nombre d’étrangers était si grand, qu’il s’en trouvait là de toutes les parties du monde.

Il y avait plusieurs fontaines dans un grand bois où l’on allait boire : elles étaient entourées de marbre et de porphyre, car chacun se piquait de les embellir. Un jour que la reine était assise au bord de la fontaine, elle dit à toutes ses dames de s’éloigner et de la laisser seule ; puis elle commença ses plaintes ordinaires : « Ne suis-je pas bien malheureuse, dit-elle, de n’avoir point d’enfant ! les plus pauvres femmes en ont ; il y a cinq ans que j’en demande au ciel : je n’ai pu encore le toucher ; Mourrai-je sans avoir cette satisfaction ? »

Comme elle parlait ainsi, elle remarqua que l’eau de la fontaine s’agitait ; puis une grosse écrevisse parut et lui dit : « Grande reine, vous aurez enfin ce que vous désirez : je vous avertis qu’il y a ici proche un palais superbe que les fées ont bâti ; mais il est impossible de le trouver, parce qu’il est environné de nuées fort épaisses que l’œil d’une personne mortelle ne peut pénétrer. Cependant, comme je suis votre très humble servante, si vous voulez vous fier à la conduite d’une pauvre écrevisse, je m’offre de vous y mener. »

La reine l’écoutait sans l’interrompre, la nouveauté de voir parler une écrevisse l’ayant fort surprise ; elle lui dit qu’elle accepterait avec plaisir ses offres, sans qu’elle ne savait pas aller en reculant comme elle. L’Écrevisse sourit, et sur-le-champ elle prit la figure d’une belle petite vieille. « Eh bien, madame, lui dit-elle, n’allons pas à reculons, j’y consens ; mais surtout regardez-moi comme une de vos amies, car je ne souhaite que ce qui peut vous être avantageux. »

Elle sortit de la fontaine sans être mouillée. Ses habits étaient blancs, doublés de cramoisi, et ses cheveux gris tout renoués de rubans verts. Il ne s’est guère vu de vieille dont l’air fût plus galant. Elle salua la reine et elle en fut embrassée ; et, sans parler davantage, elle la conduisit dans une route du bois qui surprit cette princesse ; car, encore qu’elle y fût venue mille et mille fois, elle n’était jamais entrée dans celle-là. Comment y serait-elle entrée ? c’était le chemin des fées pour aller à la fontaine. Il était ordinairement fermé de ronces et d’épines ; mais quand la reine et sa conductrice parurent, aussitôt les rosiers poussèrent des roses, les jasmins et les orangers entrelacèrent leurs branches pour faire un berceau couvert de feuilles et de fleurs ; la terre fut couverte de violettes ; mille oiseaux différents chantaient à l’envi sur les arbres.

La reine n’était pas encore revenue de sa surprise lorsque ses yeux furent frappés par l’éclat sans pareil d’un palais tout de diamant ; les murs et les toits, les plafonds, les planchers, les degrés, les balcons, jusqu’aux terrasses, tout était de diamants. Dans l’excès de son admiration, elle ne put s’empêcher de pousser un grand cri, et de demander à la galante vieille qui l’accompagnait si ce qu’elle voyait était un songe ou une réalité. « Rien n’est plus réel, madame, » répliqua-t-elle. Aussitôt les portes du palais s’ouvrirent ; il en sortit six fées, mais quelles fées ! les plus belles et les plus magnifiques qui aient jamais paru dans leur empire. Elles vinrent toutes faire une profonde révérence à la reine, et chacune lui présenta une fleur de pierreries pour lui faire un bouquet ; il y avait une rose, une tulipe, une anémone, une ancolie, un œillet et une grenade. « Madame, lui dirent-elles, nous ne pouvons vous donner une plus grande marque de notre considération qu’en vous permettant de nous venir voir ici ; nous sommes bien aises de vous annoncer que vous aurez une belle princesse, que vous nommerez Désirée ; car l’on doit avouer qu’il y a longtemps que vous la désirez. Ne manquez pas, aussitôt qu’elle sera au monde, de nous appeler, parce que nous voulons la douer de toutes sortes de bonnes qualités. Vous n’aurez qu’à prendre le bouquet que nous vous donnons et nommer chaque fleur en pensant à nous ; soyez certaine qu’aussitôt nous serons dans votre chambre. »

La reine, transportée de joie, se jeta à leur cou, et les embrassades durèrent plus d’une grosse demi-heure. Après cela elles prièrent la reine d’entrer dans leur palais, dont on ne peut faire une assez belle description. Elles avaient pris pour le bâtir l’architecte du soleil : il avait fait en petit ce que celui du soleil est en grand. La reine, qui n’en soutenait l’éclat qu’avec peine, fermait à tout moment les yeux. Elles la conduisirent dans leur jardin. Il n’a jamais été de si beaux fruits ; les abricots étaient plus gros que la tête, et l’on ne pouvait manger une cerise sans la couper en quatre ; d’un goût si exquis qu’après que la reine en eut mangé elle ne voulut de sa vie en manger d’autres. Il y avait un verger tout d’arbres factices qui ne laissaient pas d’avoir vie et de croître comme les autres.

De dire tous les transports de la reine, combien elle parla de la petite princesse Désirée, combien elle remercia les aimables personnes qui lui annonçaient une si agréable nouvelle, c’est ce que je n’entreprendrai point ; mais enfin il n’y eut aucun terme de tendresse et de reconnaissance oublié. La fée de la Fontaine y trouva toute la part qu’elle méritait. La reine demeura jusqu’au soir dans le palais. Elle aimait la musique : on lui fit entendre des voix qui lui parurent célestes. On la chargea de présents, et, après avoir remercié ces grandes dames, elle revint avec la fée de la Fontaine.

Toute sa maison était très en peine d’elle : on la cherchait avec beaucoup d’inquiétude, on ne pouvait imaginer en quel lieu elle était : ils craignaient même que quelques étrangers audacieux ne l’eussent enlevée, car elle avait de la beauté et de la jeunesse ; de sorte que chacun témoigna une joie extrême de son retour ; et comme elle ressentait de son côté une satisfaction infinie des bonnes espérances qu’on venait de lui donner, elle avait une conversation agréable et brillante qui charmait tout le monde.

La fée de la Fontaine la quitta proche de chez elle ; les compliments et les caresses redoublèrent à leur séparation, et la reine, étant restée encore huit jours aux eaux ne manqua point de retourner au palais des fées avec sa coquette vieille, qui paraissait d’abord en écrevisse, et puis qui prenait sa forme naturelle.

La reine partit ; elle devint grosse et mit au monde une princesse qu’elle appela Désirée. Aussitôt elle prit le bouquet qu’elle avait reçu ; elle nomma toutes les fleurs l’une après l’autre, et sur-le-champ elle vit arriver les fées. Chacune avait son chariot de différente manière : l’un était d’ébène, tiré par des pigeons blancs ; d’autres d’ivoire, que de petits corbeaux traînaient ; d’autres encore de cèdre et de canambou. C’était là leur équipage d’alliance et de paix ; car, lorsqu’elles étaient fâchées, ce n’était que des dragons volants, que des couleuvres, qui jetaient le feu par la gueule et par les yeux ; que lions, que léopards, que panthères, sur lesquels elles se transportaient d’un bout du monde à l’autre en moins de temps qu’il n’en faut pour dire bonjour ou bonsoir ; mais, cette fois-ci, elles étaient de la meilleure humeur possible.

La reine les vit entrer dans sa chambre avec un air gai et majestueux ; leurs nains et leurs naines les suivaient tout chargés de présents. Après qu’elles eurent embrassé la reine et baisé la petite princesse, elles déployèrent sa layette, dont la toile était si fine et si bonne qu’on pouvait s’en servir cent ans sans l’user : les fées la filaient à leurs heures de loisir. Pour les dentelles, elles surpassaient encore ce que j’ai dit de la toile ; toute l’histoire du monde y était représentée, soit à l’aiguille ou au fuseau. Après cela elles montrèrent les langes et les couvertures, qu’elles avaient brodés exprès ; l’on y voyait représentés mille jeux différents auxquels les enfants s’amusent. Depuis qu’il y a des brodeurs et des brodeuses il ne s’est rien vu de si merveilleux. Mais quand le berceau parut la reine s’écria d’admiration, car il surpassait encore tout ce qu’elle avait vu jusqu’alors. Il était d’un bois si rare, qu’il coûtait cent mille écus la livre. Quatre petits amours le soutenaient, c’étaient quatre chefs-d’œuvre où l’art avait tellement surpassé la matière, quoiqu’elle fût de diamant ou de rubis, que l’on n’en peut assez parler. Ces petits amours avaient été animés par les fées, de sorte que, lorsque l’enfant criait, ils le berçaient et l’endormaient ; cela était d’une commodité merveilleuse pour les nourrices.

Les fées prirent elles-mêmes la petite princesse sur leurs genoux ; elles l’emmaillotèrent et lui donnèrent plus de cent baisers, car elle était déjà si belle, qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer. Elles remarquèrent qu’elle avait besoin de téter ; aussitôt elles frappèrent la terre avec leur baguette, il parut une nourrice telle qu’il la fallait pour cet aimable poupard. Il ne fut plus question que de douer l’enfant : les fées s’empressèrent de le faire. L’une le doua de vertu et l’autre d’esprit ; la troisième d’une beauté miraculeuse ; celle d’après d’une heureuse fortune ; la cinquième lui désira une longue santé, et la dernière, qu’elle fît bien toutes les choses qu’elle entreprendrait.

La reine, ravie, les remerciait mille et mille fois des faveurs qu’elles venaient de faire à la petite princesse, lorsque l’on vit entrer dans la chambre une si grosse écrevisse, que la porte fut à peine assez large pour qu’elle pût passer : « Ah ! trop ingrate reine, dit l’écrevisse, vous n’avez donc pas daigné vous souvenir de moi ? Est-il possible que vous ayez si tôt oublié la fée de la Fontaine, et les bons offices que je vous ai rendus en vous menant chez mes sueurs ? Quoi ! vous les avez toutes appelées, je suis la seule que vous négligez ! Il est certain que j’en avais un pressentiment, et c’est ce qui m’obligea de prendre la figure d’une écrevisse lorsque je vous parlai la première fois, voulant marquer par là que votre amitié au lieu d’avancer reculerait. »

La reine, inconsolable de la faute qu’elle avait faite, l’interrompit, et lui demanda pardon : elle lui dit qu’elle avait cru nommer sa fleur comme celle des autres ; que c’était le bouquet de pierreries qui l’avait trompée ; qu’elle n’était pas capable d’oublier les obligations qu’elle lui avait ; qu’elle la suppliait de ne lui point ôter son amitié, et particulièrement d’être favorable à la princesse. Toutes les fées, qui craignaient qu’elle ne la douât de misères et d’infortunes, secondèrent la reine pour l’adoucir : « Ma chère sœur, lui disaient-elles, que Votre Altesse ne soit point fâchée contre une reine qui n’a jamais eu dessein de vous déplaire ! Quittez, de grâce, cette figure d’écrevisse, faites que nous vous voyions avec tous vos charmes. »

J’ai déjà dit que la fée de la Fontaine était assez coquette, les louanges que ses sœurs lui donnèrent l’adoucirent un peu : « Eh bien ! dit-elle, je ne ferai pas à Désirée tout le mal que j’avais résolu, car assurément j’avais envie de la perdre, et rien n’aurait pu m’en empêcher. Cependant je veux bien vous avertir que si elle voit le jour avant l’âge de quinze ans elle aura lieu de s’en repentir, il lui en coûtera peut-être la vie. »

Les pleurs de la reine et les prières des illustres fées ne changèrent point l’arrêt qu’elle venait de prononcer. Elle se retira à reculons ; car elle n’avait pas voulu quitter sa robe d’écrevisse.


Elle se retira à reculons, car elle n’avait pas voulu quitter sa robe d’écrevisse… (p. 50)

Dès qu’elle fut éloignée de la chambre, la triste reine demanda aux fées un moyen pour préserver sa fille des maux qui la menaçaient. Elles tinrent aussitôt conseil, et enfin après avoir agité plusieurs avis différents, elles s’arrêtèrent à celui-ci : qu’il fallait bâtir un palais sans portes ni fenêtres, y faire une entrée souterraine, et nourrir la princesse dans ce lieu jusqu’à l’âge fatal où elle était menacée.

Trois coups de baguette commencèrent et finirent ce grand édifice. Il était de marbre blanc et vert par dehors ; les plafonds et les planchers de diamant et d’émeraude qui formaient des fleurs, des oiseaux et mille choses agréables. Tout était tapissé de velours de différentes couleurs, brodé de la main des fées ; et comme elles étaient savantes dans l’Histoire, elles s’étaient fait un plaisir de tracer les plus belles et les plus remarquables ; l’avenir n’y était pas moins présent que le passé ; les actions héroïques du plus grand roi du monde remplissaient plusieurs tentures.


Ici du démon de la Thrace
Il a le port victorieux,
Les éclairs redoublés qui partent de ses yeux,
Marquent sa belliqueuse audace.
Là, plus tranquille et plus serein,
Il gouverne la France dans une paix profonde,
Il fait voir par ses lois que le reste du monde
Lui doit envier son destin.
Par les peintres les plus habiles
Il y paraissait peint avec ces divers traits,
Redoutable en prenant des villes,
Généreux en faisant la paix.


Ces sages fées avaient imaginé ce moyen pour apprendre plus aisément à la jeune princesse les divers événements de la vie des héros et des autres hommes.

L’on ne voyait chez elle que par la lumière des bougies, mais il y en avait une si grande quantité, qu’elles faisaient un jour perpétuel. Tous les maîtres dont elle avait besoin pour se rendre parfaite furent conduits en ce lieu ; son esprit, sa vivacité et son adresse prévenaient presque toujours ce qu’ils voulaient lui enseigner ; et chacun d’eux demeurait dans une admiration continuelle des choses surprenantes qu’elle disait, dans un âge où les autres savent à peine nommer leur nourrice ; aussi n’est-on pas douée par les fées, pour demeurer ignorante et stupide.

Si son esprit charmait tous ceux qui l’approchaient, sa beauté n’avait pas des effets moins puissants ; elle ravissait les plus insensibles, et la reine sa mère ne l’aurait jamais quittée de vue, si son devoir ne l’avait pas attachée auprès du roi. Les bonnes fées venaient voir la princesse de temps en temps ; elles lui apportaient des raretés sans pareilles et des habits si bien entendus, si riches et si galants, qu’ils semblaient avoir été faits pour la noce d’une jeune princesse qui n’est pas moins aimable que celle dont je parle ; mais, entre toutes les fées qui la chérissaient, Tulipe l’aimait davantage, et recommandait plus soigneusement à la reine de ne lui pas laisser voir le jour avant qu’elle eût quinze ans : « Notre sœur de la Fontaine est vindicative, lui disait-elle, quelque intérêt que nous prenions en cet enfant, elle lui fera du mal, si elle peut, ainsi, madame, vous ne sauriez être trop vigilante là-dessus. » La reine lui promettait de veiller sans cesse à une affaire si importante ; mais comme sa chère fille approchait du temps où elle devait sortir de ce château, elle la fit peindre. Son portrait fut porté dans les plus grandes cours de l’univers. À sa vue il n’y eut aucun prince qui se défendît de l’admirer ; mais il y en eut un qui en fut si touché, qu’il ne pouvait plus s’en séparer. Il le mit dans son cabinet, il s’enfermait avec lui, et, lui parlant comme s’il eût été sensible, et qu’il eût pu l’entendre, il lui disait les choses du monde les plus passionnées.

Le roi, qui ne voyait presque plus son fils, s’informa de ses occupations, et de ce qui pouvait l’empêcher de paraître aussi gai qu’à son ordinaire. Quelques courtisans, trop empressés de parler, car il y en a plusieurs de ce caractère, lui dirent qu’il était à craindre que le prince ne perdît l’esprit, parce qu’il demeurait des jours entiers enfermé dans son cabinet, où l’on entendait qu’il parlait seul comme s’il eût été avec quelqu’un.

Le roi reçut cet avis avec inquiétude. « Est-il possible, disait-il à ses confidents, que mon fils perde la raison ? Il en a toujours tant marqué ! Vous savez l’admiration qu’on a eue pour lui jusqu’à présent, et je ne trouve encore rien d’égaré dans ses yeux ; il me paraît seulement plus triste. Il faut que je l’entretienne ; je démêlerai peut-être de quelle sorte de folie il est attaqué. »

En effet, il l’envoya quérir, il commanda qu’on se retirât, et après lui avoir parlé de plusieurs choses auxquelles il n’avait pas une grande attention et auxquelles aussi il répondait assez mal, le roi lui demanda ce qu’il pouvait avoir pour que son humeur et sa personne fussent si changées. Le prince, croyant ce moment favorable, se jeta à ses pieds : « Vous avez résolu, lui dit-il, de me faire épouser la princesse Noire ; vous trouvez des avantages dans son alliance que je ne puis vous promettre dans celle de la princesse Désirée ; mais, seigneur, je trouve des charmes dans celle-ci que je ne rencontrerai point dans l’autre. — Et où les avez-vous vues ? dit le roi. — Les portraits de l’une et de l’autre m’ont été apportés, répliqua le prince Guerrier (c’est ainsi qu’on le nommait depuis qu’il avait gagné trois grandes batailles) ; je vous avoue que j’ai pris une si forte passion pour la princesse Désirée, que si vous ne retirez les paroles que vous avez données à la Noire, il faut que je meure, heureux de cesser de vivre, en perdant l’espérance d’être à ce que j’aime.

— C’est donc avec son portrait, reprit gravement le roi, que vous prenez en gré de faire des conversations qui vous rendent ridicule à tous les courtisans ? Ils vous croient insensé, et si vous saviez ce qui m’est revenu là-dessus, vous auriez honte de marquer tant de faiblesse. — Je ne puis me reprocher une si belle flamme, répondit-il, lorsque vous aurez vu le portrait de cette charmante princesse, vous approuverez ce que je sens pour elle. — Allez donc le quérir tout à l’heure, » dit le roi, avec un air d’impatience qui faisait assez connaître son chagrin. Le prince en aurait eu de la peine, s’il n’avait pas été certain que rien au monde ne pouvait égaler la beauté de Désirée. Il courut dans son cabinet et revint chez le roi ; il demeura presque aussi enchanté que son fils : « Ah ! dit-il, mon cher Guerrier, je consens à ce que vous souhaitez ; je rajeunirai lorsque j’aurai une si aimable princesse à ma cour. Je vais dépêcher sur-le-champ des ambassadeurs à celle de la Noire pour retirer ma parole : quand je devrais avoir une rude guerre contre elle, j’aime mieux m’y résoudre. »

Le prince baisa respectueusement les mains de son père, et lui embrassa plus d’une fois les genoux. Il avait tant de joie, qu’on le reconnaissait à peine : il pressa le roi de dépêcher des ambassadeurs, non seulement à la Noire, mais aussi à la Désirée, et il souhaita qu’il choisît pour cette dernière l’homme le plus capable et le plus riche, parce qu’il fallait paraître dans une occasion si célèbre, et persuader ce qu’il désirait. Le roi jeta les yeux sur Becafigue ; c’était un jeune seigneur très éloquent, qui avait cent millions de rentes. Il aimait passionnément le prince Guerrier, il fit pour lui plaire le plus grand équipage et la plus belle livrée qu’il put imaginer. Sa diligence fut extrême, car l’amour du prince augmentait chaque jour, et sans cesse il le conjurait de partir. « Songez, lui disait-il confidemment, qu’il y va de ma vie ; que je perds l’esprit, lorsque je pense que le père de cette princesse peut prendre des engagements avec quelqu’un d’autre, sans vouloir les rompre en ma faveur, et que je la perdrais pour jamais. » Becafigue le rassurait afin de gagner du temps, car il était bien aise que sa dépense lui fît honneur. Il mena quatre-vingt carrosses tout brillants d’or et de diamants ; la miniature la mieux finie n’approche pas de celle qui les ornait. Il y avait cinquante autres carrosses, vingt-quatre mille pages à cheval, plus magnifiques que des princes, et le reste de ce grand cortège ne se démentait en rien.


…Souvenez-vous, mon cher Becafigue, lui dit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier… (p. 51)

Lorsque l’ambassadeur prit son audience de congé du prince, il l’embrassa étroitement : « Souvenez-vous, mon cher Becafigue, lui dit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier ; n’oubliez rien pour persuader, et amenez l’aimable princesse que j’adore. » Il le chargea aussitôt de mille présents, où la galanterie égalait la magnificence : ce n’étaient que devises amoureuses gravées sur des cachets de diamants, des montres dans des escarboucles, chargées des chiffres de Désirée : des bracelets de rubis, taillés en cœur. Enfin que n’avait-il pas imaginé pour lui plaire !

L’ambassadeur portait le portrait de ce jeune prince, qui avait été peint par un homme si savant, qu’il parlait et faisait de petits compliments pleins d’esprit. À la vérité il ne répondait pas à tout ce qu’on lui disait, mais il ne s’en fallait guère. Becafigue promit au prince de ne rien négliger pour sa satisfaction, et il ajouta qu’il portait tant d’argent, que si on lui refusait la princesse, il trouverait le moyen de gagner quelqu’une de ses femmes et de l’enlever. « Ah ! s’écria le prince, je ne puis m’y résoudre, elle serait offensée d’un procédé si peu respectueux. » Becafigue ne répondit rien là-dessus et partit.

Le bruit de son voyage prévint son arrivée ; le roi et la reine en furent ravis ; ils estimaient beaucoup son maître et savaient les grandes actions du prince Guerrier ; mais ce qu’ils connaissaient encore mieux, c’était son mérite personnel ; de sorte que quand ils auraient cherché dans tout l’univers un mari pour leur fille, ils n’auraient su en trouver un plus digne d’elle. On prépara un palais pour loger Becafigue et l’on donna tous les ordres nécessaires pour que la cour parût dans la dernière magnificence.

Le roi et la reine avaient résolu que l’ambassadeur verrait Désirée ; mais la fée Tulipe vint trouver la reine, et lui dit : « Gardez-vous bien, madame, de mener Becafigue chez notre enfant (c’est ainsi qu’elle nommait la princesse) ; il ne faut pas qu’il la voie sitôt, et ne consentez point à l’envoyer chez le roi qui la demande, qu’elle n’ait passé quinze ans ; car je suis assurée que si elle part plus tôt il lui arrivera quelque malheur. » La reine embrassa la bonne Tulipe, elle lui promit de suivre ses conseils, et sur-le-champ elles allèrent voir la princesse.

L’ambassadeur arriva, son équipage demeura vingt-trois heures à passer ; car il avait six cent mille mulets, dont les clochettes et les fers étaient d’or, leurs couvertures de velours et de brocard en broderie de perles. C’était un embarras sans pareil dans les rues : tout le monde était accouru pour le voir. Le roi et la reine allèrent au-devant de lui, tant ils étaient aises de sa venue. Il est inutile de parler de la harangue qu’il fit et des cérémonies qui se passèrent de part et d’autre : on peut assez les imaginer ; mais lorsqu’il demanda à saluer la princesse, il demeura bien surpris que cette grâce lui fût déniée. « Si nous vous refusons, lui dit le roi, seigneur Becafigue, une chose qui paraît si juste, ce n’est point par un caprice qui nous soit particulier, il faut vous raconter l’étrange aventure de notre fille, afin que vous y preniez part. Une fée au moment de sa naissance la prit en aversion, et la menaça d’un très grande infortune, si elle voyait le jour avant l’âge de quinze ans. Nous la tenons dans un palais où les plus beaux appartements sont sous terre. Comme nous étions dans la résolution de vous y mener, la fée Tulipe nous a prescrit de n’en rien faire. — Eh ! quoi, sire, répliqua l’ambassadeur, aurai-je le chagrin de m’en retourner sans elle ? Vous l’accordez au roi mon maître pour son fils, elle est attendue avec mille impatiences ; est-il possible que vous vous arrêtiez à des bagatelles comme sont les prédictions des fées ? Voilà le portrait du prince Guerrier que j’ai ordre de lui présenter ; il est si ressemblant que je crois le voir lui-même lorsque je le regarde. » Il le déploya aussitôt ; le portrait, qui n’était instruit que pour parler à la princesse, dit : « Belle Désirée, vous ne pouvez imaginer avec quelle ardeur je vous attends : venez bientôt dans notre cour l’orner des grâces qui vous rendent incomparable. » Le portrait ne dit plus rien ; le roi et la reine demeurèrent si surpris, qu’ils prièrent Becafigue de le leur donner pour le porter à la princesse ; il en fut ravi, et le remit entre leurs mains.


Quand elle lui montra le portrait du prince qui parlait, et qui lui fit un compliment… (p. 52)

La reine n’avait point encore parlé jusqu’alors à sa fille de ce qui se passait ; elle avait même défendu aux dames qui étaient auprès d’elle de lui rien dire de l’arrivée de l’ambassadeur : elles ne lui avaient pas obéi, et la princesse savait qu’il s’agissait d’un grand mariage ; mais elle était si prudente, qu’elle n’en avait rien témoigné à sa mère. Quand elle lui montra le portrait du prince qui parlait, et qui lui fit un compliment aussi tendre que galant, elle en fut fort surprise ; car elle n’avait rien vu d’égal à cela, et la bonne mine du prince, l’air d’esprit, la régularité de ses traits, ne l’étonnaient pas moins que ce que disait le portrait. « Seriez-vous fâchée, lui dit la reine en riant, d’avoir un époux qui ressemblât à ce prince ? — Madame, répliqua-t-elle, ce n’est point à moi à faire un choix ; ainsi je serai toujours contente de celui que vous me destinerez. — Mais enfin, ajouta la reine, si le sort tombait sur lui, ne vous estimeriez-vous pas heureuse ? » Elle rougit, baissa les veux et ne répondit rien. La reine la prit entre ses bras et la baisa plusieurs fois. Elle ne put s’empêcher de verser des larmes lorsqu’elle pensa qu’elle était sur le point de la perdre,


L’ambassadeur, voyant qu’il faisait des instances inutiles…

car il ne s’en fallait plus que trois mois qu’elle n’eût quinze ans ; et, cachant son déplaisir, elle lui déclara tout ce qui la regardait dans l’ambassade du célèbre Becafigue ; elle lui donna même les raretés qu’il avait apportées pour lui présenter. Elle les admira, elle loua avec beaucoup de goût ce qu’il y avait de plus curieux ; mais de temps en temps ses regards s’échappaient pour s’attacher sur le portrait du prince, avec un plaisir qui lui avait été inconnu jusqu’alors.

L’ambassadeur, voyant qu’il faisait des instances inutiles pour qu’on lui donnât la princesse, et qu’on se contentait de lui promettre, mais si solennellement qu’il n’y avait pas lieu d’en douter, demeura peu auprès du roi et retourna en poste rendre compte à ses maîtres de sa négociation.

Quand le prince sut qu’il ne pouvait espérer sa chère Désirée de plus de trois mois, il fit des plaintes qui affligèrent toute la cour. Il ne dormait plus, il ne mangeait point ; il devint triste et rêveur ; la vivacité de son teint se changea en couleur de soucis. Il demeurait des jours entiers couché sur un canapé dans son cabinet à regarder le portrait de sa princesse ; il lui écrivait à tous moments et présentait les lettres à ce portrait, comme s’il eût été capable de les lire. Enfin ses forces diminuèrent peu à peu, il tomba dangereusement malade, et pour en deviner la cause il ne fallait ni médecins ni docteurs.

Le roi se désespérait. Il aimait son fils plus tendrement que jamais père n’a aimé le sien. Il se trouvait sur le point de le perdre. Quelle douleur pour un père ! Il ne voyait aucun remède qui pût guérir le prince. Il souhaitait Désirée ; sans elle il fallait mourir. Il prit donc la résolution, dans une si grande extrémité, d’aller trouver le roi et la reine qui l’avaient promise, pour les conjurer d’avoir pitié de l’état où le prince était réduit, et de ne plus différer un mariage qui ne se ferait jamais s’ils voulaient obstinément attendre que la princesse eût quinze ans.

Cette démarche était extraordinaire ; mais elle l’aurait été bien davantage s’il eût laissé périr un fils si aimable et si cher. Cependant il se trouva une difficulté qui était insurmontable : c’est que son grand âge ne lui permettait que d’aller en litière, et cette voiture s’accordait mal avec l’impatience de son fils ; de sorte qu’il envoya en poste le fidèle Becafigue, et il écrivit les lettres du monde les plus touchantes pour engager le roi et la reine à ce qu’il souhaitait.

Pendant ce temps, Désirée n’avait guère moins de plaisir à voir le portrait du prince, qu’il en avait à regarder le sien. Elle allait à tous moments dans le lieu où il était ; et quelque soin qu’elle prît de cacher ses sentiments, on ne laissait pas de les pénétrer. Entre autres, Giroflée et Longue-Épine, qui étaient ses filles d’honneur, s’aperçurent des petites inquiétudes qui commençaient à la tourmenter. Giroflée l’aimait passionnément et lui était fidèle ; Longue-Épine de tout temps sentait une jalousie secrète de son mérite et son rang. Sa mère avait élevé la princesse ; après avoir été sa gouvernante, elle devint sa dame d’honneur ; elle aurait dû l’aimer comme la chose du monde la plus aimable, quoiqu’elle chérissait sa fille jusqu’à la folie ; et voyant la haine qu’elle avait pour la belle princesse, elle ne pouvait lui vouloir du bien.

L’ambassadeur que l’on avait dépêché à la cour de la princesse Noire ne fut pas bien reçu lorsqu’on apprit le compliment dont il était chargé. Cette Éthiopienne était la plus vindicative créature du monde ; elle trouva que c’était la traiter cavalièrement, après avoir pris des engagements avec elle, de lui envoyer dire ainsi qu’on la remerciait. Elle avait vu un portrait du prince dont elle s’était entêtée, et les Éthiopiennes, quand elles se mêlent d’aimer, aiment avec plus d’extravagance que les autres. « Comment, monsieur l’ambassadeur, dit-elle, est-ce que votre maître ne me croit pas assez riche et assez belle ? promenez-vous dans mes États, vous trouverez qu’il n’en est guère de plus vastes ; venez dans mon trésor royal voir plus d’or que toutes les mines du Pérou n’en ont jamais fourni ; enfin regardez la noirceur de mon teint, ce nez écrasé, ces grosses lèvres ; n’est-ce pas ainsi qu’il faut être pour être belle ? — Madame, répondit l’ambassadeur, qui craignait les bastonnades plus que tous ceux qu’on envoie à la Porte, je blâme mon maître, autant qu’il est permis à un sujet ; et si le Ccel m’avait mis sur le premier trône de l’univers, je sais vraiment bien à qui je l’offrirais. — Cette parole vous sauvera la vie, lui dit-elle, j’avais résolu de commencer ma vengeance sur vous ; mais il y aurait de l’injustice, puisque vous n’êtes pas cause du mauvais procédé de votre prince. Allez lui dire qu’il me fait plaisir de rompre avec moi, parce que je n’aime pas les malhonnêtes gens. » L’ambassadeur qui ne demandait pas mieux que son congé, l’eut à peine obtenu qu’il en profita.

Mais l’Éthiopienne était trop piquée contre le prince Guerrier pour lui pardonner. Elle monta dans un char d’ivoire traîné par six autruches qui faisaient dix lieues par heure. Elle se rendit au palais de la fée de la Fontaine ; c’était sa marraine et sa meilleure amie. Elle lui raconta son aventure et la pria avec les dernières instances de servir son ressentiment. La fée fut sensible à la douleur de sa filleule ; elle regarda dans le livre qui dit tout, et elle connut aussitôt que le prince Guerrier ne quittait la princesse Noire que pour la princesse Désirée, qu’il l’aimait éperdument, et qu’il était même malade de la seule impatience de la voir. Cette connaissance ralluma sa colère, qui était presque éteinte, et comme elle ne l’avait point vue depuis le moment de sa naissance, il est à croire qu’elle aurait négligé de lui faire du mal, si la vindicative Noiron ne l’en avait pas conjurée : « Quoi ! s’écria-t-elle, cette malheureuse Désirée veut donc toujours me déplaire ? Non, charmante princesse, non, ma mignonne, je ne souffrirai pas qu’on te fasse un affront ; les cieux et tous les éléments s’intéressent dans cette affaire. Retourne chez toi et te repose sur ta chère marraine. » La princesse Noire la remercia ; elle lui fit des présents de fleurs et de fruits, qu’elle reçut fort agréablement.

L’ambassadeur Becafigue s’avançait en toute diligence vers la ville capitale où le père de Désirée faisait son séjour. Il se jeta aux pieds du roi et de la reine ; il versa beaucoup de larmes et leur dit, dans les termes les plus touchants, que le prince Guerrier mourrait s’ils lui retardaient plus longtemps le plaisir de voir la princesse leur fille ; qu’il ne s’en fallait plus que trois mois qu’elle n’eût quinze ans, qu’il ne lui pouvait rien arriver de fâcheux dans un espace si court ; qu’il prenait la liberté de les avertir qu’une si grande crédulité pour de petites fées faisait tort à la majesté royale. Enfin il harangua si bien qu’il eut le don de persuader. L’on pleura avec lui, se représentant le triste état où le jeune prince était réduit, et puis on lui dit qu’il fallait quelques jours pour se déterminer et lui répondre. Il repartit qu’il ne pouvait donner que quelques heures ; que son maître était à l’extrémité ; qu’il s’imaginait que la princesse le haïssait, et que c’était elle qui retardait son voyage. On l’assura donc que le soir il saurait ce qu’on pouvait faire.

La reine courut au palais de sa chère fille ; elle lui conta tout ce qui se passait. Désirée sentit alors une douleur sans pareille ; son cœur se serra, elle s’évanouit, et la reine connut les sentiments qu’elle avait pour le prince. « Ne vous affligez point, ma chère enfant, lui dit-elle, vous pouvez tout pour sa guérison ; je ne suis inquiète que pour les menaces que la fée de la Fontaine fit à votre naissance. — Je me flatte, madame, répliqua-t-elle, qu’en prenant quelques mesures nous tromperons la méchante fée. Par exemple, ne pourrais-je pas aller dans un carrosse tout fermé où je ne verrais point le jour ? On l’ouvrirait la nuit pour nous donner à manger ; ainsi j’arriverais heureusement chez le prince Guerrier. »

La reine goûta beaucoup cet expédient, elle en fit part au roi qui l’approuva aussi ; de sorte qu’on envoya dire à Becafigue de venir promptement, et il reçut des assurances certaines que la princesse partirait au plutôt, qu’ainsi il n’avait qu’à s’en retourner, pour donner cette bonne nouvelle à son maître ; et que, pour se hâter davantage, on négligerait de lui faire l’équipage et les riches habits qui convenaient à son rang. L’ambassadeur, transporté de joie, se jeta encore aux pieds de Leurs Majestés pour les remercier. Il partit ensuite sans avoir vu la princesse.

La séparation du roi et de la reine lui aurait semblé insupportable, si elle avait été moins prévenue en faveur du prince : mais il est de certains sentiments qui étouffent presque tous les autres. On lui fit un carrosse de velours vert par dehors, orné de grandes plaques d’or, et par dedans, de brocard argent et couleur de rose rebrodé ; il n’y avait aucune glace ; il était fort grand, il fermait mieux qu’une boîte, et un seigneur des premiers du royaume fut chargé des clefs qui ouvraient les serrures qu’on avait mises aux portières.

Autour d’elle on voyait les Grâces,
Les ris, les plaisirs et les jeux.
Et les Amours respectueux
Empressés à suivre ses traces ;
Elle avait l’air majestueux,
Avec une douceur céleste.
Elle s’attirait tous les vœux
Sans compter ici tout le reste,
Elle avait les mêmes attraits
Que fit briller Adélaïde,
Quand, l’hymen lui servant de guide,
Elle vint dans ces lieux pour cimenter la paix.


L’on nomma peu d’officiers pour l’accompagner, afin qu’une nombreuse suite n’embarrassât point ; et après lui avoir donné les plus belles pierreries du monde et quelques habits très riches, après, dis-je, des adieux qui pensèrent faire étouffer le roi, la reine et toute la cour, à force de pleurer, on l’enferma dans le carrosse sombre avec sa dame d’honneur, Longue-Épine et Giroflée.

On a peut-être oublié que Longue-Épine n’aimait point la princesse Désirée ; mais elle aimait fort le prince Guerrier, car elle avait vu son portrait parlant. Le trait qui l’avait blessé était si vif, qu’étant sur le point de partir elle dit à sa mère qu’elle mourrait si le mariage de la princesse s’accomplissait, et que, si elle voulait la conserver, il fallait absolument qu’elle trouvât un moyen de rompre cette affaire. La dame d’honneur lui dit de ne se point affliger, qu’elle tâcherait de remédier à sa peine, en la rendant heureuse.

Lorsque la reine envoya sa chère enfant, elle la recommanda au-delà de tout ce qu’on peut dire à cette mauvaise femme. « Quel dépôt ne vous confié-je pas ? lui dit-elle ; c’est plus que ma vie. Prenez soin de la santé de ma fille ; mais surtout, soyez soigneuse d’empêcher qu’elle ne voie le jour, tout serait perdu. Vous savez de quels maux elle est menacée, et je suis convenue avec l’ambassadeur du prince Guerrier que, jusqu’à ce qu’elle ait quinze ans, on la mettrait dans un château, où elle ne verra aucune lumière que celle des bougies. » La reine combla cette dame de présents, pour l’engager à une plus grande exactitude. Elle lui promit de veiller à la conservation de la princesse et de lui en rendre bon compte aussitôt qu’elles seraient arrivées.

Ainsi le roi et la reine, se reposant sur ses soins, n’eurent point d’inquiétude pour leur chère fille ; cela servit en quelque façon à modérer la douleur que son éloignement leur causait. Mais Longue-Épine, qui apprenait tous les soirs, par les officiers de la princesse qui ouvraient le carrosse pour lui servir à souper, que l’on approchait de la ville où elles étaient attendues, pressait sa mère d’exécuter son dessein, craignant que le roi ou le prince ne vinssent au-devant d’elle, et qu’il ne fût plus temps ; de sorte qu’environ l’heure de midi, où le soleil darde ses rayons avec force, elle coupa tout d’un coup l’impériale du carrosse où elles étaient renfermées, avec un grand couteau fait exprès qu’elle avait apporté. Alors pour la première fois la princesse Désirée vit le jour. À peine l’eut-elle regardé et poussé un profond soupir, qu’elle se précipita du carrosse sous la forme d’une biche blanche, et se mit à courir jusqu’à la forêt prochaine, où elle s’enfonça dans un lieu sombre, pour y regretter, sans témoins, la charmante figure qu’elle venait de perdre.

La fée de la Fontaine, qui conduisait cette étrange aventure, voyant que tous ceux qui accompagnaient la princesse se mettaient en devoir, les uns de la suivre et les autres d’aller à la ville, pour avertir le prince Guerrier du malheur qui venait d’arriver, sembla aussitôt bouleverser la nature ; les éclairs et le tonnerre effrayèrent les plus assurés, et par son merveilleux savoir, elle transporta tous ces gens fort loin, afin de les éloigner du lieu où leur présence lui déplaisait.

Il ne resta que la dame d’honneur, Longue-Épine et Giroflée. Celle-ci courut après sa maîtresse, faisant retentir les bois et les rochers de son nom et de ses plaintes. Les deux autres, ravies d’être en liberté, ne perdirent pas un moment à faire ce qu’elles avaient projeté. Longue-Épine mit les plus riches habits de Désirée. Le manteau royal qui avait été fait pour ses noces était d’une richesse sans pareille, et la couronne avait des diamants deux ou trois fois gros comme le poing ; son sceptre était d’un seul rubis ; le globe qu’elle tenait dans l’autre main, d’une perle plus grosse que la tête. Cela était rare et très lourd à porter ; mais il fallait persuader qu’elle était la princesse, et ne rien négliger de tous les ornements royaux.

En cet équipage, Longue-Épine suivie de sa mère qui portait la queue de son manteau, s’achemina vers la ville. Cette fausse princesse marchait gravement, elle ne doutait pas que l’on ne vînt les recevoir ; et en effet elles n’étaient guère avancées quand elles aperçurent un gros de cavalerie, et, au milieu, deux litières brillantes d’or et de pierreries, portées par des mulets ornés de longs panaches de plumes vertes (c’était la couleur favorite de la princesse). Le roi, qui était dans l’une, et le prince malade dans l’autre, ne savaient que juger de ces dames qui venaient à eux. Les plus empressés galopèrent vers elles, et jugèrent par la magnificence de leurs habits qu’elles devaient être des personnes de distinction. Ils mirent pied à terre et les abordèrent respectueusement. « Obligez-moi de m’apprendre, leur dit Longue-Épine, qui est dans ces litières ? — Mesdames, répliquèrent-ils, c’est le roi et le prince son fils, qui viennent au-devant de la princesse Désirée. — Allez, je vous prie, leur dire, continua-t-elle, que la voici. Une fée jalouse de mon bonheur a dispersé tous ceux qui m’accompagnaient, par une centaine de coups de tonnerre, d’éclairs et de prodiges surprenants ; mais voici ma dame d’honneur, qui est chargée des lettres du roi mon père et de mes pierreries. »

Aussitôt ces cavaliers lui baisèrent le bas de sa robe, et furent en diligence annoncer au roi que la princesse approchait. « Comment ! s’écria-t-il, elle vient à pied en plein jour ! » Ils lui racontèrent ce qu’elle leur avait dit. Le prince, brûlant d’impatience, les appela, et sans leur faire aucune question : « Avouez, leur dit-il, que c’est un prodige de beauté, un miracle, une princesse toute accomplie. » Ils ne répondirent rien, et surprirent le prince : « Pour avoir trop à louer, continua-t-il, vous aimez mieux vous taire. — Seigneur, vous l’allez voir, lui dit le plus hardi d’entre eux ; apparemment que la fatigue du voyage l’a changée. » Le prince demeura surpris ; s’il avait été moins faible, il se serait précipité de la litière, pour satisfaire son impatience et sa curiosité. Le roi descendit de la sienne, et s’avançant avec toute la cour, il joignit la fausse princesse ; mais aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur elle, il poussa un grand cri ; et reculant de quelques pas : « Que vois-je ? dit-il. Quelle perfidie ! — Sire, dit la dame d’honneur en s’avançant hardiment, voici la princesse Désirée avec les lettres du roi et de la reine ; je remets aussi entre vos mains la cassette de pierreries dont ils me chargèrent en partant. »

Le roi gardait à tout cela un morne silence, et le prince, s’appuyant sur Becafigue, s’approcha de Longue-Épine. Ô dieux ! que devint-il après avoir considéré cette fille, dont la taille extraordinaire faisait peur ! Elle était si grande, que les habits de la princesse lui couvraient à peine les genoux ; sa maigreur affreuse ; son nez, plus crochu que celui d’un perroquet, brillait d’un rouge luisant ; il n’a jamais été des dents plus noires et plus mal rangées. Enfin elle était aussi laide que Désirée était belle.

Le prince, qui n’était occupé que de la charmante idée de sa princesse, demeura transi et comme immobile à la vue de celle-ci ; il n’avait pas la force de proférer une parole, il la regardait avec étonnement, et s’adressant ensuite au roi : « Je suis trahi, lui dit-il ; ce merveilleux portrait sur lequel j’engageai ma liberté n’a rien de la personne qu’on nous envoie. L’on a cherché à nous tromper ; l’on y a réussi, il m’en coûtera la vie. — Comment l’entendez-vous, seigneur ? dit Longue-Épine ; l’on a cherché à vous tromper ? Sachez que vous ne le serez jamais en m’épousant. » Son effronterie et sa fierté n’avaient pas d’exemples. La dame d’honneur renchérissait encore par dessus : « Ah ! ma belle princesse, s’écriait-elle, où sommes-nous venues ? Est-ce ainsi que l’on reçoit une personne de votre rang ? Quelle inconstance ! quel procédé ! Le roi votre père en saura bien tirer raison. — C’est nous qui nous la ferons faire, répliqua le roi ; il nous avait promis une belle princesse, il nous envoie un squelette, une momie qui fait peur. Je ne m’étonne plus qu’il ait gardé ce beau trésor caché pendant quinze ans ; il voulait attraper quelque dupe, c’est sur nous que le sort a tombé : mais il n’est pas impossible de s’en venger.

— Quels outrages ! s’écria la fausse princesse ; ne suis-je pas bien malheureuse d’être venue sur la parole de telles gens ! Voyez que l’on a grand tort de s’être fait peindre un peu plus belle que l’on n’est : cela n’arrive-t-il pas tous les jours ? Si pour tels inconvénients, les princes renvoyaient leurs fiancées, peu se marieraient. »

Le roi et le prince, transportés de colère, ne daignèrent pas lui répondre, ils remontèrent chacun dans leur litière ; et sans autre cérémonie, un garde du corps mit la princesse en trousse derrière lui, et la dame d’honneur fut traitée de même. On les mena dans la ville ; par ordre du roi elles furent enfermées dans le château des trois Pointes.

Le prince Guerrier avait été si accablé du coup qui venait de le frapper, que son affliction s’était toute renfermée dans son cœur. Lorsqu’il eut assez de force pour se plaindre, que ne dit-il pas sur sa cruelle destinée ! Il était toujours amoureux, et n’avait pour tout objet de sa passion qu’un portrait. Ses espérances ne subsistaient plus, toutes ses idées si charmantes qu’il s’était faites sur la princesse Désirée se trouvaient échouées. Il aurait mieux aimé mourir que d’épouser celle qu’il prenait pour elle. Enfin, jamais désespoir n’a été égal au sien : il ne pouvait plus souffrir la cour, et il résolut, dès que sa santé put lui permettre, de s’en aller secrètement et de se rendre dans quelque lieu solitaire pour y passer le reste de sa triste vie.

Il ne communiqua son dessein qu’au fidèle Becafigue ; il était bien persuadé qu’il le suivrait partout, et il le choisit pour parler avec lui plus souvent qu’avec un autre du mauvais tour qu’on lui avait joué. À peine commença-t-il à se porter mieux, qu’il partit et laissa une grande lettre pour le roi sur la table de son cabinet, l’assurant qu’aussitôt que son esprit serait un peu tranquillisé il reviendrait auprès de lui ; mais qu’il le suppliait, en attendant, de penser à leur commune vengeance et de retenir toujours la laide princesse prisonnière.

Il est aisé de juger de la douleur qu’eut le roi lorsqu’il reçut cette lettre. La séparation d’un fils si cher pensa le faire mourir. Pendant que tout le monde était occupé à le consoler, le prince et Becafigue s’éloignaient, et au bout de trois jours ils se trouvèrent dans une vaste forêt, si sombre par l’épaisseur des arbres, si agréable par la fraîcheur de l’herbe et des ruisseaux qui coulaient de tous côtés, que le prince fatigué de la longueur du chemin, car il était encore malade, descendit de cheval et se jeta tristement sur la terre, sa main sous sa tête, ne pouvant presque parler, tant il était faible. « Seigneur, lui dit Becafigue, pendant que vous allez vous reposer, je vais chercher quelques fruits pour vous rafraîchir et reconnaître un peu les lieux où nous sommes. » Le prince ne lui répondit rien, il lui témoigna seulement par un signe qu’il le pouvait.

Il y a longtemps que nous avons laissé la biche au bois, je veux parler de l’incomparable princesse. Elle pleura en biche désolée, lorsqu’elle vit sa figure dans une fontaine qui lui servit de miroir : « Quoi ! c’est moi ! disait-elle. C’est aujourd’hui que je me trouve réduite à subir la plus étrange aventure qui puisse arriver du règne des fées à une innocente princesse telle que je suis ! Combien durera ma métamorphose ? Où me retirer pour que les lions, les ours et les loups ne me dévorent point ? Comment pourrai-je manger de l’herbe ? » Enfin elle se faisait mille questions et ressentait la plus cruelle douleur qu’il est possible. Il est vrai que si quelque chose pouvait la consoler, c’est qu’elle était une aussi belle biche, qu’elle avait été belle princesse.

La faim pressant Désirée, elle brouta l’herbe de bon appétit, et demeura surprise que cela pût être. Ensuite elle se coucha sur la mousse ; la nuit la surprit, elle la passa avec des frayeurs inconcevables. Elle entendait les bêtes féroces proche d’elle, et souvent, oubliant qu’elle était biche, elle essayait de grimper sur un arbre. La clarté du jour la rassura un peu ; elle admirait sa beauté, et le soleil lui paraissait quelque chose de si merveilleux qu’elle ne se lassait point de le regarder ; tout ce qu’elle en avait entendu dire lui semblait fort au-dessous de ce qu’elle voyait. C’était l’unique consolation qu’elle pouvait trouver dans un lieu si désert ; elle y resta toute seule pendant plusieurs jours.

La fée Tulipe, qui avait toujours aimé cette princesse, ressentait vivement son malheur ; mais elle avait un véritable dépit que la reine et elle eussent fait si peu de cas de ses avis, car elle leur avait dit plusieurs fois, que si la princesse partait avant que d’avoir quinze ans elle s’en trouverait mal ; cependant elle ne voulait point l’abandonner aux furies de la fée de la Fontaine, et ce fut elle qui conduisit les pas de Giroflée vers la forêt, afin que cette nouvelle confidente pût la consoler dans sa disgrâce.

Cette belle biche passait doucement le long d’un ruisseau quand Giroflée, qui ne pouvait presque plus marcher, se coucha pour se reposer. Elle rêvait tristement de quel côté elle pourrait aller pour trouver sa chère princesse. Lorsque la biche l’aperçut, elle franchit tout d’un coup le ruisseau, qui était large et profond, elle vint se jeter sur Giroflée et lui faire mille caresses. Elle en demeura surprise ; elle ne savait si les bêtes de ce canton avaient quelque amitié particulière pour les hommes qui les rendît humaines, ou si elle la connaissait ; car enfin il était fort singulier qu’une biche s’avisât de faire si bien les honneurs de la forêt.

Elle la regarda attentivement, et vit avec une extrême surprise de grosses larmes qui coulaient de ses yeux : elle ne douta plus que ce ne fût sa chère princesse. Elle prit ses pieds, elle les baisa avec autant de respect et de tendresse qu’elle avait baisé ses mains. Elle lui parla et connut que la biche l’entendait, mais qu’elle ne pouvait lui répondre ; les larmes et les soupirs redoublèrent de part et d’autre. Giroflée promit à sa maîtresse qu’elle ne la quitterait point, la biche lui fit mille petits signes de la tête et des yeux, qui marquaient assez qu’elle en serait très aise, et qu’elle la consolerait d’une partie de ses peines.

Elles étaient demeurées presque tout le jour ensemble ; Bichette eut peur que sa fidèle Giroflée n’eût besoin de manger, elle la conduisit dans un endroit de la forêt où elle avait remarqué des fruits sauvages qui ne laissaient pas d’être bons. Elle en prit quantité, car elle mourait de faim ; mais après que sa collation fut finie, elle tomba dans une grande inquiétude, ne sachant où elles se retireraient pour dormir : car, de rester au milieu de la forêt exposées à tous les périls qu’elles pouvaient courir, il n’était pas possible de s’y résoudre. « N’êtes-vous point effrayée, charmante biche, lui dit-elle, de passer la nuit ici ? » La Biche leva les yeux vers le ciel, et soupira. « Mais, continua Giroflée, vous avez déjà parcouru une partie de cette vaste solitude, n’y a-t-il point de maisonnettes, un charbonnier, un bûcheron, un ermitage ? » La biche marqua par les mouvements de sa tête, qu’elle n’avait rien vu. « Ô dieux ! s’écria Giroflée, je ne serai pas en vie demain. Quand j’aurais le bonheur d’éviter les tigres et les ours, je suis certaine que la peur suffira pour me tuer ; et ne croyez pas au reste, ma chère princesse, que je regrette la vie par rapport à moi : je la regrette par rapport à vous. Hélas ! vous laisser dans ces lieux dépourvue de toute consolation ! se peut-il rien de plus triste ? » La petite biche se prit à pleurer, elle sanglotait presque comme une personne.

Ses larmes touchèrent la fée Tulipe, qui l’aimait tendrement ; malgré sa désobéissance elle avait toujours veillé à sa conservation, et, paraissant tout d’un coup : « Je ne veux point vous gronder, lui dit-elle ; l’état où je vous vois me fait trop de peine. » Bichette et Giroflée l’interrompirent en se jetant à ses genoux ; la première lui baisait les mains et la caressait le plus joliment du monde, l’autre la conjurait d’avoir pitié de la princesse, et de lui rendre sa figure naturelle. « Cela ne dépend pas de moi, dit Tulipe ; celle qui lui a fait tant de mal a beaucoup de pouvoir. Mais j’accourcirai le temps de sa pénitence, et, pour l’adoucir, aussitôt que la nuit laissera sa place au jour, elle quittera sa forme de biche ; mais à peine l’aurore paraîtra-elle qu’il faudra qu’elle la reprenne, et qu’elle coure les plaines et les forêts comme les autres. »

C’était déjà beaucoup de cesser d’être biche pendant la nuit ; la princesse en témoigna sa joie par des sauts et des bonds qui réjouirent Tulipe. « Avancez-vous, leur dit-elle, dans ce petit sentier, vous y trouverez une cabane assez propre pour un endroit champêtre. » En achevant ces mots elle disparut. Giroflée obéit, elle entra avec Bichette dans la route qu’elles voyaient, et y trouva une vieille femme assise sur le pas de sa porte, qui achevait un panier d’osier fin. Giroflée la salua. « Voudriez-vous, ma bonne mère, lui dit-elle, me retirer avec ma biche ? Il me faudrait une petite chambre. — Oui ma belle fille, répondit-elle, je vous donnerai volontiers une retraite ici ; entrez avec votre biche. »

Elle les mena aussitôt dans une chambre très jolie, toute boisée de merisier ; il y avait deux petits lits de toile blanche, des draps fins, et tout paraissait si simple et si propre, que la princesse a dit depuis qu’elle n’avait rien trouvé de plus à son gré.


« Oui ma belle, répondit-elle, je vous donnerai volontiers une retraite ici ; entrez avec votre biche. » (p. 54)

Dès que la nuit fut entièrement venue, Désirée cessa d’être biche. Elle embrassa cent fois sa chère Giroflée ; elle la remercia de l’affection qui l’engageait à suivre sa fortune, et lui promit qu’elle rendrait la sienne très heureuse dès que sa pénitence serait finie.

La vieille vint frapper doucement à leur porte, et sans entrer elle donna des fruits excellents à Giroflée, dont la princesse mangea avec grand appétit, ensuite elles se couchèrent ; et, sitôt que le jour parut, Désirée, étant devenue biche, se mit à gratter à la porte afin que Giroflée lui ouvrît. Elles se témoignèrent un sensible regret de se séparer, quoique ce ne fût pas pour longtemps, et Bichette s’étant élancée dans le plus épais du bois, elle commença d’y courir à son ordinaire.

J’ai déjà dit que le prince Guerrier s’était arrêté dans la forêt, et que Becafigue la parcourait pour trouver quelques fruits. Il était assez tard lorsqu’il se rendit à la maisonnette de la bonne vieille dont j’ai parlé. Il lui parla civilement, et lui demanda les choses dont il avait besoin pour son maître. Elle se hâta d’emplir une corbeille et la lui donna. « Je crains, dit-elle, que, si vous passez la nuit ici sans retraite, il ne vous arrive quelque accident ; je vous en offre une bien pauvre, mais au moins elle met à l’abri des lions. » Il la remercia, et lui dit qu’il était avec un de ses amis ; qu’il allait lui proposer de venir chez elle. En effet, il sut si bien persuader le prince, qu’il se laissa conduire chez cette bonne femme. Elle était encore à sa porte, et, sans faire aucun bruit, elle les mena dans une chambre semblable à celle que la princesse occupait, si proches l’une de l’autre, qu’elles n’étaient séparées que par une cloison.

Le prince passa la nuit avec ses inquiétudes ordinaires. Dès que les premiers rayons du soleil eurent brillé à ses fenêtres, il se leva, et, pour divertir sa tristesse, il sortit dans la forêt, disant à Becafigue de ne point venir avec lui. Il marcha longtemps sans tenir aucune route certaine ; enfin il arriva dans un lieu assez spacieux, couvert d’arbres et de mousses ; aussitôt une biche en partit. Il ne put s’empêcher de la suivre. Son penchant dominant était pour la chasse, mais il n’était plus si vif depuis la passion qu’il avait dans le cœur. Malgré cela il poursuivit la pauvre biche, et de temps en temps il lui décochait des traits qui la faisaient mourir de peur, quoiqu’elle n’en fût pas blessée : car son amie Tulipe la garantissait, et il ne fallait pas moins que la main secourable d’une fée pour la préserver de périr sous des coups si justes. L’on n’a jamais été si lasse que l’était la princesse des biches : l’exercice qu’elle faisait lui était bien nouveau. Enfin elle se détourna à un sentier, si heureusement que le dangereux chasseur, la perdant de vue et se trouvant lui-même extrêmement fatigué, il ne s’obstina pas à la suivre.

Le jour s’étant passé de cette manière, la biche vit avec joie l’heure de se retirer ; elle tourna ses pas vers la maison où Giroflée l’attendait impatiemment. Dès qu’elle fut dans sa chambre, elle se jeta sur le lit, haletante, elle était tout en nage. Giroflée lui fit mille caresses ; elle mourait d’envie de savoir ce qui lui était arrivé. L’heure de se débichonner étant arrivée, la belle princesse reprit sa forme ordinaire. Jetant les bras au cou de sa favorite : « Hélas ! lui dit-elle, je croyais n’avoir à craindre que la fée de la Fontaine et les cruels hôtes des forêts ; mais j’ai été poursuivie aujourd’hui par un jeune chasseur, que j’ai vu à peine, tant j’étais pressée de fuir. Mille traits décochés après moi me menaçaient d’une mort inévitable ; j’ignore encore par quel bonheur j’ai pu m’en sauver. — Il ne faut plus sortir, ma princesse, répliqua Giroflée. Passez dans cette chambre le temps fatal de votre pénitence. J’irai dans la ville la plus proche acheter des livres pour vous divertir ; nous lirons des Contes nouveaux que l’on a faits sur les fées, nous ferons des vers et des chansons. — Tais-toi, ma chère fille, reprit la princesse. La charmante idée du prince Guerrier suffit pour m’occuper agréablement ; mais le même pouvoir qui me réduit pendant le jour à la triste condition de biche me force malgré moi de faire ce qu’elles font : je cours, je saute et je mange l’herbe comme elles. Dans ce temps-là une chambre me serait insupportable. » Elle était si harassée de la chasse, qu’elle demanda promptement à manger : ensuite ses beaux yeux se fermèrent jusqu’au lever de l’aurore. Dès qu’elle l’aperçut, la métamorphose ordinaire se fit, et elle retourna dans la forêt.

Le prince de son côté était venu sur le soir rejoindre son favori. « J’ai passé le temps, lui dit-il, à courir après la plus belle biche que j’aie jamais vue ; elle m’a trompé cent fois avec une adresse merveilleuse. J’ai tiré si juste, que je ne comprends point comment elle a évité mes coups. Aussitôt qu’il fera jour, j’irai la chercher encore, et ne la manquerai point. » En effet ce jeune prince, qui voulait éloigner de son cœur une idée qu’il croyait chimérique, n’étant pas fâché que la passion de la chasse l’occupât, se rendit de bonne heure dans le même endroit où il avait trouvé la biche ; mais elle se garda bien d’y aller, craignant une aventure semblable à celle qu’elle avait eue. Il jeta les yeux de tous côtés ; il marcha longtemps, et, comme il s’était échauffé, il fut ravi de trouver des pommes dont la couleur lui fit plaisir ; il en cueillit, il en mangea, et presque aussitôt il s’endormit d’un profond sommeil. Il se jeta sur l’herbe fraîche sous des arbres, où mille oiseaux semblaient s’être donné rendez-vous.

Dans le temps qu’il dormait, notre craintive Biche, avide des lieux écartés, passa dans celui où il était. Si elle l’avait aperçu plus tôt, elle l’aurait fui ; mais elle se trouva si proche de lui, qu’elle ne put s’empêcher de le regarder, et son assoupissement la rassura si bien, qu’elle se donna le loisir de considérer tous ses traits. Ô dieux ! que devint-elle, quand elle le reconnut ? Son esprit était trop rempli de sa charmante idée pour l’avoir perdue en si peu de temps. Amour, Amour, que veux-tu donc ? faut-il que Bichette s’expose à perdre la vie par les mains de son amant ? Oui, elle s’y expose, il n’y a plus moyen de songer à sa sûreté. Elle se coucha à quelques pas de lui, et ses yeux ravis de le voir ne pouvaient s’en détourner un moment ; elle soupirait, elle poussait de petits gémissements. Enfin devenant plus hardie, elle s’approcha encore davantage ; elle le touchait lorsqu’il s’éveilla.

Sa surprise parut extrême, il reconnut la même biche qui lui avait donné tant d’exercice et qu’il avait cherchée longtemps ; mais la trouver si familière, lui paraissait une chose rare. Elle n’attendit pas qu’il eût essayé de la prendre : elle s’enfuit de toute sa force, et il la suivit de toute la sienne. De temps en temps ils s’arrêtaient pour reprendre haleine, car la belle biche était encore lasse d’avoir tant couru la veille et le prince ne l’était pas moins qu’elle ; mais ce qui ralentissait le plus la fuite de Bichette, hélas ! faut-il le dire ? c’était la peine de s’éloigner de celui qui l’avait plus blessé par son mérite que par les traits qu’il tirait sur elle. Il la voyait très souvent qui tournait la tête sur lui, comme pour lui demander s’il voulait qu’elle pérît sous ses coups, et, lorsqu’il était sur le point de la joindre, elle faisait de nouveaux efforts pour se sauver. « Ah ! si tu pouvais m’entendre, petite biche, lui criait-il, tu ne m’éviterais pas ; je t’aime, je veux te nourrir ; tu es charmante, j’aurai soin de toi. » L’air emportait ses paroles : elles n’allaient point jusqu’à elle.

Enfin, après avoir fait tout le tour de la forêt, notre biche ne pouvant plus courir, ralentit ses pas, et le prince, redoublant les siens, la joignit avec une joie dont il ne croyait plus être capable. Il vit bien qu’elle avait perdu toutes ses forces ; elle était couchée comme une pauvre petite bête demi-morte, et elle n’attendait que de voir finir sa vie par les mains de son vainqueur ; mais, au lieu de lui être cruel, il se mit à la caresser. « Belle biche, lui dit-il, n’aie point de peur, je veux t’emmener avec moi, et que tu me suives partout. » Il coupa exprès des branches d’arbres, il les plia adroitement, il les couvrit de mousses, il y jeta des roses dont quelques buissons étaient chargés ; ensuite il prit la biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou, et vint la coucher doucement sur ses ramées ; puis il s’assit auprès d’elle, cherchant de temps en temps des herbes fines, qu’il lui présentait et qu’elle mangeait dans sa main.

Le prince continuait de lui parler, quoiqu’il fût persuadé qu’elle ne l’entendait pas. Cependant, quelque plaisir qu’elle eût de le voir, elle s’inquiétait parce que la nuit s’approchait. « Que serait-ce, disait-elle en elle-même, s’il me voyait changer tout d’un coup de forme ? Il serait effrayé et me fuirait, ou, s’il ne me fuyait pas, que n’aurais-je pas à craindre ainsi seule dans une forêt ? » Elle ne faisait que penser de quelle manière elle pourrait se sauver, lorsqu’il lui en fournit le moyen : car, ayant peur qu’elle n’eût besoin de boire, il alla voir où il pourrait trouver quelque ruisseau afin de l’y conduire. Pendant qu’il cherchait, elle se déroba promptement, et vint à la maisonnette où Giroflée l’attendait. Elle se jeta encore sur son lit ; la nuit vint, sa métamorphose cessa ; et elle lui apprit son aventure.

« Le croirais-tu, ma chère, lui dit-elle, mon prince Guerrier est dans cette forêt ; c’est lui qui m’a chassée depuis deux jours, et qui, m’ayant prise, m’a fait mille caresses. Ah ! que le portrait qu’on m’en apporta est peu fidèle ! il est cent fois mieux fait ; tout le désordre où l’on voit les chasseurs ne dérobe rien à sa bonne mine et lui conserve des agréments que je ne saurais t’exprimer. Ne suis-je pas bien malheureuse d’être obligée de fuir ce prince, lui qui m’est destiné par mes plus proches, lui qui m’aime et que j’aime ? Il faut qu’une méchante fée me prenne en aversion le jour de ma naissance, et trouble tous ceux de ma vie. » Elle se prit à pleurer. Giroflée la consola, et lui fit espérer que dans quelques temps ses peines seraient changées en plaisirs.

Le prince revint vers sa chère biche, dès qu’il eut trouvé une fontaine ; mais elle n’était plus au lieu où il l’avait laissée. Il la chercha inutilement partout, et sentit autant de chagrin contre elle que si elle avait dû avoir de la raison. « Quoi ! s’écria-t-il, je n’aurai donc jamais que des sujets de me plaindre de ce sexe trompeur et infidèle ! » Il retourna chez la bonne vieille, plein de mélancolie. Il conta à son confident l’aventure de Bichette, et l’accusa d’ingratitude. Becafigue ne put s’empêcher de sourire de la colère du prince ; il lui conseilla de punir la biche quand il la rencontrerait. « Je ne reste plus ici que pour cela, répondit le prince ; ensuite nous partirons pour aller plus loin. »

Le jour revint, et, avec lui, la princesse reprit sa figure de biche blanche. Elle ne savait à quoi se résoudre, ou d’aller dans les mêmes lieux que le prince parcourait ordinairement, ou de prendre une route toute opposée pour l’éviter. Elle choisit ce dernier parti, et s’éloigna beaucoup ; mais le jeune prince qui était aussi fin qu’elle, en usa tout de même, croyant bien qu’elle aurait cette petite ruse ; de sorte qu’il la découvrit dans le plus épais de la forêt. Elle s’y trouvait en sûreté lorsqu’elle l’aperçut ; aussitôt elle bondit, elle saute par-dessus les buissons, et, comme si elle l’eût appréhendé davantage, à cause du tour qu’elle lui avait fait le soir, elle fuit plus légère que les vents ; mais, dans le moment, qu’elle traversait un sentier, il la mire si bien, qu’il lui enfonce une flèche dans la jambe. Elle sentit une douleur violente, et, n’ayant plus assez de force pour fuir, elle se laissa tomber.

Amour cruel et barbare, où étais-tu donc ? Quoi ! tu laisses blesser une fille incomparable par son tendre amant ! Cette triste catastrophe était inévitable ; car la fée de la Fontaine y avait attaché la fin de l’aventure. Le prince s’approcha. Il eut un sensible regret de voir couler le sang de la biche : il prit des herbes, il les lia sur sa jambe pour la soulager, et lui fit un nouveau lit de ramée. Il tenait la tête de Bichette appuyée sur ses genoux. « N’es-tu pas cause, petite volage, lui disait-il, de ce qui t’est arrivé ? Que t’avais-je fait hier pour m’abandonner ? Il n’en sera pas aujourd’hui de même, je t’emporterai. » La biche ne disait rien ; qu’aurait-elle dit ? elle avait tort et ne pouvait parler ; car ce n’est pas toujours une conséquence que ceux qui ont tort se taisent. Le prince lui faisait mille caresses. « Que je souffre de t’avoir blessée ! lui disait-il. Tu me haïras, et je veux que tu m’aimes. » Il semblait, à l’entendre, qu’un secret génie lui inspirât tout ce qu’il disait à Bichette. Enfin, l’heure de revenir chez sa vieille hôtesse approchait ; il se chargea de sa chasse, et n’était pas médiocrement embarrassé à la porter, à la mener, et quelquefois à la traîner. Elle n’avait nulle envie d’aller avec lui. « Qu’est-ce que je vais devenir ? disait-elle. Quoi, je me trouverai toute seule avec ce prince ! Ah ! mourons plutôt ! » Elle faisait la pesante et l’accablait ; il était tout en eau de tant de fatigue, et, quoiqu’il n’y eût pas loin pour se rendre à la petite maison, il sentait bien que sans quelques secours il n’y pourrait arriver. Il alla quérir son fidèle Becafigue ; mais, avant de quitter sa proie, il l’attacha avec plusieurs rubans au pied d’un arbre dans la crainte qu’elle ne s’enfuît.

Hélas ! qui aurait pu penser que la plus belle princesse du monde serait un jour traitée ainsi par un prince qui l’adorait ? Elle essaya inutilement d’arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus serrés, et elle était prête de s’étrangler avec un nœud coulant qu’il avait malheureusement fait, lorsque Giroflée, lasse d’être toujours enfermée dans sa chambre, sortit pour prendre l’air, et passa dans le lieu où était la biche blanche, qui se débattait. Que devint-elle quand elle aperçut sa chère maîtresse ! Elle ne pouvait se hâter assez de la défaire ; les rubans étaient noués par différents endroits ; enfin le prince arriva avec Becafigue, comme elle allait emmener la biche.

« Quelque respect que j’aie pour vous, madame, lui dit le prince, permettez-moi de m’opposer au larcin que vous voulez me faire ; j’ai blessé cette biche, elle est à moi, je l’aime, je vous supplie de m’en laisser le maître. — Seigneur, répliqua civilement Giroflée (car elle était bien faite et gracieuse), la biche que voici est à moi avant que d’être à vous ; je renoncerais aussitôt à ma vie qu’à elle ; et si vous voulez voir comme elle me connaît, je ne vous demande que de lui donner un peu de liberté… Allons ma petite Blanche, dit-elle, embrassez-moi. » Bichette se jeta à son cou. « Baisez-moi la joue droite. » Elle obéit. « Touchez mon cœur. » Elle y porta le pied. « Soupirez. » Elle soupira. Il ne fut plus permis au prince de douter de ce que Giroflée lui disait. « Je vous la rends, lui dit-il honnêtement ; mais j’avoue que ce n’est pas sans chagrin. » Elle s’en alla aussitôt avec sa biche.

Elles ignoraient que le prince demeurait dans leur maison ; il les suivait d’assez loin, et demeura surpris de les voir entrer chez la vieille bonne femme. Il s’y rendit fort peu après elles ; et, poussé d’un mouvement de curiosité dont Biche-Blanche était cause, il lui demanda qui était cette jeune personne. Elle répliqua qu’elle ne la connaissait pas ; qu’elle l’avait reçue chez elle avec sa biche ; qu’elle la payait bien, et qu’elle vivait dans une grande solitude. Becafigue s’informa en quel lieu était sa chambre ; elle lui dit que c’était si proche de la sienne, qu’elle n’était séparée que par une cloison.

Lorsque le prince fut retiré, son confident lui dit qu’il était le plus trompé des hommes ou que cette fille avait demeuré avec la princesse Désirée ; qu’il l’avait vue au palais, quand il y était allé en ambassade. « Quel funeste souvenir me rappelez-vous ? lui dit le prince, et par quel hasard serait-elle ici ? — C’est ce que j’ignore, seigneur, ajouta Becafigue ; mais j’ai envie de la voir encore, et, puisqu’une simple menuiserie nous sépare, j’y vais faire un trou. — Voilà une curiosité bien inutile », dit le prince tristement ; car les paroles de Becafigue avaient renouvelé toutes ses douleurs. En effet il ouvrit sa fenêtre qui regardait dans la forêt et se mit à rêver.

Cependant Becafigue travaillait, et il eut bientôt fait un assez grand trou pour voir la charmante princesse vêtue d’une robe de brocard d’argent, mêlé de quelques fleurs incarnates rebrodées d’or avec des émeraudes ; ses cheveux tombaient par grosses boucles sur la plus belle gorge du monde ; son teint brillait des plus vives couleurs, et ses yeux ravissaient. Giroflée était à genoux devant elle, qui lui bandait le bras, dont le sang coulait avec abondance. Elles paraissaient toutes deux assez embarrassées de cette blessure. « Laisse-moi mourir ! disait la princesse ; la mort me sera plus douce que la déplorable vie que je mène. Quoi ! être biche tout le jour ! voir celui à qui je suis destinée sans lui parler, sans lui apprendre ma fatale aventure ! Hélas ! si tu savais tout ce qu’il m’a dit de touchant sous ma métamorphose, quel ton de voix il a, quelles manières nobles et engageantes, tu me plaindrais encore plus que tu ne fais de n’être point en état de l’éclaircir de ma destinée. »


Giroflée était à genoux devant elle qui lui bandait le bras… (p. 60)

L’on peut assez juger de l’étonnement de Becafigue par tout ce qu’il venait de voir et d’entendre ; il courut vers le prince, il l’arracha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables : « Ah ! seigneur, lui dit-il, ne différez pas de vous approcher de cette cloison, vous verrez le véritable original du portrait qui vous a charmé. » Le prince regarda, et reconnut aussitôt sa princesse. Il serait mort de plaisir, sans qu’il craignait d’être déçu par quelque enchantement ; car enfin comment accommoder une rencontre si surprenante avec Longue-Épine et sa mère, qui étaient renfermées dans le château des Trois-Pointes et qui prenaient le nom, l’une de Désirée et l’autre de sa dame d’honneur ?

Cependant la passion le flattait, l’on a un penchant naturel à se persuader de ce que l’on souhaite, et, dans une telle occasion, il fallait mourir d’impatience ou s’éclaircir. Il alla, sans différer, frapper doucement à la porte de la chambre où était la princesse. Giroflée, ne doutant pas que ce ne fût la bonne vieille et ayant même besoin de son secours pour lui aider à bander le bras de sa maîtresse, se hâta d’ouvrir, et demeura bien surprise de voir le prince qui vint se jeter aux pieds de Désirée. Les transports qui l’animaient lui permirent si peu de faire un discours suivi, que, quelque soin que j’aie eu de m’informer de ce qu’il lui dit dans ces premiers moments, je n’ai trouvé personne qui m’en ait bien éclairci. La princesse ne s’embarrassa pas moins dans ses réponses ; mais l’amour, qui sert souvent d’interprète aux muets, se mit en tiers et persuada à l’un et à l’autre qu’il ne s’était jamais rien dit de plus spirituel ; au moins ne s’était-il jamais rien dit de plus touchant et de plus tendre. Les larmes, les soupirs, les serments, et même quelques souris gracieux, tout en fut.

La nuit se passa ainsi, le jour parut sans que Désirée y eût fait aucune réflexion, et elle ne devint plus biche. Elle s’en aperçut ; rien ne fut égal à sa joie : le prince lui était trop cher pour différer de la partager avec lui. Au même moment, elle commença le récit de son histoire, qu’elle fit avec une grâce et une éloquence naturelle, qui surpassait celle des plus habiles.

« Quoi ! s’écria-t-il, ma charmante princesse, c’est vous que j’ai blessée sous la figure d’une biche blanche ! Que ferai-je pour expier un si grand crime ? Suffira-t-il d’en mourir de douleur à vos yeux ? » Il était tellement affligé, que son déplaisir se voyait peint sur son visage. Désirée en souffrit plus que de sa blessure ; elle l’assura que ce n’était presque rien, et qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer un mal qui lui procurait tant de bien.

La manière dont elle lui parla était si obligeante, qu’il ne put douter de ses bontés. Pour l’éclaircir à son tour de toutes choses, il lui raconta la supercherie que Longue-Épine et sa mère avaient faite, ajoutant qu’il fallait se hâter d’envoyer dire au roi son père le bonheur qu’il avait eu de la trouver, parce qu’il allait faire une terrible guerre, pour tirer raison de l’affront qu’il croyait avoir reçu. Désirée le pria d’écrire par Becafigue ; il voulait lui obéir, lorsqu’un bruit perçant de trompettes, clairons, timbales et tambours, se répandit dans la forêt ; il leur sembla même qu’ils entendaient passer beaucoup de monde proche de la petite maison. Le prince regarda par la fenêtre, il reconnut plusieurs officiers, ses drapeaux et ses guidons ; il leur commanda de s’arrêter et de l’attendre.

Jamais surprise n’a été plus agréable que celle de cette armée ; chacun était persuadé que leur prince allait la conduire, et tirer vengeance du père de Désirée. Le père du prince les menait lui-même, malgré son grand âge. Il venait dans une litière de velours en broderie d’or ; elle était suivie d’un chariot découvert ; Longue-Épine y était avec sa mère. Le prince Guerrier, ayant vu la litière, y courut, et le roi, lui tendant les bras, l’embrassa avec mille témoignages d’un amour paternel. « Et d’où venez-vous, mon cher fils ? s’écria-t-il. Est-il possible que vous m’ayez livré à la douleur que votre absence me cause ? — Seigneur, dit le prince, daignez m’écouter. » Le roi aussitôt descendit de sa litière, et, se retirant dans un lieu écarté, son fils lui apprit l’heureuse rencontre qu’il avait faite, et la fourberie de Longue-Épine.

Le roi, ravi de cette aventure, leva les mains et les yeux au ciel pour lui en rendre grâce. Dans ce moment, il vit paraître la princesse Désirée, plus belle et plus brillante que tous les astres ensemble. Elle montait un superbe cheval qui n’allait que par courbettes ; cent plumes de différentes couleurs paraient sa tête, et les plus gros diamants du monde avaient été mis à son habit. Elle était vêtue en chasseur. Giroflée, qui la suivait, n’était guère moins parée qu’elle. C’étaient là des effets de la protection de Tulipe ; elle avait tout conduit avec soin et avec succès. La jolie maison du bois fut faite en faveur de la princesse, et, sous la figure d’une vieille, elle l’avait régalée pendant plusieurs jours.


Elle montait un superbe cheval… (p. 61)

Dès que le prince reconnut ses troupes et qu’il alla trouver le roi son père, elle entra dans la chambre de Désirée ; elle souffla sur son bras pour guérir sa blessure ; elle lui donna ensuite les riches habits sous lesquels elle parut aux yeux du roi, qui demeura si charmé, qu’il avait bien de la peine à la croire une personne mortelle. Il lui dit tout ce qu’on peut imaginer de plus obligeant dans une semblable occasion, et la conjura de ne point différer à ses sujets le bonheur de l’avoir pour reine : « Car je suis résolu, continua-t-il, de céder mon royaume au prince Guerrier, afin de le rendre plus digne de vous. » Désirée lui répondit avec toute la politesse qu’on devait attendre d’une personne si bien élevée ; puis, jetant les yeux sur les deux prisonnières qui étaient dans le chariot et qui se cachaient le visage de leurs mains ; elle eut la générosité de demander leur grâce, et que le même chariot où elles étaient servît à les conduire où elles voudraient aller. Le roi consentit à ce qu’elle souhaitait, ce ne fut pas sans admirer son bon cœur, et sans lui donner de grandes louanges.

On ordonna que l’armée retournerait sur ses pas. Le prince monta à cheval pour accompagner sa belle princesse. On les reçut dans la ville capitale avec mille cris de joie ; l’on prépara tout pour le jour des noces, qui devint très solennel par la présence des six bénignes fées qui aimaient la princesse. Elles lui firent les plus riches présents qui se soient jamais imaginés ; entre autres ce magnifique palais, où la reine les avait été voir, parut tout d’un coup en l’air, porté par cinquante mille amours, qui le posèrent dans une belle plaine au bord de la rivière. Après un tel don, il ne s’en pouvait plus faire de considérables.

Le fidèle Becafigue pria son maître de parler à Giroflée et de l’unir avec elle lorsqu’il épouserait la princesse. Il le voulut bien. Cette aimable fille fut très aise de trouver un établissement si avantageux en arrivant dans un royaume étranger. La fée Tulipe, qui était encore plus libérale que ses sœurs, lui donna quatre mines d’or dans les Indes, afin que son mari n’eût pas l’avantage de se dire plus riche qu’elle. Les noces du prince durèrent plusieurs mois ; chaque jour fournissait une fête nouvelle, et les aventures de Biche-Blanche ont été chantées par tout le monde.


moralité


La princesse trop empressée
De sortir de ces sombres lieux
Où voulait une sage fée
Lui cacher la clarté des cieux ;
Ses malheurs, sa métamorphose
Font assez voir en quel danger
Une jeune beauté s’expose
Quand trop tôt dans le monde elle ose s’engager !
Ô vous à qui l’amour, d’une main libérale,
A donné des attraits capables de toucher,
La beauté souvent est fatale,
Vous ne sauriez trop la cacher.
Vous croyez toujours vous défendre,
En vous faisant aimer, de ressentir l’amour :
Mais sachez qu’à son tour ;
À force d’en donner, on peut souvent en prendre.



L’on mit d’abord sur la table deux bisques, l’une de pigeonnaux…

LA CHATTE BLANCHE



L’on mit d’abord sur la table deux bisques, l’une de pigeonnaux…



I l était une fois un roi qui avait trois fils bien faits et courageux ; il eut peur que l’envie de régner ne leur prît avant sa mort ; il courait même certains bruits qu’ils cherchaient à s’acquérir des créatures, et que c’était pour lui ôter son royaume. Le roi se sentait vieux ; mais son esprit et sa capacité n’ayant point diminué, il n’avait pas envie de leur céder une place qu’il remplissait dignement ; il pensa donc que le meilleur moyen de vivre en repos, c’était de les amuser par des promesses dont il saurait toujours éluder l’effet.

Il les appela dans son cabinet, et, après leur avoir parlé avec beaucoup de bonté, il ajouta : « Vous conviendrez avec moi, mes chers enfants, que mon grand âge ne permet pas que je m’applique aux affaires de mon État avec autant de soins que je le faisais autrefois ; je crains que mes sujets n’en souffrent. Je veux mettre ma couronne sur la tête d’un de vous autres ; mais il est bien juste que, pour un tel présent, vous cherchiez les moyens de me plaire, dans le dessein que j’ai de me retirer à la campagne. Il me semble qu’un petit chien adroit, joli et fidèle, me tiendrait bonne compagnie ; de sorte que, sans choisir mon fils aîné plutôt que mon cadet, je vous déclare que celui des trois qui m’apportera le plus beau petit chien sera aussitôt mon héritier. » Ces princes demeurèrent surpris de l’inclination de leur père pour un petit chien ; mais les deux cadets y pouvaient trouver leur compte, et ils acceptèrent avec plaisir la commission d’aller en chercher un. L’aîné était trop timide ou trop respectueux pour représenter ses droits. Ils prirent congé du roi ; il leur donna de l’argent et des pierreries, ajoutant que dans un an, sans y manquer, ils revinssent au même jour et à la même heure lui apporter leur petit chien.

Avant de partir, ils allèrent dans un château qui n’était qu’à une lieue de la ville. Ils y menèrent leurs plus confidents et firent de grands festins, où les trois frères se promirent une amitié éternelle, qu’ils agiraient dans l’affaire en question sans jalousie et sans chagrin, et que le plus heureux ferait toujours part de sa fortune aux autres. Enfin ils partirent, réglant qu’ils se trouveraient, à leur retour, dans le même château, pour aller ensemble chez le roi. Ils ne voulurent être suivis de personne, et changèrent leur nom pour n’être pas reconnus.

Chacun prit une route différente. Les deux aînés eurent beaucoup d’aventures ; mais je ne m’attache qu’à celles du cadet. Il était gracieux, il avait l’esprit gai et réjouissant, la tête admirable, la taille noble, les traits réguliers, de belles dents, beaucoup d’adresse dans tous les exercices qui conviennent à un prince ; il chantait agréablement ; il touchait le luth et le théorbe avec une délicatesse qui charmait ; il savait peindre ; en un mot, il était très accompli et, pour la valeur, cela allait jusqu’à l’intrépidité.

Il n’y avait guère de jour qu’il n’achetât des chiens, de grands, de petits, des lévriers, des dogues, limiers, chiens de chasse, épagneuls, barbets, bichons ; dès qu’il en avait un beau et qu’il en trouvait un plus beau, il laissait aller le premier pour garder l’autre ; car il aurait été impossible qu’il eût mené tout seul trente ou quarante mille chiens, et il ne voulait ni gentilshommes, ni valets de chambre, ni pages à sa suite. Il avançait toujours son chemin, n’ayant point déterminé jusqu’où il irait, lorsqu’il fut surpris de la nuit, du tonnerre et de la pluie, dans une forêt dont il ne pouvait plus reconnaître les sentiers.

Il prit le premier chemin, et, après avoir marché longtemps, il aperçut un peu de lumière ; ce qui lui persuada qu’il y avait quelque maison proche où il se mettrait à l’abri jusqu’au lendemain. Ainsi guidé par la lumière qu’il voyait, il arriva à la porte d’un château, le plus superbe qui se soit jamais imaginé. Cette porte était d’or, couverte d’escarboucles dont la lumière vive et pure éclairait tous les environs. C’était elle que le prince avait vue de fort loin. Les murs étaient d’une porcelaine transparente, mêlée de plusieurs couleurs, qui représentaient l’histoire de toutes les fées, depuis la création du monde jusqu’alors ; les fameuses aventures de Paau-d’Ane, de Finette, de l’Oranger, de Gracieuse, de la Belle au bois dormant, de Serpentin-Vert, et de cent autres, n’y étaient pas oubliées. Il fut charmé d’y reconnaître le prince Lutin, car c’était son oncle à la mode de Bretagne. La pluie et le mauvais temps l’empêchèrent de s’arrêter davantage dans un lieu où il se mouillait jusqu’aux os, outre qu’il ne voyait point du tout aux endroits où la lumière des escarboucles ne pouvait s’étendre.

Il revint à la porte d’or ; il vit un pied de chevreuil attaché à une chaîne toute de diamants ; il admira cette magnificence et la sécurité avec laquelle on vivait dans le château. « Car enfin, disait-il, qui empêche les voleurs de venir couper cette chaîne, et d’arracher les escarboucles ? ils se feraient riches pour toujours. »

Il tira le pied de chevreuil, et aussitôt il entendit sonner une cloche qui lui parut d’or ou d’argent, par le son qu’elle rendait ; au bout d’un moment la porte fut ouverte, sans qu’il aperçût autre chose qu’une douzaine de mains en l’air, qui tenaient chacune un flambeau. Il demeura si surpris qu’il hésitait à s’avancer, quand il sentit d’autres mains qui le poussaient par derrière avec assez de violence. Il marcha donc fort inquiet et à tout hasard, il porta la main sur la garde de son épée. Mais, entrant dans un vestibule tout incrusté de porphyre et de lapis, il entendit deux voix ravissantes qui chantèrent ces paroles :

Des mains que vous voyez, ne prenez point d’ombrage,
Et ne craignez en ce séjour
Que les charmes d’un beau visage,
Si votre cœur veut fuir l’amour.


Il ne put croire qu’on l’invitât de si bonne grâce pour lui faire ensuite du mal ; de sorte que, se sentant poussé vers une grande porte de corail, qui s’ouvrit dès qu’il s’en fut approché, il entra dans un salon de nacre et de perles, et ensuite dans plusieurs chambres ornées différemment et si riches par les peintures et les pierreries qu’il en était comme enchanté. Mille et mille lumières, attachées depuis la voûte du salon jusqu’en bas, éclairaient une partie des autres appartements qui ne laissaient pas d’être remplis de lustres, de girandoles, et de gradins couverts de bougies ; enfin la magnificence était telle qu’il n’était pas aisé de croire que ce fût une chose possible.

Après avoir passé dans soixante chambres, les mains qui le conduisaient l’arrêtèrent ; il vit un grand fauteuil de commodité qui s’approcha tout seul de la cheminée. En même temps le feu s’alluma, et les mains, qui lui semblaient fort belles, blanches, petites, grassettes, et bien proportionnées, le déshabillèrent, car il était mouillé, comme je l’ai déjà dit, et l’on avait peur qu’il ne s’enrhumât. On lui présenta, sans qu’il vît personne, une chemise aussi belle que pour un jour de noces, avec une robe de chambre d’une étoffe glacée d’or, brodée de petites émeraudes qui formaient des chiffres. Les mains sans corps approchèrent de lui une table sur laquelle sa toilette fut mise. Rien n’était plus magnifique ; elles le peignèrent avec une légèreté et une adresse dont il fut fort content. Ensuite on le rhabilla, mais ce ne fut pas avec ses habits, on lui en apporta de beaucoup plus riches. Il admirait silencieusement tout ce qui se passait, et quelquefois il lui prenait de petits mouvements de frayeur, dont il n’était pas tout à fait le maître.

Après qu’on l’eût poudré, frisé, parfumé, paré, ajusté et rendu plus beau qu’Adonis, les mains le conduisirent dans une salle superbe par ses dorures et ses meubles. On voyait autour l’histoire des plus fameux chats : Rodilardus pendu par les pieds au conseil des rats, Chat botté, marquis de Carabas, le Chat qui écrit, la Chatte devenue femme, les Sorciers devenus chats, le Sabbat et toutes ses cérémonies ; enfin rien n’était plus singulier que ces tableaux.

Le couvert était mis ; il y en avait deux, chacun garni de son cadenas d’or ; le buffet surprenait par la quantité de vases de cristal de roche et de mille pierres rares. Le prince ne savait pour qui ces deux couverts étaient mis, lorsqu’il vit des chats qui se placèrent dans un petit orchestre ménagé exprès ; l’un tenait un livre avec des notes les plus extraordinaires du monde, l’autre un rouleau de papier dont il battait la mesure, et les autres avaient de petits guitares. Tout à coup chacun d’eux se mit à miauler sur différents tons et à gratter les cordes des guitares avec leurs ongles ; c’était la plus étrange musique que l’on ait jamais entendue. Le prince se serait cru en enfer s’il n’avait pas trouvé ce palais trop merveilleux pour donner dans une pensée si peu vraisemblable ; mais il se bouchait les oreilles et riait de toute sa force de voir les différentes postures et les grimaces de ces nouveaux musiciens.

Il rêvait aux différentes choses qui lui étaient déjà arrivées dans ce château, lorsqu’il vit entrer une petite figure qui n’avait pas une coudée de haut. Cette bamboche se couvrait d’un long voile de crêpe noir. Deux chats la menaient ; ils étaient vêtus de deuil, en manteau et l’épée au côté ; un nombreux cortège de chats venait après ; les uns portaient des ratières pleines de rats, et les autres des souris dans des cages.

Le prince ne sortait point d’étonnement ; il ne savait que penser. La figurine noire s’approcha ; et, levant son voile, il aperçut la plus belle petite chatte blanche qui ait jamais été et qui sera jamais. Elle avait l’air fort jeune et fort triste ; elle se mit à faire un miaulis si doux et si charmant qu’il allait droit au cœur ; elle dit au prince : « Fils de roi, sois le bienvenu, ma miaularde majesté te voit avec plaisir. — Madame la chatte, dit le prince, vous êtes bien généreuse de me recevoir avec tant d’accueil. Mais vous ne me paraissez pas une bestiole ordinaire ; le don que vous avez de la parole et le superbe château que vous possédez en sont des preuves assez évidentes. — Fils de roi, reprit Chatte-Blanche, je te prie, cesse de me faire des compliments ; je suis simple dans mes discours et dans mes manières, mais j’ai un bon cœur. Allons, continua-t-elle, que l’on serve et que les musiciens se taisent ; car le prince n’entend pas ce qu’ils disent. — Et disent-ils quelchose, madame ? reprit-il. — Sans doute, continua-t-elle, nous avons ici des poètes qui ont infiniment de l’esprit, et si vous restez un peu parmi nous, vous aurez lieu d’en être convaincu. — Il ne faut que vous entendre pour le croire, dit galamment le prince ; mais aussi, madame, je vous regarde comme une chatte fort rare. »

L’on apporta le souper ; les mains, dont les corps étaient invisibles, servaient. L’on mit d’abord sur la table deux bisques, l’une de pigeonneaux et l’autre de souris fort grasses. La vue de l’une empêcha le prince de manger de l’autre, se figurant que le même cuisinier les avait accommodées ; mais la petite chatte, qui devina par la mine qu’il faisait ce qu’il avait dans l’esprit, l’assura que sa cuisine était à part, et qu’il pouvait manger de ce qu’on lui présenterait avec certitude ; qu’il n’y aurait ni rats ni souris.

Le prince ne se le fit pas dire deux fois, croyant bien que la belle petite chatte ne voudrait pas le tromper. Il remarqua qu’elle avait à sa patte un portrait fait en table. Cela le surprit ; il la pria de le lui montrer, croyant que c’était maître Minagrobis. Il fut bien étonné de voir un jeune homme si beau, qu’il était à peine croyable que la nature en pût former un tel, et qui lui ressemblait si fort qu’on n’aurait pu le peindre mieux. Elle soupira, et, devenant encore plus triste, elle garda un profond silence. Le prince vit bien qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire là-dessous ; cependant il n’osa s’en informer, de peur de déplaire à la chatte ou de la chagriner. Il l’entretint de toutes les nouvelles qu’il savait, et il la trouva fort instruite des différents intérêts des princes et des autres choses qui se passaient dans le monde.

Après le souper, Chatte-Blanche convia son hôte d’entrer dans un salon où il y avait un théâtre, sur lequel douze chats et douze singes dansèrent un ballet. Les uns étaient vêtus en Maures et les autres en Chinois. Il est aisé de juger des sauts et des cabrioles qu’ils faisaient, et, de temps en temps, ils se donnaient des coups de griffes. C’est ainsi que la soirée finit. Chatte-Blanche donna le bonsoir à son hôte ; les mains qui l’avaient conduit jusque là le reprirent et le menèrent dans un appartement tout opposé à celui qu’il avait vu. Il était moins magnifique que galant ; tout était tapissé d’ailes de papillon dont les diverses couleurs formaient mille fleurs différentes. Il y avait aussi des plumes d’oiseaux très rares et qui n’ont peut-être jamais été vues que dans ce lieu-là. Les lits étaient de gaze rattachés par mille nœuds de ruban. C’étaient de grandes glaces depuis le plafond jusqu’au parquet, et les bordures d’or ciselé représentaient mille petits amours.

Le prince se coucha sans dire mot, car il n’y avait pas moyen de faire conversation avec les mains qui le servaient ; il dormit peu, et fut réveillé par un bruit confus. Les mains aussitôt le tirèrent de son lit et lui mirent un habit de chasse. Il regarda dans la cour du château : il aperçut plus de cinq cents chats dont les uns menaient des lévriers en laisse, les autres sonnaient du cor. C’était une grande fête : Chatte-Blanche allait à la chasse, elle voulait que le prince y vînt. Les officieuses mains lui présentèrent un cheval de bois qui courait à toute bride et qui allait le pas à merveille ; il fit quelque difficulté d’y monter, disant qu’il s’en fallait beaucoup qu’il ne fût chevalier errant comme don Quichotte ; mais sa résistance ne servit de rien, on le planta sur le cheval de bois. Il avait une housse et une selle en broderie d’or et de diamants. Chatte-Blanche montait un singe, le plus beau et le plus superbe qui se soit encore vu. Elle avait quitté son grand voile et portait un bonnet à la dragonne qui lui donnait un petit air si résolu, que toutes les souris du voisinage en avaient peur. Il ne s’est jamais fait une chasse plus agréable : les chats couraient plus vite que les lapins et les lièvres, de sorte que lorsqu’ils en prenaient, Chatte-Blanche faisait faire la curée devant elle, et il s’y passait mille tours d’adresse très réjouissants. Les oiseaux n’étaient pas, de leur côté, trop en sûreté, car les chatons grimpaient aux arbres et le maître singe portait Chatte-Blanche jusque dans le nid des aigles, pour disposer à sa volonté des petites altesses aiglonnes.


Il ne pensa plus qu’à miauler avec Chatte-Blanche… (p. 66)

La chasse étant finie, elle prit un cor qui était long comme le doigt, mais qui rendait un son si clair et si haut, qu’on l’entendait aisément de dix lieues. Dès qu’elle en eut sonné deux ou trois fanfares, elle fut environnée de tous les chats du pays ; les uns paraissaient en l’air, montés sur des chariots ; les autres, dans des barques, abordaient par eau ; enfin il ne s’en est jamais tant vu. Ils étaient presque tous habillés de différentes manières ; elle retourna au château avec ce pompeux cortège et pria le prince d’y revenir. Il le voulut bien, quoiqu’il lui semblât que tant de chatonnerie tenait un peu du sabbat et du sorcier, et que la chatte parlante l’étonnât plus que tout le reste.

Dès qu’elle fut rentrée chez elle, on lui mit un grand voile. Elle soupa avec le prince : il avait faim et mangea de bon appétit. L’on apporta des liqueurs, dont il but avec plaisir, et, sur-le-champ, elles lui ôtèrent le souvenir du petit chien qu’il devait porter au roi. Il ne pensa plus qu’à miauler avec Chatte-Blanche, c’est-à-dire, à lui tenir bonne et fidèle compagnie ; il passait les jours en fêtes agréables, tantôt à la pêche ou à la chasse ; puis l’on faisait des ballets, des carrousels, et mille autres choses où il se divertissait très bien ; souvent même la belle chatte composait des vers et des chansonnettes d’un style si passionné, qu’il semblait qu’elle avait le cœur tendre et que l’on ne pouvait parler comme elle faisait sans aimer : mais son secrétaire, qui était un vieux chat, écrivait si mal, qu’encore que ses ouvrages aient été conservés, il est impossible de les lire.

Le prince avait oublié jusqu’à son pays. Les mains dont j’ai parlé continuaient de le servir. Il regrettait quelquefois de n’être pas chat, pour passer sa vie dans cette bonne compagnie. « Hélas ! disait-il à Chatte-Blanche, que j’aurai de douleur de vous quitter ! je vous aime si chèrement ! ou devenez fille ou rendez-moi chat. » Elle trouvait son souhait fort plaisant, et ne lui faisait que des réponses obscures où il ne comprenait presque rien.

Une année s’écoule bien vite quand on n’a ni souci ni peine, qu’on se réjouit et qu’on se porte bien. Chatte-Blanche savait le temps où il devait retourner ; et comme il n’y pensait plus, elle l’en fit souvenir. « Sais-tu, lui dit-elle, que tu n’as que trois jours pour chercher le petit chien que le roi ton père souhaite, et que tes frères en ont trouvé de fort beaux ? » Le prince revint à lui, et, s’étonnant de sa négligence : « Par quel charme secret, s’écria-t-il, ai-je oublié la chose du monde qui m’est la plus importante ? Il y va de ma gloire et de ma fortune. Où prendrai-je un chien tel qu’il le faut pour gagner le royaume, et un cheval assez diligent pour faire tant de chemin ? » Il commença de s’inquiéter et s’affligea beaucoup.

Chatte-Blanche lui dit en s’adoucissant : « Fils de roi, ne te chagrine point, je suis de tes amies ; tu peux rester encore ici un jour ; et quoiqu’il y ait cinq cents lieues d’ici à ton pays, le bon cheval de bois t’y portera en moins de douze heures. — Je vous remercie, belle chatte, dit le prince ; mais il ne me suffit pas de retourner vers mon père, il faut que je lui porte un petit chien. — Tiens, lui dit Chatte-Blanche, voici un gland où il y en a un plus beau que la Canicule. — Oh ! dit le prince, madame la chatte, Votre Majesté se moque de moi. — Approche le gland de ton oreille, continua-t-elle, et tu l’entendras japper. » Il obéit, aussitôt le petit chien fit jap, jap, dont le prince demeura transporté de joie : car tel chien qui tient dans un gland doit être fort petit. Il voulait l’ouvrir, tant il avait envie de le voir ; mais Chatte-Blanche lui dit qu’il pourrait avoir froid par les chemins et qu’il valait mieux attendre qu’il fût devant le roi son père. Il la remercia mille fois, et lui dit un adieu très tendre. « Je vous assure, ajouta-t-il, que les jours m’ont paru si courts avec vous, que je regrette en quelque façon de vous laisser ici ; et quoique vous y soyez souveraine et que tous les chats qui vous font leur cour aient plus d’esprit et de galanterie que les nôtres, je ne laisse pas de vous convier de venir avec moi. » La chatte ne répondit à cette proposition que par un profond soupir.

Ils se quittèrent. Le prince arriva le premier au château, où le rendez-vous avait été réglé avec ses frères. Ils s’y rendirent peu après, et demeurèrent surpris de voir dans la cour un cheval de bois qui sautait mieux que tous ceux que l’on a dans les académies.

Le prince vint au-devant d’eux. Ils s’embrassèrent plusieurs fois et se rendirent compte de leurs voyages ; mais notre prince déguisa à ses frères la vérité de ses aventures, et leur montra un méchant chien qui servait à tourner la broche, disant qu’il l’avait trouvé si joli, que c’était celui qu’il apportait au roi. Quelque amitié qui fût entre eux, les deux aînés sentirent une secrète joie du mauvais choix de leur cadet ; ils étaient à table et se marchaient sur le pied, comme pour se dire qu’ils n’avaient rien à craindre de ce côté-là.

Le lendemain ils partirent ensemble dans un même carrosse. Les deux fils aînés du roi avaient des petits chiens dans des paniers, si beaux et si délicats que l’on osait à peine les toucher. Le cadet portait le pauvre tournebroche, qui était si crotté que personne ne voulait le souffrir. Lorsqu’ils furent dans le palais, chacun les environna pour leur souhaiter la bienvenue ; ils entrèrent dans l’appartement du roi. Il ne savait en faveur duquel décider ; car les petits chiens qui lui étaient présentés par ses deux aînés étaient presque d’une égale beauté, et ils se disputaient déjà l’avantage de la succession, lorsque le cadet les mit d’accord en tirant de sa poche le gland que Chatte-Blanche lui avait donné. Il l’ouvrit promptement, puis chacun vit un petit chien couché sur du coton. Il passait au milieu d’une bague sans y toucher. Le prince le mit par terre ; aussitôt il commença de danser la sarabande avec des castagnettes aussi légèrement que la plus célèbre Espagnole. Il était de mille couleurs différentes, ses soies et ses oreilles traînaient par terre. Le roi demeura fort confus ; car il était impossible de trouver rien à redire à la beauté du toutou.

Cependant il n’avait aucune envie de se défaire de sa couronne. Le plus petit fleuron lui était plus cher que tous les chiens de l’univers. Il dit donc à ses enfants qu’il était très satisfait de leurs peines, mais qu’ils avaient si bien réussi dans la première chose qu’il avait souhaitée d’eux, qu’il voulait encore éprouver leur habileté avant de tenir parole ; qu’ainsi il leur donnait un an à chercher, par mer et par terre, une pièce de toile si fine, qu’elle passât par le trou d’une aiguille à faire du point de Venise. Ils demeurèrent tous trois très affligés d’être en obligation de retourner à une nouvelle quête. Les deux princes, dont les chiens étaient moins beaux que celui de leur cadet, y consentirent. Chacun partit de son côté, sans se faire autant d’amitié que la première fois, car le tournebroche les avait un peu refroidis.

Notre prince reprit son cheval de bois, et sans vouloir chercher d’autres secours que ceux qu’il pourrait espérer de l’amitié de Chatte-Blanche, il partit en toute diligence, et retourna au château où elle l’avait si bien reçu. Il en trouva toutes les portes ouvertes ; les fenêtres, les toits, les tours et les murs étaient bien éclairés de cent mille lampes qui faisaient un effet merveilleux. Les mains qui l’avaient si bien servi s’avancèrent au-devant de lui, prirent la bride de l’excellent cheval de bois, qu’elles menèrent à l’écurie pendant que le prince entra dans la chambre de Chatte-Blanche.

Elle était couchée dans une petite corbeille, sur un matelas de satin blanc, très propre. Elle avait des cornettes négligées, et paraissait abattue ; mais quand elle aperçut le prince, elle fit mille sauts et autant de gambades, pour lui témoigner la joie qu’elle avait. « Quelque sujet que j’eusse, lui dit-elle, d’espérer ton retour, je t’avoue, fils de roi, que je n’osais m’en flatter, et je suis ordinairement si malheureuse dans les choses que je souhaite, que celle-ci me surprend. » Le prince reconnaissant lui fit mille caresses ; il lui conta le succès de son voyage, qu’elle savait peut-être mieux que lui, et que le roi voulait une pièce de toile qui pût passer par le trou d’une aiguille ; qu’à la vérité il croyait la chose impossible, mais qu’il n’avait pas laissé de la tenter, se promettant tout de son amitié et de son secours. Chatte-Blanche, prenant un air plus sérieux, lui dit que c’était une affaire à laquelle il fallait penser, que par bonheur elle avait dans son château des chattes qui filaient fort bien, qu’elle-même y mettrait la griffe et qu’elle avancerait cette besogne ; qu’ainsi il pouvait demeurer tranquille, sans aller bien loin chercher ce qu’il trouverait plus aisément chez elle, qu’en aucun lieu du monde.

Les mains parurent, elles portaient des flambeaux, et le prince, les suivant avec Chatte-Blanche, entra dans une magnifique galerie qui régnait le long d’une grande rivière sur laquelle on tira un feu d’artifice surprenant. L’on y devait brûler quatre chats, dont le procès était fait dans toutes les formes. Ils étaient accusés d’avoir mangé le rôti du souper de Chatte-Blanche, son fromage et son lait, d’avoir même conspiré contre sa personne, avec Martafax et l’Ermite, fameux rats de la contrée, et tenus pour tels par La Fontaine, auteur très véridique ; mais avec tout cela l’on savait qu’il y avait beaucoup de cabale dans cette affaire, et que la plupart des témoins étaient subornés. Quoi qu’il en soit, le prince obtint leur grâce. Le feu d’artifice ne fit mal à personne, et l’on n’a encore jamais vu de si belles fusées.

L’on servit ensuite un médianoche très propre, qui causa plus de plaisir au prince que le feu ; car il avait grand’faim, et son cheval de bois l’avait mené si vite, qu’il n’a jamais été de diligence pareille. Les jours suivants se passèrent comme ceux qui les avaient précédés, avec mille fêtes différentes, dont l’ingénieuse Chatte-Blanche régalait son hôte. C’est peut-être le premier mortel qui se soit si bien diverti avec des chats sans avoir d’autre compagnie.

Il est vrai que Chatte-Blanche avait l’esprit agréable, liant, et presque universel. Elle était plus savante qu’il n’est permis à une chatte de l’être.

Le prince s’en étonnait quelquefois : « Non, lui disait-il, ce n’est point une chose naturelle que tout ce que je remarque de merveilleux en vous. Si vous m’aimez, charmante Minette, apprenez-moi par quel prodige vous pensez et vous parlez si juste, qu’on pourrait vous recevoir dans les Académies fameuses des plus beaux esprits. — Cesse tes questions, fils de roi, lui disait-elle, il ne m’est pas permis d’y répondre, et tu peux pousser tes conjectures aussi loin que tu voudras, sans que je m’y oppose ; qu’il te suffise que j’ai toujours pour toi patte de velours et que je m’intéresse tendrement dans tout ce qui te regarde. »

Insensiblement cette seconde année s’écoula comme la première, le prince ne souhaitait guère de chose que les mains diligentes ne lui apportassent sur-le-champ, soit des livres, des pierreries, des tableaux, des médailles antiques ; enfin il n’avait qu’à dire : Je veux un tel bijou, qui est dans le cabinet du Mogol ou du roi de Perse, telle statue de Corinthe, ou de Grèce,  il voyait aussitôt devant lui ce qu’il désirait, sans savoir ni qui l’avait apporté, ni d’où il venait. Cela ne laisse pas d’avoir ses agréments ; et pour se délasser, l’on est quelquefois bien aise de se voir maître des plus beaux trésors de la terre.

Chatte-Blanche, qui veillait toujours aux intérêts du prince, l’avertit que le temps de son départ approchait, qu’il pouvait se tranquilliser sur la pièce de toile qu’il désirait et qu’elle lui en avait fait une merveilleuse ; elle ajouta qu’elle voulait cette fois-ci lui donner un équipage digne de sa naissance, et sans attendre sa réponse, elle l’obligea de regarder dans la grande cour du château. Il y avait une calèche découverte, d’or émaillé de couleur de feu, avec mille devises galantes qui satisfaisaient autant l’esprit que les yeux. Douze chevaux blancs comme la neige, attachés quatre à quatre de front, la traînaient, chargés de harnais de velours couleur de feu en broderie de diamants et garnis de plaques d’or. La doublure de la calèche était pareille, et cent carrosses à huit chevaux, tous remplis de seigneurs de grande apparence très superbement vêtus, suivaient cette calèche. Elle était encore accompagnée par mille gardes du corps, dont les habits étaient si couverts de broderie, que l’on n’apercevait point l’étoffe ; ce qui est de singulier, c’est qu’on voyait partout le portrait de Chatte-Blanche, soit dans les devises de la calèche, ou sur les habits des gardes du corps, ou attaché avec un ruban blanc au justaucorps de ceux qui faisaient le cortège, comme un ordre nouveau dont elle les avait honorés.

« Va, dit-elle au prince, va paraître à la cour du roi ton père, d’une manière si somptueuse que tes airs magnifiques servent à lui imposer, afin qu’il ne te refuse plus la couronne que tu mérites. Voilà une noix, garde-toi de ne la casser qu’en sa présence : tu y trouveras la pièce de toile que tu m’as demandée. — Aimable blanchette, lui dit-il, je vous avoue que je suis si pénétré de vos bontés, que si vous y vouliez consentir, je préférerais de passer ma vie avec vous à toutes les grandeurs que j’ai lieu de me promettre ailleurs. — Fils de roi, répliqua-t-elle, je suis persuadée de la bonté de ton cœur, c’est une marchandise rare parmi les princes : ils veulent être aimés de tout le monde et ne veulent rien aimer ; mais tu montres assez que la règle générale a son exception. Je te tiens compte de l’attachement que tu témoignes pour une petite chatte blanche, qui dans le fond n’est propre à rien qu’à prendre des souris. » Le prince lui baisa la patte et partit.

L’on aurait de la peine à croire la diligence qu’il fit, si l’on ne savait déjà de quelle manière le cheval de bois l’avait porté, en moins de deux jours, à plus de cinq cents lieues du château, de sorte que le même pouvoir qui anima celui-là pressa si fort les autres, qu’ils ne restèrent que vingt-quatre heures sur le chemin ; ils ne s’arrêtèrent en aucun endroit jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés chez le roi, où les deux frères aînés du prince s’étaient déjà rendus ; de sorte que, ne voyant point paraître leur cadet, ils s’applaudissaient de sa négligence et se disaient tout bas l’un à l’autre : « Voilà qui est bien heureux ! Il est mort ou malade, il ne sera point notre rival dans l’affaire importante qui va se traiter. » Aussitôt ils déployèrent leurs toiles, qui, à la vérité étaient si fines qu’elles passaient dans le trou d’une grosse aiguille, mais pour passer dans une petite, cela ne se pouvait ; et le roi, très aise de ce prétexte de dispute, leur montrait l’aiguille qu’il avait proposée, et que les magistrats, par son ordre, apportèrent du trésor de la ville où elle avait été soigneusement enfermée.

Il y avait beaucoup de murmure sur cette dispute. Les amis des princes, et particulièrement ceux de l’aîné, car c’était sa toile qui était la plus belle, disaient que c’était là une franche chicane, où il entrait beaucoup d’adresse et de normanisme. Les créatures du roi soutenaient qu’il n’était point obligé de tenir des conditions qu’il n’avait pas proposées. Enfin pour les mettre tous d’accord, l’on entendit un bruit charmant de trompettes, de timbales et de hautbois : c’était notre prince qui arrivait en pompeux appareil. Le roi et ses deux fils demeurèrent aussi étonnés les uns que les autres d’une si grande magnificence.

Après qu’il eut salué respectueusement son père, embrassé ses frères, il tira d’une boîte couverte de rubis, la noix qu’il cassa ; il croyait y trouver la pièce de toile tant vantée ; mais il y avait au lieu une noisette. Il la cassa encore, et demeura surpris de voir un noyau de cerise. Chacun se regardait ; le roi riait tout doucement et se moquait que son fils eût été assez crédule pour croire apporter dans une noix une pièce de toile : mais pourquoi ne l’aurait-il pas cru, puisqu’il avait déjà donné un petit chien qui tenait dans un gland ? Il cassa donc le noyau de cerise qui était rempli de son amande ; alors il s’éleva un grand bruit dans la chambre, l’on n’entendait autre chose, sinon : « Le prince cadet est la dupe de l’aventure. » Il ne répondit rien aux mauvaises plaisanteries des courtisans ; il ouvre l’amande, et trouve un grain de blé, puis dans le grain de blé, un grain de millet. Oh ! c’est la vérité qu’il commença de se défier, et marmotta entre ses dents : « Chatte-Blanche, Chatte-Blanche, tu t’es moquée de moi ! » Il sentit dans ce moment la griffe d’un chat sur sa main, dont il fut si bien égratigné qu’il en saignait. Il ne savait si cette griffade était faite pour lui donner du cœur, ou pour lui faire perdre courage. Cependant il ouvrit le grain de millet, et l’étonnement de tout le monde ne fut pas petit quand il en tira une pièce de toile de quatre cents aunes, si merveilleuse, que tous les oiseaux, les animaux et les poissons y étaient peints avec les arbres, les fruits et les plantes de la terre ; les rochers, les raretés et les coquillages de la mer ; le soleil, la lune, les étoiles, les astres, et les planètes des cieux ; il y avait encore le portrait des rois et des autres souverains qui régnaient pour lors dans le monde ; celui de leurs femmes, de leurs maîtresses, de leurs enfants, et de tous leurs sujets, sans que le plus petit polisson y fût oublié. Chacun dans son état faisait le personnage qui lui convenait, et vêtu à la mode de son pays. Lorsque le roi vit cette pièce de toile, il devint aussi pâle que le prince était devenu rouge de la chercher si longtemps. L’on présenta l’aiguille, et elle y passa et repassa six fois. Le roi et les deux princes aînés gardaient un morne silence, quoique la beauté et la rareté de cette toile les forçassent de temps en temps de dire que tout ce qui était dans l’univers, ne lui était pas comparable.

Le roi poussa un profond soupir, et, se tournant vers ses enfants : « Rien ne peut, leur dit-il, me donner tant de consolation dans ma vieillesse que de reconnaître votre déférence pour moi ; je souhaite donc que vous vous mettiez à une nouvelle épreuve. Allez encore voyager un an, et celui qui au bout de l’année ramènera la plus belle fille l’épousera et sera couronné roi à son mariage : c’est aussi bien une nécessité que mon successeur se marie. Je jure, je promets, que je ne différerai plus à donner la récompense que j’ai promise. »

Toute l’injustice roulait sur notre prince. Le petit chien et la pièce de toile méritaient dix royaumes plutôt qu’un ; mais il était si bien né, qu’il ne voulut point contrarier la volonté de son père, et sans différer il remonta dans sa calèche. Tout son équipage le suivit, et il retourna auprès de sa chère Chatte-Blanche ; elle savait le jour et le moment qu’il devait arriver, tout était jonché de fleurs sur le chemin, mille cassolettes fumaient de tous côtés, et particulièrement dans le château. Elle était assise sur un tapis de Perse et sous un pavillon de drap d’or, dans une galerie où elle pouvait le voir revenir. Il fut reçu par les mains qui l’avaient toujours servi. Tous les chats grimpèrent sur les gouttières, pour le féliciter par un miaulage désespéré.

« Eh bien ! fils de roi, lui dit-elle, te voilà donc encore revenu sans couronne ? — Madame, répliqua-t-il, vos bontés m’avaient mis en état de la gagner, mais je suis persuadé que le roi aurait plus de peine à s’en défaire que je n’aurais de plaisir à la posséder. — N’importe, dit-elle, il ne faut rien négliger pour la mériter, je te servirai dans cette occasion, et puisqu’il faut que tu mènes une belle fille à la cour de ton père, je t'en chercherai quelqu’une qui te fera gagner le prix. Cependant réjouissons-nous ; j’ai ordonné un combat naval entre mes chats et les terribles rats de la contrée. Mes chats seront peut-être embarrassés, car ils craignent l’eau ; mais aussi ils auraient trop d’avantage, et il faut, autant qu’on le peut, égaler toutes choses. » Le prince admira la prudence de madame Minette. Il la loua beaucoup, et fut avec elle sur une terrasse qui donnait vers la mer.

Les vaisseaux des chats consistaient en de grands morceaux de liège, sur lesquels ils voguaient assez commodément. Les rats avaient joint plusieurs coques d’œufs, et c’étaient là leurs navires. Le combat s’opiniâtra cruellement ; les rats se jetaient dans l’eau, et nageaient bien mieux que les chats ; de sorte que vingt fois ils furent vainqueurs et vaincus ; mais Minagrobis, amiral de la flotte chatonique, réduisit la gente ratonnienne dans le dernier désespoir. Il mangea à belles dents le général de leur flotte. C’était un vieux rat expérimenté qui avait fait trois fois le tour du monde dans de beaux vaisseaux, où il n’était ni capitaine ni matelot, mais seulement croque-lardon.

Chatte-Blanche ne voulut pas qu’on détruisît absolument ces pauvres infortunés. Elle avait de la politique, et songeait que s’il n’y avait plus ni rats ni souris dans le pays, ses sujets vivraient dans une oisiveté qui pourrait lui devenir préjudiciable. Le prince passa cette année comme il avait fait les deux autres, c’est-à-dire à la chasse, à la pêche, au jeu ; car Chatte-Blanche jouait fort bien aux échecs. Il ne pouvait s’empêcher de temps en temps de lui faire de nouvelles questions, pour savoir par quel miracle elle parlait. Il lui demandait si elle était fée, ou si, par une métamorphose, on l’avait rendue chatte ; mais comme elle ne disait jamais que ce qu’elle voulait bien dire, elle ne répondait aussi que ce qu’elle voulait bien répondre, et c’était tant de petits mots qui ne signifiaient rien, qu’il jugea aisément qu’elle ne voulait pas partager son secret avec lui.

Rien ne s’écoule plus vite que des jours qui se passent sans peine et sans chagrin ; et si la chatte n’avait pas été soigneuse de se souvenir du temps qu’il fallait retourner à la cour, il est certain que le prince l’avait absolument oublié. Elle l’avertit la veille qu’il ne tiendrait qu’à lui d’emmener une des plus belles princesses qui fût dans le monde, que l’heure de détruire le fatal ouvrage des fées était à la fin arrivée, et qu’il fallait pour cela qu’il se résolût à lui couper la tête et la queue, qu’il jetterait promptement dans le feu. « Moi ! s’écria-t-il, Blanchette, mes amours ! moi, dis-je, je serais assez barbare pour vous tuer ! Ah ! vous voulez sans doute éprouver mon cœur, mais soyez certaine qu’il n’est point capable de manquer à l’amitié et à la reconnaissance qu’il vous doit. — Non, fils de roi, continua-t-elle, je ne te soupçonne d’aucune ingratitude ; je connais ton mérite ; ce n’est ni toi ni moi qui réglons dans cette affaire notre destinée. Fais ce que je souhaite, nous commencerons l’un et l’autre d’être heureux, et tu connaîtras, foi de chatte de bien et d’honneur, que je suis véritablement ton amie. »


Le corps de Chatte-Blanche devint grand, et se changea en fille… (p. 69)

Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeux du jeune prince de la seule pensée qu’il fallait couper la tête à sa petite chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il dit encore tout ce qu’il put imaginer de plus tendre, pour qu’elle l’en dispensât ; elle répondait opiniâtrement qu’elle voulait mourir de sa main, et que c’était l’unique moyen que ses frères n’eussent la couronne ; en un mot, elle le pressa avec tant d’ardeur qu’il tira son épée en tremblant, et d’une main mal assurée, il coupa la tête et la queue de sa bonne amie la chatte : en même temps, il vit la plus charmante métamorphose qui se puisse imaginer. Le corps de Chatte-Blanche devint grand, et se changea tout d’un coup en fille ; c’est ce qui ne saurait être décrit : il n’y a eu que celle-là aussi accomplie. Ses yeux ravissaient les cœurs, et sa douceur les retenait ; sa taille était majestueuse, l’air noble et modeste, un esprit liant, des manières engageantes, enfin elle était au-dessus de tout ce qu’il y a de plus aimable.

Le prince, en la voyant demeura si surpris, et d’une surprise si agréable, qu’il se crut enchanté. Il ne pouvait parler, ses yeux n’étaient pas assez grands pour la regarder et sa langue liée ne pouvait expliquer son étonnement ; mais ce fut bien autre chose, lorsqu’il vit entrer un nombre extraordinaire de dames et de seigneurs qui, tenant tous leur peau de chatte ou de chat jetée sur leurs épaules, vinrent se prosterner aux pieds de la reine et lui témoigner leur joie de la revoir dans son état naturel ; elle les reçut avec des témoignages de bonté qui marquaient assez le caractère de son cœur. Et, après avoir tenu son cercle quelque moment, elle ordonna qu’on la laissât seule avec le prince, et elle lui parla ainsi :

- Ne pensez pas, seigneur, que j’aie toujours été chatte ni que ma naissance soit obscure parmi les hommes. Mon père était roi de six royaumes. Il aimait tendrement ma mère et la laissait dans une entière liberté de faire tout ce qu’elle voulait. Son inclination dominante était de voyager ; de sorte qu’étant grosse de moi, elle entreprit d’aller voir une certaine montagne dont elle avait entendu dire des choses surprenantes. Comme elle était en chemin, on lui dit qu’il y avait proche du lieu où elle passait un ancien château de fées, le plus beau du monde, tout au moins qu’on le croyait tel par une tradition qui en était restée ; car d’ailleurs comme personne n’y entrait, on n’en pouvait juger ; mais qu’on savait très sûrement que ces fées avaient dans leur jardin les meilleurs fruits, les plus savoureux et délicats qui se fussent jamais mangés.

Aussitôt la reine ma mère eut une envie si violente d’en manger, qu’elle y tourna ses pas. Elle arriva à la porte de ce superbe édifice qui brillait d’or et d’azur de tous les côtés ; mais elle y frappa inutilement ; qui que ce soit ne parut, il semblait que tout le monde y était mort. Son envie augmentant par les difficultés, elle envoya quérir des échelles afin que l’on pût passer par-dessus les murs du jardin, et l’on en serait venu à bout, si ces murs se fussent haussés à vue d’œil. L’on attachait des échelles les unes aux autres ; elles rompaient sous le poids de ceux qu’on y faisait monter, et ils s’estropiaient ou se tuaient.

La reine se désespérait. Elle voyait de grands arbres chargés de fruits qu’elle croyait délicieux. Elle en voulait manger ou mourir ; de sorte qu’elle fit tendre des tentes fort riches devant le château, et elle y resta six semaines avec toute sa cour. Elle ne dormait ni ne mangeait ; elle soupirait sans cesse, elle ne parlait que des fruits du jardin inaccessible. Enfin elle tomba dangereusement malade, sans que qui que ce soit pût apporter le moindre remède à son mal, car les inexorables fées n’avaient pas même paru depuis qu’elle s’était établie proche de leur château. Tous ses officiers s’affligeaient extraordinairement. L’on n’entendait que des pleurs et des soupirs, pendant que la reine mourante demandait des fruits à ceux qui la servaient ; mais elle n’en voulait point d’autres que de ceux qu’on lui refusait.

Une nuit qu’elle s’était un peu assoupie, elle vit en se réveillant, une petite vieille, laide et décrépite, assise dans un fauteuil au chevet de son lit. Elle était surprise que ses femmes eussent laissé approcher si près d’elle une inconnue, lorsqu’elle lui dit : « Nous trouvons Ta Majesté bien importune de vouloir avec tant d’opiniâtreté manger de nos fruits ; mais puisqu’il y va de ta précieuse vie, mes sœurs et moi consentons à t’en donner tant que tu pourras en emporter, et tant que tu resteras ici, pourvu que tu nous fasses un don. — Ah ! ma bonne mère, s’écria la reine, parlez, je vous donne mes royaumes, mon cœur, mon âme, pourvu que j’aie des fruits ? je ne saurais les acheter trop cher. — Nous voulons, dit-elle, que Ta Majesté nous donne la fille que tu portes dans ton sein. Dès qu’elle sera née, nous la viendrons quérir ; elle sera nourrie parmi nous ; il n’y a point de vertus, de beautés, de sciences, dont nous ne la dotions : en un mot, ce sera notre enfant ; nous la rendrons heureuse. Mais observe que Ta Majesté ne la reverra plus qu’elle ne soit mariée. Si la proposition t’agrée, je vais tout à l’heure te guérir et te mener dans nos vergers ; malgré la nuit, tu verras assez clair pour choisir ce que tu voudras. Si ce que je te dis ne te plaît pas, bonsoir, madame la reine, je vais dormir. — Quelque dure que soit la loi que vous m’imposez, répondit la reine, je l’accepte plutôt que de mourir : car il est certain que je n’ai pas un jour à vivre ; ainsi je perdrais mon enfant en me perdant. Guérissez-moi, savante fée, continua-t-elle, et ne me laissez pas un moment sans jouir du privilège que vous venez de m’accorder. »

La fée touche une petite baguette d’or, en disant : « Que Ta Majesté soit quitte de tous les maux qui la retiennent dans ce lit ! » Il lui sembla aussitôt qu’on lui ôtait une robe fort pesante et fort dure, dont elle se sentait comme accablée, et qu’il y avait des endroits où elle tenait davantage. C’était apparemment ceux où le mal était le plus grand. Elle fit appeler toutes ses dames et leur dit avec un visage gai qu’elle se portait à merveille, qu’elle allait se lever, et qu’enfin ces portes si bien verrouillées et si bien barricadées du palais de féerie lui seraient ouvertes pour manger les beaux fruits et pour en emporter tant qu’il lui plairait.

Il n’y eut aucune de ses dames qui ne crût la reine en délire, et que dans ce moment elle rêvait à ces fruits qu’elle avait tant souhaités : de sorte qu’au lieu de lui répondre, elles se prirent à pleurer et firent éveiller tous les médecins pour voir en quel état elle était. Ce retardement désespérait la reine ; elle demandait promptement ses habits, on les lui refusait ; elle se mettait en colère et devenait fort rouge. L’on disait que c’était l’effet de sa fièvre. Cependant les médecins étant entrés, après lui avoir tâté le pouls et fait leurs cérémonies ordinaires, ne purent nier qu’elle ne fût dans une parfaite santé. Ses femmes, qui virent la faute que le zèle leur avait fait commettre, tâchèrent de la réparer en l’habillant promptement. Chacune lui demanda pardon, tout fut apaisé, et elle se hâta de suivre la vieille fée, qui l’avait toujours attendue.

Elle entra dans le palais, où rien ne pouvait être ajouté pour en faire le plus beau lieu du monde. Vous le croirez aisément, seigneur, ajouta la reine Chatte-Blanche, quand je vous aurai dit que c’est celui où nous sommes. Deux autres fées un peu moins vieilles que celle qui conduisait ma mère la reçurent à la porte et lui firent un accueil très favorable. Elle les pria de la mener promptement dans le jardin et vers les espaliers où elle trouverait les meilleurs fruits. « Ils sont tous également bons, lui dirent-elles ; et si ce n’était que tu veux avoir le plaisir de les cueillir toi-même, nous n’aurions qu’à les appeler pour les faire venir ici. — Je vous supplie, mesdames, dit la reine, que j’aie la satisfaction de voir une chose si extraordinaire ? » La plus vieille mit ses doigts dans sa bouche et siffla trois fois ; puis elle cria : « Abricots, pêches, pavis, brugnons, cerises, prunes, poires, bigarreaux, melons, muscats, pommes, oranges, citrons, groseilles, fraises, framboises, accourez à ma voix. — Mais, dit la reine, tout ce que vous venez d’appeler vient en différentes saisons. — Cela n’est pas ainsi dans nos vergers, dirent-elles ; nous avons de tous les fruits qui sont sur la terre toujours mûrs, toujours bons, et qui ne se gâtent jamais. »

En même temps ils arrivèrent, roulant, rampant, pêle-mêle sans se gâter ni se salir ; de sorte que la reine, impatiente de satisfaire son envie, se jeta dessus et prit les premiers qui s’offrirent sous ses mains, elle les dévora plutôt qu’elle ne les mangea.

Après s’en être un peu rassasiée, elle pria les fées de la laisser aller aux espaliers pour avoir le plaisir de les choisir de l’œil avant que de les cueillir. « Nous y consentons volontiers, dirent les trois fées ; mais souviens-toi de la promesse que tu nous as faite ; il ne sera plus permis de t’en dédire. — Je suis persuadée, répliqua-t-elle, que l’on est si bien avec vous, et ce palais me semble si beau, que, si je n’aimais pas chèrement le roi mon mari, je m’offrirais d’y demeurer aussi ; c’est pourquoi vous ne devez point craindre que je rétracte ma parole. » Les fées, très contentes, lui ouvrirent tous leurs jardins et tous leurs enclos ; elle y resta trois jours et trois nuits sans en vouloir sortir, tant elle les trouvait délicieux. Elle cueillit des fruits pour sa provision ; et, comme ils ne se gâtent jamais, elle en fit charger quatre mille mules qu’elle emmena. Les fées ajoutèrent à leurs fruits des corbeilles d’or d’un travail exquis pour les mettre et plusieurs raretés dont le prix est excessif ; elles lui promirent de m’élever en princesse, de me rendre parfaite et de me choisir un époux ; qu’elle serait avertie de la noce, et qu’elles espéraient bien qu’elle y viendrait.

Le roi fut ravi du retour de la reine, toute la cour lui en témoigna sa joie ; ce n’étaient que bals, mascarades, courses de bague et festins, où les fruits de la reine étaient servis comme un régal délicieux. Le roi les mangeait préférablement à tout ce qu’on pouvait lui présenter. Il ne savait point le traité qu’elle avait fait avec les fées, et souvent il lui demandait en quel pays elle était allée pour en rapporter de si bonnes choses ; elle lui répondait qu’ils se trouvaient sur une montagne presque inaccessible ; une autre fois qu’ils venaient dans des vallons, puis au milieu d’un jardin ou dans une grande forêt. Le roi demeurait surpris de tant de contrariétés. Il questionnait ceux qui l’avaient accompagnée : mais elle leur avait tant défendu de conter à personne son aventure, qu’ils n’osaient en parler. Enfin la reine inquiète de ce qu’elle avait promis aux fées, voyant approcher le temps de ses couches, tomba dans une mélancolie affreuse ; elle soupirait à tout moment et changeait à vue d’œil. Le roi s’inquiéta, il pressa la reine de lui déclarer le sujet de sa tristesse ; et après des peines extrêmes, elle lui apprit tout ce qui s’était passé entre les fées et elle, et comme elle leur avait promis la fille qu’elle devait avoir. « Quoi ! s’écria le roi, nous n’avons point d’enfants, vous savez à quel point j’en désire, et pour manger deux ou trois pommes, vous avez été capable de promettre votre fille ? Il faut que vous n’ayez aucune amitié pour moi. » Là-dessus il l’accabla de mille reproches, dont ma pauvre mère pensa mourir de douleur ; mais il ne se contenta pas de cela, il la fit enfermer dans une tour, et mit des gardes de tous côtés pour empêcher qu’elle n’eût commerce avec qui que ce soit au monde, que les officiers qui la servaient ; encore changea-t-il ceux qui avaient été avec elle au château des fées.

La mauvaise intelligence du roi et de la reine jeta la cour dans une consternation infinie. Chacun quitta ses riches habits pour en prendre de conformes à la douleur générale. Le roi, de son côté, paraissait inexorable, il ne voyait plus sa femme ; et sitôt que je fus née, il me fit apporter dans son palais pour y être nourrie, pendant qu’elle restait prisonnière et fort malheureuse. Les fées n’ignoraient rien de ce qui se passait ; elles s’en irritèrent, elles voulaient m’avoir, elles me regardaient comme leur bien, et que c’était leur faire un vol que de me retenir. Avant que de chercher une vengeance proportionnée à leur chagrin, elles envoyèrent une célèbre ambassade au roi, pour l’avertir de mettre la reine en liberté et de lui rendre ses bonnes grâces, et pour le prier aussi de me donner à leurs ambassadeurs, afin d’être nourrie et élevée parmi elles. Les ambassadeurs étaient si petits et si contrefaits, car c’étaient des nains hideux, qu’ils n’eurent pas le don de persuader ce qu’ils voulaient au roi. Il les refusa rudement ; et s’ils n’étaient partis en diligence, il leur serait peut-être arrivé pis.

Quand les fées surent le procédé de mon père, elles s’indignèrent tout ce qu’on peut l’être ; et après avoir envoyé dans ses six royaumes tous les maux qui pouvaient les désoler, elles lâchèrent un dragon épouvantable, qui remplissait de venin les endroits où il passait, qui mangeait les hommes et les enfants, et qui faisait mourir les arbres et les plantes du souffle de son haleine.

Le roi se trouva dans la dernière désolation. Il consulta tous les sages de son royaume sur ce qu’il devait faire pour garantir ses sujets des malheurs dont il les voyait accablés. Ils lui conseillèrent d’envoyer chercher partout le monde les meilleurs médecins et les plus excellents remèdes, et d’un autre côté, qu’il fallait promettre la vie aux criminels condamnés à mort qui voudraient combattre le dragon. Le roi assez satisfait de cet avis l’exécuta et n’en reçut aucune consolation ; car la mortalité continuait, et personne n’allait contre le dragon qui n’en fût dévoré ; de sorte qu’il eut recours à une fée dont il était protégé dès sa plus tendre jeunesse. Elle était fort vieille et ne se levait presque plus ; il alla chez elle, il lui fit mille reproches de souffrir que le Destin le persécutât sans le secourir. « Comment voulez-vous que je fasse ? lui dit-elle ; vous avez irrité mes sœurs ; elles ont autant de pouvoir que moi, et rarement nous agissons les unes contre les autres. Songez à les apaiser en leur donnant votre fille ; cette petite princesse leur appartient. Vous avez mis la reine dans une étroite prison ; que vous a donc fait une femme si aimable pour la traiter si mal ? Prenez votre parti de tenir la parole qu’elle a donnée ; je vous assure que vous serez comblé de biens. »

Le roi mon père m’aimait chèrement : mais ne voyant point d’autre moyen de sauver ses royaumes et de se délivrer du fatal dragon, il dit à son amie qu’il était résolu de la croire, qu’il voulait bien me donner aux fées, puisqu’elle assurait que je serais chérie et traitée en princesse de mon rang ; qu’il ferait aussi revenir la reine et qu’elle n’avait qu’à lui dire à qui il me confierait pour me porter au château de féerie. « Il faut, lui dit-elle, la porter dans son berceau sur la montagne de fleurs ; vous pourrez même rester aux environs, pour être spectateur de la fête qui se passera. » Le roi lui dit que dans huit jours il irait avec la reine, qu’elle en avertît ses sœurs les fées, afin qu’elles fissent là-dessus ce qu’elles jugeraient à propos.

Dès qu’il fut de retour au palais, il renvoya quérir la reine avec autant de tendresse et de pompe qu’il l’avait fait mettre prisonnière avec colère et emportement. Elle était si abattue et si changée, qu’il aurait eu peine à la reconnaître, si son cœur ne l’avait pas assuré que c’était cette même personne qu’il avait tant chérie. Il la pria, les larmes aux yeux, d’oublier les déplaisirs qu’il venait de lui causer, et que ce seraient les derniers qu’elle éprouverait jamais avec lui. Elle répliqua qu’elle se les était attirés par l’imprudence qu’elle avait eue de promettre sa fille aux fées ; et que si quelque chose la pouvait rendre excusable, c’était l’état où elle était. Enfin il lui déclara qu’il voulait me remettre entre leurs mains. La reine à son tour combattit ce dessein. Il semblait que quelque fatalité s’en mêlait et que je devais être toujours un sujet de discorde entre mon père et ma mère. Après qu’elle eut bien gémi et pleuré sans rien obtenir de ce qu’elle souhaitait (car le roi en voyait trop les funestes conséquences, et nos sujets continuaient de mourir, comme s’ils eussent été coupables des fautes de notre famille), elle consentit à ce qu’il désirait et l’on prépara tout pour la cérémonie.

Je fus mise dans un berceau de nacre de perle, orné de tout ce que l’art peut faire imaginer de plus galant. Ce n’étaient que guirlandes de fleurs et festons qui pendaient autour, et les fleurs en étaient de pierreries, dont les différentes couleurs frappées par le soleil, réfléchissaient des rayons si brillants qu’on ne les pouvait regarder. La magnificence de mon ajustement surpassait s’il se peut celle du berceau. Toutes les bandes de mon maillot étaient faites de grosses perles. Vingt-quatre princesses du sang me portaient sur une espèce de brancard fort léger ; leurs parures n’avaient rien de commun ; mais il ne leur fut pas permis de mettre d’autres couleurs que du blanc, par rapport à mon innocence. Toute la cour m’accompagna, chacun dans son rang.

Pendant que l’on gravissait la montagne, on entendit une mélodieuse symphonie qui s’approchait. Enfin les fées parurent au nombre de trente-six ; elles avaient prié leurs bonnes amies de venir avec elles. Chacune était assise dans une coquille de perle plus grande que celle où Vénus était lorsqu’elle sortit de la mer ; des chevaux marins, qui n’allaient guère bien sur terre, les traînaient plus pompeuses que les premières reines de l’univers ; mais d’ailleurs vieilles et laides avec excès. Elles portaient une branche d’olivier, pour signifier au roi que sa soumission trouvait grâce devant elles ; et lorsqu’elles me tinrent, ce fut des caresses si extraordinaires, qu’il semblait qu’elles ne voulaient plus vivre que pour me rendre heureuse.

Le dragon qui avait servi à les venger contre mon père venait après elles, attaché avec des chaînes de diamants. Elles me prirent entre leurs bras, me firent mille caresses, me douèrent de plusieurs avantages et commencèrent ensuite le branle des fées. C’est une danse fort gaie. Il n’est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent et gambadèrent. Puis le dragon qui avait mangé tant de personnes s’approcha en rampant. Les trois fées, à qui ma mère m’avait promise, s’assirent dessus, mirent mon berceau au milieu d’elles, et, frappant le dragon avec une baguette, il déploya aussitôt ses grandes ailes écaillées plus fines que du crêpe ; elles étaient mêlées de mille couleurs bizarres. Elles se rendirent ainsi à leur château. Ma mère, me voyant en l’air, exposée sur ce furieux dragon, ne put s’empêcher de pousser des cris. Le roi la consola par l’assurance que son amie lui avait donnée, qu’il ne m’arriverait aucun accident et que l’on prendrait le même soin de moi que si j’étais restée dans son propre palais. Elle s’apaisa, bien qu’il lui fût très douloureux de me perdre pour si longtemps et d’en être la seule cause ; car si elle n’avait pas voulu manger les fruits du jardin, je serais demeurée dans le royaume de mon père et je n’aurais pas eu tous les déplaisirs qui me restent à vous raconter.

Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes avaient bâti exprès une tour dans laquelle on trouvait mille beaux appartements pour toutes les saisons de l’année, des meubles magnifiques, des livres agréables ; mais il n’y avait point de porte et il fallait toujours entrer par les fenêtres, qui étaient prodigieusement hautes. L’on trouvait un beau jardin sur la tour, orné de fleurs, de fontaines et de berceaux de verdure qui garantissaient de la chaleur dans la plus ardente canicule. Ce fut en ce lieu que les fées m’élevèrent avec des soins qui surpassaient tout ce qu’elles avaient promis à la reine. Mes habits étaient des plus à la mode et si magnifiques, que si quelqu’un m’avait vue, l’on aurait cru que c’était le jour de mes noces. Elles m’apprenaient tout ce qui convenait à mon âge et à ma naissance ; je ne leur donnais pas beaucoup de peine, car il n’y avait guère de chose que je ne comprisse avec une extrême facilité. Ma douceur leur était fort agréable, et comme je n’avais jamais rien vu qu’elles, je serais demeurée tranquille dans cette situation le reste de ma vie.

Elles venaient toujours me voir, montées sur le furieux dragon dont j’ai déjà parlé ; elles ne m’entretenaient jamais du roi ni de la reine ; elles me nommaient leur fille, et je croyais l’être. Personne au monde ne restait avec moi dans la tour, qu’un perroquet et un petit chien, qu’elles m’avaient donnés pour me divertir, car ils étaient doués de raison et parlaient à merveille.

Un des côtés de la tour était bâti sur un chemin creux, plein d’ornières et d’arbres qui l’embarrassaient ; de sorte que je n’y avais aperçu personne depuis qu’on m’avait enfermée. Mais un jour, comme j’étais à la fenêtre, causant avec mon perroquet et mon chien, j’entendis quelque bruit. Je regardai de tous côtés et j’aperçus un jeune chevalier qui s’était arrêté pour écouter notre conversation. Je n’en avais jamais vu qu’en peinture. Je ne fus pas fâchée qu’une rencontre inespérée me fournît cette occasion ; de sorte que, ne me défiant point du danger qui est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable, je m’avançai pour le regarder, et plus je le regardais, plus j’y prenais de plaisir. Il me fit une profonde révérence, il attacha ses yeux sur moi et me parut très en peine de quelle manière il pourrait m’entretenir ; car ma fenêtre était fort haute, il craignait d’être entendu, et il savait bien que j’étais dans le château des fées.

La nuit vint presque tout d’un coup, ou pour parler plus juste, elle vint sans que nous nous en aperçussions. Il sonna deux ou trois fois du cor et me réjouit de quelques fanfares, puis il partit sans que je pusse même distinguer de quel côté il allait, tant l’obscurité était grande. Je restai très rêveuse ; je ne sentis plus le même plaisir que j’avais toujours pris à causer avec mon perroquet et mon chien. Ils me disaient les plus jolies choses du monde, car des bêtes fées deviennent fort spirituelles ; mais j’étais occupée et je ne savais point l’art de me contraindre. Perroquet le remarqua ; il était fin, il ne témoigna rien de ce qui lui roulait dans la tête.

Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Je courus à ma fenêtre ; je demeurai agréablement surprise d’apercevoir au pied de la tour le jeune chevalier. Il avait des habits magnifiques ; je me flattai que j’y avais un peu de part, et je ne me trompais point. Il me parla avec une espèce de trompette qui porte la voix, et par son secours, il me dit qu’ayant été insensible jusqu’alors à toutes les beautés qu’il avait vues, il s’était senti tout d’un coup si vivement frappé de la mienne, qu’il ne pouvait comprendre comme quoi il se passerait sans mourir de me voir tous les jours de sa vie. Je demeurai très contente de son compliment et très inquiète de n’oser y répondre ; car il aurait fallu crier de toute ma force, et me mettre dans le risque d’être entendue encore mieux des fées que de lui. Je tenais quelques fleurs que je lui jetai ; il les reçut comme une insigne faveur, de sorte qu’il les baisa plusieurs fois et me remercia. Il me demanda ensuite si je trouverais bon qu’il vînt tous les jours à la même heure sous mes fenêtres, et que si je le voulais bien, je lui jetasse quelque chose. J’avais une bague de turquoise que j’ôtai brusquement de mon doigt, et que je lui jetai avec beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s’éloigner en diligence ; c’est que j’entendais de l’autre côté la fée Violente, qui montait sur son dragon pour m’apporter à déjeuner.

La première chose qu’elle dit en entrant dans ma chambre, ce furent ces mots : « Je sens ici la voix d’un homme ; cherche, dragon ! » Oh ! que devins-je ! J’étais transie de peur qu’il ne passât par l’autre fenêtre, et qu’il ne suivît le chevalier pour lequel je m’intéressais déjà beaucoup. « En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieille fée voulait que je la nommasse ainsi), vous plaisantez quand vous dites que vous sentez la voix d’un homme. Est-ce que la voix sent quelque chose ? Et quand cela serait, quel est le mortel assez téméraire pour hasarder de monter dans cette tour ? — Ce que tu dis est vrai, ma fille, répondit-elle, je suis ravie de te voir raisonner si joliment, et je conçois que c’est la haine que j’ai pour tous les hommes qui me persuade quelquefois qu’ils ne sont pas éloignés de moi. » Elle me donna mon déjeuner et ma quenouille. « Quand tu auras mangé, ne manque pas de filer, car tu ne fis rien hier, me dit-elle, et mes sœurs se fâcheront. » En effet je m’étais si fort occupée de l’inconnu, qu’il m’avait été impossible de filer.

Dès qu’elle fut partie, je jetai la quenouille d’un petit air mutin, et montai sur la terrasse pour découvrir de plus loin dans la campagne. J’avais une lunette d’approche excellente ; rien ne bornait ma vue, je regardais de tous côtés, lorsque je découvris mon chevalier sur le haut d’une montagne. Il se reposait sous un riche pavillon d’étoffe d’or et il était entouré d’une fort grosse cour. Je ne doutai point que ce fût le fils de quelque roi voisin du palais des fées ; comme je craignais que s’il revenait à la tour il ne fût découvert par le terrible dragon, je vins prendre mon perroquet et lui dis de voler jusqu’à cette montagne ; qu’il y trouverait celui qui m’avait parlé, et qu’il le priât de ma part de ne plus revenir, parce que j’appréhendais la vigilance de mes gardiennes et quelles ne lui fissent un mauvais tour.

Perroquet s’acquitta de sa mission en perroquet d’esprit. Chacun demeura surpris de le voir venir à tire-d’aile se percher sur l’épaule du prince, et lui parler tout bas à l’oreille. Le prince ressentit de la joie et de la peine de cette ambassade. Le soin que je prenais flattait son cœur ; mais les difficultés qui se rencontraient à me parler l’accablaient, sans pouvoir le détourner du dessein qu’il avait formé de me plaire. Il fit cent questions à Perroquet, et Perroquet lui en fit cent à son tour, car il était naturellement curieux. Le roi le chargea d’une bague pour moi, à la place de ma turquoise ; c’en était une aussi, mais beaucoup plus belle que la mienne : elle était taillée en cœur avec des diamants. « Il est juste, ajouta-t-il que je vous traite en ambassadeur ; voilà mon portrait que je vous donne, ne le montrez qu’à votre charmante maîtresse. » Il lui attacha sous son aile son portrait, et il apporta la bague dans son bec.

J’attendais le retour de mon petit courrier vert avec une impatience que je n’avais point connue jusqu’alors. Il me dit que celui à qui je l’avais envoyé était un grand roi, qu’il l’avait reçu le mieux du monde et que je pouvais m’assurer qu’il ne voulait plus vivre que pour moi ; qu’encore qu’il y eût beaucoup de péril à venir au bas de ma tour, il était résolu à tout plutôt que de renoncer à me voir. Ces nouvelles m’intriguèrent fort, je me mis à pleurer. Perroquet et Toutou me consolèrent de leur mieux, car ils m’aimaient tendrement. Puis Perroquet me présenta la bague du prince et me montra le portrait. J’avoue que je n’ai jamais été si aise que je le fus de pouvoir considérer de près celui que je n’avais vu que de loin. Il me parut encore plus aimable qu’il ne m’avait semblé. Il me vint cent pensées dans l’esprit, dont les unes agréables, et les autres tristes, me donnèrent un air d’inquiétude extraordinaire. Les fées, qui vinrent me voir, s’en aperçurent. Elles se dirent l’une à l’autre que sans doute je m’ennuyais, et qu’il fallait songer à me donner un époux de race fée. Elles parlèrent de plusieurs, et s’arrêtèrent sur le petit roi Migonnet, dont le royaume était à cinq cent mille lieues de leur palais ; mais ce n’était pas là une affaire. Perroquet entendit ce beau conseil ; il vint m’en rendre compte et me dit : « Oh ! que je vous plains, ma chère maîtresse, si vous devenez la reine Migonnette ! c’est un magot qui fait peur ; j’ai regret de vous le dire, mais en vérité le roi qui vous aime, ne voudrait pas de lui pour être son valet de pied. — Est-ce que tu l’as vu, Perroquet ? — Je le crois vraiment, continua-t-il ; j’ai été élevé sur une branche avec lui. — Comment, sur une branche ? repris-je. — Oui, dit-il, c’est qu’il a les pieds d’un aigle. »

Un tel récit m’affligea étrangement. Je regardais le charmant portrait du jeune roi ; je pensais bien qu’il n’en avait régalé Perroquet que pour me donner lieu de le voir ; et quand j’en faisais comparaison avec Migonnet, je n’espérais plus rien de ma vie, et je me résolvais plutôt à mourir qu’à l’épouser.

Je ne dormis point tant que la nuit dura. Perroquet et Toutou causèrent avec moi. Je m’endormis un peu sur le matin ; et comme mon chien avait le nez bon, il sentit que le roi était au pied de la tour. Il éveilla Perroquet. « Je gage, dit-il, que le roi est là-bas. » Perroquet répondit : « Tais-toi, babillard ! Parce que tu as presque toujours les yeux ouverts et l’oreille alerte, tu es fâché du repos des autres. — Mais gageons, dit encore le bon Toutou ; je sais bien qu’il y est. » Perroquet répliqua : « Et moi, je sais bien qu’il n’y est point : ne lui ai-je pas défendu d’y venir, de la part de notre maîtresse ? — Ah ! vraiment, tu me la donnes belle avec tes défenses, s’écria mon chien ; un homme passionné ne consulte que son cœur. » Et là-dessus il se mit à lui tirailler si fort les ailes, que Perroquet se fâcha. Je m’éveillai aux cris de l’un et de l’autre. Ils me dirent ce qui en faisait le sujet ; je courus ou plutôt je volai à ma fenêtre. Je vis le roi qui me tendait les bras et qui me dit avec sa trompette qu’il ne pouvait plus vivre sans moi ; qu’il me conjurait de trouver les moyens de sortir de ma tour ou de l’y faire entrer ; qu’il attestait tous les dieux et tous les éléments qu’il m’épouserait aussitôt, et que je serais une des plus grandes reines de l’univers.

Je commandai à Perroquet de lui aller dire que ce qu’il souhaitait me semblait presque impossible ; que cependant sur la parole qu’il me donnait et les serments qu’il avait faits, j’allais m’appliquer à ce qu’il désirait ; que je le conjurais de ne pas venir tous les jours ; qu’enfin l’on pourrait s’en apercevoir, et qu’il n’y aurait point de quartier avec les fées.

Il se retira comblé de joie, par l’espérance dont je le flattais, et je me trouvai dans le plus grand embarras du monde lorsque je fis réflexion à ce que je venais de promettre. Comment sortir de cette tour où il n’y avait point de portes, et n’avoir pour tout secours que Perroquet et Toutou ? Être si jeune, si peu expérimentée, si craintive ! Je pris donc la résolution de ne point tenter une chose où je ne réussirais jamais, et je l’envoyai dire au roi par Perroquet. Il voulut se tuer à ses yeux ; mais enfin il le chargea de me persuader, ou de le venir voir mourir, ou de le soulager. « Sire, s’écria l’ambassadeur emplumé, ma maîtresse est suffisamment persuadée, elle ne manque que de pouvoir. »

Quand il me rendit compte de tout ce qui s’était passé, je m’affligeai plus que je l’eusse encore fait. La fée Violente vint ; elle me trouva les yeux enflés et rouges ; elle dit que j’avais pleuré, et que, si je ne lui en avouais le sujet, elle me brûlerait, car toutes ses menaces étaient toujours terribles. Je répondis, en tremblant, que j’étais lasse de filer et que j’avais envie de faire de petits filets pour prendre des oisillons qui venaient becqueter les fruits de mon jardin. « Ce que tu souhaites, ma fille, me dit-elle, ne te coûtera plus de larmes ; je t’apporterai des cordelettes tant que tu en voudras. » Et, en effet, j’en eus le soir même. Mais elle m’avertit de songer moins à travailler qu’à me faire belle, parce que le roi Migonnet devait arriver dans peu. Je frémis à ces fâcheuses nouvelles, et ne répliquai rien.

Dès qu’elle fut partie, je commençai deux ou trois morceaux de filets ; mais à quoi je m’appliquai, ce fut à faire une échelle de corde qui était très bien faite, sans en avoir jamais vu. Il est vrai que la fée ne m’en fournissait pas autant qu’il m’en fallait, et sans cesse elle me disait : « Mais ma fille, ton ouvrage est semblable à celui de Pénélope, il n’avance point ; et tu ne laisses pas de me demander de quoi travailler. — Oh ! ma bonne maman ! disais-je, vous en parlez bien à votre aise ; ne voyez-vous pas que je ne sais comment m’y prendre et que je brûle tout ! Avez-vous peur que je ne vous ruine en ficelle ? » Mon air de simplicité la réjouissait, bien qu’elle fût d’une humeur très désagréable et très cruelle.

J’envoyai Perroquet dire au roi de venir un soir sous les fenêtres de la tour, qu’il y trouverait l’échelle et qu’il saurait le reste quand il serait arrivé. En effet, je l’attachai bien ferme, résolue de me sauver avec lui ; mais quand il la vit, sans attendre que je descendisse, il monta avec empressement et se jeta dans ma chambre comme je préparais tout pour ma fuite.

Sa vue me donna tant de joie, que j’en oubliai le péril où nous étions. Il renouvela tous ses serments et me conjura de ne point différer de le recevoir pour mon époux. Nous prîmes Perroquet et Toutou pour témoins de notre mariage. Jamais noces ne se sont faites, entre des personnes si élevées, avec moins d’éclat et de bruit, et jamais cœurs n’ont été plus contents que les nôtres.

Le jour n’était pas encore venu quand le roi me quitta. Je lui racontai l’épouvantable dessein des fées de me marier au petit Migonnet ; je lui dépeignis sa figure, dont il eut autant d’horreur que moi. À peine fut-il parti que les heures me semblèrent aussi longues que des années. Je courus à la fenêtre, je le suivis des yeux malgré l’obscurité ; mais quel fut mon étonnement de voir en l’air un chariot de feu traîné par des salamandres ailées qui faisaient une telle diligence que l’œil pouvait à peine le suivre ! Ce chariot était accompagné de plusieurs gardes montés sur des autruches. Je n’eus pas assez de loisir pour bien considérer le magot qui traversait ainsi les airs, mais je crus aisément que c’était une fée, ou un enchanteur.


Jamais, depuis qu’il y a des nains, il ne s’en est vu plus petit… (p. 76)

Peu après la fée Violente entra dans ma chambre. « Je t’apporte de bonnes nouvelles, me dit-elle ; ton amant est arrivé depuis quelques heures, prépare-toi à le recevoir. Voici des habits et des pierreries. — Eh ! qui vous a dit, m’écriai-je, que je voulais être mariée ? ce n’est point du tout mon intention ; renvoyez le roi Migonnet. Je n’en mettrai pas une épingle davantage. Qu’il me trouve belle ou laide, je ne suis point pour lui. — Ouais, ouais, dit la fée encore ; quelle petite révoltée ! quelle tête sans cervelle ! Je n’entends pas raillerie et je te… — Que me ferez-vous ? répliquai-je toute rouge des noms qu’elle m’avait donnés. Peut-on être plus tristement nourrie que je le suis, dans une tour avec un perroquet et un chien ; voyant tous les jours plusieurs fois l’horrible figure d’un dragon épouvantable ? — Ah ! petite ingrate ! dit la fée, méritais-tu tant de soins et de peines ? Je ne l’ai que trop dit à mes sœurs, que nous en aurions une triste récompense. » Elle alla les trouver ; elle leur raconta notre différend, elles restèrent aussi surprises les unes que les autres.

Perroquet et Toutou me firent de grandes remontrances ; que si je faisais davantage la mutine, ils prévoyaient qu’il m’en arriverait de cuisants déplaisirs. Je me sentais si fière de posséder le cœur d’un grand roi que je méprisais les fées et les conseils de mes pauvres petits camarades. Je ne m’habillai point, et j’affectai de me coiffer de travers, afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot de feu. Jamais, depuis qu’il y a des nains, il ne s’en est vu un si petit. Il marchait sur ses pieds et sur ses genoux tout ensemble, car il n’avait point d’os aux jambes, de sorte qu’il se soutenait sur deux béquilles de diamant. Son manteau royal n’avait qu’une demi-aune de long et traînait de plus d’un tiers. Sa tête était grosse comme un boisseau et son nez si grand qu’il portait dessus une douzaine d’oiseaux, dont le ramage le réjouissait ; il avait une si furieuse barbe, que les serins de Canarie y faisaient leurs nids, et ses oreilles passaient d’une coudée au-dessus de sa tête ; mais on s’en apercevait peu, à cause d’une haute couronne pointue qu’il portait pour paraître plus grand. La flamme de son chariot rôtit les fruits, sécha les fleurs, et tarit les fontaines de mon jardin. Il vint à moi les bras ouverts pour m’embrasser ; je me tins fort droite, et il fallut que son premier écuyer le haussât ; mais, aussitôt qu’il s’approcha, je m’enfuis dans ma chambre, dont je fermai la porte et les fenêtres, de sorte que Migonnet se retira chez les fées très indigné contre moi.

Elles lui demandèrent mille fois pardon de ma brusquerie, et pour l’apaiser, car il était redoutable, elles résolurent de l’amener la nuit dans ma chambre pendant que je dormirais, de m’attacher les pieds et les mains, pour me mettre avec lui dans son brûlant chariot, afin qu’il m’emmenât. La chose ainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des brusqueries que j’avais faites ; elles dirent seulement qu’il fallait songer à les réparer. Perroquet et Toutou restèrent surpris d’une si grande douceur. « Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, que le cœur ne m’annonce rien de bon ; mesdames les fées sont d’étranges personnes, et surtout violentes. » Je me moquai de ces alarmes, et j’attendis mon cher époux avec mille impatiences : il en avait trop de me voir pour tarder ; je lui jetai l’échelle de corde, bien résolue de m’en retourner avec lui. Il monta légèrement et me dit des choses si tendres, que je n’ose encore les rappeler à mon souvenir.

Comme nous parlions ensemble avec la même tranquillité que nous aurions eue dans son palais, nous vîmes enfoncer tout d’un coup les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrent sur leur terrible dragon ; Migonnet les suivait dans son chariot de feu, et tous ses gardes avec leurs autruches. Le roi, sans s’effrayer, mit l’épée à la main, et ne songea qu’à me garantir de la plus furieuse aventure qui se soit jamais passée ; car enfin, vous le dirai-je, seigneur ? ces barbares créatures poussèrent leur dragon sur lui, et à mes yeux il le dévora.

Désespérée de son malheur et du mien, je me jetai dans la gueule de cet horrible monstre, voulant qu’il m’engloutît comme il venait d’engloutir tout ce que j’aimais au monde. Il le voulait bien aussi : mais les fées, encore plus cruelles que lui, ne le voulurent pas : « Il faut, s’écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines, une prompte mort est trop douce pour cette indigne créature. » Elles me touchèrent : je me vis aussitôt sous la figure d’une chatte blanche ; elles me conduisirent dans ce superbe palais qui était à mon père ; elles métamorphosèrent tous les seigneurs et toutes les dames du royaume en chats et en chattes ; elles en laissèrent d’autres à qui l’on ne voyait que les mains, et me réduisirent dans le déplorable état où vous me trouvâtes, me faisant savoir ma naissance, la mort de mon père, celle de ma mère, et que je ne serais délivré de ma chatonique figure que par un prince qui ressemblerait parfaitement à l’époux qu’elles m’avaient ravi. C’est vous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle : mêmes traits, même air, même son de voix ; j’en fus frappée aussitôt que je vous vis ; j’étais informée de tout ce qui devait arriver, et je le suis encore de tout ce qui arrivera, mes peines vont finir. — Et les miennes, belle reine, dit le prince, en se jetant à ses pieds, seront-elles de longue durée ? Je vous aime déjà plus que ma vie. — Seigneur, dit la reine, il faut partir pour aller vers votre père, nous verrons ses sentiments pour moi, et s’il consentira à ce que vous désirez. »

Elle sortit ; le prince lui donna la main, elle monta dans un chariot avec lui ; il était beaucoup plus magnifique que ceux qu’il avait eus jusqu’alors. Le reste de l’équipage y répondait à tel point, que tous les fers des chevaux étaient d’émeraudes et les clous de diamant. Cela ne s’est peut-être jamais vu que cette fois-là. Je ne dis point les agréables conversations que la reine et le prince avaient ensemble ; si elle était unique en beauté, elle ne l’était pas moins en esprit, et ce jeune prince était aussi parfait qu’elle ; de sorte qu’ils pensaient des choses toutes charmantes.

Lorsqu’ils furent près du château où les deux frères aînés du prince devaient se trouver, la reine entra dans un petit rocher de cristal, dont toutes les pointes étaient garnies d’or et de rubis. Il y avait des rideaux tout autour, afin qu’on ne la vît point, et il était porté par de jeunes hommes très bien faits et superbement vêtus. Le prince demeura dans le beau chariot ; il aperçut ses frères qui se promenaient avec des princesses d’une excellente beauté. Dès qu’ils le reconnurent, ils s’avancèrent pour le recevoir, et lui demandèrent s’il amenait une maîtresse. Il leur dit qu’il avait été si malheureux, que, dans tout son voyage, il n’en avait rencontrées que de très laides, que ce qu’il rapportait de plus rare, c’était une petite chatte blanche. Ils se prirent à rire de sa simplicité. « Une chatte, lui dirent-ils, avez-vous peur que les souris ne mangent notre palais ? » Le prince répliqua qu’en effet il n’était pas sage de vouloir faire un tel présent à son père ; là-dessus, chacun prit le chemin de la ville.

Les princes aînés montèrent avec leurs princesses dans des calèches toutes d’or et d’azur ; leurs chevaux avaient sur leur tête des plumes et des aigrettes ; rien n’était plus brillant que cette cavalcade. Notre jeune prince allait après, et puis le rocher de cristal, que tout le monde regardait avec admiration.

Les courtisans s’empressèrent de venir dire au roi que les trois princes arrivaient. « Amènent-ils de belles dames ? répliqua le roi. — Il est impossible de rien voir qui les surpasse. » À cette réponse, il parut fâché. Les deux princes s’empressèrent de monter avec leurs merveilleuses princesses. Le roi les reçut très bien, et ne savait à laquelle donner le prix : il regarda son cadet, et lui dit : « Cette fois-ci, vous venez donc seul ? — Votre Majesté verra dans ce rocher une petite chatte blanche, répliqua le prince, qui miaule si doucement et qui fait si bien patte de velours, qu’elle lui agréera. » Le roi sourit et s’avança lui-même pour ouvrir le rocher ; mais aussitôt qu’il s’approcha, la reine, avec un ressort, en fit tomber toutes les pièces, et parut comme le soleil qui a été quelque temps enveloppé dans une nue ; ses cheveux blonds étaient épars sur ses épaules, ils tombaient par grosses boucles jusqu’à ses pieds ; sa tête était ceinte d’une couronne magnifique, sa robe d’une légère gaze blanche, doublée de taffetas couleur de rose. Elle se leva, et fit une profonde révérence au roi qui ne put s’empêcher, dans l’excès de son admiration, de s’écrier : « Voici l’incomparable et celle qui mérite ma couronne ! — Seigneur, lui dit-elle, je ne suis pas venue pour vous arracher un trône que vous remplissez si dignement ; je suis née avec six royaumes : permettez que je vous en offre un, et que j’en donne autant à chacun de vos fils. Je ne vous demande pour toute récompense que votre amitié, et ce jeune prince pour époux. Nous aurons encore assez de trois royaumes. » Le roi et toute la cour poussèrent de longs cris de joie et d’étonnement. Le mariage fut célébré aussitôt, aussi bien que celui des deux princes, de sorte que toute la cour passa plusieurs mois dans les divertissements et les plaisirs. Chacun ensuite partit pour aller gouverner ses États ; la belle Chatte-Blanche s’y est immortalisée, autant par ses bontés et ses libéralités que par son rare mérite et sa beauté.


moralité


Ce jeune prince fut heureux
De trouver en sa chatte une auguste princesse
Digne de recevoir son encens et ses vœux,
Et prête à partager ses soins et sa tendresse ;
Quand de deux yeux enchanteurs veulent se faire aimer,
On fait bien peu de résistance,
Surtout quand la reconnaissance,
Aide encore à nous enflammer.
Tairai-je cette mère, et cette folle envie,
Qui fit à Chatte Blanche éprouver tant d’ennuis ?
Pour goûter de funestes fruits,
Au pouvoir d’une fée elle la sacrifie.
Mères qui possédez des objets pleins d’appas,
Détestez sa conduite, et ne l’imitez pas. 



TABLE DES MATIÈRES