Contes de La Fontaine - Préface

Contes de La Fontaine - Préface
Contes de La Fontaine, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 3-7).
P R E F A C E[1]


DE LA


PREMIERE PARTIE.




J’avois resolu de ne consentir à l’impression de ces Contes qu’aprés que j’y pourrois joindre ceux de Bocace qui sont le plus à mon goût ; mais quelques personnes m’ont conseillé de donner dès-à-present ce qui me reste de ces bagatelles, afin de ne pas laisser refroidir la curiosité de les voir qui est encore en son premier feu. Je me suis rendu à cét avis sans beaucoup de peine, et j’ai crû pouvoir profiter de l’occasion. Non seulement cela m’est permis, mais ce seroit vanité à moy de mépriser un tel avantage Il me suffit de ne pas vouloir qu’on impose en ma faveur à qui que ce soit, et de suivre un chemin contraire à celuy de certaines gens, qui ne s’acquierent des amis que pour s’acquerir des suffrages par leur moyen ; Creatures de la Cabale, bien differens de cét Espagnol qui se piquoit d’estre fils de ses propres œuvres. Quoy que j’aye autant de besoin de ces artifices que pas un autre, je ne sçaurois me resoudre à les employer : seulement je m’accommoderay, s’il m’est possile, au goust de mon siecle, instruit que je suis par ma propre experience qu’il n’y a rien de plus necessaire. En effet, on ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de Livres. Nous avons veu les Rondeaux, les Metamorphoses, les Bouts-rimez, regner tour à tour : Maintenant ces Galanteries sont hors de mode, et personne ne s’en soucie : tant il est certain que ce qui plaist en un temps peut ne pas plaire en un autre. Il n’appartient qu’aux Ouvrages vrayment solides et d’une souveraine beauté, d’estre bien receus de tous les Esprits, et dans tous les Siecles, sans avoir d’autre passe-port que le seul merite dont ils sont pleins. Comme les miens sont fort eloignez d’un si haut degré de perfection, la prudence veut que je les garde en mon Cabinet, à moins que de bien prendre mon temps pour les en tirer. C’est ce que j’ay fait, ou que j’ay creu faire dans cette seconde Edition, où je n’ay ajousté de nouveaux Contes que parce qu’il m’a semblé qu’on estoit en train d’y prendre plaisir. Il y en a que j’ay estendus, et d’autres que j’ay accourcis, seulement pour diversifier et me rendre moins ennuyeux. On en trouvera mesme quelques-uns que j’ay pretendu mettre en Epigrammes. Tout cela n’a fait qu’un petit Recueil aussi peu considerable par sa grosseur que par la qualité des Ouvrages qui le composent. Pour le grossir, j’ay tiré de mes papiers je ne sçais quelle Imitation des Arrests d’amours, avec un Fragment où l’on me raconte le tour que Vulcan fit à Mars et à Venus, et celuy que Mars et Venus luy avoient fait[2]. Il est vray que ces deux pieces n’ont ny le sujet ny le caractere du tout semblables au reste du Livre ; mais, à mon sens, elles n’en sont pas entierement éloignées. Quoy que c’en soit, elles passeront : Je ne sçais mesme si la varieté n’estoit point plus à rechercher en cette rencontre qu’un assortiment si exact. Mais je m’amuse à des choses ausquelles on ne prendra peut-estre pas garde, tandis que j’ay lieu d’apprehender des objections bien plus importantes. On m’en peut faire deux principales : l’une que ce Livre est licentieux ; l’autre qu’il n’épargne pas assez le beau sexe. Quant à la premiere, je dis hardiment que la nature du Conte le vouloit ainsi ; estant une loy indispensable selon Horace, ou plustôt selon la raison et le sens commun, de se conformer aux choses dont on écrit. Or qu’il ne m’ait esté permis d’écrire de celles-cy, comme tant d’autres l’ont fait, et avec succez, je ne croy pas qu’on le mette en doute : et l’on ne me sçauroit condamner que l’on ne condamne aussi l’Arioste devant moy, et les Anciens devant l’Arioste. On me dira que j’eusse mieux fait de supprimer quelques circonstances, ou tout au moins de les déguiser. Il n’y avoit rien de plus facile ; mais cela auroit affoibly le Conte, et luy auroit osté de sa grace. Tant de circonspection n’est necessaire que dans les Ouvrages qui promettent beaucoup de retenuë dés l’abord, ou par leur sujet, ou par la maniere dont on les traite. Je confesse qu’il faut garder en cela des bornes, et que les plus étroites sont les meilleures : Aussi faut-il m’avoüer que trop de scrupule gasteroit tout. Qui voudroit reduire Bocace à la même pudeur que Virgile, ne feroit asseurément rien qui vaille, et pecheroit contre les Loix de la bienseance en prenant à tâche de les observer. Car, afin que l’on ne s’y trompe pas, en matiere de Vers et de Prose, l’extrême pudeur et la bienseance sont deux choses bien differentes. Ciceron fait consister la derniere à dire ce qu’il est à propos qu’on die, eu égard au lieu, au temps, et aux personnes qu’on entretient. Ce principe une fois posé, ce n’est pas une faute de jugement que d’entretenir les gens d’aujourd’huy de Contes un peu libres. Je ne peche pas non plus en cela contre la Morale. S’il y a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression sur les ames, ce n’est nullement la gayeté de ces Contes ; elle passe legerement : je craindrois plustost une douce melancholie, où les Romans les plus chastes et les plus modestes sont très-capables de nous plonger, et qui est une grande preparation pour l’amour. Quant à la seconde objection, par laquelle on me reproche que ce Livre fait tort aux femmes, on auroit raison si je parlois serieusement ; mais qui ne voit que cecy est jeu, et par consequent ne peut porter coup ? Il ne faut pas avoir peur que les mariages en soient à l’avenir moins frequens, et les maris plus fort sur leurs gardes. On me peut encore objecter que ces Contes ne sont pas fondez, ou qu’ils ont partout un fondement aisé à détruire ; enfin, qu’il y a des absurditez, et pas la moindre teinture de vray-semblance. Je réponds en peu de mots que j’ay mes garants : et puis ce n’est ny le vray, ny le vray-semblable qui font la beauté et la grace de ces choses-cy ; c’est seulement la maniere de les conter. Voila les principaux points sur quoy j’ay creu estre obligé de me deffendre. J’abandonne le reste aux Censeurs ; aussi bien seroit-ce une entreprise infinie, que de pretendre répondre à tout. Jamais la Critique ne demeure court, ny ne manque de sujets de s’exercer : Quand ceux que je puis prevoir luy seroient ostez, elle en auroit bien-tost trouvé d’autres.

  1. Publiée en 1665.
  2. On trouvera cette Imitation des arrests d’amours dans les Poësies diverses ; quant au fragment dont il s’agit ici, il appartient au Songe de Vaux.