Contes d’une vieille fille à ses neveux/Le Chien volant


LE CHIEN VOLANT.


CHAPITRE PREMIER.

LES CHIENS ET LES OISEAUX.


La princesse de Valencourt était une grande dame fort en renommée dans Paris. On racontait d’elle des choses merveilleuses, d’éminents services rendus par elle à ses amis, comme on n’en prodigue pas de nos jours ; des histoires de condamnés à mort sauvés par son pouvoir d’une manière qui sentait le prodige, et mille choses de ce genre que le vulgaire avait peine à comprendre. Aussi les petits esprits, qui n’aiment point à s’étonner et veulent tout expliquer, même ce qui est impossible, trouvaient plus commode de la regarder comme une fée. — C’est une fée ! se disaient-ils ; et cela répondait à tout.

Cette princesse possédait, à quelques lieues de Paris, un château superbe, où elle passait toute l’année, et qui renfermait des merveilles. C’étaient des pianos qui faisaient de la musique tout seuls ; des chanteurs invisibles qu’on entendait tout à coup dans les airs, sans savoir d’où venaient leurs voix ; des fleurs qui fleurissaient toute l’année, sans qu’un seul jardinier pensât même à les arroser… Je n’en finirais, pas, si je répétais tout ce que l’on racontait de ce séjour de délices.

Parmi les beautés de ce lieu, ce qui attirait le plus l’attention des voyageurs était une admirable volière, où se trouvaient réunis les oiseaux les plus rares, les plus jolis, venus de toutes les parties du monde. Leurs ailes, brillantes de pourpre, d’iris, d’or et d’azur, éblouissaient les yeux ; et leurs ramages, quoique très-différents, semblaient s’harmoniser pour ravir les oreilles.

Ils s’attachaient par centaines aux riches barreaux de leur cage dorée, et lorsqu’ils se tenaient là immobiles, cette cage avait l’aspect d’un immense canevas d’or bordé d’oiseaux de mille couleurs.

On admirait aussi les beaux équipages de chasse de la princesse, et une meute nombreuse composée de chiens de toute espèce, lévriers, bassets, chiens d’arrêt, chiens de Terre-Neuve, chiens couchants, chiens anglais, chiens turcs, enfin chiens de tous les pays. On avait le plus grand soin de ces messieurs, qui étaient logés dans un chenil superbe.

La princesse, qui était fort généreuse, donnait souvent les petits de ses chiens à ses amis, et c’était plaisir de voir comme ils la courtisaient pour en obtenir. Ces chiens étaient élevés comme des fils de roi : ils avaient des gouverneurs attachés à leurs personnes, qui leur enseignaient toutes les sciences, c’est-à-dire toutes celles qu’il importe à un chien d’étudier, telles que la chasse, la danse, l’art de rapporter, de fermer une porte avec les pattes, de faire l’exercice avec un bâton, comme les conscrits, et bien d’autres talents encore.

Les enfants des amis de la princesse ne se faisaient jamais longtemps prier pour aller lui faire une visite ; ils s’amusaient beaucoup dans son jardin à regarder les oiseaux et à faire danser les chiens. Tous les dimanches, en quittant le collège, Léon de Cherville se rendait au château de la fée-princesse avec sa mère, et il ne s’en retournait jamais le soir à Paris sans avoir un peu les larmes aux yeux… c’est qu’on ne pouvait quitter ce beau séjour sans regret.

Un dimanche, c’était après la distribution des prix, Léon venait d’arriver au château, comme à son ordinaire : — Je suis très-contente de toi, Léon, lui dit la princesse avec bonté ; tu as obtenu deux prix cette année : c’est un beau succès ; je veux aussi te récompenser.

La fée, à ces mots, l’emmena dans le jardin, et, s’étant arrêtée devant la grande volière : — Regarde bien ces oiseaux, dit-elle ; je te donnerai celui que tu aimeras le mieux.

Léon alors sauta de joie en battant des mains, et se mit à dévorer des yeux tous les oiseaux.

C’était précisément l’heure de la promenade des chiens, ils sortaient un à un de leur chenil, chacun tenu en laisse par un précepteur.

Léon ne les eut pas plutôt aperçus, qu’il courut à eux et se mit à les caresser en jouant.

— Ah ! tu préfères les chiens ? dit la princesse ; alors je t’en donnerai un.

— J’aime bien aussi les oiseaux, reprit Léon.

— Eh bien, ce sera comme tu voudras, choisis. Que veux-tu que je te donne, un chien ou un oiseau ?

— Je voudrais avoir les deux, répondit l’enfant en souriant.

— Un chien et un oiseau ! s’écria madame de Cherville, qui n’aimait ni l’un ni l’autre ; c’est trop, mon fils ; tu ne pourras avoir soin des deux à la fois, et d’ailleurs ils ne sauraient bien vivre ensemble : choisis, c’est tout ce que je puis te permettre.

Léon fit une petite moue qui n’était pas très-aimable.

Il retourna vers la volière, et regarda tous les oiseaux ; puis il revint près du chenil, et regarda tous les chiens, sans pouvoir jamais se décider.

La princesse riait de son incertitude et des tourments qu’il éprouvait. En effet, c’est un grand supplice que de choisir entre deux choses qu’on aime également.

— Léon, dit la fée, je te laisse jusqu’à demain pour te décider : tu viendras déjeuner avec moi sans ta mère, qui ne se lève pas de si bonne heure que nous ; et je suis sûre que nous nous entendrons à merveille.

La princesse prit un air fin en disant ces derniers mots, que Léon interpréta favorablement. Le mystère pour les enfants gâtés est toujours brillant d’espérance.


CHAPITRE DEUXIÈME.

TOUJOURS INDÉCIS.


Le lendemain, dès quatre heures du matin, Léon était levé, tant il avait d’impatience de revoir la fée. Tout le monde dormait encore lorsqu’il arriva au château, situé à peu de distance de la terre que madame de Cherville habitait pendant l’été.

Léon, en attendant le réveil de la princesse, recommença ses courses indécises du chenil à la volière et de la volière au chenil.

— Que cet oiseau rouge a de belles ailes ! pensait-il. Oh ! oui, c’est un oiseau que je veux.

Puis, un moment après : — C’est si amusant d’avoir un chien, se disait-il, qui vous suit partout, qui vous caresse, qui rapporte, qui va à la chasse, qui fait l’exercice ! car enfin un oiseau n’est bon à rien : il chante dans sa cage et voilà tout.

Bientôt après il reprenait : — Sans doute ; mais c’est commun d’avoir un chien : tout le monde peut avoir un chien, tout le monde n’a pas un bel oiseau qui vient des Îles.

La princesse le surprit encore dans cette incertitude.

— Eh bien, Léon, dit-elle, es-tu décidé ?

— Oui, madame ; c’est un oiseau que je désire.

— Comment ! tu ne préfères pas un chien ? j’en ai un qui est si intelligent !

— Alors je le prendrai ; vous avez raison, je préfère un chien.

La fée se mit à rire ; et tout le temps du déjeuner, elle s’amusa de l’indécision de l’enfant.

Un domestique, s’approchant de Léon, dit : — Monsieur veut-il du café ou du thé ?

— Du thé, répondit Léon ; mais aussitôt il se reprit : — Non, non, du café ! j’aime mieux du café : on ne m’en donne jamais chez ma mère… Cependant, le thé… mais non, du café !…

Et le domestique restait pendant ce temps immobile avec son grand plateau, attendant que Léon se fût décidé.

— Servez-lui du thé et du café, dit la princesse ; il a fait une longue course ce matin, il s’est levé à quatre heures et il doit avoir grand’faim.

Léon fut surpris de voir que la princesse était instruite de l’heure à laquelle il s’était levé ; il se rappelait aussi que la veille elle lui avait parlé des deux prix qu’il avait obtenus au collège, sans que personne lui en eût rien dit. — Elle devine tout, pensa-t-il ; c’est une femme extraordinaire.

Après le déjeuner, la princesse se leva d’un air grave, et s’adressant à Léon, elle dit : — Suivez-moi.

L’enfant pressentit qu’il allait se passer quelque chose d’étrange, puisque la princesse, qui ordinairement le tutoyait, venait de lui dire : Suivez-moi, d’un ton si solennel.

La fée tenait une petite clef d’ivoire à la main ; elle l’approcha du mur, où cependant on ne voyait point de serrure, et au même instant une porte, jusqu’alors invisible, s’ouvrit : ce dont Léon parut fort étonné.

Il suivit la princesse dans un étroit et long corridor, où ils marchèrent pendant un quart d’heure environ. L’obscurité était profonde ; mais Léon n’avait point peur. Enfin il entendit le bruit d’une serrure qu’on ouvrait, et il se trouva dans un magnifique pavillon chinois situé au bord d’une rivière.


CHAPITRE TROISIÈME.

FLEURS MERVEILLEUSES.


Le soleil éclairait de toutes parts ce pavillon et faisait briller les riches couleurs des tentures de soie qui recouvraient les murs du salon. Ce salon était presque tout à jour, et ses huit fenêtres étaient ornées de superbes vases du Japon, remplis de fleurs et d’arbustes que Léon n’avait jamais vus nulle part, même dans les serres les plus renommées.

— Noireau n’est pas ici ? dit la fée en entrant dans le pavillon ; il attend peut-être qu’on l’appelle. Faites-moi le plaisir de sonner, ajouta-t-elle en s’adressant à Léon.

Mais Léon regarda de tous côtés et il ne vit point de sonnette.

— Cueille une de ces fleurs, continua la fée en indiquant à Léon une grappe de clochettes blanches qui retombaient gracieusement des branches d’un bel arbuste que l’enfant contemplait avec admiration.

Léon obéit ; mais, pour cueillir la fleur, il secoua tout l’arbuste, et au même instant il se fit un carillon si épouvantable que l’enfant recula épouvanté.

La fée, voyant sa frayeur, voulut le rassurer. — Cet arbrisseau est inconnu dans ce pays, dit-elle ; il est originaire de la Chine : on le nomme le lis à sonnettes, à cause de sa fleur, qui rend des sons pareils à ceux d’une cloche et qui en a presque la forme ; c’est une plante fort extraordinaire. N’en aie pas peur : viens.

Léon se rapprocha du grand vase qui renfermait le lis merveilleux, et la fée s’amusa à faire sonner toutes les fleurs les unes après les autres. Les grosses cloches, tout à fait fleuries, avaient un son terrible comme le bourdon d’une cathédrale ; les clochettes, à demi fleuries, avaient le son grave, sonore, de la cloche d’un collège ; tandis que les boutons, au contraire, avaient le son faible et gentil des clochettes des agneaux dans les montagnes.

La fée fit aussi remarquer à Léon plusieurs autres plantes non moins extraordinaires. Il y en avait une, entre autres, appelée le buisson d’écrevisses ; les feuilles en étaient légères et bien découpées, comme celles du persil, et la fleur, très-longue et rouge, avec deux petites taches noires qui ressemblaient à des yeux, avait, à s’y tromper, la forme et la couleur d’une écrevisse cuite : toutes les fleurs étaient réunies en un tas sur la tige, et jamais nom n’avait été si justement donné.

Plus loin était une autre plante avec laquelle Léon aurait bien voulu jouer un moment ; on la nommait raquette à fleurs de plumes. Ses larges feuilles ressemblaient à de véritables raquettes, et sa fleur blanche et légère formait le plus joli petit volant que jamais garçon épicier ait fait tomber dans le ruisseau. Il était impossible de ne pas rendre hommage à la nature, qui avait su réunir ainsi et la raquette et le volant,

Dans un grand vase du Japon, Léon remarqua encore un autre arbuste dont il s’amusa extrêmement ; la fleur en était tout à fait risible. — Cet arbuste, dit la fée, est le grand herbaut, ou palmier à capotes.

Il avait l’aspect le plus étrange : sa longue tige droite était traversée de branches horizontales comme le bâton d’un perroquet ; mais chacune de ces branches faisait un large crochet en se terminant. C’est à l’extrémité de ce crochet que la fleur était attachée ; cette fleur avait absolument la forme d’une capote, d’une très-petite capote, quoique ce fût une grosse fleur. Il y en avait de toutes couleurs : des roses, des bleues, des jaunes, des rouges, des lilas ; il y aurait eu de quoi parfaitement coiffer une multitude de poupées avec les capotes de ce palmier, dont l’étalage d’une marchande de modes peut seul vous donner l’idée.

Léon, ravi de voir tant de merveilles, joua longtemps avec toutes les fleurs, sans remarquer un petit nègre que le bruit de la première sonnette avait attiré.

— Noireau, dit la fée à son nègre en lui confiant la clef d’ivoire dont elle s’était déjà servie, et qui, à ce qu’il paraît, ouvrait toute espèce de serrures, allez ouvrir la niche d’or et amenez-moi le chien volant.

Ces paroles retentirent aux oreilles de Léon, malgré le bruit des clochettes qui absorbait son attention.

— Le chien volant ! répéta-t-il.


CHAPITRE QUATRIÈME.

QU’IL EST LAID !


— Oui, mon enfant, répondit la fée. Tu n’as pu te décider entre les chiens et les oiseaux ; j’ai vu que tu ne pourrais posséder l’un sans beaucoup regretter l’autre ; que ta mère ne voulait pas te permettre d’avoir un chien et un oiseau : eh bien, pour vous arranger tous les deux, je te donne un chien qui est un oiseau !

— Vraiment ? s’écria Léon, ne pouvant revenir de sa surprise, un chien qui est un oiseau ! Qu’il doit être joli !

Et déjà Léon se figurait une gentille levrette avec de petites ailes, et déjà il se demandait s’il lui ferait faire une niche ou bien une cage… lorsque Noireau reparut, amenant le chien volant.

À son aspect, Léon fit une grimace peu flatteuse pour un si rare animal.

Le fait est que le chien volant était affreux. C’était un gros chien à longues oreilles, quasi-caniche, quasi-bichon, quasi-barbet ; il était mal fait, presque bossu ; il portait la queue entre les jambes, et jamais on ne lui aurait soupçonné des ailes avec une mine si piteuse.

Voilà ton chien, dit la fée.

— Il n’a pas trop l’air d’un oiseau ! répondit Léon peu satisfait.

— Je vois qu’il ne te plaît guère, reprit la princesse ; mais dis-moi franchement, quel défaut lui reproches-tu ?

Léon n’osait pas dire : Je le trouve affreux ; il dit : — Je le trouve trop grand.

La fée sourit.

— Ne te plains pas de ce défaut, dit-elle ; tout à l’heure tu penseras peut-être que c’est un avantage.

Alors la princesse ayant fait signe au petit nègre de s’approcher, lui parla une langue étrangère, et Noireau emmena le chien dans le jardin qui entourait le pavillon.

La fée prit Léon par la main ; tous deux quittèrent le salon chinois et allèrent s’asseoir sur un banc pour voir ce qui se passerait.

— Je n’ai jamais vu un chien plus laid, pensait Léon ; j’aimerais mieux tout bonnement un serin. Que veut-elle que je fasse de ce vilain caniche, bichon, barbet ? car je ne sais pas seulement de quelle espèce il peut être… Il y a de si beaux oiseaux là-bas dans la volière ! pourquoi n’ai-je pas choisi un oiseau ?…

Tandis qu’il se livrait à ces réflexions, le petit nègre avait conduit le chien volant au milieu d’une grande pelouse verte, et après l’avoir caressé doucement, il s’était mis sans façon à cheval sur son dos.

Alors, le chien avait redressé les oreilles, comme fier de son cavalier, et tous deux étaient restés immobiles, attendant les ordres de la princesse.

Noireau se tenait droit sur son chien, et paraissait un fort bon écuyer.

La fée, les voyant bien disposés tous deux, prononça le mot magique que le chien attendait pour s’envoler.


NASGUETTE !
NASGUETTE !…


s’écria la princesse.

Et au même instant, prodige inconcevable ! le chien ouvrit de larges ailes que son vilain poil dissimulait, ses yeux ternes devinrent rayonnants comme des émeraudes, ses membres se déployèrent avec majesté, sa queue se redressa en trompette, ses pattes s’étendirent, ses ongles s’allongèrent : ce n’étaient plus les ergots d’un pauvre chien, c’étaient plutôt les serres d’un aigle.

Il s’éleva, s’éleva dans les cieux, noble et terrible, faisant bruire ses larges ailes, qui frappaient les airs en cadence : ce n’était plus un chien… c’était un phénix, un condor !

Rien n’était plus imposant que ce spectacle. ; rien n’était plus beau à voir que cet animal, plein d’ardeur, planant dans l’espace avec fierté, en emportant sur ses ailes cet enfant dont la tête expressive se dessinait en noir sur l’azur embrasé des cieux… Le petit nègre avait un collier de diamants que le soleil faisait briller : rien n’était plus beau, croyez-moi.

Léon était ébahi ; il regardait, il admirait, il était ravi, il avait peur, il ne savait plus que penser.

— Eh bien, lui dit la fée, jouissant de sa surprise, trouves-tu encore que ton chien soit trop grand ?

— C’est un oiseau !… s’écria Léon, et le plus bel oiseau du monde !

— N’importe ! le trouves-tu trop grand ?

— Oh ! non, reprit Léon ; s’il était plus petit, comment pourrait-on le monter ?

— Ah ! ah ! dit la fée, tu vois donc bien que j’avais raison ; je parie que tu ne le trouves plus si laid ?

— Au contraire, jamais je n’ai rien vu de si admirable. Ce n’est pas un chien, c’est un prodige !


CHAPITRE CINQUIÈME.

AUDACE.


Léon, suivant des yeux le chien volant dans la nue, attendait avec impatience qu’il redescendît sur la terre, pour essayer à son tour une promenade aérienne.

Le petit nègre paraissait si accoutumé à ce genre de voyage, que Léon n’imaginait point qu’il y eût le moindre danger à s’élever si haut dans le ciel.

Il fut bien heureux lorsqu’il vit enfin le chien redescendre par degrés, et se rapprocher du sol sensiblement.

— Si le chien n’est pas fatigué, dit Léon à la bonne fée, je puis l’essayer à mon tour, n’est-ce pas, madame ?

— Oui, mon enfant, reprit la princesse ; mais pour cela, il faut que tu apprennes à le conduire : il ne s’élève dans les airs ou ne s’abat que lorsqu’on prononce les deux mots magiques qui, seuls, ont le pouvoir de le diriger. Pour qu’il s’envole, il suffit de lui dire deux fois :


NASGUETTE !
NASGUETTE !…


Mais pour qu’il redescende, il faut lui dire au moins trois fois :


ALDABORO !
ALDABORO !
ALDABORO !…


Sinon tu risquerais de rester suspendu en l’air toute ta vie, ce qui ne serait pas fort agréable.

Léon se fit répéter à plusieurs reprises les deux mots magiques : le premier, celui de Nasguette, lui parut facile à retenir ; mais le second eut de la peine à entrer dans sa mémoire, et même il eut besoin de l’entendre répéter et répéter encore avant de parvenir à le prononcer sûrement.

Pendant cette étude, le nègre et le chien volant étaient redescendus sur la terre.

À peine le chien volant eut-il touché la prairie, que Léon courut à lui et se mit à le caresser, à lui dire toutes sortes de gentillesses, toutes celles que l’on peut adresser à un chien et à un oiseau.

Il voulut lui faire faire l’exercice comme, on le fait faire aux chiens vulgaires ; mais le chien volant ne se prêta point à ce jeu trivial des chiens de cordonnier et autres, et Léon alla se plaindre à la fée de cette résistance.

— Ingrat ! dit la princesse tristement, je te donne une merveille et tu veux en faire une vulgarité ! Tu mériterais que je la donnasse à un autre enfant qui en serait plus digne que toi !

Léon reconnut qu’il avait tort.

Après avoir laissé au chien volant le temps de bien se reposer, il se mit à cheval sur son dos, et prononça bravement le mot magique :


NASGUETTE !
NASGUETTE !…


Et le chien docile s’envola.


CHAPITRE SIXIÈME.

L’OUBLI EST UN DANGER.


La princesse fut étonnée de la hardiesse de Léon et de la bonne tenue qu’il avait sur sa monture. Il s’élevait dans les airs à une hauteur effrayante, et nulle impression de terreur ne se peignait dans ses regards.

Pendant ce temps, la fée se livrait à ses réflexions. — Les enfants aiment le danger, pensait-elle ; oui, quand il leur est offert comme un plaisir ; faites-en un devoir, et vous les verrez pleurer pour s’y soustraire. Si j’avais dit : « Léon, monte sur le dos de ce chien, qui t’emportera à plus de mille pieds en l’air ! » il se serait récrié, il m’aurait appelée cruelle et m’aurait accusée de vouloir sa mort.

Léon, du haut des cieux, n’apercevait plus la terre que vaguement : Paris lui semblait un petit tas de pierres, et la pointe du dôme des Invalides une aiguille anglaise à tête d’or.

À mesure qu’il s’élevait, l’air devenait plus froid, et comme il était à peine vêtu, il songea bientôt à redescendre.

Il voulut prononcer le mot magique qu’il avait tant de fois étudié avant de partir pour les airs ; mais il se trompa, et confondant le mot du départ avec le mot du retour, il s’écria deux fois, comme il croyait devoir le faire :


NASGUETTE !
NASGUETTE !…


Mais le chien, loin de redescendre, reprenait un nouvel essor et s’élevait encore plus haut dans son vol.

Léon reconnut sa méprise et s’apprêta à prononcer le second mot ; mais il l’avait presque oublié, il le disait mal, et le chien volant n’y obéissait point.

En effet, le mot magique était difficile à retenir, pour un enfant surtout qui n’était pas fils de magicien.

Au lieu d’Aldaboro, Léon disait : Aïe donc, bourreau ! ou bien : À dada, bourreau ! Ah ! beau bourreau ! Attanporo ! et dix autres bêtises semblables qui n’étaient pas magiques du tout : aussi le chien n’en prenait-il qu’à son aise ; il se promenait dans les airs sans songer à redescendre.

Léon commençait à s’alarmer : — Vais-je donc rester éternellement ainsi ? se demandait-il ; maman sera Inquiète de ne pas me voir revenir… et puis je ne peux pas vivre en l’air toujours, sans manger. Il n’y a même pas moyen de crier au secours ; personne ne m’entendrait. Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ?

Il est certain qu’il ne pouvait compter sur les passants pour lui venir en aide ; les voyageurs sont rares dans ce pays-là, peut-être parce qu’il n’y a point d’auberges…

Le pauvre enfant commençait à se désenchanter de son beau chien ; il découvrait qu’une merveille est un tourment lorsqu’on ne sait pas s’en servir.

D’abord, il se mit à pleurer, comme font tous les petits enfants qui ont peur ; ensuite, il réfléchit que ses larmes étaient inutiles, puisqu’il n’y avait là personne qu’elles pussent attendrir ; et retrouvant son courage, il se dit qu’au lieu de perdre son temps à se désoler, il valait bien mieux rassembler toutes ses idées pour se rappeler le mot qui devait le ramener sur la terre et le tirer de tout danger.

Alors il se fit dans sa petite tête un travail de mémoire digne d’un cerveau de savant, de mathématicien. — Je le savais il y a deux heures, ce mot fatal, se disait Léon, quand il m’était inutile ; et maintenant que ma vie dépend de lui, je ne pourrais me le rappeler ! Ah ! cela serait trop malheureux ! Allons, allons, cherchons bien : Allabro !… Allabrero !… Almabaro !… Altabro !… Ah ! j’en approche !

Léon s’exerça tout haut de la sorte pendant un quart d’heure ; si, par hasard, quelqu’un avait passé par là, il eût été fort surpris d’entendre ce petit bonhomme qui se parlait ainsi tout seul dans les airs.

À force de le chercher dans sa mémoire, il trouva enfin le mot magique.

Aldaboro !… s’écria-t-il le cœur rempli de joie et même de fierté, car il était orgueilleux de s’être tiré de danger lui-même. Une voix qui lui aurait soufflé le mot sauveur, en lui ôtant le mérite de le trouver lui seul, l’aurait contrarié.


CHAPITRE SEPTIÈME.

LE NOM.


Quel plaisir Léon éprouva en voyant le chien volant obéir à son commandement ! Le chien descendait rapidement sur la terre, et Léon lui caressait doucement les ailes, tant il était content de lui !

Bientôt Léon découvrit les objets, d’abord imperceptibles : Paris n’était plus un petit tas de pierres, mais un gros tas de maisons ; les grands arbres n’étaient plus des touffes d’herbe ; la colonne de la place Vendôme ne lui semblait plus un poteau ; les tours de Notre-Dame, deux bâtons de cire noire à cacheter, et la Seine un long ruban jaune et sale qui tenait ensemble toutes les maisons.

Il commençait même à distinguer le pavillon chinois de la princesse, et la princesse elle-même, qui, avec sa robe de mousseline blanche, avait l’air d’un cygne.

Peu à peu, il la vit qui lui tendait les bras, tant elle était en peine de lui ! car la bonne fée avait été fort inquiète de l’absence si prolongée de Léon.

Ayant reconnu sa maîtresse, le chien alla s’abattre à ses pieds, et Léon sauta à terre avec un empressement que l’on comprendra aisément.

— Me voilà enfin ! s’écria-t-il. J’ai failli ne plus vous revoir : j’avais oublié le mot magique… mais je m’en souviendrai toujours maintenant !

— Tu es un enfant courageux, dit la princesse en embrassant Léon ; tu es digne de posséder une merveille. Mais il est tard : retourne chez ta mère ; elle doit t’attendre depuis longtemps. Va…

— Et mon chien ? interrompit Léon. N’emmènerai-je pas mon chien. ?

— Tu l’aimes donc encore, malgré les dangers qu’il t’a fait courir ?

— Sans doute, sans doute ; je ne crains plus rien maintenant. Oh ! j’aurai bonne mémoire. Allons, viens, toi, ajouta Léon en s’adressant au chien volant qu’il entraînait avec lui ; puis il s’arrêta. — Je ne sais pas son nom ; comment l’appelez-vous, madame ?

— On l’appelle ici le Chien volant, répondit la princesse ; mais il faut lui donner un autre nom, car, avant tout, mon enfant, tu dois cacher à tout le monde que ton chien a des ailes. Tu ne dois t’envoler avec lui que la nuit, à moins que ce ne soit dans ce jardin où l’on ne peut te voir.

— Quoi ! je ne le dirai pas à maman ?

— Ni à ta mère, ni à personne.

— Pas même à Henri ? ajouta Léon avec humeur.

— Qu’est-ce que Henri ? lui demanda la princesse.

— Henri, c’est mon camarade de collège : il a treize ans ; il est plus grand que moi… son oncle lui a donné un fusil….

— Eh bien, pourquoi désires-tu lui parler de ton chien ?

— C’est qu’il me parle toujours de son fusil !… Il doit venir chez ma mère passer les vacances avec son oncle et son fusil, et il se moque toujours de moi parce que je suis trop petit pour aller à la chasse. Il est grand, lui ; il a une cravate et des bottes !…

— Oui, mais il n’a pas de chien volant ! reprit la fée avec un malin sourire ; et si tu apprends à bien diriger ton chien, tu rapporteras, grâce à lui, plus de perdrix et de faisans que n’en pourraient tuer tous les fusils du monde.

— Vraiment ! dit Léon en sautant de joie ; oh ! comme Henri va bisquer !

— Prends garde, Léon, dit la princesse ; la moindre imprudence peut tout gâter. Si jamais on vient à découvrir que ton chien a des ailes, il sera perdu pour toi.

— Quoi ! dit Léon, on me le volerait ?

— Ce ne serait qu’un demi-malheur, mon ami ; tu pourrais, à force de recherches, le retrouver, ou le racheter à force d’argent. Non, c’est un malheur plus grand que tu aurais à craindre, un malheur sans remède, mon enfant. Retiens bien cette leçon que je vais te donner ; ce n’est peut-être pas tout de suite que tu la comprendras ; il se peut qu’elle soit au-dessus de ton âge ; mais ne l’oublie pas, un jour tu seras bien heureux de t’en souvenir.

Et Léon prêta une oreille attentive aux leçons de la bonne fée.


CHAPITRE HUITIÈME.

MORALE DE CE CONTE.


— Dans ce siècle, où toute chose est analysée, commentée, discutée, épluchée, disséquée, une merveille, mon enfant, n’est pas une merveille, c’est une monstruosité ! Or toute monstruosité appartient de droit à la secte éplucheuse qu’on appelle savants, gens d’esprit, gens de loi, gens d’affaires, etc., etc.

À peine entre leurs mains, la pauvre merveille est aussitôt analysée, commentée, discutée, épluchée, disséquée. Or, tu le sauras un jour, peu de gouvernements, d’actions, de choses, de personnes et de chiens survivent à la dissection. Qui dit analyser, dit tuer. Ainsi, mon cher enfant, si l’on découvre jamais que ton chien a des ailes, comme cela seul est une monstruosité, on le disséquera… On lui coupera les ailes pour savoir ce qui les fait agir, on lui ouvrira la poitrine pour savoir comment il peut respirer dans son vol, on lui ouvrira la tête pour savoir s’il a la cervelle d’un chien ou celle d’un oiseau, on lui arrachera les deux yeux pour savoir comment ils supportaient l’éclat du soleil… enfin, on l’analysera ; et le pauvre animal sera tellement mutilé, que tu n’auras pas même la ressource de le faire empailler !

Léon ne comprenait rien à ce discours, si ce n’est qu’on ferait beaucoup souffrir son chien si l’on apprenait qu’il était une merveille ; et il se promit bien de cacher à tout le monde ce grand secret.

— Maintenant, lui dit la fée, quel nom lui donneras-tu ?

Léon était un peu pédant, et comme il apprenait la mythologie et qu’il savait depuis deux jours le nom du cheval des poëtes, qui avait des ailes, il répondit : — Je le nommerai Pégase.

— Imprudent ! s’écria la fée ; c’est comme si tu disais : Mon chien a des ailes, puisque Pégase en avait aussi.

— Eh bien, je le nommerai Zéphire.

— Encore ! s’écria la fée ; tu es donc fou ! Il faut lui donner un nom qui n’ait aucun rapport avec ses facultés extraordinaires.

— Ah ! je comprends, reprit Léon ; il faut dissimuler. Mon chien est léger, puisqu’il vole… je l’appellerai Pataud.

— Cela ne vaut rien non plus, répliqua la fée ; le contraire d’une chose en donne l’idée ; il y a des gens très-fins dans ce pays. Crois-moi, choisis, pour ton chien un nom tout à fait insignifiant, tel qu’Azor, Castor, Médor.

— Oh ! non, reprit l’enfant avec dédain ; la portière de maman a eu trois chiens qui se nommaient ainsi.

— Eh bien, nomme-le Faraud, Taquin, Sbogar ; comme tu voudras.

— Faraud ! j’aime bien Faraud… cependant Taquin est plus joli ; mais, pour l’appeler de loin, Faraud sera mieux. Sbogar est bien aussi, mais Taquin est plus amusant. Faraud est meilleur pour appeler : Faraud ! Faraud ! mais c’est trop commun, et je crois que Sbogar… cependant Sbogar !…

— Ah ! reprit la princesse, ne vas-tu pas recommencer tes indécisions de ce matin ? « Je veux un chien, je veux un oiseau ; je veux un oiseau, je veux un chien ; je veux du thé, je veux du café ; je veux du café, je veux du thé ! » Sais-tu que rien n’est plus ennuyeux qu’un enfant indécis, et que tu risques de n’avoir aucune des deux choses que tu désires, en ne sachant pas te décider pour l’une où l’autre.

Léon sentit fort bien cette vérité : il se décida tout de suite pour le nom de Faraud, qu’il donna dès l’instant à son nouvel ami ; et après avoir tendrement remercié la bonne princesse, il retourna chez sa mère suivi du chien volant.

Le pauvre garçon était bien lourdement chargé, car il emportait avec lui un secret, un trésor, une merveille !


CHAPITRE NEUVIÈME.

DISSIMULATION.


Léon, en arrivant chez sa mère, avait le cœur joyeux, et l’esprit déjà tourmenté. On ne possède pas une merveille sans inquiétude : une belle chose est toujours en danger.

Madame de Cherville, en apercevant son fils, courut l’embrasser.

— Enfin, dit-elle, te voilà de retour ! je commençais à être inquiète d’une si longue absence. Dis-moi, t’es-tu bien amusé ? Qu’as-tu fait chez la princesse ?

Léon se troubla à cette question, parce qu’il ne pouvait y répondre franchement.

— J’ai déjeuné, dit-il.

— Et après ?… Tu n’as pas déjeuné toute la journée ?

— J’ai pris du thé et du café.

— Depuis neuf heures du matin jusqu’à cinq heures du soir ! Alors tu en as pris au moins vingt tasses ? dit madame de Cherville en souriant.

— Oh ! je n’ai pas déjeuné si longtemps, reprit Léon ; nous avons été nous promener dans les serres et dans le jardin… Et puis j’ai joué… j’ai couru…

— Quel est ce vilain chien ? interrompit madame de Cherville ; est-ce celui que tu as choisi ? il est bien laid, mon pauvre Léon !… madame de Valencourt s’est moquée de toi !

Ne pouvant raconter tous les talents de son chien, Léon avait mieux aimé ne point parler de lui du tout ; mais quand il entendit sa mère traiter si outrageusement cet animal extraordinaire, il n’y put pas tenir.

— Si vous le voyiez… courir, maman, s’écria-t-il, vous ne le trouveriez pas si laid ! Ah ! si vous pouviez le voir comme moi !… Et puis il a tant d’esprit, d’intelligence ; c’est un chien bien remarquable : on ne trouverait pas son pareil dans l’univers.

— Sois tranquille, je ne le chercherai pas, son pareil ! j’ai déjà bien assez de celui-là. — Et madame de Cherville riait malgré elle de la triste figure du chien, qui n’était pas très-beau, comme nous l’avons déjà dit.

Léon était au supplice ; il ne pouvait entendre sans colère madame de Cherville se moquer de son chien, de ce chien si merveilleux dont il ne pouvait trahir le mérite. Voir mépriser un être si digne d’admiration ! Son amour-propre souffrait pour son pauvre chien, qu’il aimait tant, avec lequel il s’était élevé si haut loin de la terre, avec lequel il avait plané dans les cieux au-dessus du monde et des hommes : le laisser insulter ! oh ! c’était impossible. — Viens, mon bon Faraud, dit Léon en s’adressant au chien volant, viens dans ma chambre ; là du moins personne ne se moquera de toi.

— Dans ta chambre ! s’écria madame de Cherville : non vraiment ; c’est à l’écurie qu’il faut le conduire.

— À l’écurie ! répéta Léon indigné ; mettre à l’écurie un chien qui… — À ces mots il s’arrêta, prés de trahir son secret, mais l’indignation et la douleur le suffoquaient, et il se mit à fondre en larmes.

Madame de Cherville eut pitié du désespoir de son fils. — Allons, ne pleure pas, lui dit-elle ; emmène ton chien dans ta chambre, puisque tu le veux, et reviens vite dîner avec moi ; car il y a bien longtemps que je ne t’ai vu.

Léon, consolé par ces paroles, emmena Faraud dans son appartement, l’établit bien doucement sur un bon coussin de bergère, et revint se mettre à table auprès de son excellente mère.


CHAPITRE DIXIÈME.

CE QU’IL AIME.


Léon mangea de bon appétit, sa promenade dans les cieux l’avait mis en appétit ; mais tout le temps du dîner il ne fut tourmenté que d’une idée.

— J’ai oublié de demander à la princesse avec quoi il fallait nourrir mon chien. Faut-il le traiter en oiseau ou en chien ? lui donner du millet ou des os à ronger ? Si je l’avais près de moi, je verrais tout de suite s’il mange du pain ; j’essayerais…

Comme il se livrait à ces réflexions, il entendit un grand bruit dans la maison : tous les domestiques étaient en rumeur : — Coquin ! voleur ! criaient-ils, veux-tu bien t’en aller, filou ! scélérat ! — et toutes sortes d’épithètes semblables.

Madame de Cherville sonna ses gens pour savoir d’où venait tout ce bruit.

— Madame, lui dit-on, c’est le cuisinier qui est furieux : le chien de M. Léon vient de voler deux côtelettes.

— Quel bonheur ! s’écria Léon, je sais maintenant ce qu’il aime, et je…

— Ah ! je te l’aurais bien dit ! interrompit madame de Cherville en riant ; je t’aurais épargné cette épreuve.

Léon, voyant que l’on poursuivait son chien dans la cour, s’empressa de l’aller chercher ; il le reconduisit dans sa chambre, et ferma la porte à double tour pour que le chien n’eût pas une autre occasion de s’échapper.

Éclairé sur la manière dont il fallait nourrir le chien volant, Léon désormais ne songea plus à lui offrir du mouron comme à un serin. Il eut grand soin de lui, et chaque jour il l’aima davantage.

Il attendait avec impatience le commencement de l’automne ; il lui tardait de voir les jours diminuer pour n’être point aperçu dans ses promenades en l’air. La fée lui avait bien recommandé de ne pas s’envoler pendant le jour, à moins que ce ne fût chez elle, et encore il fallait partir de la prairie où était le pavillon. Dans ce jardin vaste et désert, et d’ailleurs protégé par la fée, il était à l’abri des regards ; mais tout autre endroit eût été dangereux.

Aussi Léon s’en allait-il tous les matins chez la princesse, suivi du chien volant, dont tout le monde se moquait le long du chemin.

— Quel affreux animal ! disaient les passants ; peut-on avoir un plus vilain chien !

— Il y a de petites levrettes qui sont si jolies !

— Il y a même des carlins qui sont mieux que ça !

— C’est un bichon ! dit un paysan avec dédain.

— Bichon vous-même ! reprenait la femme du concierge indignée ; j’ai un bichon qui est autrement beau que cela !

Léon était bien dédommagé de ces humiliations en arrivant chez la fée ; à peine était-il monté sur son chien et s’élevait-il avec lui dans les airs, qu’il oubliait toutes ces injures : si haut, il ne pouvait plus les entendre.

Il s’accoutuma peu à peu à voir son trésor méconnu, et bientôt son chien, dont lui seul savait le mérite, ne lui en parut que plus aimable.


CHAPITRE ONZIÈME.

UN AMI.


Cependant le jeune camarade de Léon, Henri, celui qui avait une cravate et des bottes, était attendu au château ; son fusil même était déjà arrivé : on l’avait apporté avec les paquets de son oncle, car l’oncle et le neveu devaient tous deux rester chez madame de Cherville à peu près le temps des vacances.

En apprenant la nouvelle de la prochaine arrivée de son ami, Léon fut tout étonné de n’éprouver aucune joie. — Henri, qui est si moqueur, pensa-t-il, que va-t-il dire de mon pauvre chien ?

Quand une chose nous rend heureux et que nous redoutons pour elle l’opinion de nos amis, c’est que ces prétendus amis ne nous aiment pas autant que nous le croyons ; sans cela, ils s’empresseraient de montrer de la bienveillance pour ce qui nous plaît. Léon eut une bien grande preuve de cette vérité.

Madame de Cherville détestait les chiens, et, de plus, elle trouvait celui de son fils très-laid ; mais dès qu’elle eut remarqué l’attachement de Léon pour Faraud, elle le traita avec bonté, et même, quand Léon était là, elle le caressait pour lui plaire ; elle allait quelquefois jusqu’à lui acheter des croquignoles : une bonne mère est capable de tout pour son fils !

Il n’en fut pas de même avec Henri. À peine arrivé, il parla d’abord de son fusil ; puis, voyant le chien : — Tu me prêteras cette horreur de chien, n’est-ce pas, quand j’irai à la chasse ? dit-il.

— Non vraiment, répondit Léon ; tu ne sais pas encore tirer : tu lui enverrais des coups de fusil. Je ne te le confierai pas.

— Tu ne crains pas qu’on le prenne pour un lièvre, ton gros pataud de chien ? reprenait Henri. Et du matin au soir, il ne cessait de taquiner le chien volant, qui ne daignait même pas le mordre.

Léon reconnut bien alors que Henri n’était pas sincèrement son ami, puisqu’il trouvait tant de plaisir à tourmenter cette excellente bête pour l’affliger.

Le bon Faraud et Léon subissaient les persécutions de Henri avec d’autant plus de patience, qu’ils avaient mille moyens de s’en venger. Chaque matin, le grand jeune homme s’en allait à la chasse dès qu’il faisait jour, et le soir il revenait la figure longue et mécontent, car il n’avait rien tué dans la journée.

Léon, au contraire, rapportait chaque soir perdrix et faisans. Il avait découvert dans la forêt voisine un endroit solitaire dont une fondrière et d’épaisses broussailles défendaient l’abord de tous côtés. Là se réfugiaient beaucoup d’oiseaux. Léon, caché à tous les yeux par les hauts arbres de la forêt, franchissait les précipices et les broussailles sur les ailes du chien volant. À peine un oiseau partait-il devant eux, Faraud le poursuivait avec ardeur et bientôt l’atteignait, car il volait plus vite que tous les oiseaux ; il le saisissait dans sa gueule, puis retournait aussitôt sa tête vers Léon pour lui offrir sa conquête.

Cette chasse au vol amusait Léon plus que tous les autres plaisirs ; il aimait beaucoup mieux cela que d’aller se promener dans le bateau avec Henri, qui lui jetait de l’eau au visage tout le temps de la promenade et dont la grande joie était de faire tomber Faraud dans la rivière.

Henri était, comme on le pense, fort jaloux des succès de Léon à la chasse, et Léon, se défiant de lui, ne parlait jamais des faisans qu’il avait tués que lorsqu’ils étaient déjà presque assaisonnés. En effet, si Henri les avait regardés au moment où son ami les rapportait, il aurait remarqué qu’ils n’avaient nulle trace de coups de fusil, et il en aurait conçu des soupçons dangereux pour le chien volant.

L’amabilité de Léon n’était pas moins digne d’envie que son adresse, et chaque jour Henri avait à souffrir des nouveaux éloges qu’il entendait faire de son ami. Il était impossible de voir Léon sans l’aimer, et sans le haïr quand on en était jaloux. Depuis qu’il possédait un secret important, tout son caractère était changé : la présence d’esprit continuelle qu’exige un mystère à cacher avait mûri sa raison plus que ne l’auraient fait dix années. Léon était devenu réfléchi avant l’âge, ce qui ne l’empêchait point d’être gracieux et bienveillant. Au contraire même, dominé par une préoccupation constante qu’il ne pouvait confier, il ne songeait à taquiner personne, ce que font toujours les gens qui n’ont rien à penser et qui s’occupent des autres pour les tourmenter.

On l’aimait dans tout le pays ; on vantait surtout ses soins pour sa mère : — Il l’aime tant, disait-on, qu’il a fait en une nuit quatorze lieues à pied pour aller chercher un médecin à Paris. La pauvre dame était bien malade, il est vrai, et elle n’avait pas confiance dans le médecin d’ici ; mais elle a été si contente de son cher enfant, qu’elle a guéri tout de suite.

Voilà ce que croyaient les bonnes femmes du pays ; nous qui connaissons le chien volant, nous savons que Léon n’avait pas fait la route à pied. Il était parvenu, à force d’habitude, à diriger Faraud si bien, qu’il le conduisait où il voulait, même la nuit. Léon, voyant sa mère malade, était allé le soir chercher son médecin à Paris ; et le lendemain le docteur était arrivé, et avait raconté à tout le monde que Léon, après lui avoir appris la maladie de madame de Cherville, était reparti la nuit même à pied avec son chien, sans vouloir attendre jusqu’au moment où il l’aurait ramené dans sa voiture.

De là venait que l’on croyait, dans le pays, que ce cher enfant avait, en une seule nuit, fait quatorze lieues : sept pour aller et sept pour revenir.

On racontait aussi qu’une autre fois il avait envoyé un courrier à Perpignan… à Perpignan ! dans le midi de la France ! pour donner à sa mère des nouvelles d’une de ses sœurs dont elle était fort inquiète. « Le courrier, ajoutait-on, a rapporté la lettre deux jours après. Cela a dû coûter bien de l’argent à M. Léon ; c’est cher de faire voyager les chevaux si vite ! »

Un jour, madame de Cherville entra dans la chambre de son fils : — Embrasse-moi, Léon, dit-elle ; tu vas être bien content, tu vas enfin revoir ton père ! Il m’écrit du lazaret de Toulon, où il est en quarantaine ; mais dans quinze jours il sera ici.

Léon se réjouit de tout son cœur ; il y avait trois ans que M. de Cherville était absent, et l’on comprendra combien son fils devait être heureux de le revoir ; mais ce qu’on s’imaginera difficilement, c’est l’impatience de Léon en apprenant que son père était retenu au lazaret.

Il avait supporté courageusement sa longue absence, tant que M. de Cherville était resté à Constantinople, parce que l’excès de l’éloignement lui ôtait toute espérance d’aller vers lui, et que c’est l’espérance qui tourmente ; mais il ne pouvait se faire à l’idée de le savoir si près de lui, arrivé en France, et retenu pendant quinze mortels jours, dans la plus ennuyeuse retraite.

C’était là une belle occasion de faire voyager de chien volant. Léon courut chez la princesse pour fui confier son projet. — Mon père est arrivé à Toulon, dit-il ; je veux absolument l’aller voir ; mais comme il me faudra quelque temps pour ce voyage, dites à ma mère que vous désirez me garder près de vous, ici, pendant plusieurs jours. J’irai seulement voir mon père ; j’aurai le courage de ne point lui parler, de ne point l’embrasser ; je ne trahirai pas mon secret, mais je le verrai. Oh ! je suis si impatient de le revoir !

La princesse, touchée de cette impatience, écrivit à madame de Cherville qu’elle la conjurait de lui confier Léon pendant deux ou trois jours pour tenir compagnie à un de ses neveux qui venait d’arriver chez elle ; et madame de Cherville consentit à cette prière.

Léon profita du prétexte donné à son absence, et partit le soir même pour Toulon, monté sur le chien volant.

La route lui parut bien longue. Le lendemain matin, il s’arrêta à Lyon pour déjeuner et faire reposer son pauvre chien. Il y passa toute la journée, et se promena par la ville, suivi de son fidèle compagnon, qui trottait dans les rues sur ses quatre pattes, tout comme un autre chien. Faraud était semblable à un grand acteur qui se montre fort terre à terre, fort bourgeois, fort commun et quelquefois trivial dans ses habitudes ; puis qui tout à coup apparaît rayonnant de splendeur, de majesté, le bras en l’air, le pied en avant, la tête en arrière, l’air noble et superbe, relevant son casque avec fierté, son manteau avec orgueil, et ne rappelant plus en rien ce même individu crotté qui, le matin, barbotait sur les boulevards avec des socques boueux et un parapluie tout en larmes.

Faraud, de même, barbotait le jour dans les ruisseaux ; puis, chaque soir, il s’élevait dans les nues : malheureusement il n’avait aucun public pour l’admirer.

Léon arriva à Toulon le troisième jour, c’est-à-dire la troisième nuit, car il descendit sur terre avant le lever de l’aurore, dans la crainte d’être aperçu.

Quelle que fût son impatience de revoir son père, Léon savait être prudent ; il immolait son cœur lui-même à sa pensée dominante : son secret… Ah ! c’est cela qui forme le caractère d’un enfant !

En effet, ne fallait-il pas avoir bien de la tenue, de la constance, pour rester ainsi près de son père sans se montrer à lui ; pour se résigner à ne l’apercevoir qu’à sa fenêtre, à n’entendre sa voix que par hasard ? N’importe, Léon était heureux. Dès que la nuit tombait, il s’envolait vers le lazaret avec Faraud, et il planait devant la fenêtre de son père. Comme cette fenêtre était presque toujours ouverte, il entendait, il pouvait voir tout ce qui se faisait dans la chambre ; si bien qu’un jour où son père parlait de lui à l’un de ses compagnons de voyage, Léon fut honteux de son rôle d’espion, et se repentit un moment d’avoir été si indiscret.

— Dans huit jours nous quitterons le lazaret, je reverrai mon fils, disait M. de Cherville. Il doit être bien grandi et bien changé. Sa mère m’écrit qu’il est devenu beau comme un ange, et de plus qu’il annonce beaucoup d’esprit et de raison. Mon projet était d’en faire un marin comme moi ; mais s’il n’a point de goût pour cet état, je le laisserai libre de choisir celui qu’il préfère : toutefois, j’aurai l’air d’exiger qu’il entre dans la marine. S’il a une autre vocation, cet obstacle la développera ; rien n’excite une vocation comme de la contrarier.

Léon riait cependant en lui-même de ce qu’il venait d’entendre ; et malgré la délicatesse de ses scrupules, il se promettait bien de profiter de cet avertissement indirect.

— Ah ! vous voulez me contrarier, monsieur mon père, pensait-il ; nous verrons, nous verrons si vous y parviendrez.

Léon, malgré le plaisir qu’il trouvait à regarder, la nuit, son père à travers son étroite fenêtre, fut obligé de retourner à Paris, c’est-à-dire aux environs de Paris, au château de la fée-princesse, où il était censé avoir passé tout le temps de son voyage.

Il n’était resté que trois jours absent, et sa mère fut heureuse de le revoir comme s’il l’avait quittée depuis des années. Henri ne témoigna pas tant de joie ; il accueillit son ami avec un malin sourire, et Léon frissonna lorsqu’il lui dit avec aigreur : — D’où viens-tu donc ?

— De chez madame de Valencourt, répondit Léon en se troublant.

— À l’instant même, je le crois ; mais tu n’y es pas resté tout le temps de ton absence. Je suis allé me promener chez elle dans le parc l’autre jour ; j’ai questionné le garde-chasse, et il m’a dit que tu n’étais pas au château.

— Il n’y demeure pas, dit Léon impatienté, comment le saurait-il ?

— Il venait de voir la princesse quand je l’ai rencontré, et tu n’étais pas avec elle, pas plus que ce prétendu neveu qu’elle t’avait prié de venir amuser, comme si tu n’avais pas auprès de toi un ami qui vaut bien le neveu de toutes les princesses du monde !

— Le garde-chasse est un imbécile ! s’écria Léon en s’éloignant à l’instant ; car s’il savait feindre habilement, il ne savait pas encore bien mentir.

Léon remonta dans sa chambre, inquiet, tourmenté des soupçons de son perfide ami. Une fois la défiance de Henri éveillée, Léon avait tout à redouter de sa curiosité. Comme tous les paresseux, Henri n’avait de cœur, ne se donnait de peine que pour découvrir ce que les autres lui cachaient, pour surprendre ce qu’il ne devait pas savoir.

Léon attendait avec impatience la fin des vacances pour voir partir de chez sa mère le faux ami qui troublait tout son bonheur ; il sentait que le chien volant ne serait en sûreté que lorsque Henri ne serait plus là, et il en voulait à l’oncle de Henri de ne pas l’emmener plus vite. Mais cet oncle était un homme consciencieux, qui faisait une chose non parce qu’elle lui plaisait, mais parce qu’il avait dit qu’il la ferait. Madame de Cherville lui avait écrit ; « Venez passer un mois avec nous à la campagne. » Il avait répondu : « J’irai passer un mois avec vous à la campagne, » et il était venu passer un mois avec elle à la campagne. Il avait quitté Paris le 1er  septembre et il y comptait retourner le 1er  octobre, pas un jour de plus, pas un jour de moins. Léon savait cela, et il attendait le 1er  octobre avec impatience.

Le temps s’écoulait, et M. de Cherville devait arriver de moment en moment. Un soir, Léon voulut aller au-devant de lui ; il se retira dans une allée obscure pour éviter les rayons de la lune, qui pouvait trahir le chien volant, et, après avoir dit le mot magique, il prit son essor. Comme il s’élevait, il entendit une voix qui répétait : — Nasguette ! Nasguette !… Il crut que c’était l’écho, et pourtant il fut tourmenté de cette singularité.

Léon fut bientôt distrait de cette inquiétude en apercevant une voiture de poste sur la grande route ; il présuma que ce devait être celle de son père, et il dirigea le chien de ce côté pour reconnaître, au clair de la lune, si ce voyageur était M. de Cherville. Il fut heureux de voir que c’était bien lui : alors il s’amusa à lui servir de courrier. Léon volait sur les ailes de son chien jusqu’au prochain relais ; là, il mettait pied à terre, faisait grand bruit à l’hôtel de la poste, commandait les chevaux, pressait les postillons, puis il remontait dans les airs sitôt qu’il entendait la voiture s’approcher. Il voyagea de la sorte pendant la moitié de la nuit à côté de son père, jusqu’à ce qu’ils arrivassent au château. À peine la voiture entra-t-elle dans la cour, que Léon descendit avec le chien volant, et vint au-devant de son père. Après l’avoir tendrement embrassé :

— J’avais un pressentiment, lui dit-il, que vous arriveriez cette nuit ; c’est pourquoi je n’ai pas voulu me coucher : je n’aurais pu dormir.

— En vérité, dit M. de Cherville, je ne comptais moi-même arriver que demain ; mais le service des postes est si bien fait maintenant, que je n’ai pas perdu une heure. Ah ! l’administration a fait en France de grands progrès depuis mon absence ; je dois des compliments aux maîtres de poste d’à présent : ils font leur métier en conscience.

— L’administration, cette fois, c’était moi, pensa Léon.

Ainsi nous prenons souvent pour une amélioration générale le zèle discret d’un ami qui nous rend service à notre insu.

Certes, Léon fut bienheureux de revoir son père, de lui parler, de l’embrasser enfin, et pourtant tout ce bonheur fut empoisonné non par un grand malheur, mais par une niaiserie, par un mot dit en riant, par un mot insignifiant pour tout le monde, et qui cependant lui révélait un imminent danger.

En se promenant dans le jardin avec son père, Léon entendit la même voix qui l’avait tant troublé la veille prononcer distinctement ce mot fatal : — Nasguette ! Nasguette !

Hélas ! il n’y avait plus moyen de croire que c’était l’écho qui parlait cette fois.

Léon pâlit, et son père fut frappé de sa tristesse. Le pauvre enfant, par un mouvement de crainte involontaire, ne voyant pas Faraud à ses côtés, courut le chercher dans sa chambre ; il trouva Faraud couché sur le coussin de sa bergère comme tous les jours ; mais il n’en éprouva pas moins une vive inquiétude.

À dîner, l’air moqueur et méchant de Henri le frappa : il ne cessait de lui lancer des épigrammes qui le remplissaient de terreur. M. de Cherville parlait-il de ses voyages : — Léon aussi aime beaucoup à voyager, disait Henri d’un air malin ; mais ce n’est pas, comme vous, sur mer qu’il voyagerait de préférence ; ce serait plutôt… Puis il s’arrêtait en regardant Léon d’un œil perçant : — Ce serait sur terre, n’est-ce pas ?

Et Léon ne pouvait supporter la malice de son sourire.

Il vit bien que Henri était sur le point de deviner son secret, si toutefois même il ne l’avait pas déjà deviné.

Léon passa la nuit dans la crainte ; il ne cessait de caresser le bon Faraud. Souvent, saisi de pressentiment, il le regardait avec tristesse comme un ami qu’il faut quitter, comme un objet chéri qu’on va nous arracher, que nous admirons pour la dernière fois. Hélas ! un cœur passionné n’a-t-il pas raison de s’épouvanter quand son ennemi a regardé ce qu’il aime !


CHAPITRE DOUZIÈME.

JE VOUS L’AVAIS BIEN DIT !


Cependant l’oncle de Henri parlait de leur prochain départ : on était au 28 septembre, et l’oncle ponctuel devait retourner à Paris le 1er  octobre. Les portes de la ville eussent été fermées, les rues de Paris une autre fois, c’est-à-dire une troisième fois barricadées ; on aurait dû l’y accueillir à coups de fusil, à coups de canon, rien ne l’aurait empêché de faire son entrée. Il avait dit : — J’arriverai le 1er  octobre !

Ce n’était point Léon qui se moquait de cette exactitude, il l’appréciait plus que personne ; seulement, il regrettait que cet homme si exact ne se fût pas engagé à revenir trois jours plus tôt.

— S’ils étaient partis, se disait Léon, je serais tranquille, Faraud serait sauvé. Puisque Henri ne retourne plus au collège, je n’aurai plus occasion de le voir, et je ne le regretterai pas ! Il n’est pas mon ami ; je le crains trop, il ne m’aime pas : l’amitié, c’est la confiance. Oh ! que je voudrais qu’il fût parti !

Le lendemain 29, Henri faisait déjà ses paquets, et Léon l’aidait à nettoyer son fusil avec bien du zèle, je vous l’affirme, jamais service ne lui plut davantage à rendre, lorsque M. de Cherville vint chercher Léon pour remmener se promener avec lui. Léon sortit du château avec son père. Il voulut d’abord emmener Faraud ; puis il pensa qu’il était plus en sûreté enfermé dans sa chambre, et il s’éloigna.

Dès qu’il fut parti, Henri courut à l’appartement de Léon : la porte était soigneusement fermée, mais la fenêtre, qui était ouverte, était si basse qu’on pouvait facilement pénétrer dans l’intérieur, même sans le secours d’une échelle. Henri fut bientôt auprès de Faraud. — Ah ! dit-il, viens vite, mon beau Pégase ; nous allons voyager aussi. — En disant cela, il jeta Faraud par la fenêtre. — Tu as des ailes, ajouta-t-il, tu peux bien te casser les pattes !

Il sauta dans le jardin, et saisissant le chien par les oreilles :

— Allons ! allons ! je veux m’amuser à mon tour, beau chien de princesse ; ne feras-tu pas quelque chose pour moi ?

Henri se mit alors à cheval sur le dos du chien ; et, imitant Léon, qu’il avait épié quelques jours auparavant, il répéta d’une voix sonore le mot magique, et le pauvre Faraud, condamné à obéir à ce mot, s’envola comme pour un ami. Mais il faisait son devoir de mauvaise grâce, et d’ailleurs Henri était beaucoup plus grand et beaucoup plus lourd que Léon. Le vol du chien fut inégal, saccadé, et bientôt Henri, perdant l’équilibre, chancela ; il voulut se retenir aux ailes de Faraud, mais Faraud secoua ses ailes, accoutumées aux caresses de Léon, et soudain le cavalier tomba.

Le chien ne s’étant enlevé qu’à demi, la chute ne fut pas dangereuse ; mais malheureusement Henri ne savait pas le mot magique dont la puissance était d’arrêter le vol de Faraud, et Faraud s’élevait toujours, et Faraud ne redescendait plus.

Si Léon était arrivé en ce moment, il aurait crié : Aldaboro !… assez à temps pour être entendu de son chien. Hélas ! Léon n’était plus là.

Ne se sentant point diriger, le chien volant allait, s’égarant dans les cieux ; il entrait dans de gros nuages au risque d’être mouillé jusqu’aux os ; il volait au hasard çà et là, sans méthode ; il planait de travers, indécis comme un cerf-volant. Il s’envola vers le couchant, du côté de Paris.

Léon revint joyeux avec son père, ne se doutant pas du malheur qui l’attendait. Il trouva Henri étendu sur le gazon, se tenant la jambe, se frottant le bras, dans l’attitude enfin d’une personne qui vient de se laisser tomber.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda Léon. Qui t’a jeté par terre ?

— Ton maudit chien, répondit Henri avec humeur ; il n’a pas voulu de moi sur son dos ; il me le payera. Maudite bête.

— Comment ! s’écria Léon alarmé, que veux-tu dire. Faraud… mais je l’avais enfermé dans ma chambre ; il doit y être encore…

— Ah bien oui ! dans ta chambre ; regarde là-haut si j’y suis.

Léon, épouvanté, lève les yeux au ciel.

— Vois-tu tout en haut des cieux ce petit point noir, continua Henri ; on dirait une hirondelle, eh bien ! c’est ton chien, ton maudit Faraud. Ah ! tu fais des cachotteries : tu as un chien volant et tu n’en dis rien à tes amis ! c’est très-aimable !… Oh ! aïe ! je crois que j’ai tous les membres cassés…

Le pauvre Léon était si occupé à suivre Faraud dans les airs, qu’il ne songeait pas à aider Henri à se relever. Léon était abattu, comme on l’est à l’aspect d’un danger auquel on ne peut apporter aucun remède. Tant qu’il aperçut le point noir dans les cieux, il conserva de l’espérance ; mais quand ce point devint invisible, Léon tomba dans la tristesse ; il courbait la tête comme résigné à la fatalité. Ce malheur ne lui donnait point le désespoir que nous cause un malheur subit ; il lui causait la peine profonde et silencieuse qu’inspire un chagrin dès longtemps prévu.

Il ne fit aucun reproche à Henri sur la perfidie de sa conduite ; il l’aida à retourner au château ; il eut soin de lui, envoya chercher un chirurgien pour guérir les contusions qu’il s’était faites en tombant ; puis, résolu de cacher sa tristesse à sa mère, il alla finir sa journée chez la fée sa protectrice, et savoir d’elle s’il n’y avait pas un moyen de ramener le chien volant.

— Hélas ! mon cher Léon, dit la princesse, je ne puis rien te promettre. Le chien volant ne redescendra sur la terre que lorsque, abattu de fatigue, ses ailes ne pourront plus le soutenir. Mais qui peut savoir sur quelle terre il descendra ?… Peut-être sera-ce en Chine, au Pérou, en Égypte, à Golconde ! Pourvu que ce ne soit pas à Paris !…

— À Paris ! répéta Léon ; oh ! j’aimerais mieux cela ; je pourrais au moins le retrouver.

— Enfant, dit la princesse, tu oublies donc la leçon que je t’ai donnée ? Si ton pauvre chien est surpris à Paris avec les ailes déployées, il est perdu : Paris est le tombeau des merveilles, et comment une merveille pourrait-elle vivre chez des gens qui n’aiment point à s’étonner, chez des gens qui cherchent le pourquoi de toutes choses, qui nomment illusions tout ce qui n’est pas calcul, pour qui l’admiration est une fatigue, et qui se dédommagent de l’admiration momentanée que leur inspire une merveille en l’expliquant bien vite par une vulgarité. Si le chien volant est à Paris, Léon, oublie que tu l’as possédé, car tu ne le reverras plus. Qui sait ? peut-être est-il déjà la proie de la science ! peut-être déjà l’a-t-on expliqué ; peut-être l’Académie des sciences sait-elle déjà à quoi s’en tenir sur les particularités anatomiques de cet animal curieux. Ah ! mon enfant, pour l’être dont l’âme est susceptible d’enthousiasme et de grandeur, mieux vaut tomber dans une île inconnue, chez les sauvages, que tomber vivant parmi les beaux esprits de Paris !

Ce discours n’était point de nature à rassurer Léon sur le sort du chien volant. Il revint chez sa mère plus triste qu’avant de s’être rendu chez la fée.

Il passa plusieurs semaines dans le découragement, et sa mère, le voyant si abattu, ne comprenait pas qu’un enfant éprouvât une peine si grande de la perte d’un simple chien.

C’est qu’elle ne savait pas tout ce qu’était pour Léon ce chien si laid en apparence, si précieux en réalité. Ainsi on nous blâme souvent de nos regrets, parce qu’on ne connaît pas toute l’étendue de notre perte.

Henri était parti de chez M. de Cherville un peu trop tard ; hélas ! pour le bonheur de Léon, qui, n’ayant plus la ressource de ses promenades aériennes, passait toutes ses soirées tristement au coin du feu, avec ses parents.

Les journaux arrivaient tous les soirs à neuf heures ; M. de Cherville parcourait d’abord les nouvelles politiques, puis il donnait le journal à Léon, qui lisait tout haut les rapports, scientifiques, les feuilletons littéraires.

Un soir, Léon prit le journal et lut, comme il faisait chaque soir ; mais tout à coup il s’arrêta, les paroles expirèrent sur sa bouche, un froid mortel saisit ses membres, des larmes remplirent ses yeux, le journal s’échappa de ses mains, et Léon tomba évanoui.

C’est qu’il y avait dans ce journal un article intitulé : Académie des sciences, et un rapport de M. G. de Saint*** concernant un animal d’une construction bizarre, qui tenait à la fois du chien et de l’oiseau : du chien par les pattes, la queue et la mâchoire ; de l’oiseau par le crâne, le cerveau, la poitrine et les ailes… il ne faut pas oublier les ailes ! un animal enfin d’une espèce jusqu’alors inconnue, et à laquelle il proposait de donner le nom de chien volant.

L’idée n’était point mauvaise, en effet, et l’Académie l’avait adoptée.

S’évanouir pour la mort d’un chien ! dira-t-on, c’est trop. — Eh non ! ce n’est pas trop, mes enfants.

Les ailes du chien volant étaient pour Léon ce que les illusions sont pour le poëte ; et je mourrais, moi, si l’on m’arrachait mes illusions, si l’on m’enlevait mes chimères !