Contes d’Italie/L’Enfant dans la nuit

Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 165-169).


L’ENFANT DANS LA NUIT


Le jeune musicien dit à mi-voix, tout en regardant le lointain de ses yeux noirs :

— La musique que j’aimerais écrire est celle-ci :


« Un petit garçon marche sans se hâter sur la route qui mène à une grande ville.

La ville est couchée sur le sol, en pesants monceaux d’édifices et gémit sourdement. De loin, il semble qu’elle vient d’être anéantie par un incendie, car la flamme sanglante du crépuscule ne s’est pas encore éteinte au-dessus d’elle ; et les croix des églises, le sommet des tours et les girouettes sont tout empourprés.

Le bord des nuages noirs est également flamboyant ; sur le fond rouge, les masses anguleuses d’immenses édifices se dessinent d’une manière effrayante ; çà et là, des vitres brillent comme des blessures profondes ; la ville torturée et anéantie, théâtre d’une incessante lutte pour le bonheur, perd son sang brûlant qui exhale une fumée jaunâtre et étouffante.

Dans le crépuscule des champs, l’enfant suit le large ruban gris de la route. Droite comme une épée, dirigée avec fermeté par une main invisible et puissante, elle perce le flanc de la ville. Sur ses bords, les arbres ressemblent à des torches non allumées ; leurs grands squelettes noirs sont immobiles au-dessus de la terre silencieuse, dans l’attente d’on ne sait quoi.

Le ciel est couvert de nuages ; on ne distingue point d’étoiles et il n’y a pas d’ombres ; la soirée est paisible et triste ; les pas lents et légers de l’enfant s’entendent à peine dans le silence crépusculaire et las des champs qui s’endorment.

Et la nuit taciturne suit le petit garçon, recouvrant du noir manteau de l’oubli le lointain d’où il est sorti.

Et s’épaississant, l’obscurité cache dans une tiède étreinte les maisonnettes blanches et rouges, solitaires, disséminées sur les collines et collées humblement au sol. Jardins, arbres, cheminées, tout devient noir et disparaît, écrasé par les ténèbres nocturnes comme si tout avait peur de la petite silhouette qui s’avance, munie d’un bâton, comme si tout jouait avec elle ou se cachait d’elle.

L’enfant marche, silencieux ; il regarde avec calme la ville, sans hâter le pas. Frêle et solitaire, il semble apporter quelque chose d’indispensable et que tout le monde attendait depuis longtemps là-bas, dans la cité, où déjà des feux bleus, jaunes et rouges s’allument pour l’accueillir.

Le crépuscule s’est éteint. Les croix, les girouettes et les toits de fer des tours ont fondu et disparu ; la ville est devenue plus petite, plus basse et semble se serrer plus étroitement encore contre la terre muette.

Un nuage opalin de couleur transparente s’élève et se développe au-dessus de la cité ; une vapeur phosphorescente et jaunâtre se répand irrégulièrement sur le gris réseau des édifices massés. À présent, la ville ne paraît plus anéantie par l’incendie et inondée de sang ; les lignes brisées des toits et des murailles ont quelque chose de féerique, mais en même temps d’inachevé, d’incomplet, comme si celui qui avait bâti cette grande agglomération était fatigué et dormait, ou que, désillusionné, il eût abandonné sa tâche et fût parti, à moins encore qu’ayant perdu la foi, il ne fût mort.

Cependant la ville, vivante, est animée de l’accablant désir de se voir belle et fièrement dressée vers le soleil. Elle geint dans le délire de ses innombrables aspirations de bonheur ; elle est agitée par une ardente volonté de vivre ; dans le sombre silence des champs qui l’entourent, s’écoulent en ruisseaux paisibles des sons étouffés ; la noire coupe du ciel se remplit de plus en plus d’une clarté trouble et angoissée.

L’enfant s’arrête, hoche la tête, lève les sourcils ; de ses yeux hardis et calmes, il regarde au-devant de lui ; il presse le pas et s’élance…

Et la nuit qui le suit lui dit tout bas, avec la voix caressante d’une mère :

— C’est le moment, enfant, va… On t’attend… »

—…Il est impossible d’écrire cela, naturellement, conclut le jeune musicien avec un sourire pensif.

Puis, après un instant de silence, il joignit les mains, et s’exclama anxieusement :

— Sainte Vierge ! Qu’est-ce qui l’attend dans la vie, cet enfant !