Contes d’Italie/Justice populaire

Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 117-127).


JUSTICE POPULAIRE
Récit d’un villageois.


… Le jour où la chose arriva, le sirocco soufflait. C’est un vent humide d’Afrique, un vilain vent qui excite les nerfs et rend les gens de méchante humeur. Voilà qui explique simplement pourquoi Giuseppe Cirotta et Luigi Meta, tous deux cochers, se disputèrent ce jour-là. La querelle naquit on ne sait comment, on ignore qui la suscita ; on vit seulement Luigi se précipiter sur Giuseppe et essayer de le saisir à la gorge, tandis que celui-ci, la tête rentrée dans les épaules, dissimulait son gros cou rouge, et se mettait en garde avec ses poings solides.

On les sépara sur-le-champ et on les interrogea.

— Qu’y a-t-il ?

Bleu de colère, Luigi cria :

— Que ce bœuf répète devant tout le monde ce qu’il a dit de ma femme !

Giuseppe voulait s’en aller ; il cacha ses petits yeux dans les plis d’une grimace dédaigneuse, secoua sa tête noire et ronde, et refusa de répéter les paroles outrageantes. Luigi dit à haute voix :

— Il prétend qu’il a reçu des caresses de ma femme.

— Hé ! dirent les gens, ce n’est pas une petite affaire. Elle mérite d’être étudiée attentivement. Du calme, Luigi ! Tu es étranger parmi nous, mais ta femme est d’ici ; nous l’avons tous connue enfant et, si tu es outragé, sa faute retombe sur nous tous, soyons justes !

On passa à Giuseppe.

— Tu as dit cela ?

— Hé bien, oui, avoua l’autre.

— Et c’est la vérité ?

— Qui et quand m’a-t-on convaincu de mensonge ?

Giuseppe était un honnête homme, un bon père de famille, et l’affaire prenait très mauvaise tournure. Les assistants étaient sombres et pensifs. Luigi rentra chez lui et dit à Concetta :

— Je pars ! Je ne veux plus rien savoir de toi tant que tu n’auras pas prouvé que les paroles de ce drôle sont des calomnies.

Elle pleura, naturellement, mais les larmes ne prouvent pas grand’chose. Luigi tint parole et elle resta seule, avec un enfant sur les bras, sans pain et sans argent.

Les femmes intervinrent, surtout Caterina, la marchande de légumes, fine commère, qui ressemblait à un vieux sac tout bourré de chair et d’os et plissé çà et là.

— Signors, dit-elle, vous l’avez entendu, votre honneur à tous est enjeu. Ce n’est pas une espièglerie, inspirée par une nuit de lune trop belle ; le sort de deux mères en dépend, n’est-ce pas ? Je prends Concetta chez moi, elle y vivra jusqu’au jour où nous découvrirons la vérité.

Ce qui fut fait ; puis Caterina et Lucia, sorcière sèche et braillarde dont la voix s’entend à trois kilomètres, entreprirent le pauvre Giuseppe : elles le firent venir chez elles et se mirent à tirailler son âme, comme si c’eût été un vieux chiffon.

— Eh bien, brave homme, dis un peu, l’as-tu eue souvent Concetta ?

Le gros Giuseppe gonfla ses joues, réfléchit et répondit :

— Une seule fois.

— On pouvait le dire sans réfléchir si longtemps, fit observer Lucia tout haut, mais comme si elle se parlait à elle-même.

— Était-ce le soir, la nuit, le matin ? demanda Caterina, du ton d’un juge d’instruction.

Sans hésiter, Giuseppe choisit le soir.

— Faisait-il encore clair ?

— Oui, répliqua-t-il.

— Alors, tu as vu son corps.

— Bien sûr !

— Dis-nous donc un peu comment il est fait !

Giuseppe comprit à quoi tendaient ces questions captieuses ; il ouvrit la bouche, comme un moineau étouffé par un grain d’orge et se mit à grommeler, si furieux que ses grandes oreilles s’injectèrent de sang et devinrent violettes :

— Que puis-je en dire ? fit-il. Je ne l’ai pas examinée comme un docteur.

— Tu manges des fruits sans les admirer ? demanda Lucia. Mais tu as peut-être quand même remarqué une particularité de Concetta ? continua-t-elle en clignant de l’œil malicieusement.

— Cela s’est fait si vite, que, vraiment, je n’ai rien remarqué, répondit Giuseppe.

— Donc, tu ne l’as pas eue ! conclut Caterina. Et les deux vieilles embrouillèrent si bien Giuseppe dans ses contradictions que le gaillard finit par avouer :

— Il ne s’est rien passé, j’ai parlé par méchanceté.

Les deux vieilles n’en témoignèrent aucune surprise.

— C’est bien ce que nous pensions, dirent-elles, et le laissant aller en paix, elles remirent l’affaire au jugement des hommes.

Deux jours après se réunit notre assemblée communale. Giuseppe Cirotta se présenta devant elle, accusé de calomnie envers une femme. Le vieux forgeron Giacomo Fasca prit la parole :

— Citoyens, camarades, braves gens ! Puisque nous désirons qu’on soit juste envers nous, nous devons nous montrer justes les uns envers les autres. Que tout le monde sache que nous comprenons la haute valeur de ce que nous réclamons et que pour nous la justice n’est pas un vain mot. Voici un homme qui a calomnié une femme, outragé un camarade, détruit un foyer et fait naître le chagrin dans un autre, en obligeant sa propre femme à souffrir de la jalousie et de la honte. Nous devons le traiter sévèrement. Que proposez-vous ?

Soixante-sept bouches prononcèrent :

— L’expulser de la commune !

Quinze hommes trouvèrent que le châtiment était trop sévère, et la discussion commença. On se mit à crier avec acharnement : il s’agissait là du sort d’un homme, qui, de plus, était marié et père de trois enfants… de quoi ceux-ci et leur mère étaient-ils coupables ? L’homme avait une maison, une vigne, une paire de chevaux, quatre ânes pour les étrangers ; il avait gagné tout cela à la sueur de son front ; il lui en avait coûté bien du travail. Le pauvre Giuseppe était seul, dans un coin, et regardait ses juges d’un air sombre.

Assis sur une chaise, le dos voûté, la tête basse, il pétrissait son chapeau entre ses mains ; il en avait déjà arraché le ruban et en déchirait peu à peu les bords, tandis que ses doigts dansaient comme ceux d’un violoniste. Quand on lui demanda ce qu’il avait à dire, il répondit, après s’être redressé et levé avec beaucoup de peine :

— Je réclame votre indulgence. Personne n’est impeccable. Me chasser du lieu où j’ai vécu plus de trente ans, où mes ancêtres ont travaillé, ce ne serait pas juste !

À leur tour, les femmes s’élevèrent contre l’expulsion ; enfin, voici ce que Fasca proposa :

— Je pense, mes amis, qu’il sera suffisamment puni si nous l’obligeons à verser à la femme et à l’enfant de Luigi, la moitié de ce que gagnait celui-ci !

On discuta encore longuement, mais finalement on adopta cette résolution. Giuseppe Cirotta fut fort satisfait de s’en être tiré à si bon compte : au surplus, tout le monde était content de cette solution : l’affaire ne serait pas portée devant les tribunaux, elle avait été réglée sans effusion de sang, en famille. Nous n’aimons pas que les journalistes commentent nos affaires dans une langue où les mots compréhensibles sont aussi rares que les dents dans la bouche d’un vieillard, ni que les juges, ces gens qui nous sont étrangers et qui comprennent très mai la vie, parlent de nous comme si nous étions des sauvages et eux des anges célestes. Nous sommes des gens simples et nous regardons la vie avec simplicité !

Il fut donc résolu que Giuseppe nourrirait la femme et l’enfant de Luigi ; mais l’affaire ne se termina pas ainsi. Quand ce dernier apprit que Giuseppe avait menti, que sa femme était innocente et que le calomniateur avait été condamné par nous, il fit venir Concetta auprès de lui en écrivant brièvement :

« Viens me retrouver et nous vivrons de nouveau heureux ensemble. N’accepte pas un centime de cet homme ; si tu en as déjà reçu de l’argent, jette-le-lui à la figure ! Je ne suis pas, moi non plus, coupable envers toi ; aurais-je pu penser qu’on peut mentir quand il s’agit d’amour ? »

Et à Giuseppe, il écrivit ceci :

« J’ai trois frères, et nous nous sommes juré tous les quatre que nous t’étranglerons comme un mouton si jamais tu quittes l’île pour venir à Sorrento, à Castellamare, à Torre, où que ce soit. Cela est aussi vrai que les gens de ta commune sont de braves et honnêtes gens. Ma femme n’a pas besoin de ton argent ; mon cochon lui-même refuserait de manger ton pain. Ne quitte jamais l’île avant que je t’aie permis de le faire ! »

Et voilà ! On dit que Giuseppe a porté cette lettre à notre juge et lui a demandé si Luigi ne pouvait pas être condamné pour menaces. Le juge aurait répondu :

— Évidemment, mais alors ses frères viendraient ici tous trois et vous égorgeraient à coup sûr. Je vous conseille d’attendre. Cela vaut mieux. La colère n’est pas comme l’amour : elle est de courte durée.

Le juge a pu parler ainsi ; c’est un homme très bon et très sensé, il compose de jolis vers, mais je ne crois pas que Giuseppe ait été chez lui pour lui montrer la lettre. Non, il est malgré tout un garçon correct ; s’il avait manqué de tact une fois de plus, on se serait moqué de lui.

Nous sommes des gens simples, signor, des ouvriers ; nous avons notre manière de vivre, de comprendre, de penser ; nous avons le droit de bâtir notre vie comme nous le voulons et de la manière qui est la meilleure pour nous.

Socialistes ? Oh ! mon ami, l’ouvrier naît socialiste, à ce que je crois ; nous ne lisons pas de livres, mais nous reconnaissons la vérité à son odeur. Elle sent fort, la vérité, et son odeur est toujours la même : c’est celle de la sueur et du travail.