Traduction par Serge Persky.
Contes coréensLibrairie Delagrave (p. 57-62).

NEN-MOÏ
(le marais des violettes)


Il y avait à Séoul un juge nommé Cho-Douï. Un jour qu’il s’en allait par les rues, il remarqua un jeune homme nommé Ni-Tonon, qui criait :

« Du toradi ! du toradi ![1] Un cash le paquet ! »[2]

Le juge ayant examiné la racine, comprit immédiatement que le jeune homme ne vendait pas du toradi, mais de la précieuse racine de jen-chen.

« Je t’achète la corbeille ; porte-la chez moi. »

Ni-Tonon porta chez le juge toute sa corbeille et, comme elle contenait cent paquets, il reçut cent cash.

Le juge le retint à dîner et le congédia sur ces mots :

« S’il t’est possible de te procurer encore de ces racines, apporte-les moi ; j’achèterai tout ce que tu auras.

— Il m’est facile de te contenter. Nous n’avons ni semé ni planté ce légume, et il a envahi notre jardin potager.

— Je retiens la récolte entière ! »

Ni, un mois durant, dépouilla son jardin et le juge put remplir tous ses entrepôts.

Il vendit les racines et gagna ainsi trois millions de lians[3].

Il demanda à Ni :

« Quelles personnes composent ta famille ?

— Ma mère et moi, répondit Ni.

— Si l’offre t’agrée, je te donne ma fille en ma­riage.

— Tu me vois tout prêt à accepter, donne-moi ta fille ! »

Ni vint se fixer chez le juge, avec sa mère, et la noce fut célébrée. Mais le nouvel époux était des plus simples, et sa jeune femme en concevait de l’irritation.

« Les jeunes gens de ton âge jouent aux osselets ou aux cartes et s’amusent dehors. Toi, tu demeures cons­tamment à la maison, comme un sac. »

Le beau-père ajoutait :

« Ta femme a raison. Tu devrais t’amuser. Tiens, voilà cent lians. »

Ni s’en fut à la ville, en fit le tour et revint, ayant dépensé deux cash pour deux tasses de millet dont il s’était régalé.

Sa femme fut navrée d’avoir un mari qui ne savait pas dépenser plus de deux cash.

Mais Ni se forma peu à peu. Il apprit à gaspiller mille lians en une soirée. Alors son beau-père lui-dit :

« Tu as déjà dépensé cent mille lians. Va en Chine, tu achèteras de la soie et nous réaliserons une bonne spéculation. »

Et il lui donna un million de lians pour les achats.

Ni prit la grosse somme, partit pour la Chine, et il la donna à la première danseuse qu’il rencontra.

Ensuite il revint à la maison, les mains vides.

« Qu’as-tu fait, mon fils ?

— J’ai donné l’argent à une danseuse ; mais si tu me confies encore un million de lians, alors j’achèterai de la soie. »

Le beau-père les lui remit.

Ni s’en alla en Chine, il revit la même danseuse, et se montra envers elle aussi prodigue qu’à sa première visite.

De retour à la maison, il dit :

« J’ai de nouveau tout donné à une danseuse, mais si tu me confies encore un million de lians, alors j’achèterai de la soie. »

Le juge n’avait plus rien. Il prit en cachette, dans la caisse de l’État, un million, qu’il porta à son gendre.

Ni repartit et donna une fois encore tout l’argent à la même fille.

« Adieu ! lui dit Ni, au moment de la quitter, nous ne nous reverrons plus.

— Tu m’as fait des cadeaux si somptueux que j’aimerais te donner quelque chose en souvenir de moi, » lui répondit la danseuse.

Elle lui montra ses trésors amoncelés dans un coffre et dit :

« Choisis. »

Dans un coin du coffre se trouvait une pierre bleue de la grosseur du poing, percée de trois petits trous égaux, et d’un quatrième plus grand que les autres.

« Donne-moi cette pierre, demanda Ni.

— Oh ! Oh ! tu as choisi ce que j’ai de plus précieux. Lis cette inscription sur la pierre : Tinan. Il te suffira de prononcer ce mot pour que s’accomplisse tout ce que tu pourras désirer. »

Ni remercia, prit la pierre et retourna chez lui.

Quand il fut près de sa maison, il rencontra une joyeuse compagnie d’hommes et de danseuses, qui l’invitèrent à se mêler à eux.

Ni, pour les remercier, frappa sur la pierre et de la pierre sortit la jeune fille Tinan, Ni exprima ce désir :

« Je veux qu’à cet endroit s’élève un palais où l’on trouve une magnifique hospitalité. »

Tinan rentra dans la pierre, d’où sortirent trois vieillards tenant des citrouilles.

Un des vieillards frappa sa citrouille et un magnifique palais s’éleva. Le second fit de même : un riche mobilier et une foule d’esclaves parurent. Enfin le troisième frappa sa courge, et toutes sortes de bonnes choses se montrèrent.

Le festin commença. Il dura trois jours. Un des amis de Ni, passant par là, lui dit :

« Ton beau-père est en prison, par ta faute.

— Pourquoi est-il en prison ?

— Pour avoir emprunté, et sans les rendre, un million de lians à la caisse de l’État. Maintenant, il doit déjà trois millions de lians avec les intérêts. »

Alors Ni quitta le festin, ordonna à Tinan de tout reprendre et s’en alla à Séoul.

Au logis il trouva sa femme, déguenillée et affamée. La maison, qu’on ne réparait plus, tombait en ruines.

« As-tu rapporté de la soie ? s’enquit son épouse.

— Je n’ai rien rapporté, j’ai donné l’argent à une danseuse.

— Mon pauvre père périra donc en prison !

— Il ne fallait pas m’apprendre à gaspiller la fortune. Mangeons plutôt, dit le mari.

— Je n’ai rien à te donner, » répondit la femme.

Alors Ni se rendit à la prison, où était enfermé son beau-père.

« Tu as acheté de la soie ? lui demanda le vieillard.

— Non, j’ai donné l’argent à une danseuse. Ta maison s’est effondrée et nous n’avons rien à manger.

— Quel malheur ! dit le beau-père. Tiens, prends mes habits, vends-les et achète-toi des aliments.

— Dis-moi plutôt quelle somme d’argent il faut réunir pour payer ta dette.

— Tu as donc de l’argent ? D’où vient-il ? »

Ni le lui raconta.

Il paya pour son beau-père qui fut remis en liberté.

À la place de leur maison s’éleva un palais, où chaque jour, ils distribuèrent aux pauvres de l’argent et du pain.

Mais le bruit courut dans la ville que Ni et son beau-père avaient dû détrousser quelqu’un ; sinon, d’où tireraient-ils leurs richesses ?

Cette rumeur arriva aux oreilles du roi.

« Ni n’a peut-être volé personne, dit le premier ministre au roi, mais un homme qui est si riche et, qui, de plus, donne de l’or aux pauvres, est un homme dangereux pour le royaume et il faut le détruire, lui et toute sa race. »

Le roi ne contredit pas son ministre, et la garde partit pour mettre en prison Ni, sa femme et le beau-père.

Mais quand le palais fut cerné, Ni évoqua Tinan et lui ordonna d’emporter le palais et sa famille dans un pays éloigné des lieux où l’on coupe la tête aux gens forts ou sages, pour les punir de secourir les pauvres.

Tinan rentra dans la pierre et trois vieillards en sor­tirent. Le premier frappa la citrouille et le palais s’éleva dans les airs ; le second frappa la sienne et le palais monta jusqu’aux nuages ; le troisième fit de même que les deux premiers et le palais disparut aux regards.

Quelle contrée lointaine Ni a-t-il choisie pour y fixer sa demeure ? Habite-t-il la terre ou le ciel ? Nul ne le sait. Mais à la place où se trouvait son palais, s’étend un marécage. Au printemps, des violettes y fleurissent et l’endroit s’appelle Nen-moï, le marais des violettes.


  1. Toradi, racine qui se mange en salade.
  2. Un cash — deux centimes environ.
  3. Un lian vaut environ 1000 cash.