Contemporains — Mme S. Gay

Le Diable boiteuxnuméros 1 à 18, 1er  avril - 26 juin 1816 (p. 242-246).

CONTEMPORAINS.


MADAME S. GAY.

Ce nom, en sortant de l’urne des contemporains, fit naître entre Asmodée et moi une discussion assez vive. D’abord je prétendis lui prouver que nous ne devions parler ni des femmes ni de la politique ; il me demanda quel rapport je pouvais établir entre ce qu’il y avait de plus amusant et ce qu’il y avait de plus ennuyeux au monde : je crus répondre en disant que je voyais le même danger à parler de ses maîtres ou de ses maîtresses. Asmodée, qui ne se gène pas avec moi, prétendit que ce rapprochement n’était qu’une impertinence. Je me rejetai sur la difficulté d’être juste envers un sexe enchanteur qui… Il m’interrompit par un éclat de rire. Trêve de fadeurs et de fadaises, me dit-il ; j’en ai tant entendu pendant quinze ans de séjour à l’athénée ! Sur un pareil sujet, M. Charles Malo lui-même n’a rien trouvé de neuf à dire. — Fadeur à part, répliquai-je, comment voulez-vous qu’on ne songe pas, en s’armant de la férule de la critique, que c’est sur les doigts d’une femme que l’on va frapper ? On commence par remarquer que ces jolis doigts sont tachés d’encre, et l’on en est quitte pour frapper moins fort : d’ailleurs, mon cher, il vient un moment où les femmes auteurs n’ont plus de genre que celui de leurs ouvrages. Il faut du moins attendre ce moment-là pour les juger : j’en conviens, je ne sais pas résister à la séduction de deux beaux yeux. — Fort bien, quand ils sont beaux ! mais Dieu sait que ce n’est pas par-là que brillent en général nos filles de mémoire. — Cette fois encore je me trouve dans le cas de l’exception ; vous savez s’ils sont beaux les yeux en présence desquels vous voulez me placer. — J’ai passé sous le feu de leurs batteries ; je m’en suis tiré avec honneur, j’aiderai ton inexpérience. — J’eus beau faire et beau dire, il fallut remplir la tâche difficile qui m’était dévolue par le sort, d’apprécier les talens d’une jolie femme.

N’en déplaise à Molière, à Boileau et à Lebrun, de pindarique mémoire, les femmes ne sont point étrangères dans la république des lettres. Quelques unes y ont exercé des magistratures importantes, et de nos jours elles y possèdent en souveraineté le domaine des romans, que madame de La Fayette a pour ainsi dire créé, et qu’après elle mesdames Tencin, Riccoboni, Cotin et Genlis ont cultivé avec tant de succès (je ne parle pas de madame de Staël, qui a pris rang parmi les écrivains les plus distingués du siècle). À la suite des femmes célèbres que je viens de nommer (au nombre desquelles se trouvent naturellement miss Burnett et deux autres de ses compatriotes), se présentent dans un ordre que je ne prétends pas assigner, mesdames de Flahaut, de Montolieu, de Bon, Ducos, Duchemin et Sophie Gay, dont il est question dans cet article.

Madame S. G., connue dans le monde par les charmes de son esprit et les grâces de sa personne avant de l’être par son mérite littéraire, débuta comme écrivain par le roman de Laure d’Estell ; on y remarque, indépendamment d’un style facile et animé, le talent de tracer et de soutenir des caractères : dans ce tableau, où l’on trouve en général plus de tracas que de mouvement, les figures principales sont trop souvent en attitude, et dans quelques unes les draperies accusent trop le nu : on peut en juger par le morceau suivant.

… « Qu’aurait imaginé madame de Gercourt en voyant une personne de mon âge se mêler de répondre à un sophisme aussi sérieux ; elle qui, dans ses ouvrages, interdit aux jeunes femmes la permission de parler sur aucune passion ; qui les croit déshonorées, quand elles ont fait imprimer une romance, et qui appelle athées toutes celles qui osent douter d’un seul miracle ? J’avoue qu’elle est moins scrupuleuse pour les femmes de son âge ; elle leur permet d’écrire, mais seulement sur l’éducation ; l’amour maternel est l’unique amour dont elles doivent parler, il est vrai qu’à son âge il est possible d’avoir oublié tous les autres ; et, si je t’en crois, madame de Gercourt s’est privée, par cette loi, du plaisir de se retracer un grand nombre de souvenirs. »

N’est-ce pas une personnalité qu’un pareil portrait ?

Léonie de Montbreuse suivit Laure d’Estell. Dix ans écoulés entre la publication de ces deux ouvrages avaient mûri le talent de l’auteur, et perfectionné son jugement et son style. Le premier de ces romans n’offrait qu’une peinture vague des malheurs de l’amour et des dangers de la séduction ; dans Léonie de Montbreuse, madame S. G., en s’imposant une tâche plus difficile, se proposa un but plus moral.

Pour épargner à son enfant les chagrins qui l’ont affligé dans la jeunesse, les fautes qu’il a commises et les malheurs qui en ont été la suite, un tendre père fait à sa fille l’aveu de ses torts, et l’arme en quelque sorte de sa propre expérience. Cette situation principale encadrée avec beaucoup d’art, et développée dans de justes proportions, justifierait seule le succès que ce roman a obtenu, et lui assure une place distinguée parmi les productions de ce genre.

C’était une idée plus hardie que philosophique que celle d’ôter à l’amour ses deux principaux moyens de séduction, et de le montrer en proie à l’une de ces infirmités humaines qui semblent à jamais l’exclure. On peut, sans le dépouiller du sentiment qui en fait le charme, se figurer l’amour aveugle ; mais l’amour sourd et muet de naissance n’offrira jamais qu’une image purement physique : l’oreille est le chemin du cœur ; la voix en est l’organe ; privé de ces deux facultés, un amant n’est plus qu’un pantomime, dont l’âme est toute entière dans les gestes ; ce genre d’éloquence a son mérite, mais il est bien borné. L’Anatole de madame S. G., réduit à cette triste condition, ne pouvait guère inspirer que de la compassion, et il ne fallait rien moins que l’adresse de l’auteur et la sensibilité positive de l’héroïne pour qu’il pût aspirer à un sentiment plus tendre. Cet ouvrage a le mérite de la difficulté attaquée, mais non pas de la difficulté vaincue.

S’il était vrai, comme on l’a souvent avancé, sans preuve, que l’auteur se peignit dans ses ouvrages, on serait en droit de penser que madame S. G. a plus d’esprit que de jugement, plus de jugement que d’imagination, et plus d’imagination que de sensibilité véritable ; qu’elle a plus d’habitude que de connaissance du monde, qu’elle écoute mieux qu’elle n’observe, qu’elle s’engoue plus facilement qu’elle ne se passionne, et qu’elle a peint l’amour comme on fait le portrait d’un portrait en l’absence du modèle. Mais sans m’arrêter à des inductions si souvent démontrées par les faits, je crois pouvoir dire avec plus de certitude que madame S. G., dont les premiers essais ont révélé un talent flexible, un goût sévère, une instruction variée, est destinée à prendre rang parmi les femmes de lettres dont la France s’honore.

TALMA.

Talma, Français d’origine, est né en Angleterre. Son père était le plus fameux chirurgien-dentiste des trois Royaumes. Quoiqu’il travaillât à la cour, il levait des tributs dans tous les quartiers de Londres, et jusque sur les mâchoires de la cité. Enthousiaste de son art, il en donna les premières leçons à son fils ; il arma du davier héréditaire ces mains qui devaient un jour agiter avec tant d’énergie le poignard tragique, et annonça hautement ce fils chéri comme son élève et son successeur. Jaloux de lui donner une bonne éducation, il ne tarda pas à l’envoyer à Paris pour y faire ses premières études, et se perfectionner dans la langue française qu’il n’est pas permis à un dentiste de cour d’ignorer. Il fut admis au collége de Louis-le-Grand.

Cependant les premiers symptômes du penchant naturel de notre jeune homme pour le théâtre ne tardèrent pas à se manifester. Dés l’âge de onze ans il avait composé une comédie qu’il voulut faire représenter par ses camarades ; mais les graves professeurs de Louis-le-Grand s’opposèrent à cette innovation. Talma remit sa comédie dans son portefeuille, et poursuivit le cours de ses études. Il avait de l’intelligence, de l’esprit, et tous les momens qu’il pouvait dérober à la surveillance de ses maitres étaient consacrés à la lecture des