Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 96

◄  XCV.
XCVII.  ►

XCVI.

Dans la journée, Consuelo vit de ses fenêtres une troupe fort étrange défiler vers la place. C’étaient des hommes trapus, robustes et hâlés, avec de longues moustaches, les jambes nues chaussées de courroies entrecroisées comme des cothurnes antiques, la tête couverte de bonnets pointus, la ceinture garnie de quatre pistolets, les bras, le cou découvert, la main armée d’une longue carabine albanaise, et le tout rehaussé d’un grand manteau rouge.

« Est-ce une mascarade ? demanda Consuelo au chanoine, qui était venu lui rendre visite ; nous ne sommes point en carnaval, que je sache.

— Regardez bien ces hommes-là, lui répondit le chanoine ; car nous ne les reverrons pas de longtemps, s’il plaît à Dieu de maintenir le règne de Marie-Thérèse. Voyez comme le peuple les examine avec curiosité, quoique avec une sorte de dégoût et de frayeur ! Vienne les a vus accourir dans ses jours d’angoisse et de détresse, et alors elle les a accueillis plus joyeusement qu’elle ne le fait aujourd’hui, honteuse et consternée qu’elle est de leur devoir son salut !

— Sont-ce là ces brigands esclavons dont on m’a tant parlé en Bohême et qui y ont fait tant de mal ? reprit Consuelo.

— Oui, ce sont eux, répliqua le chanoine ; ce sont les débris de ces hordes de serfs et de bandits croates que le fameux baron François de Trenck, cousin germain de votre ami le baron Frédéric de Trenck, avait affranchis ou asservis avec une hardiesse et une habileté incroyables, pour en faire presque des troupes régulières au service de Marie-Thérèse. Tenez, le voilà, ce héros effroyable, ce Trenck à la gueule brûlée, comme l’appellent nos soldats ; ce partisan fameux, le plus rusé, le plus intrépide, le plus nécessaire des tristes et belliqueuses années qui viennent de s’écouler ; le plus grand hâbleur et le plus grand pillard de son siècle, à coup sûr ; mais aussi l’homme le plus brave, le plus robuste, le plus actif, le plus fabuleusement téméraire des temps modernes. C’est lui ; c’est Trenck le pandoure, avec ses loups affamés, meute sanguinaire dont il est le sauvage pasteur. »

François de Trenck était plus grand encore que son cousin de Prusse. Il avait près de six pieds. Son manteau écarlate, attaché à son cou par une agrafe de rubis, s’entr’ouvrait sur sa poitrine pour laisser voir tout un musée d’artillerie turque, chamarrée de pierreries, dont sa ceinture était l’arsenal. Pistolets, sabres recourbés et coutelas, rien ne manquait pour lui donner l’apparence du plus expéditif et du plus déterminé tueur d’hommes. En guise d’aigrette, il portait à son bonnet le simulacre d’une petite faux à quatre lames tranchantes, retombant sur son front. Son aspect était horrible. L’explosion d’un baril de poudre[1] en le défigurant, avait achevé de lui donner l’air diabolique. « On ne pouvait le regarder sans frémir, » disent tous les mémoires du temps.

« C’est donc là ce monstre, cet ennemi de l’humanité ! dit Consuelo en détournant les yeux avec horreur. La Bohême se rappellera longtemps son passage ; les villes brûlées, saccagées, les vieillards et les enfants mis en pièces, les femmes outragées, les campagnes épuisées de contributions, les moissons dévastées, les troupeaux détruits quand on ne pouvait les enlever, partout la ruine, la désolation, le meurtre et l’incendie. Pauvre Bohême ! rendez-vous éternel de toutes les luttes, théâtre de toutes les tragédies !



Tu trouves donc que je l’ai bien chanté ? ( Page 261.)

— Oui, pauvre Bohême ! victime de toutes les fureurs, arène de tous les combats, reprit le chanoine ; François de Trenck y a renouvelé les farouches excès du temps de Jean Ziska. Comme lui invaincu, il n’a jamais fait quartier ; et la terreur de son nom était si grande, que ses avant-gardes ont enlevé des villes d’assaut, lorsqu’il était encore à quatre milles de distance, aux prises avec d’autres ennemis. C’est de lui qu’on peut dire, comme d’Attila, que l’herbe ne repousse jamais là où son cheval a passé. C’est lui que les vaincus maudiront jusqu’à la quatrième génération. »

François de Trenck se perdit dans l’éloignement ; mais pendant longtemps Consuelo et le chanoine virent défiler ses magnifiques chevaux richement caparaçonnés, que ses gigantesques hussards croates conduisaient en main.

« Ce que vous voyez n’est qu’un faible échantillon de ses richesses, dit le chanoine. Des mulets et des chariots chargés d’armes, de tableaux, de pierreries, de lingots d’or et d’argent, couvrent incessamment les routes qui conduisent à ses terres d’Esclavonie. C’est là qu’il enfouit des trésors qui pourraient fournir la rançon de trois rois. Il mange dans la vaisselle d’or qu’il a enlevée au roi de Prusse à Sorow, alors qu’il a failli enlever le roi de Prusse lui-même. Les uns disent qu’il l’a manqué d’un quart d’heure ; les autres prétendent qu’il l’a tenu prisonnier dans ses mains et qu’il lui a chèrement vendu sa liberté. Patience ! Trenck le pandoure ne jouira peut-être pas longtemps de tant de gloire et de richesses. On dit qu’un procès criminel le menace, que les plus épouvantables accusations pèsent sur sa tête, que l’impératrice en a grand’peur ; enfin que ceux de ses Croates qui n’ont pas pris, selon leur coutume, leur congé sous leur bonnet, vont être incorporés dans les troupes régulières et tenus en bride à la manière prussienne. Quant à lui… j’ai mauvaise idée des compliments et des récompenses qui l’attendent à la cour !

— Ils ont sauvé la couronne d’Autriche, à ce qu’on dit !

— Cela est certain. Depuis les frontières de la Turquie jusqu’à celles de la France, ils ont semé l’épouvante et emporté les places les mieux défendues, les batailles les plus désespérées. Toujours les premiers à l’attaque d’un front d’armée, à la tête d’un pont, à la brèche d’un fort, ils ont forcé nos plus grands généraux à l’admiration, et nos ennemis à la fuite. Les Français ont partout reculé devant eux, et le grand Frédéric a pâli, dit-on, comme un simple mortel, à leur cri de guerre. Il n’est point de fleuve rapide, de forêt inextricable, de marais vaseux, de roche escarpée, de grêle de balles et de torrents de flammes qu’ils n’aient franchis à toutes les heures de la nuit, et dans les plus rigoureuses saisons. Oui, certes, ils ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse plus que la vieille tactique militaire de tous nos généraux et toutes les ruses de nos diplomates.



C’est Trenck le pandoure avec ses loups affamés. (Page 263.)

— En ce cas, leurs crimes seront impunis et leurs vols sanctifiés !

— Peut-être qu’ils seront trop punis, au contraire.

— On ne se défait pas de gens qui ont rendu de pareils services !

— Pardon, dit le chanoine malignement : quand on n’a plus besoin d’eux…

— Mais ne leur a-t-on pas permis tous les excès qu’ils ont commis sur les terres de l’Empire et sur celles des alliés ?

— Sans doute, on leur a tout permis, puisqu’ils étaient nécessaires !

— Et maintenant ?

— Et maintenant qu’ils ne le sont plus, on leur reproche tout ce qu’on leur avait permis.

— Et la grande âme de Marie-Thérèse ?

— Ils ont profané des églises !

— J’entends. Trenck est perdu, monsieur le chanoine.

— Chut ! cela se dit tout bas, reprit-il.

— As-tu vu les pandoures ? s’écria Joseph en entrant tout essoufflé.

— Avec peu de plaisir, répondit Consuelo.

— Eh bien, ne les as-tu pas reconnus ?

— C’est la première fois que je les vois.

— Non pas, Consuelo, ce n’est pas la première fois que ces figures-là frappent tes regards. Nous en avons rencontré dans le Bœhmer-Wald.

— Grâce à Dieu, aucun à ma souvenance.

— Tu as donc oublié un chalet où nous avons passé la nuit sur la fougère, et où nous nous sommes aperçus tout d’un coup que dix ou douze hommes dormaient là autour de nous ? »

Consuelo se rappela l’aventure du chalet et la rencontre de ces farouches personnages qu’elle avait pris, ainsi que Joseph, pour des contrebandiers. D’autres émotions, qu’elle n’avait ni partagées ni devinées, gravaient dans la mémoire de Joseph toutes les circonstances de cette nuit orageuse.

« Eh bien, lui dit-il, ces prétendus contrebandiers qui ne s’aperçurent pas de notre présence à côté d’eux et qui sortirent du chalet avant le jour, portant des sacs et de lourds paquets, c’étaient des pandoures : c’étaient les armes, les figures, les moustaches et les manteaux que je viens de voir passer, et la Providence nous avait soustraits, à notre insu, à la plus funeste rencontre que nous pussions faire en voyage.

— Sans aucun doute, dit le chanoine, à qui tous les détails de ce voyage avaient été souvent racontés par Joseph ; ces honnêtes gens s’étaient licenciés de leur propre gré, comme c’est leur coutume quand ils ont les poches pleines, et ils gagnaient la frontière pour revenir dans leur pays par un long circuit, plutôt que de passer avec leur butin sur les terres de l’Empire, où ils craignent toujours d’avoir à rendre des comptes. Mais soyez sûrs qu’ils n’y seront pas arrivés sans encombre. Ils se volent et s’assassinent les uns les autres tout le long du chemin, et c’est le plus fort qui regagne ses forêts et ses cavernes, chargé de la part de ses compagnons.

L’heure de la représentation vint distraire Consuelo du sombre souvenir des pandoures de Trenck, et elle se rendit au théâtre. Elle n’y avait point de loge pour s’habiller ; jusque-là madame Tesi lui avait prêté la sienne. Mais, cette fois, madame Tesi fort courroucée de ses succès, et déjà son ennemie jurée, avait emporté la clef, et la prima donna de la soirée se trouva fort embarrassée de savoir où se réfugier. Ces petites perfidies sont usitées au théâtre. Elles irritent et inquiètent la rivale dont on veut paralyser les moyens. Elle perd du temps à demander une loge, elle craint de n’en point trouver. L’heure s’avance ; ses camarades lui disent en passant : « Eh quoi ! pas encore habillée ? on va commencer. » Enfin, après bien des demandes et bien des pas, à force de colère et de menaces, elle réussit à se faire ouvrir une loge où elle ne trouve rien de ce qui lui est nécessaire. Pour peu que les tailleuses soient gagnées, le costume n’est pas prêt ou va mal. Les habilleuses sont aux ordres de toute autre que la victime dévouée à ce petit supplice. La cloche sonne, l’avertisseur (le buttafuori) crie de sa voix glapissante dans les corridors : Signore e signori, si va cominciar ! mots terribles que la débutante n’entend pas sans un froid mortel ; elle n’est pas prête ; elle se hâte, elle brise ses lacets, elle déchire ses manches, elle met son manteau de travers, et son diadème va tomber au premier pas qu’elle fera sur la scène. Palpitante, indignée, nerveuse, les yeux pleins de larmes, il faut paraître avec un sourire céleste sur le visage ; il faut déployer une voix pure, fraîche et sûre d’elle-même, lorsque la gorge est serrée et le cœur prêt à se briser…. Oh ! toutes ces couronnes de fleurs qui pleuvent sur la scène au moment du triomphe ont, en dessous, des milliers d’épines.

Heureusement pour Consuelo, elle rencontra la Corilla, qui lui dit en lui prenant la main :

« Viens dans ma loge ; la Tesi s’est flattée de te jouer le même tour qu’elle me jouait dans les commencements. Mais je viendrai à ton secours, ne fût-ce que pour la faire enrager ! c’est à charge de revanche, au moins ! Au train dont tu y vas, Porporina, je risque bien de te voir passer avant moi, partout où j’aurai le malheur de te rencontrer. Tu oublieras sans doute alors la manière dont je me conduis ici avec toi : tu ne te rappelleras que le mal que je t’ai fait.

— Le mal que vous m’avez fait, Corilla ? dit Consuelo en entrant dans la loge de sa rivale et en commençant sa toilette derrière un paravent, tandis que les habilleuses allemandes partageaient leurs soins entre les deux cantatrices, qui pouvaient s’entretenir en vénitien sans être entendues. Vraiment je ne sais quel mal vous m’avez fait ; je ne m’en souviens plus.

— La preuve que tu me gardes rancune, c’est que tu me dis vous, comme si tu étais une duchesse et comme si tu me méprisais.

— Eh bien, je ne me souviens pas que tu m’aies fait du mal, reprit Consuelo surmontant la répugnance qu’elle éprouvait à traiter familièrement une femme à qui elle ressemblait si peu.

— Est-ce vrai ce que tu dis là ? repartit l’autre. As-tu oublié à ce point le pauvre Zoto ?

— J’étais libre et maîtresse de l’oublier, je l’ai fait, » reprit Consuelo en attachant son cothurne de reine avec ce courage et cette liberté d’esprit que donne l’entrain du métier à certains moments : et elle fit une brillante roulade pour ne pas oublier de se tenir en voix.

La Corilla riposta par une autre roulade pour faire de même, puis elle s’interrompit pour dire à sa soubrette :

« Et par le sang du diable, Mademoiselle, vous me serrez trop. Croyez-vous habiller une poupée de Nuremberg ? Ces Allemandes, reprit-elle en dialecte, elles ne savent pas ce que c’est que des épaules. Elles nous rendraient carrées comme leurs douairières, si on se laissait faire. Porporina, ne te laisse pas empaqueter jusqu’aux oreilles comme la dernière fois : c’était absurde.

— Ah ! pour cela, ma chère, c’est la consigne impériale. Ces dames le savent, et je ne tiens pas à me révolter pour si peu de chose.

— Peu de chose ! nos épaules, peu de chose.

— Je ne dis pas cela pour toi, qui as les plus belles formes de l’univers ; mais moi…

— Hypocrite ! dit Corilla en soupirant ; tu as dix ans de moins que moi, et mes épaules ne se soutiendront bientôt plus que par leur réputation.

— C’est toi qui es hypocrite, » reprit Consuelo, horriblement ennuyée de ce genre de conversation ; et pour l’interrompre, elle se mit, tout en se coiffant, à faire des gammes et des traits.

« Tais-toi, lui dit tout à coup Corilla, qui l’écoutait malgré elle ; tu m’enfonces mille poignards dans le gosier… Ah ! je te céderais de bon cœur tous mes amants, je serais bien sûre d’en trouver d’autres ; mais ta voix et ta méthode, jamais je ne pourrai te les disputer. Tais-toi, car j’ai envie de t’étrangler. »

Consuelo, qui vit bien que la Corilla ne plaisantait qu’à demi, et que ces flatteries railleuses cachaient une souffrance réelle, se le tint pour dit ; mais au bout d’un instant, celle-ci reprit :

« Comment fais-tu ce trait-là ?

— Veux-tu le faire ? je te le cède, répondit Consuelo en riant, avec sa bonhomie admirable. Tiens, je vais te l’apprendre. Mets-le dès ce soir dans quelque endroit de ton rôle. Moi, j’en trouverai un autre.

— C’en sera un autre encore plus fort. Je n’y gagnerai rien.

— Eh bien, je ne le ferai pas du tout. Aussi bien le Porpora ne se soucie pas de ces choses-là, et ce sera un reproche de moins qu’il me fera ce soir. Tiens, voilà mon trait. »

Et tirant de sa poche une ligne de musique écrite sur un petit bout de papier plié, elle le passa par-dessus le paravent à Corilla, qui se mit à l’étudier aussitôt. Consuelo l’aida, le lui chanta plusieurs fois et finit par le lui apprendre. Les toilettes allaient toujours leur train.

Mais avant que Consuelo eût passé sa robe, la Corilla écarta impétueusement le paravent et vint l’embrasser pour la remercier du sacrifice de son trait. Ce n’était pas un mouvement de reconnaissance bien sincère qui la poussait à cette démonstration. Il s’y mêlait un perfide désir de voir la taille de sa rivale en corset, afin de pouvoir trahir le secret de quelque imperfection. Mais Consuelo n’avait pas de corset. Sa ceinture, déliée comme un roseau, et ses formes chastes et nobles, n’empruntaient pas les secours de l’art. Elle pénétra l’intention de Corilla et sourit.

« Tu peux examiner ma personne et pénétrer mon cœur, pensa-t-elle, tu n’y trouveras rien de faux.

— Zingarella, lui dit la Corilla en reprenant malgré elle son air hostile et sa voix âpre, tu n’aimes donc plus du tout Anzoleto ?

— Plus du tout, répondit Consuelo en riant.

— Et lui, il t’a beaucoup aimée ?

— Pas du tout, reprit Consuelo avec la même assurance et le même détachement bien senti et bien sincère.

— C’est bien ce qu’il me disait ! » s’écria la Corilla en attachant sur elle ses yeux bleus, clairs et ardents, espérant surprendre un regret et réveiller une blessure dans le passé de sa rivale.

Consuelo ne se piquait pas de finesse, mais elle avait celle des âmes franches, si forte quand elle lutte contre des desseins astucieux. Elle sentit le coup et y résista tranquillement. Elle n’aimait plus Anzoleto, elle ne connaissait pas la souffrance de l’amour-propre : elle laissa donc ce triomphe à la vanité de Corilla.

« Il te disait la vérité, reprit-elle ; il ne m’aimait pas.

— Mais toi, tu ne l’as donc jamais aimé ? » dit l’autre, plus étonnée que satisfaite de cette concession.

Consuelo sentit qu’elle ne devait pas être franche à demi. Corilla voulait l’emporter, il fallait la satisfaire.

« Moi, répondit-elle, je l’ai beaucoup aimé.

— Et tu l’avoues ainsi ? tu n’as donc pas de fierté, pauvre fille ?

— J’en ai eu assez pour me guérir.

— C’est à dire que tu as eu assez de philosophie pour te consoler avec un autre. Dis-moi avec qui, Porporina. Ce ne peut être avec ce petit Haydn, qui n’a ni sou ni maille !

— Ce ne serait pas une raison. Mais je ne me suis consolée avec personne de la manière dont tu l’entends.

— Ah ! je sais ! j’oubliais que tu as la prétention… Ne dis donc pas de ces choses-là ici, ma chère ; tu te feras tourner en ridicule.

— Aussi je ne les dirai pas sans qu’on m’interroge, et je ne me laisserai pas interroger par tout le monde. C’est une liberté que je t’ai laissé prendre, Corilla ; c’est à toi de n’en pas abuser, si tu n’es pas mon ennemie.

— Vous êtes une masque ! s’écria la Corilla. Vous avez de l’esprit, quoique vous fassiez l’ingénue. Vous en avez tant que je suis sur le point de vous croire aussi pure que je l’étais à douze ans. Pourtant cela est impossible. Ah ! que tu es habile, Zingarella ! Tu feras croire aux hommes tout ce que tu voudras.

— Je ne leur ferai rien croire du tout, car je ne leur permettrai pas de s’intéresser assez à mes affaires pour m’interroger.

— Ce sera le plus sage : ils abusent toujours de nos confessions, et ne les ont pas plus tôt arrachées, qu’ils nous humilient de leurs reproches. Je vois que tu sais ton affaire. Tu feras bien de ne pas vouloir inspirer de passions : comme cela, tu n’auras pas d’embarras, pas d’orages ; tu agiras librement sans tromper personne. À visage découvert, on trouve plus d’amants et on fait plus vite fortune. Mais il faut pour cela plus de courage que je n’en ai ; il faut que personne ne te plaise et que tu ne te soucies d’être aimée de personne, car on ne goûte ces dangereuses douceurs de l’amour qu’à force de précautions et de mensonges. Je t’admire, Zingarella ! oui, je me sens frappée de respect en te voyant, si jeune, triompher de l’amour ; car la chose la plus funeste à notre repos, à notre voix, à la durée de notre beauté, à notre fortune, à nos succès, c’est bien l’amour, n’est-ce pas ? Oh ! oui, je le sais par expérience. Si j’avais pu m’en tenir toujours à la froide galanterie, je n’aurais pas tant souffert, je n’aurais pas perdu deux mille sequins, et deux notes dans le haut. Mais, vois-tu, je m’humilie devant toi ; je suis une pauvre créature, je suis née malheureuse. Toujours, au milieu de mes plus belles affaires, j’ai fait quelque sottise qui a tout gâté, je me suis laissé prendre à quelque folle passion pour quelque pauvre diable, et adieu la fortune ! J’aurais pu épouser Zustiniani dans un temps ; oui, je l’aurais pu : il m’adorait et je ne pouvais pas le souffrir ; j’étais maîtresse de son sort. Ce misérable Anzoleto m’a plu… j’ai perdu ma position. Allons, tu me donneras des conseils, tu seras mon amie, n’est-ce pas ? Tu me préserveras des faiblesses de cœur et des coups de tête. Et, pour commencer… il faut que je t’avoue que j’ai une inclination depuis huit jours pour un homme dont la faveur baisse singulièrement, et qui, avant peu, pourra être plus dangereux qu’utile à la cour ; un homme qui est riche à millions, mais qui pourrait bien se trouver ruiné dans un tour de main. Oui, je veux m’en détacher avant qu’il m’entraîne dans son précipice… Allons ! le diable veut me démentir, car le voici qui vient ; je l’entends, et je sens le feu de la jalousie me monter au visage. Ferme bien ton paravent, Porporina, et ne bouge pas ; je ne veux pas qu’il te voie. »

Consuelo se hâta de tirer avec soin le paravent. Elle n’avait pas besoin de l’avis pour désirer de n’être pas examinée par les amants de la Corilla. Une voix d’homme assez vibrante et juste, quoique privée de fraîcheur, fredonnait dans les corridors. On frappa pour la forme, et on entra sans attendre la réponse.

« Horrible métier ! pensa Consuelo. Non, je ne me laisserai pas séduire par les enivrements de la scène ; l’intérieur de la coulisse est trop immonde. »

Et elle se cacha dans son coin, humiliée de se trouver en pareille compagnie, indignée et consternée de la manière dont la Corilla l’avait comprise, et plongeant pour la première fois dans cet abîme de corruption dont elle n’avait pas encore eu l’idée.

  1. Étant descendu dans une cave au pillage d’une ville de la Bohême, et dans l’espérance de découvrir le premier des tonnes d’or dont on lui avait signalé l’existence, il avait approché précipitamment une lumière d’un de ces tonneaux précieux ; mais c’était de la poudre qu’il contenait. L’explosion avait fait crouler sur lui une partie de la voûte, et on l’avait retiré des décombres, mourant, le corps sillonné d’énormes brûlures, le visage couvert de plaies profondes et indélébiles.