Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 92

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XCII.

Consuelo ne raconta au Porpora que ce qu’il devait savoir des motifs de Marie-Thérèse dans l’espèce de disgrâce où elle venait de faire tomber notre héroïne. Le reste eût affligé, inquiété et irrité peut-être le maestro contre Haydn sans remédier à rien. Consuelo ne voulut pas dire non plus à son jeune ami ce qu’elle taisait au Porpora. Elle méprisait avec raison quelques vagues accusations qu’elle savait bien avoir été forgées à l’impératrice par deux ou trois personnes ennemies, et qui n’avaient nullement circulé dans le public. L’ambassadeur Corner, à qui elle jugea utile de tout confier, la confirma dans cette opinion ; et, pour éviter que la méchanceté ne s’emparât de ces semences de calomnie, il arrangea sagement et généreusement les choses. Il décida le Porpora à demeurer dans son hôtel avec Consuelo, et Haydn entra au service de l’ambassade et fut admis à la table des secrétaires particuliers. De cette manière le vieux maestro échappait aux soucis de la misère, Joseph continuait à rendre au Porpora quelques services personnels, qui le mettaient à même de l’approcher souvent et de prendre ses leçons, et Consuelo était à couvert des malignes imputations.



M. de Kaunitz.

Malgré ces précautions, la Corilla fut engagée à la place de Consuelo au théâtre impérial. Consuelo n’avait pas su plaire à Marie-Thérèse. Cette grande reine, tout en s’amusant des intrigues de coulisses que Kaunitz et Métastase lui racontaient à moitié et toujours avec un esprit charmant, voulait jouer le rôle d’une Providence incarnée et couronnée au milieu de ces cabotins qui, devant elle, jouaient celui de pécheurs repentants et de démons convertis. On pense bien qu’au nombre de ces hypocrites, qui recevaient de petites pensions et de petits cadeaux pour leur soi-disant piété, ne se trouvaient ni Caffariello, ni Farinelli, ni la Tesi, ni madame Hasse, ni aucun de ces grands virtuoses que Vienne possédait alternativement, et à qui leur talent et leur célébrité faisaient pardonner bien des choses. Mais les emplois vulgaires étaient brigués par des gens décidés à flatter la fantaisie dévote et moralisante de Sa Majesté ; et Sa Majesté, qui portait en toute chose son esprit d’intrigue politique, faisait du tripotage diplomatique à propos du mariage ou de la conversion de ses comédiens. On a pu lire dans les Mémoires de Favart (cet intéressant roman réel qui se passa historiquement dans les coulisses) les difficultés qu’il éprouvait pour envoyer à Vienne des actrices et des chanteuses d’opéra dont on lui avait confié la fourniture. On les voulait à bon marché, et, de plus, sages comme des vestales. Je crois que ce spirituel fournisseur breveté de Marie-Thérèse, après avoir bien cherché à Paris, finit par n’en pas trouver une seule, ce qui fait plus d’honneur à la franchise qu’à la vertu de nos filles d’opéra, comme on disait alors.

Ainsi Marie-Thérèse voulait donner à l’amusement qu’elle prenait à tout ceci un prétexte édifiant et digne de la majesté bienfaisante de son caractère. Les monarques posent toujours, et les grands monarques plus peut-être que tous les autres ; le Porpora le disait sans cesse, et il ne se trompait pas. La grande impératrice, zélée catholique, mère de famille exemplaire, n’avait aucune répugnance à causer avec une prostituée, à la catéchiser, à provoquer ses étranges confidences, afin d’avoir la gloire d’amener une Madeleine repentante aux pieds du Seigneur. Le trésor particulier de Sa Majesté, placé entre le vice et la contrition, rendait nombreux et infaillibles ces miracles de la grâce entre les mains de l’impératrice. Ainsi Corilla pleurante et prosternée, sinon en personne (je doute qu’elle pût rompre son farouche caractère à cette comédie), mais par procuration passée à M. de Kaunitz, qui se portait caution de sa vertu nouvelle, devait l’emporter infailliblement sur une petite fille décidée, fière et forte comme l’immaculée Consuelo. Marie-Thérèse n’aimait, dans ses protégés dramatiques, que les vertus dont elle pouvait se dire l’auteur. Les vertus qui s’étaient faites ou gardées elles-mêmes ne l’intéressaient pas beaucoup ; elle n’y croyait pas comme sa propre vertu eût dû la porter à y croire. Enfin, l’attitude de Consuelo l’avait piquée ; elle l’avait trouvée esprit fort et raisonneuse. C’était trop de présomption et d’outrecuidance de la part d’une petite bohémienne, que de vouloir être estimable et sage sans que l’impératrice s’en mêlât. Lorsque M. de Kaunitz, qui feignait d’être très-impartial tout en desservant l’une au profit de l’autre, demanda à Sa Majesté si elle avait agréé la supplique de cette petite, Marie-Thérèse répondit : « Je n’ai pas été contente de ses principes ; ne me parlez plus d’elle. » Et tout fut dit. La voix, la figure et jusqu’au nom de la Porporina furent même complètement oubliés.

Un seul mot avait été nécessaire et en même temps péremptoire pour expliquer au Porpora la cause de la disgrâce où il se trouvait enveloppé. Consuelo avait été obligée de lui dire que sa position de demoiselle paraissait inadmissible à l’impératrice. « Et la Corilla ? s’était écrié le Porpora en apprenant l’admission de cette dernière, est-ce que Sa Majesté vient de la marier ? — Autant que j’ai pu le comprendre, ou le deviner dans les paroles de Sa Majesté, la Corilla passe ici pour veuve. — Oh ! trois fois veuve, dix fois, cent fois veuve, en effet ! disait le Porpora avec un rire amer. Mais que dira-t-on quand on saura ce qu’il en est, et quand on la verra procéder ici à de nouveaux et innombrables veuvages ? Et cet enfant dont on m’a parlé, qu’elle vient de laisser auprès de Vienne, chez un chanoine ; cet enfant, qu’elle voulait faire accepter au comte Zustiniani, et que le comte Zustiniani lui a conseillé de recommander à la tendresse paternelle d’Anzoleto ? — Elle se moquera de tout cela avec ses camarades ; elle le racontera, suivant sa coutume, dans des termes cyniques, et rira, dans le secret de son alcôve, du bon tour qu’elle a joué à l’impératrice. — Mais si l’impératrice apprend la vérité ? — L’impératrice ne l’apprendra pas. Les souverains sont entourés, je m’imagine, d’oreilles qui servent de portiques aux leurs propres. Beaucoup de choses restent dehors, et rien n’entre dans le sanctuaire de l’oreille impériale que ce que les gardiens ont bien voulu laisser passer. — D’ailleurs, reprenait le Porpora, la Corilla aura toujours la ressource d’aller à confesse, et ce sera M. de Kaunitz qui sera chargé de faire observer la pénitence. »

Le pauvre maestro exhalait sa bile dans ces âcres plaisanteries ; mais il était profondément chagrin. Il perdait l’espoir de faire représenter l’opéra qu’il avait en portefeuille, d’autant plus qu’il l’avait écrit sur un libretto qui n’était pas de Métastase, et que Métastase avait le monopole de la poésie de cour. Il n’était pas sans quelque pressentiment du peu d’habileté que Consuelo avait mis à capter les bonnes grâces de la souveraine, et il ne pouvait s’empêcher de lui en témoigner de l’humeur. Pour surcroît de malheur, l’ambassadeur de Venise avait eu l’imprudence, un jour qu’il le voyait enflammé de joie et d’orgueil pour le rapide développement que prenait entre ses mains l’intelligence musicale de Joseph Haydn, de lui apprendre toute la vérité sur ce jeune homme, et de lui montrer ses jolis essais de composition instrumentale, qui commençaient à circuler et à être remarqués chez les amateurs. Le maestro s’écria qu’il avait été trompé, et entra dans une fureur épouvantable. Heureusement il ne soupçonna pas que Consuelo fût complice de cette ruse, et M. Corner, voyant l’orage qu’il avait provoqué, se hâta de prévenir ses méfiances à cet égard par un bon mensonge. Mais il ne put empêcher que Joseph fût banni pendant plusieurs jours de la chambre du maître ; et il fallut tout l’ascendant que sa protection et ses services lui donnaient sur ce dernier, pour que l’élève rentrât en grâce. Porpora ne lui en garda pas moins rancune pendant longtemps, et on dit même qu’il se plut à lui faire acheter ses leçons par l’humiliation d’un service de valet plus minutieux et plus prolongé qu’il n’était nécessaire, puisque les laquais de l’ambassadeur étaient à sa disposition. Haydn ne se rebuta pas, et, à force de douceur, de patience et de dévouement, toujours exhorté et encouragé par la bonne Consuelo, toujours studieux et attentif à ses leçons, il parvint à désarmer le rude professeur et à recevoir de lui tout ce qu’il pouvait et voulait s’assimiler.

Mais le génie de Haydn rêvait une route différente de celle qu’on avait tentée jusque-là, et le père futur de la symphonie confiait à Consuelo ses idées sur la partition instrumentale développée dans des proportions gigantesques. Ces proportions gigantesques, qui nous paraissent si simples et si discrètes aujourd’hui, pouvaient passer, il y a cent ans, pour l’utopie d’un fou aussi bien que pour la révélation d’une nouvelle ère ouverte au génie. Joseph doutait encore de lui-même, et ce n’était pas sans terreur qu’il confessait bien bas à Consuelo l’ambition qui le tourmentait. Consuelo en fut aussi un peu effrayée d’abord. Jusque-là, l’instrumentation n’avait eu qu’un rôle secondaire, ou, lorsqu’elle s’isolait de la voix humaine, elle agissait sans moyens compliqués. Cependant il y avait tant de calme et de douceur persévérante chez son jeune confrère, il montrait dans toute sa conduite, dans toutes ses opinions une modestie si réelle et une recherche si froidement consciencieuse de la vérité, que Consuelo, ne pouvant se décider à le croire présomptueux, se décida à le croire sage et à l’encourager dans ses projets. Ce fut à cette époque que Haydn composa une sérénade à trois instruments, qu’il alla exécuter avec deux de ses amis sous les fenêtres des dilletanti dont il voulait attirer l’attention sur ses œuvres. Il commença par le Porpora, qui, sans savoir le nom de l’auteur ni celui des concertants, se mit à sa fenêtre, écouta avec plaisir et battit des mains sans réserve. Cette fois l’ambassadeur, qui écoutait aussi, et qui était dans le secret, se tint sur ses gardes, et ne trahit pas le jeune compositeur. Porpora ne voulait pas qu’en prenant ses leçons de chant on se laissât distraire par d’autres pensées.

À cette époque, le Porpora reçut une lettre de l’excellent contralto Hubert, son élève, celui qu’on appelait le Porporino, et qui était attaché au service de Frédéric le Grand. Cet artiste éminent n’était pas, comme les autres élèves du professeur, infatué de son propre mérite, au point d’oublier tout ce qu’il lui devait. Le Porporino avait reçu de lui un genre de talent qu’il n’avait jamais cherché à modifier, et qui lui avait toujours réussi : c’était de chanter d’une manière large et pure, sans créer d’ornements, et sans s’écarter des saines traditions de son maître. Il était particulièrement admirable dans l’adagio. Aussi le Porpora avait-il pour lui une prédilection qu’il avait bien de la peine à cacher devant les admirateurs fanatiques de Farinelli et Caffariello. Il convenait bien que l’habileté, le brillant, la souplesse de ces grands virtuoses jetaient plus d’éclat, et devaient transporter plus soudainement un auditoire avide de merveilleuses difficultés ; mais il disait tout bas que son Porporino ne sacrifiait jamais au mauvais goût, et qu’on ne se lassait jamais de l’entendre, bien qu’il chantât toujours de la même manière. Il paraît que la Prusse ne s’en lassa point en effet, car il y brilla pendant toute sa carrière musicale, et y mourut fort vieux, après un séjour de plus de quarante ans.

La lettre d’Hubert annonçait au Porpora que sa musique était fort goûtée à Berlin, et que s’il voulait venir l’y rejoindre, il se faisait fort de faire admettre et représenter ses compositions nouvelles. Il l’engageait beaucoup à quitter Vienne, où les artistes étaient en butte à de perpétuelles intrigues de coteries et à recruter pour la cour de Prusse une cantatrice distinguée qui pût chanter avec lui les opéras du maestro. Il faisait un grand éloge du goût éclairé de son roi, et de la protection honorable qu’il accordait aux musiciens. « Si ce projet vous sourit, disait-il en finissant sa lettre, répondez-moi promptement quelles sont vos prétentions, et d’ici à trois mois, je vous réponds de vous faire obtenir des conditions qui vous procureront enfin une existence paisible. Quant à la gloire, mon cher maître, il suffira que vous écriviez pour que nous chantions de manière à vous faire apprécier, et j’espère que le bruit en ira jusqu’à Dresde. »

Cette dernière phrase fit dresser les oreilles au Porpora comme à un vieux cheval de bataille. C’était une allusion aux triomphes que Hasse et ses chanteurs obtenaient à la cour de Saxe. L’idée de contre-balancer l’éclat de son rival dans le nord de la Germanie sourit tellement au maestro, et il éprouvait en ce moment tant de dépit contre Vienne, les Viennois et leur cour, qu’il répondit sans balancer au Porporino, l’autorisant à faire des démarches pour lui à Berlin. Il lui traça son ultimatum, et il le fit le plus modeste possible, afin de ne pas échouer dans son espérance. Il lui parla de la Porporina avec les plus grands éloges, lui disant qu’elle était sa sœur, et par l’éducation, et par le génie, et par le cœur, comme elle l’était par le surnom, et l’engagea à traiter de son engagement dans les meilleures conditions possibles ; le tout sans consulter Consuelo, qui fut informée de cette nouvelle résolution après le départ de la lettre.

La pauvre enfant fut fort effrayée au seul nom de la Prusse, et celui du grand Frédéric lui donna le frisson. Depuis l’aventure du déserteur, elle ne se représentait plus ce monarque si vanté que comme un ogre et un vampire. Le Porpora la gronda beaucoup du peu de joie qu’elle montrait à l’idée de ce nouvel engagement ; et, comme elle ne pouvait pas lui raconter l’histoire de Karl et les prouesses de M. Mayer, elle baissa la tête et se laissa morigéner.

Lorsqu’elle y réfléchit cependant, elle trouva dans ce projet quelque soulagement à sa position : c’était un ajournement à sa rentrée au théâtre, puisque l’affaire pouvait échouer, et que, dans tous les cas, le Porporino demandait trois mois pour la conclure. Jusque-là elle pouvait rêver à l’amour du comte Albert, et trouver en elle-même la forte résolution d’y répondre. Soit qu’elle en vint à reconnaître la possibilité de s’unir à lui, soit qu’elle se sentît incapable de s’y déterminer, elle pouvait tenir avec honneur et franchise l’engagement qu’elle avait pris d’y songer sans distraction et sans contrainte.

Elle résolut d’attendre, pour annoncer ces nouvelles aux hôtes de Riesenburg, que le comte Christian répondît à sa première lettre ; mais cette réponse n’arrivait pas, et Consuelo commençait à croire que le vieux Rudolstadt avait renoncé à cette mésalliance, et travaillait à y faire renoncer Albert, lorsqu’elle reçut furtivement de la main de Keller une petite lettre ainsi conçue :

« Vous m’aviez promis de m’écrire ; vous l’avez fait indirectement en confiant à mon père les embarras de votre situation présente. Je vois que vous subissez un joug auquel je me ferais un crime de vous soustraire ; je vois que mon bon père est effrayé pour moi des conséquences de votre soumission au Porpora. Quant à moi, Consuelo, je ne suis effrayé de rien jusqu’à présent, parce que vous témoignez à mon père du regret et de l’effroi pour le parti qu’on vous engage à prendre ; ce m’est une preuve suffisante de l’intention où vous êtes de ne pas prononcer légèrement l’arrêt de mon éternel désespoir. Non, vous ne manquerez pas à votre parole, vous tâcherez de m’aimer ! Que m’importe où vous soyez, et ce qui vous occupe, et le rang que la gloire ou le préjugé vous feront parmi les hommes, et le temps, et les obstacles qui vous retiendront loin de moi, si j’espère et si vous me dites d’espérer ? Je souffre beaucoup, sans doute, mais je puis souffrir encore sans défaillir, tant que vous n’aurez pas éteint en moi l’étincelle de l’espérance.

« J’attends, je sais attendre ! Ne craignez pas de m’effrayer en prenant du temps pour me répondre ; ne m’écrivez pas sous l’impression d’une crainte ou d’une pitié auxquelles je ne veux devoir aucun ménagement. Pesez mon destin dans votre cœur et mon âme dans la vôtre, et quand le moment sera venu, quand vous serez sûre de vous-même, que vous soyez dans une cellule de religieuse ou sur les planches d’un théâtre, dites-moi de ne jamais vous importuner ou d’aller vous rejoindre… Je serai à vos pieds, ou je serai muet pour jamais, au gré de votre volonté.

« Albert. »

« Ô noble Albert ! s’écria Consuelo en portant ce papier à ses lèvres, je sens que je t’aime ! Il serait impossible de ne pas t’aimer, et je ne veux pas hésiter à te le dire ; je veux récompenser par ma promesse la constance et le dévouement de ton amour. »

Elle se mit sur-le-champ à écrire ; mais la voix du Porpora lui fit cacher à la hâte dans son sein, et la lettre d’Albert, et la réponse qu’elle avait commencée. De toute la journée elle ne retrouva pas un instant de loisir et de sécurité. Il semblait que le vieux sournois eût deviné le désir qu’elle avait d’être seule, et qu’il prît à tâche de s’y opposer. La nuit venue, Consuelo se sentit plus calme, et comprit qu’une détermination aussi grave demandait une plus longue épreuve de ses propres émotions. Il ne fallait pas exposer Albert aux funestes conséquences d’un retour sur elle-même ; elle relut cent fois la lettre du jeune comte, et vit qu’il craignait également de sa part la douleur d’un refus et la précipitation d’une promesse. Elle résolut de méditer sa réponse pendant plusieurs jours ; Albert lui-même semblait l’exiger.

La vie que Consuelo menait alors à l’ambassade était fort douce et fort réglée. Pour ne pas donner lieu à de méchantes suppositions, Corner eut la délicatesse de ne jamais lui rendre de visites dans son appartement et de ne jamais l’attirer, même en société du Porpora, dans le sien. Il ne la rencontrait que chez madame Wilhelmine, où il pouvait lui parler sans la compromettre, et où elle chantait obligeamment en petit comité. Joseph aussi fut admis à y faire de la musique. Caffariello y venait souvent, le comte Hoditz quelquefois, et l’abbé Métastase rarement. Tous trois déploraient que Consuelo eût échoué, mais aucun d’eux n’avait eu le courage ou la persévérance de lutter pour elle. Le Porpora s’en indignait et avait bien de la peine à le cacher. Consuelo s’efforçait de l’adoucir et de lui faire accepter les hommes avec leurs travers et leurs faiblesses. Elle l’excitait à travailler, et, grâce à elle, il retrouvait de temps à autre quelques lueurs d’espoir et d’enthousiasme. Elle l’encourageait seulement dans le dépit qui l’empêchait de la mener dans le monde pour y faire entendre sa voix. Heureuse d’être oubliée de ces grands qu’elle avait aperçus avec effroi et répugnance, elle se livrait à de sérieuses études, à de douces rêveries, cultivait l’amitié devenue calme et sainte du bon Haydn, et se disait chaque jour, en soignant son vieux professeur, que la nature, si elle ne l’avait pas faite pour une vie sans émotion et sans mouvement, l’avait faite encore moins pour les émotions de la vanité et l’activité de l’ambition. Elle avait bien rêvé, elle rêvait bien encore malgré elle, une existence plus animée, des joies de cœur plus vives, des plaisirs d’intelligence plus expansifs et plus vastes ; mais le monde de l’art qu’elle s’était créé si pur, si sympathique et si noble, ne se manifestant à ses regards que sous des dehors affreux, elle préférait une vie obscure et retirée, des affections douces, et une solitude laborieuse.

Consuelo n’avait point de nouvelles réflexions à faire sur l’offre des Rudolstadt. Elle ne pouvait concevoir aucun doute sur leur générosité, sur la sainteté inaltérable de l’amour du fils, sur la tendresse indulgente du père. Ce n’était plus sa raison et sa conscience qu’elle devait interroger. L’une et l’autre parlaient pour Albert. Elle avait triomphé cette fois sans effort du souveuir d’Anzoleto. Une victoire sur l’amour donne de la force pour toutes les autres. Elle ne craignait donc plus la séduction, elle se sentait désormais à l’abri de toute fascination… Et, avec tout cela, la passion ne parlait pas énergiquement pour Albert dans son âme. Il s’agissait encore et toujours d’interroger ce cœur au fond duquel un calme mystérieux accueillait l’idée d’un amour complet. Assise à sa fenêtre, la naïve enfant regardait souvent passer les jeunes gens de la ville. Étudiants hardis, nobles seigneurs, artistes mélancoliques, fiers cavaliers, tous étaient l’objet d’un examen chastement et sérieusement enfantin de sa part. « Voyons, se disait-elle, mon cœur est-il fantasque et frivole ? Suis-je capable d’aimer soudainement, follement et irrésistiblement à la première vue, comme bon nombre de mes compagnes de la Scuola s’en vantaient ou s’en confessaient devant moi les unes aux autres ? L’amour est-il un magique éclair qui foudroie notre être et qui nous détourne violemment de nos affections jurées, ou de notre paisible ignorance ? Y a-t-il chez ces hommes qui lèvent les yeux quelquefois vers ma fenêtre un regard qui me trouble et me fascine ? Celui-ci, avec sa grande taille et sa démarche orgueilleuse, me semble-t-il plus noble et plus beau qu’Albert ? Cet autre, avec ses beaux cheveux et son costume élégant, efface-t-il en moi l’image de mon fiancé ? Enfin voudrais-je être la dame parée que je vois passer là, dans sa calèche, avec un superbe monsieur qui tient son éventail et lui présente ses gants ? Quelque chose de tout cela me fait-il trembler, rougir, palpiter ou rêver ? Non… non, en vérité ! parle, mon cœur, prononce-toi, je te consulte et je te laisse courir. Je te connais à peine, hélas ! j’ai eu si peu le temps de m’occuper de toi depuis que je suis née ! je ne t’avais pas habitué à être contrarié. Je te livrais l’empire de ma vie, sans examiner la prudence de tes élans. On t’a brisé, mon pauvre cœur, et à présent que la conscience t’a dompté, tu n’oses plus vivre, tu ne sais plus répondre. Parle donc, éveille-toi et choisis ! Eh bien ! tu restes tranquille ! et tu ne veux rien de tout ce qui est là ! — Non ! — Tu ne veux plus d’Anzoleto ? — Encore non ! — Alors, c’est donc Albert que tu appelles ? — Il me semble que tu dis oui. » Et Consuelo se retirait chaque jour de sa fenêtre, avec un frais sourire sur les lèvres et un feu clair et doux dans les yeux.

Au bout d’un mois, elle répondit à Albert, à tête reposée, bien lentement et presque en se tâtant le pouls à chaque lettre que traçait sa plume :

« Je n’aime rien que vous, et je suis presque sûre que je vous aime. Maintenant laissez-moi rêver à la possibilité de notre union. Rêvez-y vous-même ; trouvons ensemble les moyens de n’affliger ni votre père, ni mon maître, et de ne point devenir égoïstes en devenant heureux. »

Elle joignit à ce billet une courte lettre pour le comte Christian, dans laquelle elle lui disait la vie tranquille qu’elle menait, et lui annonçait le répit que les nouveaux projets du Porpora lui avaient laissé. Elle demandait qu’on cherchât et qu’on trouvât les moyens de désarmer le Porpora, et qu’on lui en fît part dans un mois. Un mois lui resterait encore pour y préparer le maestro, avant le résultat de l’affaire entamée à Berlin.

Consuelo, ayant cacheté ces deux billets, les mit sur sa table, et s’endormit. Un calme délicieux était descendu dans son âme, et jamais, depuis longtemps, elle n’avait goûté un si profond et si agréable sommeil. Elle s’éveilla tard, et se leva à la hâte pour voir Keller, qui avait promis de revenir chercher sa lettre à huit heures. Il en était neuf ; et, tout en s’habillant en grande hâte, Consuelo vit avec terreur que cette lettre n’était plus à l’endroit où elle l’avait mise. Elle la chercha partout sans la trouver. Elle sortit pour voir si Keller ne l’attendait pas dans l’antichambre. Ni Keller ni Joseph ne s’y trouvaient ; et comme elle rentrait chez elle pour chercher encore, elle vit le Porpora approcher de sa chambre et la regarder d’un air sévère.

« Que cherches-tu ? lui dit-il.

— Une feuille de musique que j’ai égarée.

— Tu mens : tu cherches une lettre.

— Maître…

— Tais-toi, Consuelo ; tu ne sais pas encore mentir : ne l’apprends pas. !

— Maître, qu’as-tu fait de cette lettre ?

— Je l’ai remise à Keller.

— Et pourquoi… pourquoi la lui as-tu remise, maître ?

— Parce qu’il venait la chercher. Tu le lui avais recommandé hier. Tu ne sais pas feindre, Consuelo, ou bien j’ai encore l’oreille plus fine que tu ne penses.

— Et enfin, dit Consuelo avec résolution, qu’as-tu fait de ma lettre ?

— Je te l’ai dit ; pourquoi me le demandes-tu encore ? J’ai trouvé fort inconvenant qu’une jeune fille, honnête comme tu l’es, et comme je présume que tu veux l’être toujours, remît en secret des lettres à son perruquier. Pour empêcher cet homme de prendre une mauvaise idée de toi, je lui ai remis la lettre d’un air calme, et l’ai chargé de ta part de la faire partir. Il ne croira pas, du moins, que tu caches à ton père adoptif un secret coupable.

— Maître, tu as raison, tu as bien fait… pardonne-moi !

— Je te pardonne, n’en parlons plus.

— Et… tu as lu ma lettre ? ajouta Consuelo d’un air craintif et caressant.

— Pour qui me prends-tu ! répondit le Porpora d’un air terrible.

— Pardonne-moi tout cela, dit Consuelo en pliant le genou devant lui et en essayant de prendre sa main ; laisse-moi t’ouvrir mon cœur…

— Pas un mot de plus ! répondit le maître en la repoussant. »

Et il entra dans sa chambre, dont il ferma la porte sur lui avec fracas.

Consuelo espéra que, cette première bourrasque passée, elle pourrait l’apaiser et avoir avec lui une explication décisive. Elle se sentait la force de lui dire toute sa pensée, et se flattait de hâter par là l’issue de ses projets ; mais il se refusa à toute explication, et sa sévérité fut inébranlable et constante sous ce rapport. Du reste, il lui témoigna autant d’amitié qu’à l’ordinaire, et même, à partir de ce jour, il eut plus d’enjouement dans l’esprit, et de courage dans l’âme. Consuelo en conçut un bon augure, et attendit avec confiance la réponse de Riesenburg.

Le Porpora n’avait pas menti, il avait brûlé les lettres de Consuelo sans les lire ; mais il avait conservé l’enveloppe et y avait substitué une lettre de lui-même pour le comte Christian. Il crut par cette démarche courageuse avoir sauvé son élève, et préservé le vieux Rudolstadt d’un sacrifice au-dessus de ses forces. Il crut avoir rempli envers lui le devoir d’un ami fidèle, et envers Consuelo celui d’un père énergique et sage. Il ne prévit pas qu’il pouvait porter le coup de la mort au comte Albert. Il le connaissait à peine, il croyait que Consuelo avait exagéré ; que ce jeune homme n’était ni si épris ni si malade qu’elle se l’imaginait ; enfin il croyait, comme tous les vieillards, que l’amour a un terme et que le chagrin ne tue personne.