Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 44

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XLIV.

Lorsqu’elle reprit l’usage de ses facultés, se voyant assise sur un lit assez dur, et ne pouvant encore soulever ses paupières, elle essaya de rassembler ses souvenirs. Mais la prostration avait été si complète, que ses facultés revinrent lentement ; et, comme si la somme de fatigues et d’émotions qu’elle avait supportées depuis un certain temps fût arrivée à dépasser ses forces, elle tenta vainement de se rappeler ce qu’elle était devenue depuis qu’elle avait quitté Venise. Son départ même de cette patrie adoptive, où elle avait coulé des jours si doux, lui apparut comme un songe ; et ce fut pour elle un soulagement (hélas ! trop court) de pouvoir douter un instant de son exil et des malheurs qui l’avaient causé. Elle se persuada donc qu’elle était encore dans sa pauvre chambre de la Corte-Minelli, sur le grabat de sa mère, et qu’après avoir eu avec Anzoleto une scène violente et amère dont le souvenir confus flottait dans son esprit, elle revenait à la vie et à l’espérance en le sentant près d’elle, en entendant sa respiration entrecoupée, et les douces paroles qu’il lui adressait à voix basse. Une joie languissante et pleine de délices pénétra son cœur à cette pensée, et elle se souleva avec effort pour regarder son ami repentant et pour lui tendre la main. Mais elle ne pressa qu’une main froide et inconnue ; et, au lieu du riant soleil qu’elle était habituée à voir briller couleur de rose à travers son rideau blanc, elle ne vit qu’une clarté sépulcrale, tombant d’une voûte sombre et nageant dans une atmosphère humide ; elle sentit sous ses bras la rude dépouille des animaux sauvages, et, dans un horrible silence, la pâle figure d’Albert se pencha vers elle comme un spectre.

Consuelo se crut descendue vivante dans le tombeau ; elle ferma les yeux, et retomba sur le lit de feuilles sèches, avec un douloureux gémissement. Il lui fallut encore plusieurs minutes pour comprendre où elle était, et à quel hôte sinistre elle se trouvait confiée. La peur, que l’enthousiasme de son dévouement avait combattue et dominée jusque-là, s’empara d’elle, au point qu’elle craignit de rouvrir les yeux et de voir quelque affreux spectacle, des apprêts de mort, un sépulcre ouvert devant elle. Elle sentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C’était une guirlande de feuillage dont Albert l’avait couronnée. Elle l’ôta pour la regarder, et vit une branche de cyprès.

« Je t’ai crue morte, ô mon âme, ô ma consolation ! lui dit Albert en s’agenouillant auprès d’elle, et j’ai voulu avant de te suivre dans le tombeau te parer des emblèmes de l’hyménée. Les fleurs ne croissent point autour de moi, Consuelo. Les noirs cyprès étaient les seuls rameaux où ma main pût cueillir ta couronne de fiancée. La voilà, ne la repousse pas. Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu à la vie, je n’aurais jamais eu d’autre épouse que toi, et que je meurs avec toi, uni à toi par un serment indissoluble.

— Fiancés, unis ! s’écria Consuelo terrifiée en jetant des regards consternés autour d’elle : qui donc a prononcé cet arrêt ? qui donc a célébré cet hyménée ?

— C’est la destinée, mon ange, répondit Albert avec une douceur et une tristesse inexprimables. Ne songe pas à t’y soustraire. C’est une destinée bien étrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas, Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la vérité. Tu m’as défendu tout à l’heure de chercher dans le passé ; tu m’as interdit le souvenir de ces jours écoulés qu’on appelle la nuit des siècles. Mon être t’a obéi, et je ne sais plus rien désormais de ma vie antérieure. Mais ma vie présente, je l’ai interrogée, je la connais ; je l’ai vue tout entière d’un regard, elle m’est apparue en un instant pendant que tu reposais dans les bras de la mort. Ta destinée, Consuelo, est de m’appartenir, et cependant tu ne seras jamais à moi. Tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimeras jamais comme je t’aime. Ton amour pour moi n’est que de la charité, ton dévouement de l’héroïsme. Tu es une sainte que Dieu m’envoie, et jamais tu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consumé d’un amour que tu ne peux partager ; et cependant, Consuelo, tu seras mon épouse comme tu es déjà ma fiancée, soit que nous périssions ici et que ta pitié consente à me donner ce titre d’époux qu’un baiser ne doit jamais sceller, soit que nous revoyions le soleil, et que ta conscience t’ordonne d’accomplir les desseins de Dieu envers moi.

— Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert de peaux d’ours noirs qui ressemblaient à un drap mortuaire, je ne sais si c’est l’enthousiasme d’une reconnaissance trop vive ou la suite de votre délire qui vous fait parler ainsi. Je n’ai plus la force de combattre vos illusions ; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi qui suis venue, au péril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sens que je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberté. Si ma vue vous irrite et si Dieu m’abandonne, que la volonté de Dieu soit faite ! Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vie est empoisonnée, et avec combien peu de regrets j’en ferais le sacrifice !

— Je sais que tu es bien malheureuse, ô ma pauvre sainte ! je sais que tu portes au front une couronne d’épines que je ne puis en arracher. La cause et la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas. Mais je t’aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion, si, dès le jour où je t’ai rencontrée, je n’avais pas pressenti et reconnu en toi la tristesse qui remplit ton âme et abreuve ta vie. Que peux-tu craindre de moi, Consuelo de mon âme ? Toi, si ferme et si sage, toi à qui Dieu a inspiré des paroles qui m’ont subjugué et ranimé en un instant, tu sens donc défaillir étrangement la lumière de ta foi et de ta raison, puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave ? Reviens à toi, mon ange ; regarde-moi. Me voici à tes pieds, et pour toujours, le front dans la poussière. Que veux-tu, qu’ordonnes-tu ? Veux-tu sortir d’ici à l’instant même, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devant toi ? Quel sacrifice exiges-tu ? Quel serment veux-tu que je te fasse ? Je puis te promettre tout et t’obéir en tout. Oui, Consuelo, je peux même devenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnable que les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moins effrayant ? Jusqu’ici je n’ai jamais pu ce que j’ai voulu ; mais tout ce que tu voudras désormais me sera accordé. Je mourrai peut-être en me transformant selon ton désir ; mais c’est à mon tour de te dire que ma vie a toujours été empoisonnée, et que je ne pourrais pas la regretter en la perdant pour toi.

— Cher et généreux Albert, dit Consuelo rassurée et attendrie, expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cette âme impénétrable. Vous êtes à mes yeux un homme supérieur à tous les autres ; et, dès le premier instant où je vous ai vu, j’ai senti pour vous un respect et une sympathie que je n’ai point de raisons pour vous dissimuler. J’ai toujours entendu dire que vous étiez insensé, je n’ai pas pu le croire. Tout ce qu’on me racontait de vous ajoutait à mon estime et à ma confiance. Cependant il m’a bien fallu reconnaître que vous étiez accablé d’un mal moral profond et bizarre. Je me suis, présomptueusement peut-être, mais naïvement persuadée que je pouvais adoucir ce mal. Vous-même avez travaillé à me le faire croire. Je suis venue vous trouver, et voilà que vous me dites sur moi et sur vous-même des choses d’une profondeur et d’une vérité qui me rempliraient d’une vénération sans bornes, si vous n’y mêliez des idées étranges, empreintes d’un esprit de fatalisme que je ne saurais partager. Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir ?…

— Dites tout, Consuelo ; je sais d’avance ce que vous avez à me dire.

— Eh bien, je le dirai, car je me l’étais promis. Tous ceux qui vous aiment désespèrent de vous. Ils croient devoir respecter, c’est-à-dire ménager, ce qu’ils appellent votre démence ; ils craignent de vous exaspérer, en vous laissant voir qu’ils la connaissent, la plaignent, et la redoutent. Moi, je n’y crois pas, et je ne puis trembler en vous demandant pourquoi, étant si sage, vous avez parfois les dehors d’un insensé ; pourquoi, étant si bon, vous faites les actes de l’ingratitude et de l’orgueil ; pourquoi, étant si éclairé et si religieux, vous vous abandonnez aux rêveries d’un esprit malade et désespéré ; pourquoi, enfin, vous voilà seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous chérissez avec un zèle ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que vous dites aimer, et qui n’ai pu parvenir jusqu’à vous sans des miracles de volonté et une protection divine ?

— Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinée, et vous le savez mieux que moi, Consuelo ! C’est de vous que j’attendais la révélation de mon être, et vous m’interrogez ! Oh ! je vous comprends ; vous voulez m’amener à une confession, à un repentir efficace, à une résolution victorieuse. Vous serez obéie. Mais ce n’est pas à l’instant même que je puis me connaître, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour m’apprendre à moi-même si je suis fou, ou si je jouis de ma raison. Hélas ! hélas ! l’un et l’autre sont vrais, et mon malheur est de n’en pouvoir douter ! mais de savoir si je dois perdre entièrement le jugement et la volonté, ou si je puis triompher du démon qui m’obsède, voilà ce que je ne puis en cet instant. Prenez pitié de moi, Consuelo ! je suis encore sous le coup d’une émotion plus puissante que moi-même. J’ignore ce que je vous ai dit ; j’ignore combien d’heures se sont écoulées depuis que vous êtes ici ; j’ignore comment vous pouvez y être sans Zdenko, qui ne voulait pas vous y amener ; j’ignore même dans quel monde erraient mes pensées quand vous m’êtes apparue. Hélas ! j’ignore depuis combien de siècles je suis enfermé ici, luttant avec des souffrances inouïes, contre le fléau qui me dévore ! Ces souffrances, je n’en ai même plus conscience quand elles sont passées ; il ne m’en reste qu’une fatigue terrible, une stupeur, et comme un effroi que je voudrais chasser… Consuelo, laissez-moi m’oublier, ne fût-ce que pour quelques instants. Mes idées s’éclairciront, ma langue se déliera. Je vous le promets, je vous le jure.

Ménagez-moi cette lumière de la réalité longtemps éclipsée dans d’affreuses ténèbres, et que mes yeux ne peuvent soutenir encore ! Vous m’avez ordonné de concentrer toute ma vie dans mon cœur. Oui ! vous m’avez dit cela ; ma raison et ma mémoire ne datent plus que du moment où vous m’avez parlé. Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angélique dans mon sein. Mon cœur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore. Je crains de vous parler de moi ; je pourrais m’égarer et vous effrayer encore par mes rêveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c’est une vie inconnue pour moi ; ce serait une vie de délices, si je pouvais m’y abandonner sans vous déplaire. Ah ! Consuelo, pourquoi m’avez-vous dit de concentrer toute ma vie dans mon cœur ? Expliquez-vous vous-même ; laissez-moi ne m’occuper que de vous, ne voir et ne comprendre que vous… aimer, enfin. Ô mon Dieu ! j’aime ! j’aime un être vivant, semblable à moi ! je l’aime de toute la puissance de mon être ! Je puis concentrer sur lui toute ardeur, toute la sainteté de mon affection ! C’est bien assez de bonheur pour moi comme cela, et je n’ai pas la folie de demander davantage !

— Eh bien, cher Albert, reposez votre pauvre âme dans ce doux sentiment d’une tendresse paisible et fraternelle. Dieu m’est témoin que vous le pouvez sans crainte et sans danger ; car je sens pour vous une amitié fervente, une sorte de vénération que les discours frivoles et les vains jugements du vulgaire ne sauraient ébranler. Vous avez compris, par une sorte d’intuition divine et mystérieuse, que ma vie était brisée par la douleur ; vous l’avez dit, et c’est la vérité suprême qui a mis cette parole dans votre bouche. Je ne puis pas vous aimer autrement que comme un frère ; mais ne dites pas que c’est la charité, la pitié seule qui me guide. Si l’humanité et la compassion m’ont donné le courage de venir ici, une sympathie, une estime particulière pour vos vertus, me donnent aussi le courage et le droit de vous parler comme je fais. Abjurez donc dès à présent et pour toujours l’illusion où vous êtes sur votre propre sentiment. Ne parlez pas d’amour, ne parlez pas d’hyménée. Mon passé, mes souvenirs, rendent le premier impossible ; la différence de nos conditions rendrait le second humiliant et inacceptable pour moi. En revenant sur de telles rêveries, vous rendriez mon dévouement pour vous téméraire, coupable peut-être. Scellons par une promesse sacrée cet engagement que je prends d’être votre sœur, votre amie, votre consolatrice, quand vous serez disposé à m’ouvrir votre cœur ; votre garde-malade, quand la souffrance vous rendra sombre et taciturne. Jurez que vous ne verrez pas en moi autre chose, et que vous ne m’aimerez pas autrement.

— Femme généreuse, dit Albert en pâlissant, tu comptes bien sur mon courage, et tu connais bien mon amour, en me demandant une pareille promesse. Je serais capable de mentir pour la première fois de ma vie ; je pourrais m’avilir jusqu’à prononcer un faux serment, si tu l’exigeais de moi. Mais tu ne l’exigeras pas, Consuelo ; tu comprendras que ce serait mettre dans ma vie une agitation nouvelle, et dans ma conscience un remords qui ne l’a pas encore souillée. Ne t’inquiète pas de la manière dont je t’aime, je l’ignore tout le premier ; seulement, je sens que retirer le nom d’amour à cette affection serait dire un blasphème. Je me soumets à tout le reste : j’accepte ta pitié, tes soins, ta bonté, ton amitié paisible ; je ne te parlerai que comme tu le permettras ; je ne te dirai pas une seule parole qui te trouble ; je n’aurai pas pour toi un seul regard qui doive faire baisser tes yeux ; je ne toucherai jamais ta main, si le contact de la mienne te déplaît ; je n’effleurerai pas même ton vêtement, si tu crains d’être flétrie par mon souffle. Mais tu aurais tort de me traiter avec cette méfiance, et tu ferais mieux d’entretenir en moi cette douceur d’émotions qui me vivifie, et dont tu ne peux rien craindre. Je comprends bien que ta pudeur s’alarmerait de l’expression d’un amour que tu ne veux point partager ; je sais que ta fierté repousserait les témoignages d’une passion que tu ne veux ni provoquer ni encourager. Sois donc tranquille, et jure sans crainte d’être ma sœur et ma consolatrice : je jure d’être ton frère et ton serviteur. Ne m’en demande pas davantage ; je ne serai ni indiscret ni importun. Il me suffira que tu saches que tu peux me commander et me gouverner despotiquement… comme on ne gouverne pas un frère, mais comme on dispose d’un être qui s’est donné à vous tout entier et pour toujours.»